Douze nouvelles chinoises, extraites du Kin-kou ki-kouan


Les alchimistes - Comment le ciel donne et reprend les richesses - Mariage forcé.
La tunique de perles. — Un serviteur méritant. — Tang le Kiai-youen.
Femme et mari ingrats — Chantage — Comment le mandarin Tang Pi perdit et
retrouva sa fiancée — Véritable amitié — Paravent révélateur — Une cause célèbre


Traduction de :

Léon d'Hervey de Saint-Denys (1822-1892)

Premières éditions en trois volumes : E. Leroux, Paris, 1885. — E. Dentu, Paris, 1889. — J. Maisonneuve, Paris, 1892.

 

Présentation des trois volumes par le traducteur
Une nouvelle complète : Les alchimistes

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Présentation des trois volumes

Les alchimistes. - Comment le ciel donne et reprend les richesses. - Mariage forcé.

Les trois nouvelles que ce volume renferme sont tirées d’un ouvrage très populaire à la Chine, dont le titre Kin-kou ki-kouan offre une consonance singulière cherchée à dessein et signifie à peu près : Aventures surprenantes des temps anciens et modernes. C’est un recueil de quarante nouvelles écrites dans le style littéraire appelé kouan-hoa, qui prit naissance au XIIIe siècle. Un éditeur chinois les a choisies entre les meilleures productions de divers auteurs. Les premières éditions du Kin-kou ki-kouan remontant à plus d’un siècle avant la chute des Ming, qui ont occupé le trône de l’an 1368 à l’an 1616 les temps modernes doivent s’entendre ici d’une période de beaucoup antérieure à l’avènement de la dynastie tartare actuellement régnante, observation dont il sera bon de tenir compte pour juger les tableaux de mœurs et la physionomie des acteurs mis en scène.

La première de ces trois nouvelles, les Alchimistes, nous montre les Chinois préoccupés de l’alchimie dans le temps même où elle était fort en honneur parmi nous. On y discute l’origine et les vertus de la pierre philosophale. On y décrit les moyens employés par de faux adeptes du grand œuvre pour simuler la transmutation des métaux. On y voit la commune sincérité chez ceux qui cherchent de bonne foi la solution du problème, mais aussi la convoitise des gens crédules exploitée simultanément par des procédés identiques, aux deux extrémités du monde.

La seconde nouvelle expose les idées du peuple chinois, touchant la transmigration des âmes, l’influence sur la destinée humaine d’une existence antérieure, l’étendue limitée du libre arbitre et, cependant, la responsabilité des actes dont l’accomplissement nous appartient.

Trois religions sont répandues et pour ainsi dire reconnues officiellement à la Chine, où le principe étrange qu’elles n’en font qu’une est universellement professé :

Celle de Confucius, qui est celle des anciens Chinois et qui est le déisme pur, sans aucun dogme défini ; celle du Tao ou de Laotse, philosophe spiritualiste du VIe siècle avant notre ère, qui recommande la vie contemplative, prêche le mépris du monde matériel et admet la métempsycose, avec une série d’existences solidaires les unes des autres, tant que le principe immortel et divin de la dualité humaine n’a pu rompre l’attache corporelle et reconquérir son unité ; enfin, le culte de Fo, importé de l’Inde cinq cents ans plus tard...

De la fusion de toutes ces croyances naissent des combinaisons polythéistes extraordinaires, et se dégage une morale en action qu’il m’a paru surtout intéressant de faire ressortir.

Dans la dernière nouvelle, intitulée Mariage forcé, on trouvera des détails curieux et précis sur la manière dont les Chinois se marient, des traits de mœurs caractéristiques et des situations qui seraient surprenantes ailleurs qu’aux pays de l’Extrême-Orient.

On a reproché au Kin-kou ki-kouan de renfermer des passages licencieux, absolument intraduisibles ; mais il est d’autant plus facile de retrancher ces rares passages qu’ils ne font presque jamais partie du texte courant, au milieu duquel ils paraissent avoir été jetés et intercalés comme des citations tirées de poèmes érotiques, amenées avec plus ou moins d’à-propos. Le récit ne perd rien à de telles coupures, non plus qu’à celles de certaines longueurs, pour nous incolores, et de fréquentes redites provenant de l’usage qu’ont ordinairement les conteurs chinois de faire répéter à un personnage tout ce que le lecteur sait déjà de ses aventures, chaque fois qu’il doit exposer sa situation à quelque autre personnage supposé n’être encore au courant de rien.

Il est deux manières de traduire également fâcheuses à mon avis, quand il s’agit d’œuvres littéraires : l’une qui consiste à porter la liberté de l’interprétation jusqu’à dépouiller, en quelque sorte, l’auteur étranger de son costume national et de ses allures propres, au grand détriment de la couleur locale ; l’autre qui s’attache à serrer étroitement le mot à mot littéral et qui, par cela même, s’éloigne fort souvent de l’exactitude qu’elle vise, les mots, les locutions, les tours de phrases n’ayant pas toujours une valeur égale dans les deux langues, si bien qu’une image gracieuse ou touchante, ainsi rendue, peut quelquefois revêtir une tournure bizarre ou s’offrir sous un jour grossier.

Je me suis efforcé de garder le milieu entre les deux extrêmes, dans l’espoir que ce milieu soit le point le plus rapproché de la vérité.

La tunique de perles. — Un serviteur méritant. — Tang le Kiai-youen.

Après avoir vu les Chinois désabusés de la pierre philosophale alors que sa recherche était le plus en honneur parmi nous, après avoir pris une idée de leurs croyances touchant à la transmigration des âmes et de leurs sentiments sur les conditions d’un mariage bien assorti, nous exposerons maintenant des tableaux qui montrent le riche marchand, personnage important du monde oriental, dans sa vie intime, la galanterie sous sa forme indigène, l’état des individus de la classe servile, le romantisme sentimental tel que l’entendent et le pratiquent les délicats de l’Empire du Milieu.

Race aux instincts positifs, les Chinois ne connaissent ni la fièvre d’imagination qui enfanta les Mille et une nuits, ni le glorieux diapason auquel nos vieux romans de chevalerie étaient montés. Il ne faudrait pas non plus exiger d’eux ces analyses raffinées qui distinguent notre école tout à fait moderne ; mais leurs récits sont empreints d’un naturel qu’on peut appeler du véritable réalisme et, comparés à ceux des Cent nouvelles, des Contes d’Eutrapel, des Nuits de Straparole, œuvres à peu près contemporaines des textes que nous traduisons, ils n’auront pas à souffrir du parallèle, quant à l’ingéniosité des épisodes et quant à la moralité des dénouements.

Ce qui surprendra, ce sera souvent la manière d’envisager et de peser les choses de la vie, l’importance relative accordée à tel ou tel événement, la bizarrerie de certains détails, comme aussi la disproportion entre certaines causes et certains effets, selon nos appréciations occidentales. C’est là précisément le côté curieux de ces tableaux de mœurs, que d’y constater l’influence si grande du milieu social sur les jugements de l’esprit humain, et ce qui me paraît rendre leurs peintures vivantes plus intéressantes et plus instructives que ne le seraient de longues dissertations.

Femme et mari ingrats. — Chantage. — Comment le mandarin Tang Pi perdit et retrouva sa fiancée. — Véritable amitié. — Paravent révélateur. — Une cause célèbre.

Ce recueil de nouvelles est le troisième que je publie pour l’étude des mœurs de la vieille Chine qui, à vrai dire, ne diffèrent pas beaucoup de celles de la Chine contemporaine. Il est tiré de la même source à laquelle j’ai puisé précédemment, c’est-à-dire du Kin-kou ki-kouan, ouvrage connu de tous les sinologues.

Ce que j’ai déjà exposé, en deux courtes préfaces, de l’intérêt de cet ouvrage, tant pour la variété de ses récits que pour leur caractère de vérité, je ne saurais y revenir ici ; mais un point sur lequel je ne crains pas d’insister, afin d’écarter tout malentendu de la part de quelques purs linguistes qui voudraient chercher dans ce livre autre chose que ce qu’on y doit trouver, c’est comment j’ai compris mon rôle de traducteur.

En reproduisant ces peintures de mœurs, je m’attache à conserver leur couleur, à n’altérer aucune physionomie, à n’omettre aucun trait significatif ; mais je me garde soigneusement du mot à mot servile, fort dangereux en chinois par le défaut d’équivalences, et qui, loin de fournir toujours une version fidèle, donne souvent à certaines phrases un tour grotesque ou grossier qui n’est point dans l’esprit du contexte original. Je ne me fais, non plus, aucun scrupule de retrancher çà et là tantôt des répétitions fatigantes, tantôt des citations poétiques banales, incomplètes ou remplies d’allégories qui exigeraient de longs commentaires pour le lecteur européen.

En un mot, je m’adresse surtout au grand public, curieux d’ethnographie orientale, et je désire être lu par lui sans trop d’effort.

Les nouvelles que ce volume renferme portent, dans mon édition du Kin-kou ki-kouan, les numéros d’ordre 32, 38, 4, 11, 37 et 24. Leurs titres simplifiés indiquent les sujets qu’elles traitent. Mes premières traductions furent celles des numéros 39, 10, 27, 23, 25, 33, où l’on voit les Chinois désabusés de la pierre philosophale alors que sa recherche était le plus en honneur parmi nous, leurs idées sur la transmigration des dures, leurs théories sur les conditions d’un mariage bien assorti, la vie galante d’un riche marchand, l’état de l’homme en puissance d’autrui, le romantisme sentimental tel que l’entendent les délicats de l’Empire du Milieu.

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Les alchimistes

Parmi les gens déguenillés, il en est qui portent de longues robes,
Et qui se vantent d’enseigner, en maîtres, l’art de transmuer les métaux.
Pourquoi donc ces gens-là ne font-ils pas un peu d’or pour eux-mêmes ?
C’est que tout leur art consiste à vendre de l’eau claire aux hommes crédules.

Ces quatre vers sont du licencié Tang Pe-hou, lettré fameux qui vécut au commencement de la présente dynastie. On rencontre de par le monde une classe curieuse d’aventuriers faisant profession de brûler le tan et de purifier le mercure. Occupés sans cesse à dresser des pièges où viennent se prendre les cupides et les niais, ils apparaissent subitement comme des esprits pour s’évanouir ensuite comme des diables. Ils prétendent connaître certaines plantes dont les vertus combinées avec celles de la pierre de tan ont le pouvoir de changer les métaux grossiers en or et en argent ; c’est ce qu’ils appellent la science des fourneaux et aussi le secret du blanc et du jaune. Tout d’abord, ils demandent qu’on leur remette quelque bijou d’or ou d’argent, qui sera, disent-ils, la substance génératrice. Ensuite, ils n’ont plus qu’à guetter le moment favorable pour disparaître avec le creuset.

Jadis, il y eut un sectateur du tao, versé dans les secrets de cette doctrine, qui vint trouver le licencié Tang Pe-hou et qui voulut lui persuader que, sous d’heureuses influences, grâce au secours précieux des immortels, le grand œuvre pouvait s’accomplir. Jetant un regard de pitié sur l’homme déguenillé qui l’abordait, le licencié ne lui ménagea pas cette remarque :

— Je te vois couvert d’habits en lambeaux ; pourquoi donc, si tu possèdes le grand secret de la richesse inépuisable, offres-tu de le céder bénévolement aux autres avant de l’avoir un peu utilisé pour ton propre usage ?

Le disciple du tao répondit :

— Ce que moi, pauvre tao-sse, je possède, c’est la science des lois mystérieuses que le Créateur et le Transformateur de toute chose tient cachées au commun des hommes ; mais pour tirer parti de ma science il faut encore posséder le souffle du bonheur. Or, moi pauvre tao-sse, je sens que ce souffle précieux me manque. Chez vous, au contraire, il se manifeste au plus haut degré par des signes infaillibles dont j’ai l’intuition. C’est pourquoi je viens vous proposer l’association de nos forces mutuelles. Nous autres initiés, nous appelons cela chercher l’assistance du dehors.

— Écoute, répliqua le licencié, la manière dont tu t’y prendras pour utiliser mon souffle de bonheur, je ne m’en inquiète en aucune sorte, mais je te fais volontiers cet apport. Accomplis donc le grand œuvre et nous partagerons par moitié le résultat de l’opération. Voilà qui est très bien arrangé.

L’homme du tao sentit la raillerie. Jugeant la partie mal engagée, il se retira tout doucement, avec des balancements pareils à ceux d’un corps léger qui flotte sur l’onde et que la brise emporte. C’est alors que le licencié Tang Pe-hou improvisa les quatre vers placés au commencement de ce récit.

Les belles paroles ne manquent pas à ces prétendus initiés, et celui qui dispute avec eux est souvent fort embarrassé de réfuter leurs arguments spécieux. Ils disent que les immortels du tao, devenus de purs esprits, eurent le désir de se rendre utiles aux hommes et léguèrent à leurs adeptes la tradition des admirables secrets découverts par eux durant leur passage dans la vie terrestre. Ils se vantent de connaître ainsi la partie matérielle des opérations qui conduisent à la transmutation des métaux, et de servir d’intermédiaires entre les puissances célestes et les hommes favorisés d’un souffle divin, non moins indispensable que la science même pour l’accomplissement du grand œuvre. Enfin, ils posent en principe que celui qui veut purifier les métaux doit posséder, avant tout, la pureté du cœur.

Pourquoi tous ces beaux discours pèchent-ils par la base et, lors même que les tao-sse auraient la tradition de quelque merveilleux secret découvert par leurs immortels, pourquoi ce secret ne serait-il pas celui de faire de l’or ? Remontons à l’origine des choses et nous en verrons clairement la raison. Les solitaires initiés aux secrets de la nature, dont les tao-sse ont fait des immortels, inventèrent, en effet, une poudre précieuse appelée tan et révélèrent à leurs disciples la manière de la composer ; mais l’unique vertu de la poudre de tan était de faciliter la fusion du minerai d’or. Ces hommes vertueux ne soupçonnaient guère qu’un jour viendrait où cette seule poudre, entre les mains de gens habiles, serait un trésor suffisant pour acquérir des champs et des maisons, entretenir des épouses et des concubines et léguer encore un riche patrimoine à ses enfants. C’est cependant ce que nous voyons aujourd’hui, où d’avides escrocs, secondés par de misérables tao-sse, pleins de vin et de viande, exploitent leurs dupes en annonçant que la poudre de tan a la puissance de transmuer tous les métaux. Ces gens-là ne cessent de mettre en avant leur fameux axiome qu’il faut la pureté du cœur et des intentions pour réaliser ce qu’ils promettent. Ils ont même la légende d’un philosophe de leur secte que les immortels avaient admis à les assister dans le grand œuvre et qui, par le seul fait d’avoir nourri des pensées mauvaises, fit éclater les creusets et perdre tout le fruit de l’opération commencée. Eh bien ! prenons-les donc par leurs propres paroles. Est-ce qu’il a le cœur et les intentions purs celui qui ne cherche dans la possession de l’or et de l’argent que le moyen de satisfaire des passions mauvaises ? Ami lecteur, quelque simple que tu puisses être, tu saisis déjà, j’en suis certain, l’inanité de cette science imaginaire ; et cependant il existe sous le ciel toute une classe d’hommes instruits et intelligents toujours prêts à donner dans les pièges que savent leur tendre les prétendus initiés du grand secret. Mais laissons les raisonnements et racontons l’histoire d’un riche habitant du pays de Song-kiang dont le nom était Pan et dont le surnom était Kien-cheng, c’est-à-dire élève de Kien, parce qu’il avait fait des études littéraires dans ce célèbre collège.

Pan Kien-cheng avait un esprit cultivé, des instincts généreux et honnêtes ; on ne pouvait même lui refuser du jugement et de la pénétration dans les actions ordinaires de la vie ; mais il croyait fermement aux effets merveilleux de la poudre de tan. Chacun a son côté faible et c’était le sien. « Ce que nous recherchons avec amour ne manque pas de venir au-devant de nous », dit un proverbe qui trouvait parfaitement son application à son égard. Les possesseurs de recettes arrivaient à lui comme l’eau qui suit sa pente naturelle et, tour à tour, lui soutiraient de bonnes sommes d’argent. Ses déceptions réitérées n’altéraient point sa confiance robuste. Il se disait que la doctrine de la transmutation des métaux avait la consécration d’une haute antiquité, que rien n’était absolument impossible, que s’il n’avait rencontré jusqu’alors que des insuccès, cela ne prouvait rien, puisque cela pouvait tenir à bien des causes insaisissables, et qu’enfin le jour où il réussirait, il récupérerait largement et au-delà tout ce qu’il aurait avancé. Cette manière de raisonner lui faisait oublier ses nombreuses mésaventures et attisait son ardeur à se laisser tromper de nouveau.

Les habiles escrocs qui prétendent posséder le secret de la poudre de tan sont tous affiliés les uns aux autres ; ils ont partout des intelligences ; ils se distribuent les rôles, quand il s’agit de monter une comédie, et sont de première force pour la jouer.

Une année que, pour jouir des beaux jours de l’automne, Pan Kien-cheng était allé s’établir aux bords du lac Si-hou, dans une villa des mieux situées, il vit arriver un amateur comme lui des promenades en bateau sur les eaux limpides, qui avait loué la villa contiguë à la sienne et qui venait en prendre possession. C’était un homme étranger au pays, largement favorisé des dons de fortune, si l’on en jugeait par le luxe de son équipage et par le nombre de ses serviteurs. Ce voyageur avait une femme très jolie, dont il paraissait fort épris. Il retint le plus grand bateau, dès le lendemain de son arrivée ; il y mit des musiciens et des chanteuses, voulant charmer ses oreilles et celles de sa compagne, tout en buvant avec elle un nombre infini de petites tasses durant leurs promenades quotidiennes ; les vins les plus exquis, les mets les plus recherchés étaient en profusion sur sa table. En fait de vaisselle, il n’usait que de vases, de plats et d’ustensiles d’or, qu’on voyait transporter, le matin, sur le bateau et rapporter, le soir, pour le souper éclairé de cent bougies. Pan Kien-cheng admirait tant de magnificence. « Je passe pour riche, se disait-il, mais s’il me fallait mener un pareil train, je serais vite au bout de mes ressources. Cet homme doit être un Crésus ressuscité. » La considération que ce voisin lui inspirait porta Pan Kien-cheng à rechercher les occasions de le rencontrer. Plusieurs fois, ils se saluèrent en passant. Bientôt ils échangèrent les politesses d’usage entre gens qui ne demandent qu’à faire connaissance et, tout d’abord, l’habitant du pays complimenta l’étranger sur l’existence princière que sa manière de vivre révélait. Celui-ci répliquant modestement que son train ne méritait pas la moindre attention.

— Tel n’est pas mon avis, dit Pan Kien-cheng. J’estime, au contraire, qu’il vous faut un trésor d’une richesse extraordinaire pour vivre aussi magnifiquement.

— La question n’est pas d’avoir un grand trésor, reprit l’étranger ; le plus grand trésor ne serait pas inépuisable. Ce qu’il faut, c’est d’avoir un trésor dans lequel il soit permis de prendre toujours, sans jamais craindre de le diminuer.

Pan Kien-cheng eut un tressaillement.

— Dépenser son argent sans le diminuer ! s’écria-t-il, voilà un secret que je voudrais bien connaître et que je vous supplie de me communiquer.

— Ce n’est point un secret qu’on puisse divulguer légèrement, fit l’étranger,

et comme l’honnête provincial insistait, il ajouta :

— Lors même que je consentirais à vous le dire, vous auriez peine à me comprendre et certainement vous ne me croiriez pas.

On imagine si Pan Kien-cheng prêtait l’oreille à ces demi-confidences et quelle chaleur il mit à presser le mystérieux inconnu de lui parler en toute confiance.

L’homme à la vaisselle d’or se fit longtemps prier ; il ouvrait la bouche, paraissant sur le point de céder à de si vives instances ; mais il la refermait sans mot dire, ce qui désespérait le questionneur. À la fin cependant, après bien des hésitations et après s’être assuré qu’aucun indiscret ne pourrait l’entendre, il se serra près du néophyte et lui souffla, en baissant la voix :

— J’ai le secret des neuf mutations, qui changent le plomb et le mercure en or et en argent par la vertu du tan. Pourvu que j’allume mes fourneaux, et que j’accomplisse le grand œuvre, l’or et l’argent deviennent pour moi d’une valeur égale à celle de la terre cuite. Comment songerais-je à le ménager ?

Le mot de tan, qu’il avait pressenti, remua Pan Kiencheng dans ses fibres les plus profondes. Ses yeux brillèrent, son visage s’illumina.

— Ainsi, reprit-il avec émotion, Votre Seigneurie a su mener à bien toutes les opérations nécessaires pour développer l’action du tan. Ce résultat merveilleux, je l’ai poursuivi de mille efforts et jamais je n’ai su l’atteindre. Si votre Seigneurie daignait m’enseigner son art, je serais prêt à faire tout au monde pour lui en témoigner ma reconnaissance.

— Cela demande sérieuse réflexion. Par passe-temps et afin de vous satisfaire, je veux bien toutefois opérer un peu sous vos yeux.

Disant cela, le complaisant alchimiste donna l’ordre au jouvenceau spécialement attaché à sa personne de disposer et d’allumer un petit fourneau. Il jeta dans un creuset quelques onces de plomb et de mercure natif et, quand le mélange parut en fusion, il tira de sa ceinture une enveloppe délicate contenant de la poudre brune. Avec l’ongle de son petit doigt, il enleva de cette poudre une quantité minuscule, qu’il fit tomber sur le métal incandescent. Aussitôt ce métal devint d’une blancheur de neige, comme du véritable et bon argent.

À ceux qui croiraient que la permutation s’était accomplie, il sera bon d’expliquer le tour qui venait de s’exécuter.

Ce tour, de tout temps pratiqué par les alchimistes, consiste à dissimuler par avance, dans le creuset, une petite quantité d’argent très fin, sur lequel ils jettent le plomb et le mercure. Ces deux derniers métaux, moins résistants à l’action du feu, se volatilisent en vapeur sombre. L’argent seul demeure au fond du creuset et l’homme crédule qui ne l’a pas vu mettre, s’imagine, sous cette forme purifiée, retrouver les métaux grossiers qui ont disparu.

La tromperie réussit toujours et, dans le saisissement de l’admiration, les dupes se laissent tomber à la renverse. Chez notre zélé croyant du grand œuvre, la joie l’emportait sur l’étonnement. « Voilà, pensait-il, l’explication d’une prodigalité sans limite. Pour moi, je n’ai fait jusqu’ici que gaspiller beaucoup d’argent en expériences infructueuses ; mais cette fois j’ai le bonheur de rencontrer un véritable initié. Je veux qu’il m’aide à réparer mes pertes. » Et, plein d’une impatience enthousiaste, il assaillit de questions son nouvel ami.

L’étranger méritait vraiment que Pan Kien-cheng lui donnât ce titre, puisque étant possesseur du plus précieux des secrets, il n’hésita pas davantage à le lui confier.

— En premier lieu, dit-il, il faut avoir de l’or ou de l’argent fin, qu’on appelle or mère et argent mère, parce qu’ils enfantent et nourrissent le produit qu’il s’agit d’obtenir. On purifie soigneusement le métal mère avant de le mettre au creuset. On procède à neuf fusions et ensuite, on laisse reposer. Dans le creuset, on a fait entrer tout d’abord les germes jaunes et la neige coagulée. Quand le moment est venu d’ouvrir le fourneau, on jette sur le métal fondu cette petite quantité de tan que vous m’avez vu prendre avec mon ongle. Elle suffit pour opérer la transmutation. L’or et l’argent se forment alors instantanément. Quant au métal mère, à l’aide duquel ce résultat d’assimilation est acquis, il n’a pas diminué d’un grain. On en retrouve exactement le poids joint à celui du métal transmué.

— Et combien faut-il de métal mère ? demanda Pan Kien-cheng.

— On peut opérer en grand ou en petit ; mais plus la masse de métal mère est forte, plus l’action du tan est puissante. Celui qui voudrait, en une seule fois, employer un poids d’or ou d’argent vraiment considérable récolterait en un seul jour des richesses auprès desquelles le trésor de l’État ne serait rien.

— Mes ressources sont assez modestes. Cependant, je pourrais réunir quelques milliers de taëls, en explorant bien tous mes coffres. Si vous ne rejetez pas ma prière, vous daignerez venir avec moi dans ma maison des champs. Je vous y recevrai comme on reçoit un maître. Nous allumerons les fourneaux ensemble et, grâce à vous, le vœu de ma vie entière sera exaucé.

— Je m’étais toujours défendu de livrer mes secrets à personne. Si je me laisse ébranler aujourd’hui, c’est que je reconnais sur votre visage, avec le sceau d’une volonté persévérante, les signes certains de cet heureux souffle du tao qui marque les élus en petit nombre. Je considère notre rencontre comme un effet de la prédestination et je consens à ce que nous fassions en commun une transmutation que les immortels favoriseront. Veuillez donc m’apprendre où votre noble demeure est située. Je ne manquerai pas de m’y rendre très prochainement.

— Ma petite maison est sur le territoire de Song-kiang, à deux ou trois journées d’ici tout au plus. Puisque Votre Seigneurie veut bien m’y honorer d’une bonne visite, faisons nos préparatifs et mettons-nous en route immédiatement. Si vous remettez ce voyage à une autre époque, qui sait les obstacles qui pourront surgir ? Ne serait-ce pas vraiment avoir passé l’un près de l’autre sans se voir ?

— Moi, je suis un habitant de Tchong-tcheou. Ma vieille mère est encore vivante et attend mon retour avec impatience. Ma femme et moi, nous avons voulu nous donner le plaisir de faire un séjour dans ce charmant pays, qui vous a attiré vous-même. Les fourneaux subvenant largement à nos dépenses, nous n’avons pas compté les jours. Nous nous sommes oubliés trop longtemps déjà. La prédestination et la sympathie m’ont conduit à vous faire une promesse que je saurai tenir. Souffrez seulement que je reconduise d’abord ma femme, que j’embrasse ma mère et que je règle chez moi quelques affaires. Tout cela s’accomplira vite et, aussitôt après, j’irai vous retrouver.

Pan Kien-cheng n’était pas homme à laisser compromettre ni même ajourner la réalisation de ses plus chères espérances.

Il repartit avec chaleur :

— Mon habitation renferme un corps de logis séparé, où la noble dame, votre compagne, peut avoir des appartements indépendants qui lui seront exclusivement réservés. De notre côté, nous serons tout à notre affaire. Je n’oserais affirmer qu’il ne vous manquera rien ; mais je m’engage à faire tous mes efforts pour traiter de mon mieux d’aussi nobles hôtes. Ne résistez pas davantage. Comblez-moi, en ne me laissant point languir.

L’alchimiste parut hésiter un instant.

— Eh bien donc ! s’écria-t-il enfin, je cède à de si aimables instances. Nous allons mettre nos bagages en ordre et nous partirons avec vous.

Décrire la joie qui envahit le cœur de Pan Kien-cheng serait vraiment chose impossible. Sur-le-champ, il écrivit un billet rouge pour engager ses voisins à faire, le lendemain, une partie de bateau en sa compagnie. Cette partie fut d’une gaieté pleine d’abandon. On but longuement, les têtes s’échauffèrent, la conversation prit une allure des plus animées. Chacun vantait ses laborieuses recherches à la poursuite du grand résultat, chacun exprimait le regret de ne s’être pas rencontrés plus tôt. Le feu des discours ne s’éteignait point. Quand l’heure de rentrer au port fut sonnée, l’heureux néophyte offrit encore à l’adepte un souper délicat, magnifiquement servi dans le pavillon qu’il occupait. Le contentement était réciproque. On ne se sépara que fort avant dans la nuit.

Le jour suivant, l’étranger eut son tour pour faire les honneurs de son propre bateau. Inutile de dire si la fameuse vaisselle d’or y parut avec gloire, étalant ses lueurs provocantes au grand soleil. Quant à Pan Kien-cheng, son esprit avait dès lors passé tout entier dans les fourneaux ; pour lui, le lac n’avait plus de charme, la promenade n’avait plus d’attraits. Il ne parla que de la question qui l’absorbait. On convint de louer deux bateaux qui voyageraient de concert et, de part et d’autre, on mit un égal empressement à hâter le départ.

Le voyage s’accomplit par un temps superbe. Les deux hommes se tenant ensemble sur le même bateau ; la jeune dame, qui naviguait bord à bord, soulevant parfois le store de sa cabine, montrant son charmant visage et ne paraissant pas offensée des regards furtifs que lui lançait le compagnon de son époux. C’est qu’en vérité sa grâce et sa beauté troublante étaient bien faites pour attirer les regards.

On pouvait songer au distique :

Sur le fleuve, il règne un courant d’idées,
Et cependant les paroles ne volent pas.

ou bien encore aux vers que le poète Pei Hang adressa jadis à la dame Fan, sa compagne de bateau:

En bateau, de Ou à Yue, que de pensées ardentes s’emparent de mon cœur !
Une immortelle descendue du ciel n’est séparée de moi que par un store de soie.
C’est à Yu-king seulement qu’il me sera donné de la voir et l’aborder sans obstacles ;
Que ne puis-je, dès à présent, comme l’oiseau Loan, franchir l’azur et pénétrer dans la demeure céleste !

Les voyageurs atteignirent Song-kiang à une heure matinale. Ils mirent pied à terre et firent halte dans une maison que Pan Kien-cheng possédait sur le quai de cette cité célèbre, à l’endroit même où les embarcations s’arrêtent. Aussitôt qu’on eut pris le thé, le maître du logis dit à ses hôtes :

— Ici, nous ne serions pas bien. Trop de gens qui vont et viennent nous troubleraient dans nos opérations ; mais vous pouvez apercevoir à l’horizon une habitation entourée de grands arbres. C’est là que je me propose de vous recevoir. Nous y jouirons d’une tranquillité parfaite. Nous serons sûrs que personne ne nous observera et, tandis que madame se tiendra dans ses appartements privés, nous vaquerons librement aux soins de nos fourneaux.

L’adepte approuva sans réserve, appuyant fort sur l’importance du calme et de la solitude en matière d’alchimie, aussi bien que sur les convenances qui lui interdisaient d’installer sa femme ailleurs que dans un endroit isolé. Alors, Pan Kien-cheng le prit par la main et le conduisit à son bateau, sur lequel ils parcoururent une partie de la route qu’ils avaient à faire. Ils s’engagèrent ensuite dans un sentier verdoyant et se trouvèrent bientôt devant le portail richement décoré d’une résidence champêtre, des plus vastes et des plus belles que l’on pût voir. Ce portail était surmonté de trois caractères promettant le bien-être du corps et le délassement de l’esprit. Après l’avoir franchi, on marchait longtemps sous des ombrages séculaires, puis on apercevait, par une éclaircie, de hauts toits, des kiosques élancés, des pavillons dorés dressant leurs cimes superbes au-dessus d’une véritable forêt de jeunes bambous. Le corps de logis principal contenait des appartements sans nombre, un dédale de petites pièces capricieusement reliées les unes aux autres et des chambres si profondément perdues qu’à moins de les bien connaître il était presque impossible de les découvrir. Les pavillons offraient des retraites charmantes ; de leurs fenêtres la vue s’étendait sur une perspective de jardins immenses, de riantes collines, de rochers pittoresques et de grottes artificielles imitant la nature à s’y tromper. Le tout formait un ensemble enchanteur et proclamait l’opulence du maître.

L’étranger contempla ce spectacle avec ravissement :

— Admirable ! s’écria-t-il, admirable ! On voit clairement que, dans ses existences antérieures, Votre Seigneurie accumula bien des mérites. Nous sommes certains que le souffle du bonheur ne nous fera pas défaut. Cette résidence princière est merveilleusement disposée pour l’œuvre que nous allons entreprendre. Ma femme y sera d’ailleurs en parfaite sûreté. Mandons-lui de venir promptement nous rejoindre.

Ainsi parlant, il écrivit à la hâte, quelques mots qu’un exprès fut chargé de porter à Song-kiang dans l’instant même et, avant que le soleil eût atteint le milieu de sa course, la jeune dame apparut gentiment fardée, élégamment parée, marchant d’un pas léger qui imprimait à ses vêtements des mouvements pleins de grâce. Elle était survie de deux caméristes, dont l’une se nommait Lune d’automne et l’autre Nuage de printemps. À son approche, Pan Kien-cheng voulut se retirer ; le mari l’arrêta d’un geste amical en lui disant :

— Nous ne formons plus maintenant qu’une famille. Souffrez que ma femme vous salue et voyons-nous tous trois librement.

Pour la première fois, les saluts étaient échangés à courte distance. La jeune femme se sentit enveloppée d’un regard éloquent, qui ne parut point trop la surprendre. Contemplée de près, sa beauté était capable d’éclipser la lune et de rendre les fleurs jalouses. On sait que les hommes qui possèdent de grandes richesses sont généralement cupides, mais sont surtout débauchés. On ne s’étonnera donc pas si nous disons que Pan Kien-cheng était, en ce moment, comme un lion de neige qu’on aurait mis devant le feu. Déjà ses préoccupations commençaient à changer de nature. Dans son cœur, la question des métaux passait insensiblement au second rang.

Se tournant vers ses hôtes, il leur dit :

— Les pavillons du jardin renferment tous des appartements assez complets. Que madame veuille bien les visiter et choisir ce qui lui plaira le mieux. Si le nombre des suivantes qui l’accompagnent est insuffisant, elle n’aura qu’à dire un mot et je lui en enverrai autant qu’elle le désirera.

Tandis que la jeune dame parcourait les appartements qui lui étaient offerts, Pan Kien-cheng rentra dans le sien propre, y prit une paire de bracelets et une paire de boucles d’oreilles d’or et revenant auprès de son mari, qui était resté dans le jardin :

— Voilà, dit-il, quelques bagatelles que je vous prie de faire accepter à la noble dame. C’est le présent de bienvenue autorisé par les rites. Je souhaite qu’elle n’accueille pas cet humble hommage avec dédain.

L’étranger soupesa le métal jaune et répondit en souriant :

— Votre générosité me rend confus. Je vous sais un gré infini de vos excellentes intentions ; mais les objets d’or sont encore pour vous d’une certaine valeur, tandis que c’est le contraire pour nous qui pouvons en obtenir sans la moindre peine. Je ne puis accepter ces bijoux. Ce serait abuser de votre hospitalité.

Pan Kien-cheng sentit la rougeur lui monter au front. Il maîtrisa pourtant son embarras et repartit vivement :

— J’espère que vous voudrez bien ne voir dans ce petit présent qu’un gage d’amitié sincère. Il n’en faut estimer que l’intention.

Aussitôt l’adepte prit un autre visage :

— Voilà qui coupe court à toute objection, dit-il en s’inclinant. Pardonnez-moi mon premier mouvement. J’obéissais à un sentiment de réserve. Ce qui me reste à faire maintenant, c’est de m’employer de toutes mes forces à reconnaître vos bontés.

Achevant ces mots, il appela une des suivantes, qu’il chargea de porter les bijoux à sa femme, en l’invitant à venir remercier celui qui les offrait. La belle dame accourut joyeuse, et si Pan Kien-cheng, tout au ravissement de la contempler de nouveau, trouva peu de paroles à lui dire, c’est qu’il causait avec lui-même, se disant au fond de son cœur : « Posséder la recette du tan et avoir une femme comme celle-ci, je n’imagine pas qu’on puisse rien désirer de plus en ce monde. Le recette du tan, je la tiens déjà puisque je suis à la veille de l’apprendre ; quant à cette merveille de beauté, si le sort l’amène ici, dans ma propre maison, ne serait-ce pas que ma destinée est d’atteindre le comble du bonheur ? Commençons par des assiduités, pour avancer les choses sans les brusquer. Il ne faut pas aller trop vite, de peur de compromettre l’affaire des fourneaux, la plus avancée des deux. »

Sur ces réflexions, et dès que la gracieuse apparition d’un moment fut rentrée dans l’appartement intérieur, l’homme qui rêvait de voir tous ses vœux réalisés se hâta d’attaquer son hôte, abordant la question la première en date.

— Quand nous mettrons-nous à l’œuvre, cher et vénérable maître ?

— Aussitôt que nous aurons l’argent mère, je serai prêt à opérer avec mon honorable disciple.

— Quelle quantité d’argent mère emploierons-nous ?

— Plus la quantité en sera grande, plus l’action du tan sera productive. Plus le résultat sera satisfaisant.

— Eh bien donc ! pour cette fois, je disposerai de 200 livres d’argent, que je vais faire en sorte de réunir aujourd’hui même. Demain matin, nous pourrons commencer nos opérations.

La conversation s’arrêta là, le maître du logis ayant des mesures à prendre. Le soir venu, les deux hommes dînèrent, burent et s’égayèrent ensemble, tandis qu’un repas délicat était servi dans l’appartement intérieur, où toutes les attentions les plus galantes furent d’ailleurs prodiguées. Enfin, la matinée du jour suivant fut consacrée aux sérieux apprêts du grand œuvre. Rien ne manquait dans la maison de tout ce qui compose le matériel en usage : briques, creusets, soufflets, récipients grands et petits ; amas de plomb, provision de mercure, assortiment d’agents et de réactifs. L’adepte complimenta son élève sur cet outillage si complet, indice d’une expérience consommée dans la pratique de l’art, mais non sans répéter avec orgueil :

— Ce que j’ai, moi, en outre de tout cela, c’est le secret d’une admirable formule léguée par les immortels et que je suis le seul à connaître. Quand je l’aurai expérimentée devant vous, vous serez émerveillé de sa vertu.

— J’attends impatiemment cette marque de confiance, et la reconnaissance que je vous en aurai sera telle que je ne saurais vous l’exprimer.

— Je vous ai déjà révélé que ma méthode exige neuf fusions ou révolutions. Il faut ajouter que chacune de ces opérations dure neuf jours, de sorte que le travail complet de transmutation exige quatre-vingt-un jours.

— Ordonnez uniquement ce qu’il convient de faire et prenons tout le temps qu’il faudra.

Les paroles étaient épuisées : on passa rapidement à l’action. Un vaste fourneau fut édifié, chargé et allumé. Pan Kien-cheng livra le métal mère qu’il avait promis. L’adepte s’en empara, le jeta dans les profondeurs du fourneau et secoua par-dessus un peu de la fameuse poudre de tan, avec quelques autres substances extraordinaires qui firent jaillir une gerbe de fumée de cinq couleurs. Aussitôt le récipient fut recouvert, clos et luté. Puis, le savant alchimiste, ne gardant que deux serviteurs dressés à lui servir d’aides, donna l’ordre à tous les autres de s’en retourner à Tchong-tcheou, de prévenir l’honorable dame sa mère des motifs qui le retiendraient absent de sa maison pendant trois mois et de ne revenir le chercher qu’après ce temps écoulé. Une vie très régulière succéda dès lors à l’agitation de la mise en train ; les deux serviteurs entretenant le feu nuit et jour, les deux initiés, buvant, devisant, jouant aux échecs, passant le temps agréablement, non sans veiller avec sollicitude à ce que l’ardeur du foyer ne décrût pas un seul instant. Quant à la jeune dame, le maître de la maison la comblait en toute occasion, de soins et de prévenances. Elle ne laissait pas de s’y montrer sensible ; ses regards le disaient et le bon vouloir réciproque était manifeste.

Les choses allaient ainsi depuis vingt jours et plus, quand tout à coup on vit arriver sur un cheval en sueur un cavalier couvert de poussière, qu’on reconnut pour un serviteur de l’adepte, de ceux qu’il avait récemment congédiés. Cet homme se jeta aux pieds de son maître, dès qu’il l’aperçut et, poussant de longs soupirs, il s’écria d’une voix dolente :

— Malheur ! grand malheur ! La vénérable mère de Monseigneur a quitté ce monde. Je viens chercher Monseigneur pour les derniers devoirs à lui rendre.

Le fils qui recevait cette terrible nouvelle sembla foudroyé. Il se laissa tomber par terre, sanglotant et cachant son visage dans ses mains. De son côté, Pan Kien-cheng demeurait consterné d’un événement si imprévu, qui pouvait compromettre ses plus chères espérances. Il épuisa naturellement tous les discours bénins qui se tiennent en pareille circonstance : Les jours que le Ciel accorde ont leur terme ; la vénérable dame était retournée dans les espaces célestes ; les douleurs sans remède commandent la résignation. Quant au serviteur prosterné, il ne cessait de gémir : « La maison ne peut rester sans maître ; il faut se hâter, il faut partir. » Enfin, l’adepte relevant la tête et se calmant un peu, dit à son tour :

— J’avais la ferme intention d’accomplir pour vous le grand œuvre et de vous prouver ainsi la sympathie que vous m’inspirez. Qui aurait deviné qu’un deuil affreux renverserait subitement nos projets ! Prolonger mon séjour ici, en ce moment, est chose impossible. Interrompre l’opération commencée, c’est perdre infailliblement le fruit des soins que nous avons déjà pris. Il est bien vrai que ma femme, accoutumée depuis longtemps à m’assister dans la conduite des fourneaux, saurait me suppléer en mon absence. Malheureusement, elle est trop jeune pour que les rites me permettent de la laisser sans moi dans une maison étrangère.

— Nous ne formons plus maintenant qu’une seule famille, vous l’avez dit vous-même, s’empressa de répondre Pan Kien-cheng. Laissez donc votre femme dans ma maison qui est la sienne, sans craindre de blesser les rites et sans la moindre appréhension. Le sanctuaire des fourneaux n’est point un lieu ouvert aux oisifs. Votre noble épouse aura, le jour, des femmes respectables pour l’accompagner ; la nuit, elle partagera la chambre de ma femme. Bonne garde est toujours faite autour de notre demeure. Toutes les convenances seront respectées. Rien ne s’oppose vraiment à ce que vous m’accordiez cette nouvelle preuve d’amitié.

L’adepte se défendit quelque temps et parut beaucoup réfléchir. Peu à peu, cependant, il entra dans ces considérations que l’antiquité offrait l’exemple de plusieurs sages qui avaient confié leurs femmes ou leurs enfants à des amis sincères, quand la force des événements le leur avait commandé. Il finit par décider que sa femme veillerait aux opérations qui devaient mener à bien la grande affaire, tandis qu’il obéirait lui-même aux tristes devoirs qu’il avait à remplir. Il hâterait son retour autant qu’il le pourrait et, de toute façon, ne manquerait pas d’être là pour l’ouverture des fourneaux.

La charmante fée du logis ne partirait donc pas. Cette sentence de l’adepte émut le disciple plus profondément que si la moitié du ciel se fût écroulée. D’une voix que la joie étranglait, il s’écria :

— Tout est sauvé !

Le mari ayant été trouver sa femme et ayant eu avec elle un long entretien, la fit sortir de l’appartement intérieur et l’amena devant son hôte, afin de bien répéter en sa présence les instructions qu’il lui laissait :

— Mille fois, dix mille et encore dix mille fois, je vous le recommande ; veillez attentivement sur vous-même, ne négligez pas un instant le fourneau, gardez-vous de l’ouvrir en mon absence. La moindre faute commise causerait d’éternels repentirs.

— Cependant, risqua Pan Kien-cheng, si contre toute attente, contre toute probabilité, vous vous attardiez au-delà du terme fixé, que faudrait-il faire ?

— Ne rien faire jusqu’à mon retour. Plus on laisse reposer les creusets, plus l’action génératrice du tan est fructueuse, répliqua l’adepte, qui prit sa femme à part, causa quelques instants à voix basse avec elle et partit précipitamment tout aussitôt.

Pan Kien-cheng, en le voyant s’éloigner, aspira l’air délicieusement et caressa les plus agréables pensées. Cet homme précieux reviendrait pour achever l’œuvre de la transmutation, puisque sa charmante femme demeurait en gage. Voilà qui était certain. En attendant, il y avait à conquérir un autre trésor que celui des creusets, et il se promettait bien d’y employer toutes les forces de son industrie. Comme il méditait son plan de campagne, en arpentant fiévreusement les allées de son jardin, Nuage de printemps vint très à propos l’inviter, de la part de sa maîtresse, à visiter avec elle la chambre du tan, qu’ils devaient maintenant surveiller de concert. Ravi de recevoir un si heureux message, il rajusta vivement sa robe et son bonnet et courut où il était appelé.

— Je me rends à vos ordres, madame, s’écria-t-il en apercevant la gracieuse jeune femme qui sortait de l’appartement intérieur. Je suis prêt à vous suivre et très heureux de vous obéir.

— C’est à moi de suivre le maître, à qui je souhaite dix mille bonheurs, répondit la dame d’une voix douce, en s’inclinant légèrement par un mouvement d’une grâce inexprimable.

— Les lois de l’hospitalité s’y opposent, et, certes, je ne les enfreindrai pas.

— Vous êtes mon hôte, il est vrai, mais je suis de condition féminine. Comme vous, je connais les rites et je n’aurais garde d’y manquer en usurpant la préséance.

Cette dispute, gaiement poursuivie, n’était que le début d’une campagne galante. Déjà, cependant, les premières palissades étaient franchies ; on s’était regardé en face, on avait souri dans les yeux l’un de l’autre, on s’était témoigné cette mutuelle sympathie qui se révèle dans la moindre parole et dont fait foi le moindre regard.

La jeune femme passa définitivement en avant, suivie de ses deux caméristes. Ses petits pieds marquaient le sable des empreintes d’une délicatesse si merveilleuse que tout homme qui les voyait devait en perdre la raison. Comment Pan Kien-cheng eût-il conservé la sienne?

Aux portes du laboratoire, les caméristes s’arrêtèrent, sur un signe de leur maîtresse ; le profane ne pouvait pénétrer dans le lieu sacré. La dame inspecta minutieusement les fourneaux ; elle appela l’attention de son compagnon sur les détails les plus importants à surveiller, sans paraître s’apercevoir que ce compagnon n’avait d’yeux que pour elle, demeurait la bouche sèche, à force d’avaler sa salive, et n’eût pas même su dire si la flamme du foyer était claire ou sombre, rouge ou bleue, ou de toute autre couleur. La présence du jeune garçon chargé d’entretenir le feu commandait à l’amoureux une extrême réserve. Il devait garder le silence ou ne parler que de choses étrangères à ses pensées ; il devait imprimer à son visage un masque de tranquillité en contraste violent avec l’agitation croissante qui le dévorait. La visite aux fourneaux touchant à sa fin et comme la gracieuse personne aux pieds d’enfant tournait ses pas vers la porte, il risqua bien quelques mots sur l’ennui qu’elle devait éprouver dans sa solitude ; mais elle ne répondit à cette ouverture que par un léger sourire et, tout doucement, se retira.

« Maudit soit cet odieux valet qui ne bouge pas de la chambre du tan ! se dit Pan Kien-cheng, furieux de la contrainte qu’il venait de subir. Sans lui, j’avais une occasion superbe de faire ma cour; grâce à lui, je n’ai pu jouer qu’un rôle ridicule ; mais je saurai mettre bon ordre à cela. Dès demain, je veux trouver un moyen de l’écarter d’ici. Alors, je prierai la belle dame de renouveler sa visite aux fourneaux, et j’engagerai résolument la partie. »

Le moyen que trouva Pan Kien-cheng fut de ceux qui réussissent toujours, par leur simplicité pratique. Ayant rassemblé ses gens, il leur ordonna de préparer pour le lendemain un repas copieux, d’y convier l’homme gênant, en lui disant que le maître voulait le récompenser ainsi de ses peines, de le faire boire à outrance et de ne point l’abandonner qu’il ne fût ivre mort. Confiant dans le zèle avec lequel il serait obéi en pareille circonstance, il alla lui-même vider solitairement quelques tasses. L’espoir et l’inquiétude se disputaient son cœur avec trop de violence. Il fallait s’étourdir un peu.

Le soir étant venu, il se rendit dans la grande salle, vestibule des appartements intérieurs et, s’accompagnant sur son luth, il chanta des vers qui commençaient ainsi :

Une fleur d’une beauté sans égale ornait le jardin d’une noble demeure ;
On l’a transplantée sur le terroir d’une pauvre maison des champs.
En quelque lieu qu’elle brille, en quelque endroit qu’elle s’épanouisse,
Le souffle du printemps la cherche, attiré par la suavité de son parfum.

L’amoureux continuait sa sérénade, tout incertain qu’il fût d’être écouté, quand tout à coup il vit une porte s’ouvrir et Lune d’automne apparaître, portant sur un plateau une tasse de thé qu’elle lui offrit.

— Ma maîtresse craint que monseigneur ne se fatigue, dit la camériste ; elle lui envoie ceci pour se désaltérer.

Le visage de Pan Kien-cheng s’était illuminé de joie, à la réception de cet encourageant message. Bientôt il prit une expression radieuse. Une voix douce se faisait entendre distinctement, par la porte entrouverte, et les paroles qu’elle chantait à son tour étaient celles-ci :

Si les fleurs qui s’épanouissent ont un maître,
Ce maître ne saurait être que le souffle du printemps.
Le parfum, qui est l’âme de la fleur,
Ne se laisse-t-il pas emporter par ce souffle tout puissant ?

L’allusion était bien transparente et l’encouragement bien accentué. Cependant, pour ce soir-là, Pan Kien-cheng n’osa pas s’avancer davantage. Il souffrit, sans y faire opposition, que Lune d’automne refermât soigneusement les portes et il gagna son lit, où il dormit mal, dans son impatience d’être au lendemain.

Dès que l’aurore éclaira l’horizon, les fourneaux de la cuisine rivalisèrent d’activité avec ceux du tan. Le grand festin se préparait. Fatigué et altéré outre mesure par la chaleur du foyer toujours incandescent qu’il était chargé d’entretenir, le jeune garçon du laboratoire n’eut garde de décliner la proposition de manger et surtout de boire à volonté. On le mit facilement dans cet état d’ivresse complète qui ôte jusqu’au sentiment de l’être. On l’étendit contre une muraille et l’on s’empressa d’annoncer au maître que ses ordres étaient fidèlement exécutés. Celui-ci ne perdit pas un instant pour inviter l’enchanteresse du logis à venir de nouveau visiter avec lui le sanctuaire du grand œuvre, ce à quoi elle ne se refusa point. La belle dame laissa ses caméristes à la porte extérieure, comme elle avait fait la veille. Elle s’avança tranquillement vers le foyer, mais le voyant abandonné, elle changea de contenance, elle parut terrifiée, elle poussa des cris d’effroi. Comment l’homme de garde avait-il disparu ? quelles conséquences désastreuses n’allaient-elles pas résulter de cette interruption du feu !

Pan Kien-cheng s’était beaucoup enhardi, depuis les accords de luth échangés la veille. Il prit un air souriant qui contrastait avec le trouble de sa compagne et essaya d’abord de plaisanter sur le peu d’importance du feu des creusets, comparé au feu dont il était consumé lui-même, comme aussi sur l’à-propos qu’avait eu ce jeune gardien des fourneaux de s’absenter, alors que sa présence pouvait être importune. Puis, jugeant aux vertes réponses qu’il s’attirait que le ton cavalier ne serait pas de mise, il changea tout à coup de langage, il entra dans la voie des aveux sincères, il se jeta aux pieds de la dame et invoqua la violence de sa passion pour excuser le moyen qu’il avait pris de se procurer un tête-à-tête, dussent en souffrir les lois trop rigoureuses du tan, dût la réussite du grand œuvre être mise à néant, ce dont il n’avait plus le moindre souci. Nous n’entreprendrons pas de rapporter tous les discours qu’il tint, non plus que les sérieuses objections qu’il eut à combattre. Disons seulement que, peu à peu, son éloquence devint irrésistible et que, dans l’orgueil radieux d’un si grand triomphe, il n’eût pas échangé son bonheur contre la gloire des immortels.

Une période de félicité sans nuages durait depuis dix ou douze jours. Parfois encore, la dame reprochait doucement à son fougueux adorateur de s’être montré trop impatient et de n’avoir pas, du moins, respecté le sanctuaire du tan ; mais Pan Kien-cheng n’éprouvait, à cet égard, ni regrets ni remords, estimant que perdre une heure, c’est perdre un siècle en certains moments de la vie comme ceux qu’il venait de traverser. Son unique souhait, à l’heure actuelle, était que l’absence du mari se prolongeât sans limite et tout lui disait qu’il n’était pas le seul à le former. Quelle surprise, quel saisissement, au milieu de cette douce quiétude entretenue par de faux calculs sur l’époque présumée d’un retour possible, quand on entendit brusquement heurter aux portes et retentir la voix des serviteurs qui criaient :

— Le voyageur est arrivé, le voyageur est arrivé !

Accueilli de la part de son hôte avec cet empressement laborieux qu’on pourrait nommer la cordialité froide, l’adepte pénétra dans l’appartement intérieur aussitôt après les premiers compliments, désireux qu’il était de revoir sa femme, chez laquelle il demeura longtemps. Ensuite, il vint retrouver le maître du logis et lui dit d’un ton calme :

— Ma femme m’apprend que les fourneaux ne fonctionnent plus. Peut-être l’œuvre du tan s’est-elle prématurément accomplie. Il importe de constater au plus tôt les résultats obtenus. Il est trop tard aujourd’hui pour procéder à cette vérification avec tous les soins qu’elle exige ; mais demain nous sacrifierons aux esprits et les creusets seront ouverts.

Ce fut pour Pan Kien-cheng une triste soirée que celle qui le rendit à sa chambre solitaire, sous l’impression toute vive encore des joies si rapidement évanouies. Il fit réflexion, cependant, que ce retour de l’adepte, qui ne semblait pas désespérer des succès de la transmutation malgré la cessation du feu, lui offrait, dans son chagrin, une sorte de compensation inespérée. Sa confiance était profonde et, par la perspective d’une montagne d’or, il s’efforça de se consoler. Le lendemain, au point du jour, on accomplit le sacrifice aux esprits qu’il fallait se rendre favorables. On brûla des chevaux de papier, simulacres de chevaux véritables, avant de se diriger vers le laboratoire qui renfermait tout à la fois tant de promesses et tant de souvenirs.

À peine le seuil de la porte en était-il franchi que, le front plissé, le regard sombre, l’adepte murmurait entre ses dents :

— Pourquoi l’air qu’on respire ici a-t-il une odeur irritante et extraordinaire ?

Il marchait droit au fourneau, l’ouvrait de ses propres mains, y jetait un coup d’œil et s’écriait avec colère :

— Tout est perdu ! le tan est détruit. Le métal mère lui-même a disparu. Il a dû se commettre ici des actes d’impureté horribles, qui ont offensé les puissance célestes.

Pan Kien-cheng demeura terrifié. Il devint livide. Pas un mot ne sortait de sa bouche. Quant à l’adepte, dont la colère allait croissant et dont le visage avait pris une expression menaçante, il appela le jeune serviteur préposé aux fourneaux et lui demanda d’une voix brève :

— Qui est entré dans le laboratoire durant mon absence ?

— Personne autre que Madame et le maître de cette maison qui, chaque jour, venaient surveiller le feu, dit le valet tremblant.

— Allez donc chercher Madame, car il faut savoir ce qui s’est passé.

Le jeune garçon exécuta promptement l’ordre donné. La jeune femme arriva et fut interrogée à son tour.

— Chaque jour vous veniez dans cette salle, où nul étranger n’a pénétré. Qu’avez-vous donc fait pour que la vertu du tan ait été détruite ?

Le seigneur Pan Kien-cheng et moi nous avons exactement surveillé toute chose, ainsi que vous nous l’aviez recommandé. Je puis vous assurer qu’il n’a pas été touché aux fourneaux et que rien n’a été dérangé. Si le tan a manqué de vertu, j’en ignore la cause.

— Qui songe à vous reprocher d’avoir touché aux fourneaux ? interrompit violemment l’époux irrité ; et se tournant vers le serviteur des fourneaux : Quand le seigneur Pan Kien-cheng et ta maîtresse venaient ici surveiller le feu que tu étais chargé d’entretenir, étais-tu toujours à ton poste ?

— Toujours, Monseigneur, à l’exception d’une seule fois que j’eus le malheur de m’endormir dans la cour. On m’avait fait boire pour me récompenser de mes peines. Ce jour-là, je n’ai pu reprendre mon service que le soir.

L’adepte n’en voulut pas savoir davantage. De son sac de voyage, placé dans un coin du laboratoire, il tira un fouet de poste et le leva sur sa femme en criant avec rage :

— Misérable créature, je sais maintenant la vérité. Je sais ce qui a détruit la puissance du tan, je sais ce qui a courroucé les esprits.

Par un mouvement rapide, la jeune femme évita fort heureusement le coup qui lui était porté ; mais elle perdit toute assurance et, les yeux pleins de larmes, elle balbutia que violence lui ayant été faite, elle n’avait pas eu la force de résister.

Cet aveu inattendu produisit sur Pan Kien-cheng l’effet de la foudre. Il ouvrit de grands yeux, son gosier se serra ; il eût voulu que la terre se fendit pour lui offrir un trou profond dans lequel il pût se cacher. L’adepte le regardait en face et l’apostrophait avec fureur :

— Voilà donc ce que valent ton hospitalité et tes beaux serments d’honnête homme ? Quelles assurances ne me donnais-tu pas au moment de mon départ et, à peine étais-je en route, que tu machinais contre moi la plus infâme trahison. Tu n’as que les grossiers instincts de la brute et avec cela tu prétends te mêler d’une science qui exige la pureté du cœur ! Plus tard nous réglerons ensemble nos comptes ; mais je veux tuer ta complice tout d’abord.

En entendant ces derniers mots, la jeune femme épouvantée prit la fuite. Les servantes poussèrent des cris lamentables et s’attachèrent aux habits de leur maître, qu’elles parvinrent à retenir. Pan Kien-cheng lui-même retrouva la parole pour essayer de conjurer la tempête, au moyen des plus humbles supplications. Alors, tout en conservant son attitude hautaine et menaçante, l’adepte parut recouvrer peu à peu son sang-froid.

— Tu recueilles ce que tu as semé, dit-il à l’homme désolé qui s’écrasait devant lui. Ta première punition a été la ruine des espérances que tu avais placées dans ces fourneaux, comme aussi l’espérance perdue d’obtenir de moi le grand secret que j’étais sur le point de te livrer ; mais ne crois pas être quitte, avec ces regrets, du crime que tu as commis en séduisant ma femme. Tu devras encore racheter la vie de ta complice, que tout à l’heure on m’a empêché de lui ôter.

— Rien de plus juste ! s’écria Pan Kien-cheng, saisissant avidement l’hameçon qui lui était tendu.

Il ordonne à son majordome d’aller quérir deux gros lingots d’argent qu’il met aux pieds de son hôte, en le conjurant de les accepter.

L’adepte jette à peine sur cette offre un regard méprisant :

— Qu’est cela ? fait-il, serait-ce la rançon que tu me proposes ?

Pan Kien-cheng ajoute immédiatement deux cents taëls. Il se confond en excuses. Il émet doucement l’idée qu’avec la somme ainsi complétée, il serait aisé d’acquérir une épouse de second rang, des mieux douées et des plus séduisantes, ce qui serait une compensation à l’infortune présente. Il renouvelle, enfin, ses supplications de pardonner la faute commise et de reprendre la sérénité des premiers jours.

Le grand maître du tan paraissait écouter d’un air distrait. Il se recueillit quelques instants, puis, tout à coup, par une transition savante :

— Au fond, dit-il, je n’ai que faire de ton argent, puisque je fabrique de l’or autant qu’il me plaît ; mais je dois l’accepter pour t’infliger un châtiment salutaire. Je le distribuerai aux pauvres et ce sera double mérite.

Aussitôt il ouvrit son sac de voyage, y fit entrer l’argent déposé à ses pieds, le referma soigneusement et, donnant l’ordre à ses gens de porter sur le bateau qui l’attendait tous ses bagages, il poussa devant lui sa femme et partit sans perdre un instant. Sa colère sembla s’être ravivée au dernier instant. Il était déjà loin qu’on l’entendait encore proférer des malédictions d’une voix retentissante et répéter furieusement : « C’est odieux ! odieux ! odieux ! »

Pan Kien-cheng passa plusieurs jours dans d’assez vives inquiétudes. Il craignait les complications très fâcheuses qu’une plainte au mandarin aurait pu lui attirer. Quand ce danger lui parut conjuré, il se prit à réfléchir aux événements qui venaient de se dérouler. L’argent sacrifié pour calmer le mari offensé et pour dissiper de gros orages, certes, il ne le regrettait pas ; à l’égard de celui que les fourneaux lui avaient dévoré en pure perte, il reconnaissait qu’ayant irrité les esprits protecteurs du tan, il ne devait imputer qu’à lui-même ce gros désastre ; mais il se reprochait maintenant l’aveugle emportement qui lui avait fait oublier la plus simple prudence. « Avec moins d’impatience, se disait-il, je me serais bien gardé de commettre un acte irrégulier dans la chambre où veillaient les esprits. Mon bonheur n’était retardé que de quelques heures, et j’obtenais aussi la richesse inépuisable. Avoir enfin rencontré ce mystérieux secret, si ardemment poursuivi, et le voir m’échapper de la sorte, c’est dommage ! c’est vraiment grand dommage ! » Continuant à raisonner au fond de son cœur, il ne laissait pas de se consoler un peu par le souvenir des heures délicieuses dont l’impression ne s’effacerait jamais. L’heureuse fortune d’avoir possédé une merveille de beauté, qu’il jugeait incomparable, l’emportait décidément sur toute autre considération. Il fallait se réjouir et non se chagriner de cette aventure extraordinaire.

Ainsi songeait le maître des fourneaux ruinés et déserts, ne se doutant guère qu’il venait d’assister à la représentation d’une comédie habilement charpentée, dont le rôle principal lui avait été dévolu. Sa passion pour les recherches du grand œuvre étant connue, ainsi que l’abondance de ses richesses, une bande d’escrocs avait fait de lui son point de mire, à l’occasion de son voyage à Hangtcheou. Le chef de cette bande avait joué le personnage de l’adepte, avait bien vite capté la confiance du crédule alchimiste et était devenu son hôte, comme on l’a vu. Il avait feint d’abord de s’installer pour un long séjour, puis un compère était venu le chercher sous le prétexte d’un deuil subit, ce qui lui avait permis d’emporter le métal précieux, dit métal mère, déjà retiré des creusets. La charmante femme laissée dans la place devait amener et amena en effet l’épisode du dénouement, qui était de la dernière perfidie, puisque le voleur sortait la menace à la bouche, tandis que le volé, le front dans la poussière, demeurait muet et tremblant. On a bien deviné que cette fameuse vaisselle d’or qui avait tant ébloui Pan Kien-cheng n’était autre chose que du plomb et de l’étain dorés ; mais ce n’est pas au milieu d’un festin qu’on s’avise de consulter la pierre de touche et, d’ailleurs, qui se laisse aveugler ne saurait rien voir. Notre homme conserva donc toutes ses illusions et n’accusa que lui-même du mauvais succès des dernières opérations. Il aimait cette alchimie ; chaque tribulation qu’elle lui apportait semblait accroître son attachement pour elle, au lieu de le diminuer. On apprendra donc sans surprise qu’il ne s’écoula pas bien longtemps avant que sa confiance ne fût captée de nouveau par un de ces charlatans émérites, habiles à toucher le ressort secret toujours aussi sensible à la détente. Celui-là s’y prit à peu près comme les autres, et comme les autres fut reçu à bras ouverts.

Pan Kien-cheng lui raconta sa plus récente mésaventure, avouant qu’il avait eu des torts graves vis-à-vis d’un adepte de premier ordre dont il avait fait la connaissance, et manifestant son vif chagrin d’avoir vu partir cet homme précieux avant le parfait achèvement d’une transmutation commencée.

— Ne vous affligez point, je puis vous consoler, dit le visiteur obligeant. L’adepte qui vous a quitté si brusquement n’était pas le seul à connaître la bonne méthode. Je veux vous en convaincre tout à l’heure. Commandez seulement qu’on allume un fourneau et qu’on me donne, dans un creuset, un peu de plomb et de mercure.

L’ordre est transmis et exécuté. Une pincée de poudre merveilleuse tombe sur le métal fusionné, qui paraît aussitôt transformé en argent pur. L’expérience est identique avec celle des jours précédents.

— C’est bien cela ! c’est bien cela ! s’écrie joyeusement le chercheur incorrigible. Aujourd’hui l’initiation ne saurait m’échapper.

Vite, il réunit encore mille kin de métal précieux pour servir de métal mère. Celui qui doit l’initier prend les lingots et les jette au fond des creusets, selon la règle. Il distribue des instructions à plusieurs compagnons, ses acolytes. Le feu brille d’une belle couleur ; les aides sont là pour l’entretenir. Pan Kien-cheng va goûter un sommeil tranquille et faire les rêves les plus doux ; mais quel réveil, le lendemain !

Cette fois, tout a disparu sans bruit, adepte, compagnons et argent mère. Il ne reste qu’une maison vide avec un fourneau béant.

Le chagrin de l’alchimiste déçu fut extrême. La colère le rendit furieux ; mais, loin de se laisser abattre, il puisa dans sa douleur même un redoublement d’ardeur et de ténacité. « Non, non, murmura-t-il entre ses dents serrées, il ne sera pas dit que j’aurai souffert tant de peines, usé tant de jours et gaspillé tant d’argent, sans atteindre un but qui me fuit constamment à la dernière heure. Où retrouverai-je ce qui m’a échappé ? Comment ressaisirai-je l’occasion perdue ? Je ne saurais assurément le deviner, mais j’irai chercher le secret du tan jusqu’au bout du monde, et tôt ou tard il m’appartiendra. »

Il n’emporta qu’un mince bagage et se mit à parcourir les chemins.

Arrivé à Sou-tcheou, et comme il était en quête d’informations dans le quartier le plus populeux de la ville, il se vit inopinément face à face avec ces mêmes compagnons qui l’avaient quitté sans prendre congé. La rencontre ne parut les troubler en aucune sorte ; bien au contraire. Pan Kien-cheng, avant d’avoir ouvert la bouche, fut entouré, pressé, fêté, ainsi qu’un ami longtemps désiré. On l’entraîna, on le porta presque dans une grande et luxueuse taverne, où le vin brûlant lui fut offert.

— Nous avons mal agi vis-à-vis de vous, nous en sommes désolés, se hâta de dire l’orateur de la bande ; mais nous allons vous proposer un moyen de tout réparer.

— Ce moyen, quel est-il ? demanda Pan Kien-cheng.

— Il est très simple, de facile exécution et d’ailleurs le seul qui soit en notre puissance, car tout l’argent que nous vous avons emporté est actuellement dépensé. Mais voici qu’un grand mandarin du Chan-tong fait appel à notre compagnie pour venir opérer devant lui. Il a déjà passé un traité avec notre maître à cet effet et, sur la part qui nous reviendra, nous ne manquerons pas de vous rendre ce que nous vous devons. Seulement, notre maître est absent ; il est en voyage et, bien que nous ne soyons pas embarrassés d’accomplir sans lui l’œuvre du tan, nous ne saurions, en son absence, obtenir qu’on nous remette l’argent mère nécessaire à la nourriture des creusets. C’est un obstacle à notre désir de vous satisfaire promptement. Si vous consentiez à prendre la place du maître et à le représenter jusqu’au moment de son retour, nous ne serions pas forcés de l’attendre et vous seriez remboursé sans aucun retard.

— Et ce maître que vous attendez, quel homme est-ce ? demanda encore Pan Kien-cheng.

— C’est un bonze, repartit le compagnon du tan. Ne craignez pas d’accepter nos offres et souffrez que nous coupions une mèche de vos cheveux, pour que les rites de la maîtrise soient immédiatement accomplis.

Pan Kien-cheng souhaitait avec ardeur d’assister, une fois enfin, à la réussite du grand œuvre et l’idée de rentrer dans son argent ne le trouvait pas non plus indifférent. Il prit donc son parti de s’abandonner aux circonstances, laissa les ciseaux entamer sérieusement sa chevelure et suivit dans le Chan-tong ses nouveaux associés. Ceux-ci le comblèrent d’attentions respectueuses ; ils le présentèrent comme leur maître au grand mandarin qui attendait impatiemment ce maître du tan et qui, plein de respect à son tour, le fit entrer dans la salle d’honneur, afin de causer avec lui de l’importante affaire. Lancé sur son terrain de prédilection, Pan Kien-cheng ne manqua pas de discourir longuement et chaleureusement. Sa conviction était sincère, sa faconde fut admirable. Le soir même, le haut mandarin pesait deux mille onces d’argent et les livrait aux compagnons alchimistes, voulant que les opérations commençassent dès le jour suivant.

Une moitié de la nuit se passa à boire, l’autre à dormir du sommeil profond. Le lendemain matin, l’argent mère tomba dans les creusets et les fourneaux s’allumèrent. Bien qu’en réalité Pan Kien-cheng fût venu là, non pour enseigner, mais pour apprendre, il ne laissait pas de montrer sa pratique de l’art, manipulant avec adresse et donnant à haute voix certains avis. Le mandarin le priait de l’instruire, l’accablait de questions pressantes et finit par l’emmener dans son cabinet de travail, désireux de l’interroger tout à son aise, tandis que les aides attisaient le feu. Hélas ! les escrocs qui connaissent un bon tour ne manquent jamais de saisir l’occasion favorable de l’exécuter. Dès qu’ils se virent seuls, les compagnons du tan mirent en action le truc invariable. Ils enlevèrent l’argent mère et disparurent avec lui.

Le maître du logis, qui avait près de lui le maître du tan, se croyait bien à l’abri de toute surprise. On imagine quels furent son étonnement et sa colère, quand il vit le laboratoire et les fourneaux éventrés. Il donna sur-le-champ l’ordre de saisir l’otage demeuré en son pouvoir, afin qu’il fût conduit devant le juge et qu’il eût à dénoncer ses complices. Atterré, désespéré, le malheureux fut quelques instants comme anéanti. Ensuite il raconta toute la vérité, avec des accents tellement sincères et des larmes si éloquentes que le haut mandarin se laissa toucher. Il se trouva que des relations d’amitié avaient jadis existé entre les deux familles. Cette considération acheva de le désarmer. Il prit en pitié ce confrère écrasé de honte et lui rendit sa liberté.

Pan Kien-cheng en profita pour décamper au plus vite. Il n’osa pas rentrer chez son hôte ; il n’osa même pas réclamer ses bagages ; il partit sans une sapèque dans sa manche, et dut cheminer à la manière des bonzes, mendiant la nourriture et le coucher. Il parvint ainsi très péniblement jusqu’à la grande cité de Lin-tsing, où la fatigue l’obligea de se reposer. Comme il visitait le port, son attention fut captivée tout à coup par le tableau le plus charmant. Un grand bateau de plaisance, très luxueux, était amarré au rivage. Le store de la cabine avait été soulevé et, dans la pénombre, caressée de reflets soyeux, apparaissait une délicieuse tête de jeune femme, dont les yeux pensifs semblaient jeter sur les passants des regards distraits. Au sentiment d’admiration qu’éprouva tout d’abord le promeneur se joignit presque aussitôt une émotion bien vive. Cette jeune femme ressemblait si prodigieusement à celle qu’il avait tenu dans ses bras quelques mois auparavant, que ce devait être elle-même. Deux beautés semblables ne pouvaient d’ailleurs exister. Mais d’où venait-elle ? où allait-elle ? Il s’informa ; il apprit que le bateau appartenait à un riche licencié du Ho-nan, qui se rendait à Pé-king pour le concours du doctorat et emmenait avec lui une courtisane célèbre. Le trouble ne fit que grandir dans son esprit, en recueillant une telle réponse. « Serait-ce, pensa-t-il, que cette ravissante créature était seulement femme du second rang et que cet adepte maudit l’aura vendue, après ce qui s’était passé entre nous ? Quelle étrange ressemblance ou quelle aventure étrange ! » Il se promenait à pas lents, sans quitter la place, sans détacher ses yeux du spectacle qui l’absorbait, lorsqu’un serviteur envoyé par la dame vint lui poser cette question :

— Ma maîtresse désire savoir si vous ne seriez pas un habitant du Song-kiang ?

— Je suis du Song-kiang, en effet.

— Ma maîtresse demande encore si votre nom de famille serait Pan ?

— Votre maîtresse est bien informée, dit Pan Kien-cheng d’une voix étranglée, en essayant de feindre l’étonnement.

Un instant après, on l’invitait à monter à bord ; il s’approchait de la fenêtre au store soulevé et la charmante apparition se confessait à lui dans ces termes :

— Vous voyez en moi celle que vous avez prise pour la femme d’un adepte. Je ne suis en réalité qu’une courtisane du Ho-nan. J’étais liée par contrat formel et j’ai dû jouer vis-à-vis de vous une odieuse comédie. Croyez que j’en ai bien souffert. Recevez l’assurance de mon regret sincère et maintenant dites-moi, je vous prie, par quelles circonstances je vous retrouve ici.

Profondément touché de ces paroles et surtout de l’accent de vive sympathie avec lequel elles étaient prononcées, le triste voyageur raconta toutes les déceptions successives qu’il avait subies, sa dernière mésaventure et, enfin, les cruelles vicissitudes qu’elle lui attirait.

— Je serais bien ingrate, si vous ne m’aviez pas inspiré une affection réelle, poursuivit la dame du bateau ; cela me donne le droit de vous témoigner l’intérêt que je vous porte et vous oblige à ne pas refuser mon aide, dans la situation critique où vous vous trouvez. Permettez aussi que je vous conjure, mille fois, dix mille fois, de ne jamais prêter l’oreille aux discours des prétendus adeptes, qui chercheront peut-être encore à vous prendre dans leurs filets. Moi, courtisane, je connais mieux que personne la race des trompeurs à laquelle j’ai le malheur d’appartenir. Si vous daignez tenir compte de mes avis, j’aurai su du moins payer votre amour de reconnaissance. Déjà, je vous témoigne par ma franchise le tendre souvenir que j’ai gardé de quelques bons jours !

La jeune femme avait mis deux ou trois lingots d’argent dans une enveloppe de soie. Elle tendit cette enveloppe à Pan Kien-cheng, en lui exprimant le chagrin qu’elle aurait s’il devait continuer son voyage aussi péniblement qu’il l’avait commencé. Il fallait accepter des offres ainsi faites. Le voyageur balbutia des remerciements, prit congé les larmes aux yeux et quitta Lin-tsing le soir même. Tout le long de la route, il réfléchit à cet enchaînement d’erreurs et de réalités qui lui avaient apporté tant d’émotions violentes. L’impression la plus vive et la plus durable, au fond de son cœur, fut celle de la belle personne, tour à tour sa joie et sa douleur, son bon et son mauvais génie. Il n’oublia jamais les recommandations sorties de sa bouche adorée. Désormais, la recherche du grand œuvre fut une science morte pour lui.

Guéri de sa folie et rentré dans sa maison, le héros de cette histoire eût été à la fin de ses peines, si ses cheveux avaient pu repousser aussi promptement que la fièvre du tan était tombée ; mais sa chevelure garda bien longtemps les traces désastreuses que l’initiation à la maîtrise y avaient marquées. Les parents et les amis finirent par découvrir le secret de la mèche coupée. Ce fut, d’un côté, la source inépuisable de joyeuses plaisanteries et, de l’autre, un sujet de perpétuelle confusion.

Que tous les amateurs de sciences occultes méditent sur la moralité de ce récit.
Pour demander aux esprits le secret divin du grand œuvre, il faudrait premièrement avoir rompu avec tous les appétits grossiers du monde.
Et la prédestination, qu’on devrait avoir en outre, serait celle qui résulte des vrais mérites accumulés.
Si jamais la pierre de tan pouvait tomber entre les mains des débauchés et des cupides,
L’oiseau céleste ferait son nid dans les cavernes et les égouts.

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