Mi-tze, le philosophe de l'amour universel

Charles DE HARLEZ (1832-1899) : Mi-tze, le philosophe de l'amour universel

traduction des 9 premières sections (sur 71 primitives, 53 subsistantes) par Charles de HARLEZ (1832-1899)

Éditeur et date d'édition non précisés.

  • H. Maspero, La Chine antique : "Mo tseu n’a fait en somme que suivre la voie ouverte par Confucius, mais avec plus de conscience de son originalité, et moins de dévotion aux anciens. Sa pensée, plus profonde que celle de son devancier, a cherché à atteindre plus loin, jusqu’au principe premier de toute relation sociale, qu’il a cru trouver dans l’Amour Universel. C’est en plaçant là le fondement de la morale, que Mo tseu a réussi à ramener à l’unité, à une doctrine absolument une et logique, les divers éléments que Confucius avait laissés séparés, quand il avait cherché le fondement de la morale hors de la conscience dans les Rites, et celui des relations sociales au contraire à l’intérieur de la conscience, dans l’Altruisme."
  • L. Wieger, Histoire des croyances... : "Cet homme ne fut pas banal. Son élévation morale arracha des cris d’admiration à ses contradicteurs les plus acharnés."
  • Il peut être intéressant d'aller prudemment, en lisant la traduction de C. de Harlez, en la comparant par exemple à la traduction anglaise ou au texte chinois disponibles sur Internet ici.


Texte in extenso :
Préface - Chapitres : I. Le prince doit s'attacher ses officiers - II. L'homme supérieur, le kiun-tze
III. De l'influence de l'exemple, des conseils. La teinture - IV. Du principe des lois
V. Les sept maux d'un État - VI. De la renonciation au superflu - VII. De la musique
VIII. Que l'on doit honorer, promouvoir les Sages - IX. De l'uniformité du droit

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Préface

Mi-tze est un penseur chinois le moins connu parmi ceux dont les écrits ont une valeur philosophique incontestée. Cependant il mériterait un rang plus honorable parmi ses pareils de l'Empire des Fleurs. On ne peut méconnaître chez lui des idées originales et un système qui devrait attirer l'attention des historiens de le pensée humaine. Au point de vue moral et politique il est infiniment au dessus des plus grands génies de la Grèce.

L'oubli complet dans lequel il est resté, bien plus cette espèce de réprobation dont il a été frappé dans sa patrie sont dus aux anathèmes prononcés contre lui par Meng-tze l'illustre disciple et continuateur de Kong-fou-tze et dont les œuvres ont pris rang parmi les Canoniques de la Chine.

Meng-tze, en effet, aux yeux duquel les principes de Mi-tze semblaient propres à ébranler les fondements de l'édifice social, leur fit une guerre acharnée et les marqua d'une flétrissure qui ne s'est jamais effacée. Tous les lettrés obligés par profession à étudier les écrits de l'adversaire de Mi-tze, influencés par cette sentence si catégorique du maître, ont tenu soigneusement à l'écart les œuvres ainsi condamnées. Aussi le savant sinologue allemand Faber pendant son séjour en Chine ne put s'en procurer aucun exemplaire et dut se contenter d'une copie faite sur celui que le Dr J. Legge possède en sa bibliothèque privée.

Mi-tze était cependant digne d'un meilleur sort et l'accusation portée contre lui par Meng-tze était certainement injuste. Le disciple de Kong-tze s'était trompé en attribuant à Mi-tze non point simplement la doctrine de « l'amour de tous les hommes », mais aussi celle de l'amour égal pour tous les humains quels qu'ils fussent. Or les enseignements de Mi-tze n'impliquent nullement un principe qui détruit la piété filiale, le dévouement aux souverains et tous les devoirs particuliers. L'animosité de Meng-tze était telle qu'il confond le prédicateur du dévouement universel avec celui de l'égoïsme absolu, avec le Yang-tchu que l'on peut appeler justement l'Épicure de la Chine.

Mais qui était donc ce philosophe qui joua, un moment, un si grand rôle dans l'empire chinois et suscita tant de colères ?

Mi-tze, qui le croirait ? était un officier supérieur d'un des petits États feudataires qui divisèrent la Chine jusqu'au milieu du IIIe siècle A. C. Il appartenait à l'État de Lou situé tout à l'orient de la Chine s'il faut en croire le Tchun tsiou de Liu-shi ; mais la plupart des historiens le font natif de l'État de Song. Son premier nom était Ti ; son nom d'adulte fut Mi, ce qui le fait souvent appeler du double nom de Mi-ti. On ne sait rien de sa naissance, ni même de sa vie, si ce n'est qu'il acquit une réputation méritée dans l'art de fortifier et de défendre les cités, comme par sa gestion économe et prudente.

Le temps où il vécut n'est pas même connu avec certitude. Ce fut certainement avant Meng-tze qui parle de Mi-ti comme d'un personnage disparu, et après Wen-tze qu'il cite parfois, c'est-à-dire entre les dernières années du Ve et le dernier quart du IVe siècle.

Il acquit de son temps une grande renommée ; à tel point que Meng-tze disait avec effroi :

— Les paroles de Yang-tchu et de Mi-tze remplissent le monde. On ne parle que des principes de l'un ou de l'autre. Si l'on n'arrête pas la diffusion de leurs doctrines et ne propage pas celles de Kong-tze, ces enseignements funestes entraîneront le peuple et c'en sera fait de la bonté et de la justice. En ce cas les bêtes féroces dévoreront les hommes et les hommes s'entre-dévoreront. S'ils pénètrent dans les pratiques gouvernementales, le gouvernement est perdu.

Ces flétrissures, tout injustes qu'elles fussent en ce qui concerne Mi-tze, eurent leur effet. L'école de Mi-tze décrût promptement et fut anéantie sous le règne de Shi-Hoang-ti, le destructeur des livres. Les écrits de Mi-tze échappèrent aux flammes, mais restèrent dans l'ombre.

Meng-tze avait employé toute son influence auprès des cours pour faire réprouver les disciples de celui qu'il poursuivait de sa haine. Il opéra ainsi de nombreuses conversions, il prêchait à ses disciples d'accueillir les convertis sans autre épreuve que l'abjuration de leurs doctrines antérieures. Il était du reste assez aisé d'éloigner les fragiles mortels d'une école où l'on enseignait le dévouement, la charité qui renonce à son superflu pour le laisser au peuple.

Mi-tze laissa des disciples qui se divisèrent et se disputèrent entre eux. Aussi ses écrits ont-ils subi les injures des ans. Primitivement ils contenaient 71 kiuen ou « sections ». Ce nombre est encore celui du catalogue de la bibliothèque des Hans dressé par Liu-hin au commencement de notre ère.

Le catalogue de Sui les porte comme composés de 15 livres avec un seizième de tables. Alors déjà huit ou dix sections avaient disparu. Aussi différents catalogues leur en attribuent-ils tantôt 61, tantôt 63. Les derniers n'en ont plus que 53, ce qui est le nombre actuel.

Depuis lors les catalogues successif des Tang (Tang shu King tsi tchi) et Sin Tang shu i wen tchi, des Song (Song tze i wen tchi) comme le Tcheng tsiao tong i wen lo et Ma tuan-lin leur assignent le nombre de 15 livres.

Il reste encore quelques traces des livres perdus. Ainsi, d'après le Yu-hai, le Heu Han Shu tchu cite un livre de notre philosophe intitulé Pi-tuk. Kong-Yn-ta dans le Tcheng-i du Shi-king, cite encore le Pi-tchong dont nous ne connaissons rien.

Le livre de Mi-tze n'existe plus guère que dans la collection des 22 docteurs Er-shi-er tze et autres recueils taoïstes. Nous le possédons dans cette collection publiée par les ordres et sous la direction de l'empereur Kien long et terminée l'an XLVIII du règne de ce grand prince à l'imprimerie de Ling-Yen shan. Ce que nous en avons n'est certainement pas l'œuvre de Mi-tze lui même. Les neuf premiers livres ont été rédigés par ses disciples, le Maître y paraît parlant à la 3e personne et répondant aux questions qui lui sont adressées. De plus il est désigné par le titre de Tze-Mi-tze : « le Docteur Mi-tze le Maître » qu'il ne se serait pas donné à lui même.

Les livres X à XII n'émanent pas de lui davantage comme on le verra plus loin. Enfin les trois derniers le mettent en scène comme le Lun-yu et le Kia-yu posent Confucius. Dans ces derniers livres nous retrouvons Mi-tze en son caractère fonctionnel ; c'est le militaire qui traite des choses de la guerre. Il n'y a donc que les 9 premiers livres qui ont un caractère philosophique ; avec eux se termine notre tâche. Mais celle-ci demande encore une autre explication. Les disciples du philosophe de Song en mettant ses enseignements par écrit ont usé d'un style prolixe d'amplifications et de répétitions qui rendent la lecture de l'ouvrage absolument fastidieuse si pas impossible.

Nous avons dû donc parfois retrancher des développements superflus, des répétitions insupportables ou abréger d'interminables explications. Nous n'avons pu conséquemment nous astreindre à une traduction littérale.

Mi-tze est connu en Europe par un court passage qu'en a donné le prof. Legge dans l'introduction de son édition du Meng-tze et par le livre de M. Faber qui contient des extraits de chaque chapitre avec des réflexions, des dissertations du traducteur.

M. Faber a vu dans Mi-tze un précurseur du socialisme ; il développe longuement cette idée, compare le philosophe chinois avec les socialistes modernes et trouve entre eux de nombreux points de contact.

Nous croyons inutile de discuter cette opinion, les faits nous paraissent suffisamment clairs par eux mêmes. À nos yeux, le socialisme de Mi-tze est aussi vrai que les dangers que Meng-tze apercevait dans la diffusion de ses doctrines. Nous ne pouvons mieux faire pour mettre nos lecteurs à même de juger de cette question, que de leur mettre sous les yeux les principes incriminés.

Passons donc, sans plus argumenter, à la traduction du livre.

*

I. Le prince doit s'attacher ses officiers

cf. texte chinois et traduction anglaise.

Prendre en main le gouvernement d'un État et ne pas prendre soin des intérêts de ses lettrés c'est perdre son royaume. Ne point s'empresser de suivre l'exemple des sages, c'est négliger les intérêts publics.

Il n'est point de sage sans zèle au bien, point de lettré sans générosité. Que les gouvernants négligent les sages, les lettrés et puissent conserver leur pouvoir, c'est ce qui ne s'est jamais vu. Jadis Wen Kong par des expéditions heureuses domina le monde et y fit régner l'ordre. Huan Kong devint le chef des princes vassaux. Le roi de Yue, Keu-tsien, soumit l'État de Wou et confédéra tous les princes de l'empire. Tous trois surent rendre leur nom fameux et faire briller leurs mérites. Tous apaisèrent les maux de leurs États.

La haute antiquité ne connut pas de désastre. Les temps qui suivirent en essuyèrent mais on sut les réparer et c'est cela qui fit mettre le peuple en action.

Un proverbe connu dit : Ce n'est point la demeure qui est sans repos, c'est notre cœur qui est inquiet. Ce ne sont point les biens qui nous manquent, c'est notre cœur qui est insatiable. Le sage en ses actes extérieurs ne contredit point sa pensée, ses dispositions internes. Bien qu'il doive occuper le peuple à toutes choses, il ne s'en fatigue jamais. Aussi celui qui sait faire les choses difficiles réussit aisément ; mais je ne sache pas que celui qui fait uniquement ce qui lui plaît évite les désagréments et les effets funestes.

Celui qui opprime les fonctionnaires, qui adule les inférieurs, nuit au prince, aux chefs, car les fonctionnaires deviennent infidèles, les inférieurs revêches et hardis. Quand le conseil est lent, les résistances, les dissensions sont promptes.

Que le chef veille à la garde du royaume ; mais si ses ministres mettent au dessus de tout la conservation de leurs fonctions, se taisent et ne donnent point les avis nécessaires, alors les officiers du prince sont muets et les fonctionnaires plus éloignés auront la bouche close. Si l'on se lasse de s'attacher le cœur du peuple, que la flatterie assiège les côtés du prince et que les bons conseils soient entravés, l'État sera dans un grand péril.

N'est-ce point parce que Kié et Sheou n'avaient point pour eux les grands du royaume qu'ils se sont perdus et avec eux, leurs États ? C'est pourquoi l'on dit : faire entrer des richesses au trésor de l'État est moins utile que de faire nommer les sages, les lettrés aux fonctions gouvernementales.

Pour servir, les aiguilles doivent être pointues, les glaives bien tranchants ; pour qu'ils le soient il faut effiler les unes et bien aiguiser les autres. Un puits d'eau excellent est bien près d'être épuisé ; les tortues intelligentes, d'être brûlées. Ce qui perdit Pi-kan ce fut sa résistance au tyran. Pour Meng-pen ce fut sa bravoure... Si ces hommes avaient été pauvres et obscurs, ils n'auraient point péri.

Un prince sage ne peut aimer les officiers sans zèle, sans dévouement. Aussi celui qui occupe une charge qu'il n'est point capable de gérer n'est point l'homme de cette charge. Celui qui perçoit les émoluments d'une fonction sans être capable de la bien remplir ne peut se considérer comme maître de ces émoluments.

Un bon arc est difficile à bander, mais il peut faire atteindre haut et pénétrer profond. Un coursier généreux est difficile à monter, mais il sait faire grosse besogne et aller loin.

D'autre part le Kiang et le Ho n'ont pas de répugnance à remplir de petites vallées ; ainsi ils peuvent en combler des grandes. Ainsi le Saint dirige le monde sans se refuser à rien et conduit les êtres vivants sans rencontrer de résistance.

Les grands fleuves n'ont pas qu'une seule source ; ainsi le prince et les ministres n'ont pas les mêmes règles de conduite ni les mêmes profits et pertes. Malheureusement tous les rois n'ont pas une conduite également sage. C'est pourquoi le ciel et la terre n'ont pas tout leur éclat, ni les grandes eaux toute leur extension, ni le grand feu toute sa force, ni la vertu des rois toute son élévation.

Un chef de mille hommes bien que juste et droit comme un trait, toujours égal comme une pierre de niveau, ne saurait protéger tous les êtres. Un ruisseau mince et étroit est bientôt desséché.

Un roi bienveillant et généreux mais qui ne sort pas de son palais ne saurait bien gouverner ses États.

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II. L'homme supérieur, le kiun-tze

cf. texte chinois et traduction anglaise.

Lorsque le kiun-tze fait la guerre, il fait surtout fond sur la valeur de ses troupes et leur habilité (et non sur leur nombre). Dans le deuil, il observe les rites mais il estime surtout la douleur de l'âme. Quelque science qu'il ait, il estime l'action comme la chose essentielle. S'appliquant sans cesse aux affaires il ne recherche pas le grand profit. Cherchant le bien des êtres il se tient dans l'obscurité et ne vise pas à la renommée. C'est pourquoi les anciens rois gouvernaient en s'observant, se perfectionnant eux-mêmes et attirant les autres à eux.

Le kiun-tze voit l'imperfection, la corruption, et s'efforce de se perfectionner lui même. Il déteste la recherche (des défauts d'autrui) et pratique la correction propre. Les paroles de louange ou de haine n'ont pas accès à ses oreilles ; les actions de contestation, de trouble ne sortent point de sa bouche, la racine de la nuisance ne croît point dans son cœur. Aux hommes prêts à blâmer, à accuser il ne donne point sa confiance.

Aussi le kiun-tze remplit constamment son office le mieux qu'il lui est possible. Il désire constamment progresser et y emploie toutes ses forces.

Vivant il est aimé ; mort il est pleuré. Pauvre il s'attache à la modération, à l'économie ; riche il s'attache à la justice. Jamais il ne tombe dans l'hypocrisie. En lui la nature primitive est toute restaurée. Son cœur n'est jamais sans affection, ni ses actes sans attention et dignité, ses paroles ne manquent jamais de droiture. Tout son extérieur est joyeux florissant. Cet homme a l'aspect de bonheur et d'activité incessante, c'est le kiun-tze, c'est le Saint et lui seul.

Quand la volonté est sans force, la sagesse ne pénètre pas loin. Quand la parole n'est pas sûre, les actes sont dépourvus de sincérité. Celui qui possédant des richesses ne sait pas en faire aux autres n'est pas digne d'amitié. L'homme qui manque de sincérité, de générosité, qui discute sans considération sérieuse et impartiale n'est pas digne qu'on ait des rapports avec lui.

Quand la racine n'est pas ferme et solide, les branches sont grêles et faibles. Le brave qui est sans culture intérieure deviendra négligent, relâché. Une source troublée ne peut donner de l'eau pure dans son cours. Quand les actes manquent de droiture, le renom se détruit. Le renom ne vient pas de lui même à la suite de l'être vivant, la louange ne croît pas d'elle même, elles ne peuvent reposer sur l'hypocrisie. Elles ne s'appliquent qu'à l'essence réelle, elles suivent le mérite.

Celui qui donne tout aux paroles et néglige les actes n'est point écouté en ses conseils. La violence manque le but, les efforts sans prudence échouent. L'homme éclairé, perspicace, apprécie le fond et ne s'en tient pas aux paroles. Il parle sans se donner de l'importance, il ne recherche pas l'élégance, mais uniquement la sagesse. Le sage reste en lui-même et son intérieur retourne à la pureté originaire. L'homme de bien libre en son cœur est actif ; celui qui ne sait pas discerner, diriger son cœur ne peut durer en sa vertu. Son renom, sa louange ne peuvent subsister longtemps.

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III. De l'influence de l'exemple, des conseils. La teinture

cf. texte chinois et traduction anglaise.

Mi-tze ayant vu un homme qui teignait de la soie dit en soupirant : Si l'on teint en bleu, l'étoffe devient bleu ; si c'est en jaune, elle devient jaune ; elle prend toutes les couleurs qu'on lui donne. La teinture ne peut manquer son effet. Ainsi quand on teint on doit être bien prudent. Mais cela ne s'applique pas seulement à la soie, il en est de même des hommes, des princes qui reçoivent la teinture de leurs conseillers. Ainsi Shun fut teint par Heu Yeu et Pe-Yang ; Yu par Kao Yao et Pe Yi; Tang par I Yin et Tchong kuei, comme Wou-Wang par Tai Kong et Tcheou Kong. Ces quatre souverains ont reçu une teinture convenable, ils ont acquis renom et mérites comme Fils du ciel, ils ont fait régner la bonté et la justice et les hommes les ont vantés universellement. Les tyrans Kie de Hia et Sheou de Yin l'ont été le premier par Kan-sin et Tsui-tchi, le second par Tchong hen et Go-lai. Li Wang des Tcheous et Yeu-Wang furent teints par leurs ministres. Mais cette teinture était contraire à la justice. C'est pourquoi ils périrent eux et leur puissance ; ils furent les destructeurs, la ruine de l'empire. Aussi ne sont-ils loués que par les hommes de crime et de honte.

De nombreux princes feudataires ont subi les mêmes influences pour le bien ou le mal et en ont recueilli des fruits identiques.

Les princes incapables de l'être se perdant eux-mêmes épuisent leur esprit et leur cœur ; aussi leurs États courent de grands dangers ; eux-mêmes encourent la honte. Ils ne comprennent point ce qui est essentiel. Il reçurent une teinture qui fut le contraire de ce qu'elle devait être et de là leurs malheurs.

Mais ce n'est point seulement le prince que l'on peut influencer de cette manière, ce sont encore les lettrés, les grands.

Si leurs favoris aiment la justice, l'humanité, et leur donnent de bons conseils, s'ils respectent les lois et les décrets royaux, alors leurs familles prospèrent, la paix et le calme règnent en eux, leur renommée grandit chaque jour. Comprenant les règles des fonctions ils les suivent avec fidélité.

Mais si leurs amis se plaisent à la vanterie, à la violence, aux excitations mauvaises, aux compétitions ambitieuses, leurs familles s'amoindriront de jour en jour, eux-mêmes seront en danger, leur nom sera couvert de honte. Chargés de fonctions ils en violent les règles essentielles. Ils périront misérablement.

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IV. Du principe des lois

cf. texte chinois et traduction anglaise.

Mi-tze disait : Les gouvernants, en ce monde, ne peuvent réussir sans suivre les principes des lois. Que l'on soit lettré de premier ordre, ministre d'État, tout le monde a ses lois sans lesquelles on ne peut mener à fin aucune entreprise. Les artistes les plus distingués ne peuvent s'y soustraire. On fait les carrés avec l'équerre, les ronds avec le compas. On fixe avec le cordeau, on tient droit au moyen du niveau.

C'est par leur secours que l'artisan habile réussit et que l'inhabile achève lentement sa tâche, triomphant ainsi de son incapacité.

De même que les artisans, les grands de ce monde qui gouvernent l'empire et ceux qui sont préposés aux États inférieurs doivent observer des règles, sans quoi ils seront inférieurs aux artisans eux-mêmes.

Quelle est donc la loi que doivent suivre les hommes d'État ? On peut la trouver dans la conduite des parents dignes de ce nom. Voici comment.

Les pères et mères sont nombreux en ce monde, mais ceux en qui dominent la bonté, le dévouement sont rares ; si on imite le grand nombre on imitera une conduite dépourvue de bonté ; or une règle qui méconnaît la bonté n'en est pas une.

Il en est de même des maîtres. En imitant ceux qui ne sont pas vraiment bons, on suit une loi sans bonté ce qui n'en est pas une. On peut en dire autant au sujet des princes.

Ainsi, parents, maîtres et princes ne peuvent être considérés comme des modèles à suivre. Où ce modèle est-il donc ? Il ne se trouve que dans la conduite du ciel.

L'action du ciel s'étend à tout et n'a point d'égoïsme, de caprice. Sa générosité est infinie et ne connaît point les faveurs spéciales : sa lumière est perpétuelle et ne défaillit point, c'est pourquoi les saints rois le prennent pour modèle et pour règle. Ce que le ciel désire ils le font ; ce qui lui déplaît, ils s'en abstiennent, ils l'empêchent.

Qu'est-ce que le ciel désire ? Qu'est-ce qui lui est odieux ?

Il désire que les hommes s'entr'aiment et se fassent du bien les uns aux autres. Il ne veut pas qu'ils s'entre-haïssent et se nuisent.

Comment sait-on qu'il aime ou déteste ces choses ?

Par ce qu'il embrasse tout dans un même amour, dans une même faveur. Et comment sait-on qu'il fait cela ? Par ce qu'il conserve et entretient tous les êtres sans exception. Pour lui il n'y a ici bas ni grands ni petits royaumes ; tout est cité du Ciel. Pour lui il n'y a ni enfants ni hommes faits, ni riches ni pauvres, ni grands ni petits, tout est serviteur du ciel. Ses biens terrestres sont pour tout le monde, il ne les refuse à personne.

C'est pourquoi il est dit : Ceux qui aiment et aident les autres, le ciel les comble de bénédictions. À ceux qui les haïssent ou leur nuisent il envoie des calamités, l'infortune.

Ainsi l'on voit la volonté du ciel que les hommes s'entr'aiment et s'entraident, qu'ils ne se haïssent point, qu'ils ne se nuisent point.

Les saints rois de jadis, Yu, Tang, Wen et Wou aimaient toutes les familles, tout le peuple d'ici bas et leur faisaient respecter le ciel comme servir les esprits et, de cette manière, ils procuraient aux hommes des grands biens. Aussi le ciel leur prodigua ses dons et assura leur dignité de Fils du ciel. Tous les princes les servirent avec respect.

Les tyrans Kie, Sheou, Li et autres haïssaient le monde et le poussaient à braver le ciel, à négliger les esprits ; ainsi ils nuisirent aux hommes. Le ciel les accabla de maux, leur enleva le trône. Ils périrent avec leurs familles et ils devinrent la risée du monde.

Ainsi les uns obtinrent le bonheur en pratiquant le bien ; les autres furent livrés au malheur pour avoir fait le mal.

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V. Les sept maux d'un État

cf. texte chinois et traduction anglaise.

Tout État a sept sources d'inquiétude.

1. Avoir une citadelle, des murs, des fossés et ne pouvoir les défendre ;

2. Qu'un État ait un voisin hostile à ses frontières sans que ses autres voisins puissent lui venir en aide ;

3. Épuiser inutilement les ressources du peuple, répartir les biens entre des indignes, en sorte que les ressources du peuple se perdent sans profit ou aillent aux mains de flatteurs étrangers ;

4. Que les magistrats recherchent uniquement les émoluments. Que les voyageurs (n'aient point la sécurité) soient anxieux de leur retour. Que le souverain fasse des lois pour obliger les magistrats à remplir leur devoir, mais soit incapable de les forcer à les observer.

5. Que le prince se croie sage et ne demande point conseil, qu'il se croie fort et sûr et ne se mette point en garde contre les projets de ses voisins.

6. Que le mensonge y règne, que la sincérité n'obtienne point la confiance.

7. Que les végétaux qu'on y cultive ne soient point suffisants pour nourrir le peuple, que les officiers supérieurs soient en dessous de leur mission ; que les récompenses ne puissent suffire à contenter le peuple ni les supplices à l'effrayer.

Là où règnent ces sept maux l'État est perdu. Quand les fruits de la terre manquent le peuple est dans la détresse. On doit donc avoir grand soin des aliments du peuple, régler la culture des terres, et limiter les dépenses.

Il peut manquer un, deux, trois ou quatre des genres de céréales ou tous les cinq à la fois ; c'est alors le ta tsin (ou le grand ravage). Les années de disette du 1er degré les fonctionnaires abandonnent 1/5 de leur émoluments. Ils en perdent deux, trois ou quatre cinquièmes selon le degré de la disette. Les années de famine complète, ils ne reçoivent que ce qui est nécessaire à leur subsistance.

Alors le prince n'use plus de son grand service de table et diminue ses repas. Les officiers supérieurs font écarter leurs instruments de musique. Les shis ne vont plus aux écoles. À la cour du prince on ne porte plus de fourrures précieuses. Les hôtes des princes, les ambassadeurs ne reçoivent plus que le menu d'un déjeuner ; plus de dîners complets. On va en char à deux chevaux. On ne sarcle plus les chemins ; on donne une nourriture simple aux chevaux. Les épouses secondaires ne portent plus de robes de soie.

Aujourd'hui dans les temps de disette les gens qui meurent de faim ou se tuent de désespoir sont très nombreux. Les femmes se jettent dans les puits avec leurs enfants ; les affamés meurent sur les chemins en allant quêter leur nourriture.

La cause en est dans l'insuffisance de la culture ou dans le mauvais usage de ses produits.

Dans la haute antiquité les saints rois surent faire cultiver et récolter des céréales en abondance et prévenir les effets de sécheresses ou des pluies trop abondantes. Pour cela ils mettaient tous les moyens en œuvre au temps voulu et pour leur propre entretien ils usaient d'une grande économie.

L'an VII du règne de Yu il y eut des inondations violentes ; l'an V de Tang il régna une disette terrible, cependant le peuple ne périt ni de faim ni de froid. C'est que ces rois tout en faisant produire les richesses du pays, en réglaient l'usage.

C'est par les moyens préventifs, la préparation que l'on évite les maux. Sans arsenaux suffisamment munis, eut-on pour soi la justice, on ne peut triompher des méchants. Une ville dont les murs ne sont pas solidement construits ne peut repousser les attaques. Kié et Sheou étaient puissants et riches ; ils furent vaincus par des princes de faibles ressources ; c'est qu'ils n'étaient point préparés aux événements. La préparation est donc l'essentiel pour le gouvernement d'un État. Les aliments préparés en sont les joyaux ; les armes, ses instruments de défense ; les murs, les citadelles, sa sauvegarde. Mais si par des largesses excessives surtout lorsqu'elles sont faites à des indignes, par un luxe effréné des habillements, des équipages, des constructions on épuise le peuple, on vide ses magasins, ses arsenaux, l'État ira à sa perte.

Quand les chefs ne mettent point de bornes à leurs jouissances, les inférieurs ne voient point de terme à leurs peines. Un État ainsi plein de brigands, d'ennemis du peuple ne peut manquer de périr. Quand le peuple souffre de la disette c'est qu'on a commis la faute de ne point préparer les choses nécessaires à sa subsistance. Aussi l'histoire des Tcheous contient cette sentence : Un État qui n'a pas en magasin des vivres pour trois ans ne mérite pas ce nom. Si un particulier n'a pas des vivres préparés pour trois ans c'est qu'il ne considère pas sa femme et ses enfants comme étant les siens.

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VI. De la renonciation au superflu

cf. texte chinois et traduction anglaise.

Mi-tze dit : les peuples de l'antiquité ne connaissaient point les maisons. Quand cela était nécessaire ils se réfugiaient dans les montagnes et se logeaient dans les cavernes. En ces bas lieux l'humidité nuisait au peuple. C'est pourquoi les saints rois firent bâtir des maisons. On pensa que des murs élevés, des digues suffiraient à préserver de l'humidité, du vent et du froid ; que des hautes murailles à l'intérieur sépareraient convenablement les hommes et les femmes et maintiendraient la décence. Cela mûrement délibéré on établit les règles des demeures ; on prohiba les dépenses, les travaux pénibles sans utilité pratique. Les travailleurs à gage ou à corvée construisaient les murs et les cités, les peuples travaillaient sans se nuire. On récoltait régulièrement les rentes, les taxes fixées, et le peuple pouvait dépenser sans s'appauvrir. Ainsi les saints rois faisaient bâtir des maisons pour préserver les vies et non pour le plaisir de la vue. En faisant des habits, des ceintures, des chaussures ils ne visaient point au beau, au merveilleux, mais à garantir le corps. Ainsi tout était réglé pour cela, pour instruire le peuple, le moraliser. Ainsi le peuple pouvait acquérir des biens et en user sagement de manière à en avoir suffisamment et se contenter de son sort.

Les maîtres d'aujourd'hui agissent tout autrement. Ils lèvent des fortes taxes, pressurent le peuple et lui enlèvent ses ressources pour construire des terrasses, des tours avec des ornements sculptés et de différentes couleurs.

Par suite de ce luxe, leurs richesses ne suffisent plus pour leur permettre de subvenir aux besoins du peuple en temps de famine, pour soutenir les orphelins, les abandonnés et les pauvres. Ainsi l'État est pauvre lui-même et le peuple difficile à régir.

Le prince qui désire sincèrement que le monde soit gouverné avec ordre et justice, doit observer une juste mesure dans ses constructions.

Jadis le peuple ne connaissait que les habits de peau et les ceintures d'herbes sèches. Les saints rois jugèrent que ce n'était pas convenable pour la nature humaine. C'est pourquoi ils firent apprendre aux femmes à tisser la soie et le chanvre pour faire du fil et des étoffes diverses et de ces étoffes, les habillements du peuple : la soie devait servir l'hiver à entretenir une chaleur modérée ; la toile, en été, entretenait le frais convenable.

Les saints estiment que les vêtements doivent satisfaire aux besoins du corps et rien de plus ; ils croient qu'on ne doit point chercher, par leur moyen, à attirer les regards.

Ils avaient alors des chars solides, des chevaux vigoureux, ardents, mais ils en ignoraient le luxe, comme celui des ornements sculptés et bigarrés.

Ainsi les biens du peuple n'étaient pas épuisés et l'on pouvait subvenir aux besoins extraordinaires des sécheresses, des inondations destructrices, etc. On recueillait ce qui était nécessaire à l'entretien de chacun ; on ne portait point ses vues au delà.

Aussi le peuple frugal et économe était facile à gouverner, son prince, usant de ses biens avec mesure, satisfaisait aisément à tous les besoins. Les magasins, les arsenaux bien remplis suffisaient pour les temps où l'on ne pouvait les pourvoir du nécessaire. La puissance royale s'exerçait sans lutte sur le monde entier.

Aujourd'hui on agit tout autrement ; les vêtements, les palais ne sont faits que pour le luxe et l'orgueil. Cela ne sert point à augmenter le bien être général mais uniquement à la montre, à la vanité. Ainsi le prince superbe et prodigue ne peut moraliser son peuple, ni faire régner l'ordre dans l'État.

Jadis les peuples n'avaient que des aliments grossiers, sans préparation. Les saints rois firent cultiver les champs et les arbres à fruits pour assurer à l'homme une nourriture convenable. Elle suffisait pour entretenir la force vitale, fortifier le corps, suppléer à ce qui leur manque. Les dépenses étaient modérées, les richesses du peuple épargnées.

Il n'en est plus ainsi aujourd'hui. On épuise le peuple pour le luxe de table des grands, il faut à ceux-ci des mets recherchés, des porcs entretenus dispendieusement, des poissons rôtis, des tortues. Les grands princes ont cent plats sur leur table, les petits en ont dix. Les mets délicats occupent un espace de dix pieds en carré. Ils sont si nombreux que l'œil ne peut tout voir, la main ne peut tout tenir, la bouche ne peut tout goûter. En hiver on emploie la glace ; en été les couvercles.

Les grands imitent les princes et pressurent les pauvres, les abandonnés. Les princes ne peuvent éviter les troubles. S'ils le veulent, ils doivent modérer leurs dépenses, le luxe de leurs tables.

Jadis les peuples ne savaient faire ni bateau, ni char ; ils ne pouvaient transporter des poids lourds ni aller au loin ; ils manquaient de chemin pour cela. C'est pourquoi les saints rois leur firent faire des vaisseaux et des chars, forts ou légers pour transporter les gros poids ou pénétrer au loin ; les frais étaient petits et l'avantage considérable. Le peuple était heureux et profitait largement de ces inventions.

Les lois et les décrets ne le pressait point, mais ils étaient obéis. Le peuple n'était point dans la peine, les chefs avaient de quoi subvenir aux dépenses nécessaires ; rien de plus ; aussi le peuple se reposait sur eux, leur donnait toute sa confiance.

Les maîtres d'aujourd'hui agissent tout différemment. Les chars et les vaisseaux qu'ils construisent ne sont faits que pour eux et ils dépouillent les peuples pour les orner. Les femmes doivent y consacrer le produit du filage, du tissage ; les hommes y perdent le fruit de la culture. Le peuple a froid et faim.

Les grands imitent les princes ; les peuples en souffrent cruellement. De là naît une grande corruption, une foule de crimes qui se commettent et de supplices qu'ils entraînent et le royaume est plongé dans le trouble. Quel que soit le désir contraire du souverain, il ne peut y remédier.

Cependant de tout ce qui vit entre le ciel et la terre, est compris au sein des quatre mers, rien n'est sans les affections célestes et terrestres, sans l'union harmonieuse du Yin et du Yang. Le saint le plus parfait même ne peut rien y changer. Comment sait-on qu'il en est ainsi ? Voici :

Le saint lorsqu'il a appris à connaître le ciel et la terre, sait nommer le haut et le bas. Quand il connaît les quatre saisons, il distingue le Yin et le Yang ; de la nature humaine il distingue l'homme et la femme ; des animaux el oiseaux, il distingue les mâles et les femelles. À la vraie nature du ciel et de la terre, les anciens rois eux-mêmes n'auraient rien pu changer.

Les grands saints des âges antérieurs entretenaient leurs biens propres sans nuire à personne ; ainsi le peuple était sans colère ; leurs palais n'étaient point remplis de femmes, ainsi il n'y avait pas d'eunuques ; de cette façon les peuples étaient dans une heureuse situation et nombreux.

Aujourd'hui les souverains soignent leurs intérêts privés avant tout ; les grands royaumes comptent mille concubines et les petits jusqu'à cent. Ainsi les eunuques privés du mariage sont nombreux, tout comme les femmes du harem. Aussi la population est-elle peu nombreuse.

C'est en ces choses que l'homme supérieur, le saint se montre économe, réservé et observateur des règles ; tandis que l'homme vulgaire se livre à ses passions. Et c'est ce qui fait prospérer l'un et périr l'autre. En ces cinq choses il faut donc une modération complète.

Quand la règle des époux est observée, c'est l'harmonie du ciel et de la terre ; le vent et la pluie bien réglés donnent la récolte des céréales. La modération dans les vêtements établit l'harmonie nécessaire entre la peau et la chair, les muscles.

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VII. De la musique

cf. texte chinois et traduction anglaise.

Dans ce chapitre Mi-tze condamne l'abus de la musique dans les cours comme conduisant à la mollesse, à la fainéantise. Les Chinois considèrent cet art comme un moyen de gouvernement. Nous passons ce chapitre qui n'a rien de philosophique.

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VIII. Que l'on doit honorer, promouvoir les Sages

cf. texte chinois et traduction anglaise.

Mi-tze disait : Jadis les rois, princes et ta-fous qui gouvernaient l'État et les familles désirèrent qu'ils fussent riches, bien peuplés, régis en ordre parfait. Mais souvent il leur arrivait tout le contraire : comment cela se faisait-il ? Et Mi-tze expliquait la chose de la façon suivante :

Cela vient de ce qu'ils n'ont pas su honorer les sages. Quand un royaume a des nombreux lettrés et magistrats pleins de sagesse et de sentiments nobles alors le gouvernement prospère ; quand ils sont peu nombreux, l'État est en misère. C'est pourquoi les ta-fous doivent s'appliquer surtout à avoir de nombreux sages.

Et que doivent faire ces sages ? reprit quelqu'un, quels doivent être leurs moyens habiles de gouvernement ?

Mi-tze répondit : Quand on veut avoir des archers et des conducteurs de chars habiles dans leur art, on doit les enrichir, les élever, les respecter et les louer ; de cette façon on parvient à en avoir un grand nombre. On doit procéder de même envers les sages. S'il s'en trouvent dans l'État qui soient d'une conduite grandement vertueuse, habiles à parler, à discourir, ayant beaucoup d'art et de ressources pour conserver les biens précieux du royaume et seconder les génies du sol et des moissons, on doit les enrichir, les honorer, les louer, les respecter et on en trouvera en grand nombre. Aussi les anciens rois disaient : Ceux qui ne sont point justes, on ne doit pas les enrichir, les honorer, les aimer, se les attacher. Si l'on agit ainsi les riches et les grands diront en se retirant : Nous avions d'abord compté sur la richesse et la grandeur. Mais comme maintenant on ne méprise plus les petits et les pauvres, mais qu'on honore et élève la justice, nous ne pouvons manquer de la pratiquer ; nous le ferons donc désormais : les parents, les proches tiendront le même langage et deviendront justes et honnêtes. Les hommes, éloignés de la cour, se diront, à part eux : jusqu'ici nous étions sans appui, sans espoir, vu notre éloignement. Aujourd'hui on ne tient plus compte que de l'équité, suivons donc la justice et nous réussirons.

Ainsi les magistrats des États lointains ou des provinces, les tchu-tze du palais, tous les habitants de l'empire du Milieu, les gens des quatre frontières, tous pratiqueront également la justice. En effet, les chefs n'auront qu'une manière d'employer leurs inférieurs, et les inférieurs qu'une même habileté à servir les chefs. Prenons comme point de comparaison les riches avec leurs hautes murailles, leurs palais profonds. S'ils font faire une seule porte en avant et que des voleurs s'y introduisent, ceux-ci y entreront aisément mais ne pourront plus en sortir quelqu'effort qu'ils fassent. Ainsi les grands obtenaient l'effet nécessaire.

Jadis les anciens rois dans leur gouvernement, distinguaient la vertu et honoraient les sages ; qu'il s'agît d'agriculture ou d'art, ils élevaient tous les hommes de capacité. Les dignités élevées, les forts émoluments doivent être en rapport avec les choses. Si la dignité n'est pas honorée, élevée, le peuple ne la respectera pas, si les émoluments ne sont pas considérables, le peuple n'aura pas confiance dans le dignitaire. Si les ordres ne sont pas péremptoires, le peuple ne les craindra pas. Tout cela doit être confié aux sages. Et agir de la sorte ce n'est pas favoriser les sages. C'est désirer que les affaires soient faites convenablement.

On doit en conséquence, distinguer les choses d'après les capacités, confier les affaires selon les fonctionnaires ; fixer les rétributions d'après les mérites ; délimiter les charges et répartir les émoluments convenablement. Car quand les magistrats n'ont pas un rang bien déterminé et constant le peuple n'a point de terme à sa mésestime.

Élever les hommes capables, abaisser les inhabiles ; promouvoir la justice et étouffer toute rancune privée, c'est ce que l'on enseigne constamment.

Yao éleva Shun au nord de Fu-tsi, lui confia le gouvernement et le monde fut en paix.

Yu éleva Yi au centre du Yin-Tang. Il lui donna le gouvernement et le neuf tcheous furent en ordre parfait. Tang éleva I-Yin, au milieu de la cuisine. Il lui donna le gouvernement et tous ses plans et projets réussirent. Wen Wang éleva de même Hu-yao-Tai-sien au milieu de ses filets et les régions de l'Ouest se soumirent. En ces temps donc toute magistrature bien que pourvue de gros émoluments et de dignités élevées, n'était jamais conférée sans diligence, respect et crainte. Tout agriculteur ou artisan quelque habile qu'il fût ne présentait point ses vues sans crainte, sans y être exhorté. Les officiers alors étaient des auxiliaires et se succédaient comme tels. Aussi celui qui avait à ce titre des hommes instruits, n'échouait point en ses desseins ; lui-même n'était point en peine, son nom subsistait, ses belles actions étaient couvertes de lustre. C'est pourquoi Mi-tze disait : l'officier sage qui réussit en ses plans doit être mis en charge, avancé en rang ; celui qui échoue ne doit point l'être. Honorer, rechercher les procédés habiles de ses ancêtres, c'était la voie de Yao, Shun, Yu et Tang. Ainsi l'on doit élever le sage, c'est le fondement de l'État.

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IX. De l'uniformité du droit

cf. texte chinois et traduction anglaise.

Mi-tze dit : Autrefois à l'origine du peuple, quand il n'y avait pas encore de lois et de gouvernement, le droit variait selon le parler de chacun. Ainsi un homme avait un principe de droit; deux hommes, deux principes ; dix hommes, dix principes. Les hommes se multipliant, les principes qu'ils soutenaient se multiplièrent également. Ainsi chacun affirmait les siens et niait celui des autres, ainsi ils se contredisaient mutuellement. Les gens d'une même maison, les pères et les fils comme les frères suscitaient entre eux des colères, des haines, des dissensions, ils ne pouvaient s'accorder entre eux. Toutes les familles de l'empire se nuisaient l'une à l'autre par le feu, l'eau, les poissons et des autres moyens d'action ; ils ne s'aidaient aucunement, ils détruisaient les ressources surabondantes, sans se les partager entre eux. Ils se cachaient la doctrine élevée et ne s'instruisaient pas mutuellement. Le monde humain était troublé comme (celui) des animaux. Il est évident, hélas ! que cet état de trouble naissait de l'absence de chef gouvernant. C'est pourquoi on choisit un sage et capable que l'on établit Fils du ciel. Et celui-ci devenu souverain, ne pouvant tout régir par ses seules forces, choisit de même trois des sages capables qu'il établit kongs. Puis à cause de l'étendue de l'empire, des royaumes éloignés, des peuples différents qu'il comprenait ou avec qui il était en rapport et qui ne savaient point distinguer clairement le vrai et le faux, l'utile et le nuisible et reconnaître la distinction de l'un et l'autre. C'est pourquoi ils divisèrent les États, leur donnèrent des limites et établirent des princes comme chefs de ces États. Ces princes établis, ne purent par leurs forces suffire à leur charge, à leur tour, ils choisirent des hommes sages et capables de leurs États pour présider au gouvernement du peuple. Le Fils du ciel leur communiqua le pouvoir sur les familles du peuple en leur disant : Écoutez, jugez le bien et le mal, l'un et l'autre comme vous avez demandé la décision du chef. Ce que celui-ci approuve, approuvez-le, ce qu'il condamne, condamnez-le. Si le chef vient à manquer, avertissez-le, reprenez-le ; si l'inférieur fait quelque bien, soutenez-le, faites-le connaître, récompensez-le. Une conduite digne d'un grand et supérieure à celle que peuvent tenir les petits est ce que les chefs récompenseront et les inférieurs loueront.

Si on agit autrement ou si l'on agit d'une manière digne d'un inférieur, indigne d'un chef, c'est ce que les chefs puniront et les inférieurs réprouveront. Examinant, jugeant ainsi avec intelligence, ils éprouveront la justice, l'équité, la droiture.

Le chef de li inaugurant son administration reçoit comme instruction : écoutez le bien et le mal, puis informez le préfet de hiang, ce que celui-ci approuvera que tous l'approuvent ; ce qu'il condamnera que tous le condamnent.

Que ceux qui manquent en parole apprennent du préfet à bien parler, que ceux qui agissent mal, apprennent de lui à bien agir. Ainsi l'ordre établit dans le hiang doit apprendre à empêcher les troubles. Le préfet seul a droit sur le hiang entier et par lui le hiang est gouverné avec ordre.

Le préfet doit être l'homme le plus vertueux du district. Sa commission préfectorale porte qu'il entende les contestations et les soumettre au chef de l'État dont dépend le hiang ; que tous apprennent la décision de celui-ci et s'y soumettent. Qu'ils apprennent de lui à bien parler et à bien agir.

L'État est régi de la même façon par son prince (kiun) qui doit référer au Fils du ciel qui a seul pouvoir et droit sur l'empire et y maintient l'ordre et les lois.

Ainsi le préfet gouvernera son hiang en faisant régner un droit uniforme par son pouvoir sur tout le district ; il amènera ses administrés à se conformer entièrement aux décisions du prince de son État, à sa manière d'agir et non à celle des gens inférieurs ; et le prince lui-même imitera le Fils du Ciel, à s'instruire à son exemple et du bien et du mal. C'est par cette imitation, cette instruction que le monde pourra vivre en paix et en ordre ; il n'y a pas d'autre moyen. Mais en dernière analyse c'est le ciel qui est le dernier terme de l'imitation.

Si l'on imite simplement les hommes dignes d'honneur et se conforme au Fils du Ciel, mais ne porte pas son imitation au point sommet et jusqu'au ciel même, alors les calamités célestes ne cesseront pas ; le froid et la chaleur n'auront point de mesure ; les frimas, le tonnerre, la pluie, la rosée ne viendront pas à leur temps, les grains ne mûriront pas ; les animaux domestiques ne réussiront pas ; les maladies, les calamités, les ouragans, accableront le pays. Ainsi le ciel punira ceux qui n'auront point cherché à imiter sa conduite.

C'est pourquoi les saints rois d'autrefois faisaient briller tout ce que désirent le ciel et les esprits et réprimaient ce qui leur est odieux ; cherchant ainsi à promouvoir les intérêts du peuple et à écarter tout ce qui pouvait lui nuire. Ils amenaient ainsi le peuple à se purifier par l'abstinence, la purification intérieure, les ablutions, à préparer les liqueurs et les offrandes pour le culte du ciel et des esprits, veillant à ce qu'elles soient pures, choisissant, offrant les victimes grasses et sans tache, ne se permettant pas non plus de présenter des pierres précieuses défectueuses, des pièces de soie qu'ils n'eussent point les qualités, les dimensions voulues.

Jadis les saints rois avaient établi les cinq genres de supplices pour régir le monde et les ont d'abord employés contre les Miao qui troublaient l'empire et ne reconnaissaient point de lois ; aussi pour eux on exécuta les cinq genres de peines capitales.

Le livre des principes des anciens rois porte ceci : c'est de la bouche que sortent les querelles meurtrières ; c'est elle qui les émet. Le bon usage de la bouche produit l'amitié, le bien ; le mauvais usage fait naître la calomnie, le dommage, le meurtre. C'est pourquoi on établissait des chefs pour réprimer ces crimes et des peines qui sont comme le fil d'un tissu, comme les mailles, la grosse corde d'un filet dont on enserre et subjugue les méchants et les oppresseurs. Quand on constitua des États et fonda des capitales, on fit en sorte que les princes, rois, kiun et kong n'usassent point d'un orgueil exagéré, que les ministres, grands mandarins et chefs des magistrats inférieurs ne s'adonnassent point à la paresse, à la négligence, mais s'appliquassent avec intelligence à gouverner conformément au système du ciel. De là cette sentence : Shang-ti et les esprits en constituant les États, en leur donnant les chefs, ne l'ont pas fait pour exalter leur dignité, étendre leurs émoluments, leurs richesses, leur grandeur, leurs loisirs, et ainsi les égarer ; mais pour qu'ils procurent le bien du peuple et écartent de lui les maux, pour enrichir et élever les pauvres et les petits, pour faire cesser les dangers et réprimer les troubles, y substituer la paix et l'ordre.

Ainsi régnaient les Saints d'autrefois. Aujourd'hui les rois, princes ou ta-fous gouvernent, maintiennent l'ordre par les châtiments. Chacun sait qu'ils ne sont point en charge pour gouverner selon l'équité ; ainsi nul ne pense à se modeler sur l'exemple d'en haut ; les principes de droit ne sont pas les mêmes en haut et en bas. Ainsi les louanges ou les récompenses ne suffisent pas pour porter au bien, comme les peines et le blâme ne peuvent arrêter les actes d'oppression et de cruauté. Le peuple sait que ses chefs n'ont point de principe de gouvernement. Ce qu'ils approuvent, il le désapprouve, et ainsi les récompenses même ne portent pas au bien, comme leurs châtiments n'arrêtent point les actes de méchanceté. Ainsi on en revient à l'État dont je parlais au commencement, où le peuple n'avait pas de chef. S'il en est de même dans les deux États, c'est que cela ne suffit pas pour tenir le peuple en ordre. Il faut faire comme les anciens saints, s'appliquer à honorer, imiter ses modèles, ce qui est l'essentiel pour régir les peuples. Car alors, supérieurs et inférieurs se pénètrent des mêmes sentiments. Les chefs en dirigeant secrètement les affaires procurent au peuple des avantages dont il profite ; les petits en qui les colères s'accumulent et engendrent des maux, les voient écarter par leurs chefs. Ainsi le bien se fait sur une étendue immense. Jadis si quelqu'un faisait une belle action, le Fils du ciel l'apprenait et le récompensait avant que les gens du pays de l'endroit l'aient appris, sans que les gens de la maison l'aient vu. Il en était de même de la punition des fautes, des crimes, et tout le peuple de l'empire était dans la crainte, l'appréhension. On n'osait commettre aucun acte de déprédation ou de cruauté, car chacun se disait : le Fils du Ciel nous voit, nous entend.

Un dicton des anciens rois spirituels portait : Ce ne sont pas des Esprits mais ils savent employer les yeux et les oreilles des autres pour s'aider à voir et à entendre ; leurs remarques pour s'aider dans leur discours, leurs entretiens ; leurs pensées pour aider leurs délibérations à eux ; leurs bras pour seconder leurs propres actes. Ainsi c'était comme s'ils voyaient, entendaient, pensaient, agissaient eux-mêmes et leur action s'étendait ainsi au loin et promptement.

Dès qu'un chef d'État, un prince feudataire apprenait un acte louable ou un méfait, il en instruisait aussitôt l'Empereur qui récompensait ou punissait, sans jamais frapper un innocent ou laisser un coupable impuni. Tout cela se faisait parce qu'on cherchait à égaler ses modèles. C'est pourquoi Mi-tze disait que tout roi, prince, mandarin supérieur ou inférieur qui veut faire prospérer ses États, ses subordonnés et gouverner sagement, ainsi que garder les autels des génies du sol, doit toujours considérer ce principe comme le fondement de toute administration.

(À continuer)


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