Tsaï-tin-lang (19e s.)
MÉMOIRES D'UN VOYAGEUR CHINOIS DANS L'EMPIRE D'ANNAM
Traduction française, par L. Léger, de la traduction russe, par l'hiéromonaque Evlampii, du texte chinois.
Pages 63-161 du tome VII du Recueil d'itinéraires et de voyages dans l'Asie centrale et l'Extrême-Orient.
Publications de l'École des langues orientales vivantes, Ernest Leroux, Paris, 1878.
- Préface de l'éditeur chinois : "Tsaï-tin-lang, auteur des Mémoires sur l'Annam, était originaire de l'une des îles de Pyn-hu (îles des Pêcheurs), qui appartiennent à la province de Fu-tsziang. Sur cette île pauvre et avec des ressources médiocres, il étudia assidûment les sciences et y fit de grands progrès ; à l'examen de la province il fut proclamé premier étudiant et reçut une bourse de l'État. Il fut ensuite nommé instituteur dans une école de l'État, dans la ville chef-lieu de Taï-van-fu, sur l'île de ce nom. Au printemps de la quinzième année du règne de Dao-huan, il alla par mer au chef-lieu de la province de Fu-tsiang et y subit l'examen pour le grade de licencié (tsioĭ jeng). Après avoir passé cet examen, Tsaï-tin-lang s'embarqua sur un bâtiment de commerce pour retourner à l'île de Taï-vang. Une tempête s'éleva durant ce voyage et le navire fut jeté sur les côtes de l'empire d'Annam. L'année suivante, Tsaï-tin-lang revint par terre dans son pays ; il se présenta à son ancien maître, le procureur Tchjou-jung-hao, et lui soumit ses notes de voyage. Le procureur, après les avoir lues, les trouva très curieuses et dignes d'être imprimées, tant pour le fond que pour la forme. C'est pourquoi on les publie aujourd'hui, en la dix-septième année du règne de Dao-huan (1837)."
-
Conclusion de l'auteur : "Jeté par la tempête sur les côtes d'un empire étranger, je n'ai naturellement pas pu
toujours comprendre exactement les interprètes ; heureusement j'ai toujours rencontré des compatriotes, originaires de ma province et retenus dans l'empire d'Annam par divers intérêts. C'est
chez eux surtout que j'ai recueilli diverses observations sur les pays que je traversais. Durant ce voyage, je me suis encore fortifié dans cette conviction, que les pays les plus éloignés,
une fois pénétrés de l'influence bienfaisante de notre gouvernement, voient leur population se civiliser, adoptent une nouvelle manière de vivre et regardent la Chine comme leur modèle. Jeté
sur un rivage étranger, j'ai reçu les moyens de retourner honorablement dans mon pays ; faut-il dire que j'en suis surtout reconnaissant à la majesté immense et à l'humanité de mon Empereur
?
Rempli de ces pensées, j'ai voulu publier la description de tout ce que j'ai pu voir et apprendre avec mes faibles facultés durant ce voyage."
Extraits : Naufrage - Supplique - Vers de
table - He-peï [Hà-nôi] - Terre natale
Courtes informations sur l'empire d'Annam
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Dans la quinzième année du règne de Dao Huan, à la fin de l'automne, je retournai dans ma
ville natale après mes examens dans la ville chef-lieu de Fu tsziang. En passant, je m'arrêtai dans la ville de Sia myn (Amoï), autrement appelée Lu dao. Là je rencontrai mon précepteur Tchjou
jung hao et le procureur Chou tcheng. Après avoir passé chez eux quelques jours, j'allai dans l'île de Tszing Myng pour y rendre visite à mon oncle. Au poste maritime de Liao lo (au sud de l'île
de Tszing Myng) je pris place sur un bateau pour me diriger vers l'île de Pyn hu, où je voulais rencontrer ma mère. De là je comptais en moins de dix jours arriver à l'île de Taï vang (Formose),
où j'occupais les fonctions de professeur dans un établissement de l'État. Le deuxième jour de la deuxième lune, le bâtiment s'apprêtait à partir, mon frère Tin ïan et moi nous courûmes au
rivage. Déjà on levait les ancres (elles sont faites d'un bois lourd et très propre à maintenir le bâtiment en place), on tendait les voiles ; nous louâmes une barque et ce n'est que grâce au
zèle des rameurs que nous atteignîmes le bâtiment prêt à prendre la mer. Le soleil se couchait. Au sud-est des traînées de nuages flottaient sur la mer ; elles changeaient de forme à chaque
instant et peu à peu disparaissaient à l'horizon. La nuit commença claire et étoilée, mais les étoiles brillaient d'une lueur tremblante, inégale. C'était à mon sens un présage de vent ; aussi je
conseillai au pilote de retarder le départ ; mais il ne voulut pas m'écouter. Quelques bâtiments voisins du nôtre quittèrent aussi peu à peu le rivage. Me sentant fatigué, j'entrai dans ma cabine
et, retenant mon haleine, je restai couché dans l'attente de je ne sais quoi de nouveau pour moi. À la troisième veille (une heure après minuit) la tempête commença ; le vent sifflait, les vagues
déferlaient impétueusement sur le navire, rongeaient et perçaient la cale ; c'était un bruit insupportable pour l'oreille. Mais, comme le vent soufflait du rivage vers la mer, nous restâmes sans
inquiétude. Nous allumâmes une nouvelle lumière pour indiquer l'heure, et la marche du bateau s'accéléra [Sur les bâtiments,
pour mesurer le temps, on emploie des bougies qui brûlent sans flamme ; elles sont faites en sciure de bois et brûlent avec beaucoup d'égalité. On les appelle gen (veille) ; il en brûle dix en
vingt-quatre heures : les marins chinois divisent les vingt-quatre heures en dix veilles]. Après que deux bougies eurent encore brûlé, nous supposâmes que nous avions franchi le Canal
noir (on appelle ainsi un courant maritime qui va de l'est à l'ouest) et que le lendemain matin nous serions près du rivage. Cependant la tempête augmentait, le vaisseau volait comme une flèche ;
le vent tourbillonnait et nous enveloppait de tous côtés. L'homme de quart remarqua au nord-ouest quelques nuages noirs. En quelques minutes ils s'étendirent sur tout l'horizon. En un instant
tout changea. Un vent violent, impétueux souffla avec une nouvelle force ; la mer bouillonnait avec plus de rage ; le vaisseau sautait d'un flanc sur l'autre, prêt à se renverser. Il me jetait
d'un côté sur l'autre, malgré tous mes efforts pour me cramponner à mon lit. Au milieu de ces terreurs j'entends crier :
— La terre est proche à l'orient. Tournez la barre, afin que le vaisseau ne se brise pas.
Mais le vent nous chasse avec impétuosité ; le gouvernail touche le fond, s'empêtre dans la vase ; dix hommes s'y attellent et ne peuvent remettre le bâtiment à flot. On serre les voiles, on
commence à jeter à la mer tous les objets lourds, les marchandises. Quand l'aube parut, la mer, sur une immense étendue, présentait un affreux aspect. Des vagues écumantes se soulevaient comme
des montagnes, et notre bâtiment tantôt courait sur leurs crêtes, tantôt s'engloutissait dans leurs intervalles. La boussole indiquait que nous naviguions vers le sud-est. Mais nous ne savions
pas en quel endroit nous nous trouvions. Ainsi s'écoulèrent trois journées.
Le patron du bâtiment me dit :
— Nous aurons du bonheur si nous atteignons le royaume de Siam ou les îles de Luçon : de là nous pourrons encore retourner dans votre pays ; mais si nous tombons sur les gouffres du Sud
[D'après les hydrographes chinois, au sud de Formose se rencontre un courant maritime très violent, d'un côté duquel se trouvent les rochers appelés
Tsiang-li-chy-chang (rochers de 1.000 lis), et de l'autre côté des bas-fonds nommés Van-li-tchang-chi (les bas-fonds sans fin). Ceux qui tombent dans ce courant périssent
généralement.], je n'espère pas que personne d'entre vous reste parmi les vivants.
Quand le vent se fut un peu calmé, nous allumâmes du feu et, ayant fait cuire nos vivres, nous dînâmes convenablement pour la première fois. Au bout de quelque temps nous hissâmes le pavillon de
Ma-tszor (la reine de la mer). Le vent changea, il soufflait tantôt du nord-est, tantôt de l'est, tantôt du nord ; ses sifflements perçants nous remplissaient de terreur. L'écume de la mer était
emportée dans l'air et ses jaillissements nous couvraient de la tête aux pieds comme de la pluie ; l'humidité et le froid nous pénétraient les cheveux et les os, et nous étions pâles comme des
morts. Tout à coup une énorme vague fond sur la poupe du bâtiment avec un choc aussi violent que s'il était tombé sur un rocher. Le bâtiment disparaît dans les vagues ; il en ressort, mais les
planches qui couvrent le pont sont emportées et l'eau pénètre dans les cabines. Je tombai dans l'eau et je crus ma fin venue, mais mon frère me jeta une corde et me pria en pleurant de m'en
entourer ; j'y réussis et avec de grands efforts il me ramena à bord. Tout le monde tomba à genoux et pria Dieu de sauver notre vie ; on n'entendait que des pleurs et des gémissements. Je me
tournai vers le patron et lui dis :
— Nos pleurs ne nous mèneront à rien ; il faut abattre au plus tôt le grand mât.
Ce qui fut fait. Le bâtiment se releva ; il sautait sur les vagues comme un canard sauvage. Puis j'examinai les tonneaux d'eau fraîche et les cachetai ; car il ne restait plus beaucoup d'eau.
Craignant avant tout qu'il ne nous restât plus d'eau douce, je fis prendre matin et soir de l'eau de mer et cuire sur la vapeur de cette eau des racines douces de pommes de terre ; ce fut le
déjeuner et le dîner. Durant toute la journée nous ne mangeâmes guère plus d'une demi-racine, et cependant nous ne songeâmes guère à la faim ou à la soif.
Quatre ou cinq jours après, nous remarquâmes quelques oiseaux blancs qui volaient au-dessus de nous ; l'eau de la mer ne paraissait plus aussi noire, elle devenait bleue : nous en conclûmes que
nous approchions du rivage. Avant le coucher du soleil, en regardant au loin nous aperçûmes à l'horizon une ligne noire qui s'étendait immobile sur l'eau comme un fil tendu et nous conclûmes que
ce devait être une chaîne de montagnes. Le matin, quand le brouillard se dissipa, nous aperçûmes des montagnes se développant en amphithéâtre les unes au-dessus des autres. Devant nous, à un li
environ du bateau, s'élevaient sur l'eau trois petites îles rocheuses ; elles étaient couvertes d'une épaisse verdure d'herbes et d'arbres et sur leurs côtés se dressaient des rochers
inabordables de formes diverses. Notre bâtiment louvoya et, luttant contre le reflux, entra dans une baie couverte de petits bateaux à voile. Dans le fond du golfe s'élevait une véritable forêt
de mâts ; nous en conclûmes que c'était un port important. Saisis d'une joie indicible, nous nous réunîmes en cercle, tombâmes à genoux et remerciâmes le ciel de notre salut. L'après-midi une
pluie fine tomba à plusieurs reprises ; les nuages s'épaissirent bientôt ; le vent et la pluie augmentèrent ; les éléments se déchaînèrent ; une affreuse obscurité se produisit ; non seulement
elle cachait les montagnes voisines, mais encore nous pouvions à peine nous voir sur le vaisseau. L'eau bouillonnait avec un bruit épouvantable ; les vagues s'élevaient jusqu'au ciel ; notre
pauvre bâtiment, comme un copeau de bois, volait de côté et d'autre. La tempête dura ainsi jusqu'au soir, et à neuf heures nous craignions fortement d'échouer sur un banc de sable. Chacun ne
songeait qu'à soi-même et je me disais : « Suis-je donc destiné, après une longue navigation en pleine mer, à périr près du rivage ? » Dans ces pensées je pris mon frère par la main et j'attendis
paisiblement mon sort. Mais peu de temps après le vent se calma, la pluie cessa et la tempête se calma. Je sortis de la cabine, je vis la lune apparaître à l'orient. La lumière du ciel éclaira
l'ombre qui nous entourait. Je fixai mes yeux, je regardai de tous côtés et je remarquai que des montagnes nous entouraient à droite et à gauche et que tout l'endroit ressemblait à une rade. Nous
jetâmes la sonde ; elle indiquait 20 à 30 pieds de profondeur et un lit de sable ; nous pouvions sans crainte rester à l'ancre. Je comptai le temps et je supposai qu'il devait être le 11 de la
dixième lune. La nuit finit. Le lendemain à l'aube nous remarquâmes une barque de pêcheurs ; nous l'appelâmes et nous voulûmes savoir où nous étions. Mais le pêcheur ne comprit pas notre langue ;
avec le doigt il traça en l'air les signes : Ang Nang [Annam].
...Le lendemain je dus me présenter aux autorités du chef-lieu.
...Il était midi quand nous traversâmes une autre rivière au-delà de laquelle, à un li environ, se trouve la ville de Huang-i. Dans cette ville résident trois hauts fonctionnaires, deux
présidents de la Chambre des finances et de la Chambre civile, et le commandant régional. La ville n'est pas entourée de murailles ; mais elle renferme une seconde ville dite intérieure, entourée
d'une muraille et comprenant les magasins, le trésor, les casernes, les établissements de l'État ; hors de cette ville sont les demeures des habitants, le marché, les boutiques et les édifices
privés ; en général, dans les forteresses il n'y a point de maisons particulières ; sur la place nous rencontrâmes un Chinois de Tun-ang-fu, appelé Lin-sung ; il nous offrit l'hospitalité ; mais
comme nos guides étaient pressés de se présenter aux autorités, après une courte halte nous nous dirigeâmes vers le château ; sur notre passage les rues étaient remplies de monde. En arrivant
chez le gouverneur, je fus conduit dans la salle principale, Da-tin. Au milieu de la salle étaient assis deux fonctionnaires : l'un, comme me dit tout bas l'interprète, était le président de la
Chambre des finances Iuang-Vo, parent de l'empereur ; le second, le président du tribunal, Reng-tzing-tsieng. En entrant je leur fis un léger salut ; tous deux se levèrent et, croisant leurs
mains sur la poitrine, me répondirent aussi par un léger salut, puis ils me montrèrent à droite un divan et me prièrent de m'asseoir. Ils se tournèrent vers l'interprète et lui dirent quelques
paroles, mais celui-ci ne put les traduire ; il ne parlait chinois que sur des sujets vulgaires : le commerce, l'agriculture, mais il ne pouvait traduire des sujets plus élevés, abstraits. Alors
un des fonctionnaires prit du papier et un pinceau et m'écrivit quelques questions : « D'où êtes-vous ? Quel âge avez-vous ? Quelles fonctions occupez-vous ? Comment avez-vous été amenés ici par
la tempête ? », etc. Je répondis par des réponses détaillées ; il hocha la tête et soupira avec une expression de profonde sympathie. Puis on appela un Chinois nommé Tchieng-tszing et l'on
m'assigna sa maison pour demeure.
Il y a dans Annam beaucoup de Chinois des gouvernements de Huan-tun et Fu-tsziang ; ils font le commerce ; pour le maintien de l'ordre et l'expédition générale des affaires des Chinois, on
choisit des anciens ; mon hôte était l'ancien des Chinois de Fu-tsziang. Le gouvernement m'assigna deux sacs de riz, deux chapelets d'argent et une somme pour mes dépenses quotidiennes. En même
temps on donna au patron de notre bateau la permission de vendre les marchandises qui lui restaient. Je remerciai les fonctionnaires et je quittai le palais pour me rendre dans la demeure de mon
hôte Lin-sung.
Le 19, j'écrivis une lettre au souverain et je priai mon hôte de la remettre aux dignitaires. Ils l'approuvèrent et écrivirent sur moi un rapport auquel ils joignirent ma lettre. La résidence du
souverain est dans la ville de Fu-tchung, à sept jours de Huan-i. Le même jour, le soir, le président des Finances m'envoya par son greffier quatre thèmes écrits, deux pour me demander mon
jugement, deux pour mettre en vers ; il me priait de lui envoyer mon travail en brouillon le lendemain à huit heures. Le lendemain le président du tribunal m'envoya aussi des travaux du même
genre. Je terminai mon travail dans le délai indiqué et je les remis à qui de droit. Les deux présidents gardèrent mon manuscrit.
... Tant que je vécus dans cette ville, les fonctionnaires de la ville et des environs, et le peuple, venaient constamment me voir. Ils m'appelaient vyng-ling-chen (savant honorable). Chacun me
priait de lui écrire un couplet ou une sentence ; mes forces ne suffisaient pas à les satisfaire. De tous ces visiteurs, deux seulement me plurent, deux greffiers de la Chambre des finances :
Peï-io-tchji et Juang-chy-lun. Le 6 de la 11e lune, les dignitaires m'envoyèrent dire qu'on avait reçu pour moi un rescrit de l'empereur. Je courus au palais, où l'on me permit d'en prendre
connaissance. Le rescrit disait :
« Cet étranger est de la classe des lettrés. Ayant eu le malheur d'être surpris par une tempête violente, il a été privé de toutes ses ressources. Il mérite une entière sympathie. Il est ordonné
aux autorités, outre les vivres et l'argent qu'il a reçus, de lui donner encore, en signe de ma bienveillance, cinquante chapelets d'argent et vingt mesures de riz, afin qu'il ne souffre aucune
privation et qu'il voie ma bienveillance à son égard et l'intérêt que je porte aux lettrés chinois. Aux autres Chinois venus par le même bâtiment il faut donner un sac de riz par mois. »
J'écrivis immédiatement une adresse de remercîment au souverain, et je reçus du Trésor et des magasins assez pour ne pas avoir à craindre désormais la disette. Les hauts fonctionnaires, à partir
de ce moment, me traitèrent encore avec plus d'égards et, dans leurs moments de loisirs, ils m'invitaient souvent à des entretiens par écrit. Le 9, un des nouveaux gradués, Li-tchao-lin et le
chef de la province, Fang-hua-tchen, vinrent me rendre visite.
...Le 6 de la 12e lune (11 janvier), le souverain envoya un fonctionnaire spécial, nommé Peï-tzing-chu, qui vint lui-même me visiter et me transmit l'expression de la bienveillance et de
l'attention pour moi de son souverain. Le lendemain je me présentai au palais pour remercier ; là étaient rassemblés tous les fonctionnaires. Le délégué et les présidents des Chambres, devinant
les intentions du souverain, me conseillèrent de renoncer au voyage par terre. Ils affirmaient qu'au commencement du printemps le vent du midi souffle et qu'un vaisseau de l'État était tout prêt
à me conduire à Amoï. Tous les assistants confirmaient leur assertion ; mais je leur représentai que je désirais revoir ma mère le plus tôt possible. Nos explications — par écrit — se
prolongèrent de huit heures du matin à deux heures de l'après-midi. Je plaidai ma cause avec chaleur et le délégué commença à incliner de mon côté. Enfin on exprima l'espoir que le souverain
pourrait condescendre à ma prière et le délégué repartit à la nuit.
Je rentrai chez moi plein d'inquiétude ; ma respiration devint inégale et pendant dix jours je ne quittai pas le lit. Les autorités envoyaient souvent des gens pour me consoler et prendre de mes
nouvelles.
Le 19, je reçus de très grand matin la visite de l'inspecteur des vaisseaux, Tchen-sin-tchji ; il venait me féliciter du succès de ma supplique. Le souverain exauçait ma prière. Ma maladie
s'évanouit aussitôt. Je sautai hors du lit et m'informai des détails ; mais Tchen m'invita à m'habiller sur-le-champ et à aller à la chancellerie. Quand j'y arrivai, les employés me montrèrent le
rapport de la Chambre, où la résolution était écrite en caractères rouges [La couleur rouge est réservée pour les ordres du souverain]. Elle disait
:
« Cet étranger a plusieurs fois sollicité l'autorisation de revenir par terre. Prenant en considération les souffrances qu'il a éprouvées, il faut avoir égard à sa prière, sans tenir compte de la
législation existante. Il est ordonné à la Chambre des finances de lui fournir dix lans d'argent pour les cas imprévus ; les chefs des gouvernements qu'il traversera devront le fournir de tout ce
qui est nécessaire pour la route. »
Je lus ces lignes, et mes larmes témoignèrent clairement de ma reconnaissance. Aussitôt on fixa un délai pour mon départ. Din, président de la chambre civile, me dit, avec des larmes dans les
yeux :
— Très honoré, je suis heureux de te voir rentrer dans ton pays ; mais il m'est pénible de penser que nous serons sous des régions opposées du ciel, toi au nord, moi au midi. Nous reverrons-nous
encore ?
Je fus profondément touché de cette sympathie. En revenant à la maison, je priai mon frère de préparer nos bagages et nous nous rendîmes chez diverses connaissances pour prendre congé. Le
lendemain, on m'envoya l'argent accordé par le souverain et un passe-port. Le passe-port disait qu'un fonctionnaire militaire m'accompagnerait avec vingt soldats jusqu'à la ville de Huan-nang, où
l'on me donnerait de nouvelles provisions, un nouveau passe-port et une nouvelle escorte. Les deux présidents m'envoyèrent chacun cinq lans d'argent, et Din m'envoya encore de la cannelle et un
vase à pinceaux en ivoire. Le greffier Peï-io-tchji m'offrit aussi trois chapelets d'argent : je les remerciai tous en vers. Mes compatriotes Ling-tsziang, Ling-sung, Tchjeng-tszing et les autres
m'offrirent, les uns de l'argent, les autres des remèdes, et autres objets utiles en voyage. Mais je refusai tout.
Le 21, à midi, je me rendis chez les hauts fonctionnaires, et, ayant laissé chez eux une lettre pour le souverain, je les priai de la faire parvenir à destination. Les deux présidents me
reconduisirent jusqu'aux portes du palais et les autres fonctionnaires me traitèrent encore au-delà la ville ; mes compatriotes les Chinois me conduisirent jusqu'à la rivière et se séparèrent de
moi en pleurant. Le patron et les matelots du bâtiment sur lequel j'étais arrivé restèrent pour attendre un vaisseau qui les ramenât en Chine.
Le 10 (14 février) au matin, j'atteignis la ville chef-lieu de Huan-tchji, à 120 lis, par
eau, de la capitale. Ayant laissé le bateau au port, j'allai à terre avec d'autres passagers et nous gagnâmes la ville, après 3 lis environ. L'officier de garde était à la porte de la ville ;
après avoir un peu attendu que la pluie s'apaisât, il vint au-devant de nous. Il conduisait par la main un employé de la chancellerie et lui ordonna de nous conduire chez le gouverneur He-den-ke.
Le gouverneur, à ce moment, avait relevé ses manches et tuait ses poux. Voyant des hôtes arriver, il arrangea son costume, et, dans le premier accès de colère, il administra à l'employé vingt
coups de fouet. Je pris mon pinceau et j'écrivis :
« Des hôtes vous sont arrivés à l'improviste. Mais pourquoi vous fâcher ainsi ? »
Il se calma, reprit sa gaieté et dit en souriant :
— Pourquoi ne m'a-t-il pas prévenu ? Moi, vieux fonctionnaire, je n'ai pas pu vous recevoir avec les honneurs convenables. C'est ce qui m'a fâché. Excusez-moi.
Après cela, il me pria d'écrire des vers sur le premier sujet qui me tomberait sous les yeux. Il lut ces vers et en fut très content ; il me pria de passer la nuit ; je refusai ; il écrivit
aussitôt l'ordre de changer mon passe-port et mon escorte, à laquelle il ordonna de se rendre à In-he et de m'y attendre. Je me retirai. Un homme me prit sur ses épaules et, sous une pluie
battante, nous arrivâmes clopin-clopant au navire. Le lendemain, après midi, nous abordâmes au rivage, après avoir fait 40 lis. Je passai la nuit à In-he, où l'on reprend la route de terre. Là,
je louai des porteurs et je continuai ma route ; après 240 lis, le 13, j'arrivai dans la ville chef-lieu de Huan-pin, appelée en langue vulgaire Dun-haï, que les Chinois appellent Lun-hoï. Je
m'arrêtai à l'hôtel tenu par un Chinois, Hung-tsyng, et j'allai me présenter au président de la chambre des Finances, Iu-ian-hao. Il prit un air de dignité et se souleva un peu en disant :
— À votre chapeau, à votre costume, à votre maintien, je vois que vous n'êtes pas un simple voyageur ; ayez la bonté de me réjouir par des vers.
Il fit servir aussitôt du vin et une collation.
Nous bûmes et fîmes des vers de table avec beaucoup d'enthousiasme. Le président envoya du vin et un dîner à mon escorte. En nous séparant, il me fit cadeau d'un petit poulet et me pria de venir
le lendemain pour causer. Le lendemain matin, un greffier vint me prier d'aller chez le président. Quand j'arrivai au palais, Vu et le président de la chambre criminelle discutaient une affaire
judiciaire. Vu, en me voyant, chassa aussitôt demandeurs et défendeurs, m'invita à m'asseoir à la place d'honneur ; nous nous mîmes aussitôt à faire des vers et à goûter. Les deux présidents
m'interrogèrent avec curiosité sur la Chine, ses coutumes, sa civilisation et autres sujets qui les intéressaient. Notre conversation, bien que traitant de choses graves et sérieuses, était tout
à fait exempte de cérémonies. Nous passâmes la journée fort agréablement ; je ne revins que le soir à la maison.
Le 15 (19 février), le président de la chambre criminelle était absent pour affaire de service. Iu vint chez moi ; il apportait du vin et m'aborda le verre en main :
— C'est aujourd'hui le Ioang-siao [C'est le nom qu'on donne au 15 de la première lune]. Il faut chanter des chansons, en se promenant par la ville,
pour célébrer dignement cette fête.
Et, m'offrant un verre de vin, il m'invita à aller me promener avec lui par la ville. Je ne pouvais prolonger mon séjour et je déclinai son invitation. Iu, voyant les porteurs déjà prêts à se
mettre en route, dit :
— Pourquoi tant vous presser ?
Puis il me remit trois chapelets d'argent et une pièce de vers où il me disait adieu. Je répondis par des vers de remercîment sur le même rythme. Il sortit, alla faire préparer un déjeuner dans
un hôtel près de la barrière et m'y attendit ; il but à trois reprises différentes à ma santé et ne put retenir ses larmes. Il me prit par la main, franchit la barrière avec moi et m'accompagna
plus de 2 lis ; puis il retourna dans la ville, monta sur le rempart de la forteresse et me fit encore des signes d'adieu. Mes compatriotes, Hun-tszing et Iu-chen, accompagnés de leurs familles,
coururent après moi ; ils m'apportèrent diverses choses et des médicaments, m'accompagnèrent plus de 5 lis et me quittèrent les larmes aux yeux. Peu de temps après arriva le fonctionnaire chargé
de m'escorter avec des soldats ; avec eux se trouvait un des serviteurs de Vu ; il avait l'ordre de m'assister dans ce trajet.
...Au bout de 60 lis, nous atteignîmes la ville chef-lieu de He-peï [Hà-nôi], qui était
autrefois la capitale orientale (Dun-tszin ou Tun-kin) et s'appelait Chen-lun. Nous nous arrêtâmes dans le faubourg, au temple ; j'y passai la nuit, et le lendemain je me transportai chez mon
compatriote Tszing-myng, originaire de Tsen-tiang.
Le 8 (12 mars), j'envoyai une carte de visite au gouverneur de la ville et me rendis ensuite chez lui. À mon arrivée, le gouverneur sortit à ma rencontre, me prit la main et dit :
— Pouvais-je espérer que j'aurais aujourd'hui le plaisir de recevoir chez moi un lettré du Céleste Empire !
Nous nous assîmes et notre conversation fut si intéressante, que nous ne remarquâmes point comme le temps avait passé de huit heures du matin à midi. De chez le gouverneur, je me rendis chez le
président de la chambre des Finances, Tchen-vyng-tchjun. En la douzième année du règne de Dao-huan, il était allé à Amoï et avait reçu pour cette mission le titre de conseiller de l'empereur. Ici
on remarque déjà l'influence de la Chine ! Dans le palais, il y avait de petites tables, et des nattes neuves, propres et jolies. Le président était vêtu d'un très beau drap et avait des
chaussures aux pieds. Il m'accueillit d'une manière fort affable ; il m'invita à prendre le thé et me l'offrit toujours de ses propres mains. Il m'interrogea sur les villes de Fu-tchjou et
d'Amoï, me demanda des détails sur la vie et la santé de fonctionnaires et d'habitants de ces deux villes qu'il avait connus autrefois ; il insista beaucoup pour me faire rester quelques jours ;
je lui répondis que c'était impossible. Il m'offrit alors dix lans d'argent, que j'eus beaucoup de peine à refuser.
Le 9, trois savants, Tchen-ju-tcheng, Tchen-hoï-huan et Huan-bi-huan (tous trois de Canton et fort habiles versificateurs), vinrent me rendre visite. J'appris d'eux que la ville de He-peï était
large, bien peuplée et très riche. Les fortifications de la ville sont belles et solides, les marchés sont encombrés de marchandises ; les faubourgs sont bien bâtis et très habités. Cette ville
peut être considérée comme le principal dépôt de pierreries et d'objets précieux de tout l'empire. Mes hôtes me dirent que, dans la ville et les environs, il y a beaucoup d'antiquités
remarquables, qui valent la peine d'être vues, même en passant. Ils m'invitèrent à faire un tour avec eux par la ville.
Le 5 au matin, nous partîmes de Vyng-ioang-tchjou. Notre route nous conduisit par de petits
sentiers tournant dans la montagne. Silence, isolement ! Nulle part, on ne voit trace de l'homme ; on n'entend ni le chant du coq, ni l'aboiement des chiens. Après 45 lis, nous atteignîmes le
poste de Io-aï ou Nang-huang. Ce poste est situé dans le gouvernement chinois de Huan-si, district de Taï-pin-fu ; il est commandé par un ba-tszun (commandant). Les Annamites appellent cette
barrière Io-tszung-aï. En ce jour le collège des procureurs de Tzo-tsziang, l'autorité du district de Min-tsziang et du cercle de Nin-ming envoyèrent des gens à la barrière de Nang-huang pour me
recevoir. Je remerciai les Annamites de mon escorte et je continuai ma route vers le nord, avec de nouveaux guides, mes compatriotes.
Ainsi, après de longs voyages, je revenais enfin d'un pays étranger dans ma terre natale. Je m'en réjouis, mais je garde profondément gravées dans ma mémoire l'affection et la bonté des
fonctionnaires annamites, l'hospitalité et la bonhomie des habitants de l'Annam ; quand je me les rappelle, mes larmes coulent malgré moi et leur payent un tribut de reconnaissance.
À la première lune de l'année, l'empereur d'Annam se promène une fois ou deux hors de son
palais. Dans ces promenades, il est apporté sur un palanquin ou bien monté sur un cheval ou un éléphant. Il porte sa couronne et les vêtements des grandes cérémonies. Il est accompagné d'un
millier de gardes du corps, de beaucoup d'étendards et d'insignes superbes et éclatants. Durant cette promenade, devant les maisons et les magasins le peuple dispose des tables avec des parfums
qui brûlent, et sur chaque table l'empereur fait déposer trois chapelets de monnaie en signe de sa munificence. Quand il n'y a point d'affaires extraordinaires, l'empereur vit dans son palais, et
ses enfants (on en compte plus de cent) dans des palais spéciaux, La table des enfants est servie de mets de quantité et de qualité déterminée ; à ceux qui ont fait quelques fautes on diminue le
nombre des plats. Quelques-uns des fils de l'empereur s'occupent spécialement des sciences, d'autres de l'art militaire. Si quelqu'un des parents de l'empereur, profitant de sa puissance et de
son origine, fait tort au peuple, malgré sa dignité et son rang, il est jugé aussi rigoureusement que le dernier des sujets.
Les fonctionnaires civils dans la capitale et hors de la capitale ont les mêmes titres et les mêmes noms qu'en Chine. Autrefois les
fonctions étaient toutes données aux employés sortis des bureaux ; maintenant on les donne d'après le degré d'instruction. Les examens ont lieu une fois tous les trois ans ; dans chaque
gouvernement, les étudiants se rassemblent au chef-lieu ; là, l'examinateur principal leur donne un sujet de dissertation ; puis on les interroge sur l'éloquence, sur l'explication des livres
classiques, on les fait composer en vers et en prose. Les meilleurs candidats obtiennent le titre de tszioï-jeng (licencié) ; les moyens, celui de sio-tsaï (étudiant effectif). Ces derniers, à
l'âge de quarante ans, sont nommés instituteurs des districts et les premiers chefs des districts. Les candidats qui n'ont pas reçu de fonctions doivent se présenter dans la capitale et passer
l'examen de tszing-chy (maîtres). Ceux qui ont reçu le grade de tszing-chy sont nommés par l'empereur lui-même, les uns académiciens, les autres pourvus d'une fonction dans la capitale ;
quelques-uns enfin sont nommés chefs des districts bien qu'ils n'aient pas atteint l'âge de quarante ans. Les positions militaires sont réglées par les antiques coutumes du pays et il n'y a point
d'examens fixes pour les officiers.
Les fonctionnaires civils sont très peu payés, cependant les juges ne doivent point recevoir de gratifications des parties, sous peine d'être sévèrement punis. Aussi, bien que les présidents de
la chambre des Finances ou de la chambre civile occupent dans le gouvernement une très haute position, ils ne sont pas en état d'épargner quelques centaines de lans d'argent. En temps ordinaire,
les fonctionnaires ne portent ni coiffures ni chaussures ; ils reçoivent nu-pieds les pétitionnaires et les visiteurs, et ils se présentent ainsi au souverain. Quelques-uns, pour leurs services,
reçoivent de l'empereur des souliers qu'ils doivent porter pour se présenter à la cour ; ces souliers sont rouges, n'ont point de talons et s'appellent tout simplement pantoufles. Ce n'est que
dans les circonstances importantes que les fonctionnaires revêtent des habits de cérémonie suivant leur rang. La grande tenue consiste en un caftan, une toge, un chapeau de couleur et une
tablette à écrire qu'on tient à la main, comme c'était la mode en Chine sous la dynastie des Chang. On porte à la ceinture deux bourses, où l'on met l'écritoire, les vivres, etc. ; on porte
toujours ces deux bourses. On sort toujours avec des parapluies de toile cirée, quelque temps qu'il fasse. On augmente, pour services rendus, le nombre des parapluies, et plus un personnage en
fait porter, plus il est élevé dans la hiérarchie.
Les palanquins chez les gens de condition comme chez les pauvres, sont toujours portés par deux porteurs. Ils ressemblent à des
hamacs. À une longue perche de bambou on suspend un filet de soie : ce filet est tendu par des baguettes transversales ; à la perche on attache des nattes en feuilles de bambou, qui constituent
le toit du palanquin. On ajoute des deux côtés les rideaux en feuilles de roseau. Pour entrer dans le palanquin, on soulève le rideau, on le baisse et on se couche. Pour les fonctionnaires, la
perche est de bois et vernie en rouge ; le filet, chez les fonctionnaires de troisième classe et au-dessus, est rouge ; chez les autres, bleu ou noir. Devant les palanquins marchent des soldats
deux par deux ; ils marchent au moins dix à la fois, le sabre à la ceinture et tiennent à la main une lance ou un roseau. Ces soldats ne sont pas commandés par des chefs militaires, mais des
fonctionnaires civils; ils servent aussi dans les édifices publics, il existe pour eux un rôle spécial. Dans les chef-lieux de province, les soldats sont appelés provinciaux ; ils portent un
chapeau à petits bords, tressé en bambou et dosé. Sur ce chapeau est une plume de poule ; leur vêtement est de drap rouge avec un collet vert et des parements. Les soldats qui servent dans les
villes d'arrondissement et de district sont appelés soldats d'arrondissement et de district. Les premiers ont un chapeau vert, les autres un chapeau noir avec une plume de poule. Chez les uns et
les autres, le vêtement est en toile noire avec un collet rouge et des parements. Tous portent de bonnes armes, bien entretenues ; mais elles coûtent fort cher, parce qu'il n'y a point de fer
dans le royaume. Il y a aussi peu de poudre ; aussi à l'exercice les soldats apprennent seulement le maniement des armes, mais on ne les fait pas tirer. Si un soldat ou un officier est maladroit
ou faible il est rigoureusement puni. D'après les lois militaires, une fois la bataille engagée, ils doivent, s'il le faut, tomber jusqu'au dernier, mais ne jamais reculer. En temps de guerre,
les chefs sont estimés d'après leur talent et leurs succès ; vainqueurs, tout le monde leur obéit ; vaincus, peuple et soldats cessent de les respecter. De là, dans le peuple, tantôt l'humilité
envers le pouvoir, tantôt l'esprit de révolte. Ces nombreuses séditions viennent, paraît-il, de ce que les autorités ne savent pas s'attacher les sujets par leur bonne administration, ni leur
inspirer confiance.
Les punitions les plus habituelles sont les suivantes : frapper de verges, passer un morceau de bois au cou, mettre aux fers. Pour les
punitions corporelles, on emploie toujours le roseau : pour les délits sans importance, on met au cou un cadre de bambou, pour les délits graves un cadre de bois ; quelquefois on ajoute les fers.
En ce qui regarde la peine de mort, la décapitation, la pendaison, le bannissement, tous ces châtiments sont les mêmes qu'en Chine et sont infligés pour les mêmes fautes. Les jugements
s'accomplissent avec rigueur et exactitude. Le coupable apprend que la police vient le saisir et se livre lui-même. On l'attache aussitôt : souvent quelques soldats de police, un simple roseau à
la main, conduisent des centaines de détenus et pas un seul n'ose se sauver.
Dans les villes et les campagnes, on a institué des anciens qui, en cas de besoin, convoquent le peuple en frappant sur un morceau de
bois creux ; en cas de vol, l'ancien bat trois fois le tocsin ; dans les villages voisins, on répète le même signal ; le peuple se répand de tous côtés, coupe les routes et presque toujours on
arrête le voleur. Il n'est convaincu que si on trouve sur lui les objets volés. S'il s'est sauvé dans la rue, ou au-delà du village et qu'on ne trouve pas sur lui les objets volés, on le relâche
; aussi y a-t-il beaucoup de voleurs de petits objets. En cas de querelle, les deux adversaires s'attachent l'un à l'autre et se couchent à terre sans se relever : le premier qui se lève est
réputé avoir tort. Ni les parents, ni les amis ne doivent aider les adversaires. L'ancien, en apprenant la querelle, bat le tocsin, convoque le peuple et cherche les moyens de réconcilier les
ennemis ; quand il les a épuisés, il les envoie au tribunal. Si l'un des deux lutteurs a été estropié, on le porte dans la maison de celui qui l'a blessé et on le laisse là une nuit et un jour
sans nourriture. La cour ordonne d'abord au coupable de guérir le malade ; puis elle reçoit les plaintes des deux parties. Aussi, dans les querelles, on n'emploie aucune arme et il y a en général
peu de cas de mort.
Il est défendu de punir les femmes enceintes ; ceux qui leur portent des coups sont doublement punis.
Dans tout l'empire il n'y a point de maisons publiques qui servent de sanctuaires à la débauche. La vente et l'usage de l'opium sont
rigoureusement interdits. Les vendeurs et fumeurs d'opium sont punis de mort et leurs biens confisqués. L'attentat aux mœurs est puni d'après la personne sur qui il a été commis ; si la jeune
personne veut épouser son séducteur, il est acquitté ; l'adultère est puni de mort. Les jeux de hasard ne sont pas défendus ; beaucoup d'aventuriers en vivent ; les étrangers sont aussi des
joueurs passionnés : beaucoup parviennent à entretenir ainsi une vie honorable. Cet amusement dangereux est très répandu ; le caractère national se corrompt de plus en plus et le gouvernement n'y
fait aucune attention. Il faudrait y prendre garde.
Les impôts sont assez lourds ; chaque indigène doit fournir à l'État 12 chapelets d'argent. Les Chinois ne paient que la moitié de
cette somme. En outre sept citoyens doivent fournir la nourriture d'un soldat. À considérer l'indolence du peuple, qui laisse beaucoup de terres sans culture, on comprend que les ressources sont
fort bornées. Les plus riches ont à peine 10.000 lans d'argent ; les pauvres vivent au jour le jour, en travaillant à porter des marchandises ou à fendre du bois.
Dans les montagnes il y a beaucoup de tigres. J'ai souvent vu des bûcherons prendre un tigre, l'enfermer dans une cage, le présenter
au gouverneur et recevoir de lui en récompense 5 chapelets de monnaie. Une fois on chassa un tigre de la cage dans un filet ; on le lia très fort ; on lui arracha les dents et les ongles. Puis on
l'apporta sur la place où une revue avait lieu. À la vue des éléphants le tigre rugit avec force ; les éléphants s'enfuirent épouvantés et cherchèrent où se cacher ; seul un vieil éléphant
s'avança droit sur le tigre et le saisit par le cou ; trois fois le tigre lui échappa ; chaque fois, il fut repris ; enfin il tomba à terre et mourut. Le troupeau des éléphants se précipita sur
lui ; au bout de quelques minutes, il n'en restait plus que des débris déchirés. Je demandai pourquoi on faisait cela ; on me répondit que de cette façon on apprenait aux éléphants à ne pas
redouter les tigres.
La force des éléphants est énorme et ils apprennent facilement à comprendre l'homme. Chez chaque gouverneur d'arrondissement, on élève plus de dix éléphants et deux fois par an on leur apprend à
se battre. On dispose les troupes en bataille ; mais aux premiers rangs, au lieu de soldats, on met des mannequins de paille et on conduit contre eux les éléphants. Les éléphants arrivent aux
premiers rangs, saisissent les mannequins, les frappent de leurs trompes et les lèvent en un moment ; ils ne se retirent que quand ils rencontrent du feu ou de la fumée. Ces éléphants forment ce
qu'on appelle le détachement invincible ; là où il passe il est impossible de l'arrêter. En la quatrième année (1408) du règne de Ion-lé, le chef chinois Tchjan-fu, pendant une guerre contre les
Annamites, rencontra une armée montée sur des éléphants. Il dessina un lion, mit cette figure sur son cheval et s'élança sur les éléphants ; ils s'enfuirent aussitôt. De là on peut conclure que
si cet animal est fort, on est plus fort encore quand on peut compter sur la confiance de ses soldats et sur la supériorité de l'intelligence.
Beaucoup de Chinois vivent dans l'empire d'Annam depuis le temps de la dynastie des Chang : toutefois le caractère et les mœurs
indigènes ont gardé toute leur force dans le peuple. La fraude, la crédulité, l'avarice sont ses défauts les plus insupportables. Les hommes se promènent, jouent aux cartes ou restent à la maison
les mains croisées, uniquement occupés à boire et à manger, et laissent à leurs femmes les soins du ménage. Ils portent des caftans noirs, des pantalons rouges, et sur la tête des chapeaux de
bambou en forme de chaudron. Quand on rencontre une personne de connaissance, on ôte son chapeau, on croise les mains et on salue. Les Annamites ne lavent pas leurs vêtements tant qu'ils ne
tombent pas en pièces : on y trouve une quantité innombrable d'insectes ; ils les portent à leur bouche et les mangent. Je ne parle pas seulement du peuple, mais aussi des fonctionnaires ; cela
se fait dans le monde, dans l'exercice des fonctions publiques et ne paraît point étrange. Les Annamites aiment à se baigner ; même en hiver, ils se trempent volontiers dans l'eau froide. Les
femmes vont nu-pieds. En allant au marché elles rassemblent leurs cheveux en touffe. Elles entourent leur tête d'un lambeau d'étoffe et posent par dessus un chapeau plat. Elles portent des
vêtements longs, flottants jusqu'à terre, avec des manches étroites de couleur noire ou rouge. Elles mettent au cou des colliers de jaspe ou de cornaline ; elles portent parfois des bracelets de
fer ; elles ne portent pas de jupe, ne se fardent point. Elles emportent sur leurs épaules des vivres ou d'autres choses et vont au marché appelé baï-chant-tsziang les étaler sur la terre. Le
marché a lieu deux fois par jour, le matin et le soir ; les marchandises sont disposées sans ordre, mais par grandes quantités. Le thé, les médicaments, la faïence, les vêtements sont surtout
importés de Chine et par des marchands chinois.
Lors du mariage on fait une infinité de présents aux parents de la fiancée et les plus pauvres ne payent pas moins de dix chapelets de
monnaie. Au jour fixé, le fiancé, avec la marieuse, se rend dans la maison de la fiancée et l'emmène chez lui ; elle va à pied. Cette marche n'est escortée ni de lanternes, ni de musique ; elle
est seulement accompagnée par des femmes des deux familles. Si une femme désire se séparer de son mari, elle n'a qu'à lui rendre les présents du mariage ; elle est aussitôt libre. Les jeunes
filles aiment à épouser des Chinois. L'héritage, d'après l'usage national, se partage entre les fils et les filles ; il est à remarquer que, dans les sacrifices en l'honneur des ancêtres, le chef
de la famille offre le sacrifice aux parents de sa femme comme aux siens. En l'honneur des morts on ne dresse pas de tablettes avec leurs noms ; on écrit des vers, on les colle sur les murs et on
dresse des tables brûle-parfums. L'esprit auquel, dans chaque maison, on offre des sacrifices, comme au protecteur du foyer, s'appelle Beng-tou-hun. Au milieu de la cour on offre des sacrifices
aux vierges des neuf ciels. On enfonce dans la terre un mât élevé au sommet duquel on attache un petit coffret pour brûler des parfums ; au bas du mât on plante de jeunes bambous et diverses
fleurs.
Dans les temples il n'y a aucune représentation, ni peinte ni sculptée, des esprits ou des saints : on se contente de tablettes qui
portent leurs noms. Pour évoquer les esprits, un homme se met à chanter ; à côté de lui marchent huit hommes qui frappent des tambours sur le rythme de la chanson ; il n'y a pas d'autres
instruments. En entrant dans le temple, ils allument beaucoup de fusées ; on dit que cela porte bonheur.
La plus grande partie de la nation vit dans des cabanes de paille ; la brique, la tuile, la terre, la chaux sont très rares. Ces
cabanes sont hautes au milieu, mais les toits sont très bas ; la porte est remplacée par un rideau tissé en bambou, qui est toujours levé pendant le jour. Dans ces demeures il n'y a ni tables, ni
chaises, mais un simple divan de terre assez bas, sur lequel ils passent le jour et la nuit. Ils n'emploient ni matelas, ni couvertures ; quand ils ont froid, ils se couvrent de nattes.
Du reste, les plus riches des Chinois construisent des maisons de brique, couvertes en tuiles, avec des portes élevées et un mobilier convenable ; on appelle ces maisons da-tszia, c'est-à-dire
distinguées.
Au moment de dîner on s'assied en cercle autour d'une natte sur laquelle sont étalés des plats de cuivre avec de la viande. Ils
boivent le vin pur, fort et froid. Ils mangent à demi crue la viande de bœuf, de porc, le poisson, sans aucun assaisonnement ; un simple morceau de viande, avec le sang à peine cuit, est
considéré comme un régal. En général ils ne donnent pas beaucoup de viande sur les assiettes ; on peut tout manger d'un seul coup. Puis ils servent divers plats avec des légumes crus préparés
avec des herbes diverses et de la soupe de poisson salé. Les assaisonnements d'herbes médicinales sont employés pour détruire, d'après l'idée populaire, le poison que les aliments empruntent aux
vases de cuivre ; la soupe de poisson salé s'emploie en guise de sel : tous ces aliments ont un goût et une odeur détestable. Après le repas ils se lavent le visage avec les mains, sans employer
de serviettes, et boivent une tasse de thé Chung-hua. Ce thé croît dans le gouvernement de Fou-tchung, qui s'appelait auparavant Chung-hua ; il détruit le poison des vases de cuivre et rafraîchit
beaucoup pendant les chaleurs ; il est amer au goût et astringent. Après avoir pris le thé, ils roulent dans un morceau de papier du tabac haché fin, l'allument et le fument. Ils ne connaissent
ni les pipes ni les chibouks ; quelques-uns fument constamment de l'arec, ce qui leur noircit les dents.
À l'occasion des fêtes ou des banquets de famille, on fait venir des faiseurs de tours, des comédiens et on leur fait jouer des
pièces. Sur la route de Tchan-sin-fu j'ai souvent remarqué que, dans les hôtels, on entretient des troupes entières d'acteurs et d'actrices que les spectateurs payent d'un ou deux chapelets
d'argent, suivant leur talent. Outre les tours, les danses, les chants, on joue aussi des drames empruntés à l'ancienne histoire de la Chine. En général les représentations théâtrales de ce pays,
bien que certains détails extérieurs les distinguent des représentations chinoises, ont le même but qu'en Chine : amuser les gens oisifs et peu sérieux.
Les sorciers, les magiciens, les astrologues, les devins sont tous Chinois. Dès que des vaisseaux chinois arrivent dans le port, il se
rassemble de grandes foules et ces gens viennent offrir leurs services. Les vaisseaux chinois arrivent surtout à Tszi-din-fu, mais il en arrive beaucoup dans d'autres villes telles que Huan-nang,
Pin-din, Fu-tchung, Nang-din, etc. L'affluence du peuple, les transactions commerciales, le revenu des douanes ne sont pas partout identiques ; aussi la valeur des présents offerts aux employés
de la douane n'est pas toujours la même et dépend du nombre et de la grandeur des bâtiments. Les bâtiments chinois arrivent l'hiver et s'en vont l'été. Il y a un proverbe populaire : « Quand les
paons sont envolés, les vaisseaux chinois arrivent et l'oiseau Su-hé commence à chanter. » L'origine de ce proverbe est l'événement suivant :
Au temps jadis une femme avait un fils appelé Su-hé ; il fit quelque faute et se sauva en Annam. Le lendemain la mère envoya son beau-fils à sa recherche ; il parcourut tout le pays, ne le trouva
pas, n'osa pas revenir à la maison et mourut de chagrin. Son âme se changea en un oiseau ; il volait partout et criait: Su-hé ! Su-hé ! Quand les vaisseaux chinois quittèrent l'Annam, il cria
encore plus fort : c'est à ce cri qu'il dut son nom. Maintenant il y a des masses de ces oiseaux et leur cri est réellement Su-hé.
Dans l'Annam toutes les marchandises ne peuvent pas être exportées par les particuliers, par exemple la vente de la cannelle, du sucre
et de quelques autres substances appartient uniquement au souverain. Les substances du monopole de l'État sont d'abord achetées de tous côtés à un tarif officiel et revendues ensuite aux
particuliers pour le détail. Depuis qu'on a augmenté les droits de douane sur les vaisseaux chinois, leur nombre a diminué de moitié, ce qui a singulièrement augmenté la misère des habitants du
littoral : leur principale ressource était de charger et de transporter des marchandises. Du reste, les habitants des provinces de He-neï et Pin-Chung s'occupent à importer des marchandises
chinoises sur de petits bateaux et font ainsi un trafic avantageux. Ces bateaux sont nommés ia-tszy et les plus grands d'entre eux portent plus de deux cents sacs. Dans la description statistique
de l'île de Taï-vang, il est dit que, dans la cinquante-sixième année du règne de Kan-si (1717), vers les îles de Pyn-hu, fut apporté par la tempête un petit bateau construit avec des clous de
roseau. C'était un bâtiment annamite, un ia-tszy. Le fond de ces bateaux est fait en madriers de bambou et verni d'huile de coco; le pont seul est en planches ; de petites barques sont
construites des mêmes matériaux. Il y a d'ailleurs des bateaux avec un fond en solives fixées par des clous de bambou, mais l'eau s'introduit par les jointures des planches et on la rejette avec
des pelles en bois. Les habitants du littoral se réjouissent fort quand ils voient arriver beaucoup de bateaux ; le transport des marchandises leur procure beaucoup de bénéfice. Sans cette
ressource, beaucoup de ces malheureux seraient réduits à mourir de faim.
Les laboureurs n'améliorent point leur terre avec du fumier ; ils ne voudraient même pas manger de légumes poussés dans une terre
fumée ; ils ne connaissent pas l'emploi de la perche-levier pour tirer l'eau des puits ; au lieu de seaux en bois, ils emploient des vases de faïence. Ils n'arrosent pas les champs ; en temps de
sécheresse le blé meurt. On sème le riz sans distinguer la saison de l'année ; dès que la moisson est mûre, on l'arrache et on le sème de nouveau. Dans les endroits élevés on sème deux espèces de
millet et le Lo-hua-chen. On sème peu de citrouilles et on ne connaît ni le sorgho, ni les pois, ni le froment. Les produits du pays sont : l'or, les perles, l'écaille de tortue, le corail, la
nacre ; les bois précieux : le cèdre du Midi, le bois parfumé d'aloès, le sandal blanc, la cannelle, l'ébène, le sandal rouge, le poivre ; on estime les cornes des béliers des montagnes, l'ivoire
des éléphants et des rhinocéros ; il y a beaucoup de buffles, de tigres, de singes, de paons, de faisans blancs, de colibris verts ; il y a des serpents boas et des fourmis ; parmi les plantes on
remarque l'arbre à pain (lo-li-mi), la canne à sucre, le coco, l'arec, le roseau, le cotonnier. Les habitants savent tisser la toile, le crêpe, le taffetas et le demi-taffetas fin.