Charles de Harlez (1832-1899)

Charles de HARLEZ (1832-1899) : Le rêve dans les croyances chinoises Le Muséon, 1893, volume XII, pages 333-342 et 369-375.

LE RÊVE DANS LES CROYANCES CHINOISES

Le Muséon, 1893, volume XII, pages 333-342 et 369-375.

  • "Les rêves ont toujours été considérés en Chine comme l'œuvre d'une puissance surhumaine et l'on y a toujours vu, en ces apparitions, en ces vues nocturnes, un pronostic d'événements d'une certaine importance. Cela ne doit point nous étonner ; cette conclusion, toute fausse quelle est, fut le résultat d'un raisonnement qui ne manquait de logique que dans sa majeure. Les anciens ne pouvaient soupçonner les opérations du cerveau, ni croire à la production spontanée d'images dans le système cérébropsychique de l'homme. D'autre part ils voyaient que pendant le sommeil, toutes les portes des sens étaient fermées aux objets du dehors, il ne leur restait donc, pour expliquer les rêves, que de supposer l'action d'une puissance extérieure à l'homme, des esprits et du Créateur même. Certaines relations qu'ils avaient pu remarquer entre les songes et des faits dûment constatés avaient rendu probablement cette conviction invincible."

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Mais une fois que les rêves provenaient des Esprits supérieurs il ne pouvait plus être question de les traiter comme des œuvres du caprice ou de la fortuité. On ne pouvait plus les considérer que comme des avertissements d'êtres surhumains parfaitement intelligents et bienveillants pour l'homme.

Ils devaient donc tous avoir une signification ; cette signification devait être cherchée si l'on voulait profiter des avertissements célestes. Mais comme ils étaient généralement pleins de mystère, leur explication n'était pas le fait du premier venu ; il devait donc se former une classe d'hommes qui s'appliquaient à l'étudier et à constituer des principes d'interprétation qui permissent de résoudre la plupart des cas. Ainsi s'éleva la caste des devins, interprètes des songes, que nous voyons fortement constituée dans le Tcheou-li. Cette organisation ne fut cependant qu'assez tardive, nous ne la trouvons pas encore aux deux grands Kings, bien que la signification des rêves y ait déjà certaines règles reconnues des classés lettrées.

À cette époque lointaine, on ne se préoccupait point encore de la nature intrinsèque du rêve, on le prenait comme un fait dont on cherchait à reconnaître la valeur en tant que présage ; c'était tout. Plus tard, lorsque le vieux maître de Tchou eut doté la Chine de principes philosophiques et de recherches métaphysiques ; lorsque surtout, on eut pris, comme base de l'ontologie, la notion des deux principes du Yin et du Yang qui donnent à tous les êtres leur matière et leur forme, on commença à se demander ce que pouvait être ce phénomène étrange, quelle en était la cause productive. Ce furent surtout les tao-she qui visèrent à résoudre le problème et commencèrent vers le Ve ou IVe siècle avant notre ère.

Nous ne trouvons d'abord chez eux que des phrases incidentes ; telle que celle-ci de Tchuang-Tze:
« Le rêve est le produit de l'action réflexe du principe animal Yun. L'éveil est l'acte du corps s'ouvrant aux influences extérieures. »

Ceci ne manque point d'une certaine profondeur.

Toutefois la croyance au côté surnaturel du rêve resta prévalente et de même que Wen-Wang pensait avoir reçu de Dieu les neufs lings (Voir le Li-ki, VI, l 3), ainsi l'empereur Wei, seize siècles après, croyait que son rêve était dû à une action interne des esprits qui avaient provoqué en lui ces représentations comme celles du chien de paille, du grand feu et autres qui avaient troublé l'esprit de Siuen des Tcheou (Voir le Wei-tchi). Cela ne doit pas nous étonner. Les spéculations métaphysiques n'ont guère exercé d'influence sur la conduite des Chinois en général. Ceux-ci, gens pratiques avant tout, ne se préoccupaient que des maximes morales, laissant les philosophes disserter et disputer à leur aise, mais veillant à ce que leurs élucubrations n'aient point d'influence notable sur la vie de la nation. Aussi allons-nous voir les chercheurs continuer les investigations scientifiques à leur manière, tandis que le grand public persévérait dans ses appels à la science divinatoire. Nous ne reproduirons ici, du reste, que quelques faits, les plus significatifs.

D'après Lie-tze la nature des rêves dépend de la prépondérance chez l'homme du principe actif, spontané, ou du principe passif, réactif, du Yang ou du Yin. La plénitude ou le vide du corps, dit-il, son développement ou sa diminution, son extinction, ont pour cause unique la manière dont le ciel et la terre agissent sur les êtres et répondent à leurs besoins. Quand le principe du Yin prédomine, alors dans les rêves on traverse de grandes eaux et l'on est saisi de crainte. Si c'est le principe du Yang, au contraire, on rêve que l'on traverse un grand feu et on est brûlé. Quand les deux principes ont une force égale, on rêve de vie ou de mort.

Est-on rassasié, on rêve de dons généreux ; a-t-on faim, on prend dans le vide et le flottant. Si l'on est malade légèrement, on se voit flottant à la surface. Si la maladie est grave, on s'enfonce dans les flots. Si l'on se couche sur sa ceinture, on voit des serpents, des oiseaux volants. Si l'on a eu une plume en bouche, on rêve que l'on vole.

Quand on se dispose à se retirer dans la condition privée, on rêve de feu. Si l'on est menacé d'une maladie, on rêve de manger. Les gens qui boivent de la liqueur aiment à chanter, dans leurs songes ils se lamentent.

Si l'on a médité le matin, la nuit on rencontre des formes d'esprit. D'après Tchuang-tze l'homme sage, s'il ne dort pas, ne rêve pas et son réveil est sans aucun souci. Le rêve est l'œuvre de la substance du Yang. En tout ce que le cœur aime ou craint l'essence actif le suit.

Le rêve est comme un oiseau volant dans le ciel, dit Hoei-nân-tze ou comme un oiseau qui se plonge dans l'abîme des eaux.

Pendant le rêve on ne sait point qu'on rêve, on ne le connaît qu'éveillé.

Le rêve est une image, c'est la substance atomique et pure qui s'agite ; c'est que le huan et le pe quittent le corps et que l'âme va et vient. Le Yin et le Yang mis en mouvement font constater le bonheur et le malheur, le bien et le mal.

Les songes font connaître, à l'avance, les événements, le sage en comprend les leçons et en profite pour sa conduite qu'il change ainsi à propos.

Le rêve fait connaître ce qu'il annonce ; il montre des formes sans que l'œil voie, que l'oreille entende, que le nez sente, ou que la bouche profère une parole.

Le huan sort et se promène, le corps reste seul, le cœur en ses pensées l'oublie complètement. L'âme instruite par le ciel avertit l'homme des volontés divines. L'homme reçoit ses avertissements et n'oublie pas les leçons de l'esprit.

Jadis il y avait des magistrats interprètes des songes ; les générations successives se sont transmis leurs enseignements.

Ainsi parle le Mong-shu, où « Livre des Songes ».

Tu-mu dans ses Rêves d'automne (Tsiu-mong) attribue également les songes au huan, ou esprit animal détaché du corps pendant le sommeil. Je rêvai, dit-il, et mon esprit animal se détacha : Mong huan t'ün, et de la même manière Hiang-mu disait : Hier soir, mon huan a rêvé des immortels. (V. le Mong-shen-shi).

Tu-Tchen des Tangs donna à notre phénomène une explication un peu différente. Dans une ode relative à ce sujet, nous trouvons la phrase suivante :
« L'esprit est la substance la plus pure du ciel et de la terre, le rêve est la complétion, la perfection de l'essence intelligente. »

Voilà les quatre genres d'explications que les Chinois ont risquées du phénomène nocturne : action directe des esprits, influence du Yang et du Yin, opération du huan, illumination de la substance intellectuelle. Mais même dans ces trois dernières, l'intervention des esprits n'est pas mise à l'écart, ce sont eux qui mettent en mouvement ces divers principes et leur font produire leur effet. Il en est ainsi du moins dans les rêves significatifs, mais plus on approche des temps modernes, plus les rêves perdent de leur caractère surnaturel dans l'esprit des Chinois.

Nous disions en commençant que ce caractère surnaturel attribué aux rêves se constate déjà dans les plus anciens livres de la Chine antique. Nous le trouvons, en effet, bien défini dans le Shu et le Shi-King.

Dans le Livre des Annales nous voyons le roi Shang, Wu-ting (1324-1265), au milieu de ses conseillers et gardant le silence jusqu'à ce qu'un rêve envoyé par Shang-ti lui montre l'image du ministre destiné par le ciel à soutenir son trône. Ce ministre il le cherche partout et le reconnaît comme l'objet de son rêve dans la personne de Yue. (IV, 8, p. 1-4). Puis c'est Wu-Wang qui annonce à ses généraux que ses rêves coïncident avec les horoscopes, qu'il triomphera de Sheou. (V, 1, p. 2-5.)

Au Livre des vers il est surtout question des présages à tirer les songes ; au livre II-4, ode 5, § 6-3, il est dit que l'apparition d'ours dans un rêve annonce la naissance d'un fils, que celle des serpents indique la naissance d'une fille. L'ode 6, § 4 du même livre nous apprend que la vue d'une multitude de gens se transformant en poissons est un signe d'années d'abondance et que celle de bannières à faucons succédant à des tortues promet l'augmentation de la population du pays. Par contre l'ode VIII nous apprend que la science des devins a des bornes et ne peut pénétrer les mystères de la nature.

Les quatre livres confucéens ne mentionnent qu'un seul cas de rêve, c'est au Lun-Yu, VII, § 5, où Kong-tze se lamente de l'insuccès que lui annonce ce fait que depuis quelque temps il n'a plus rêvé Tcheou-kong. Ces paroles semblent indiquer que Sage lui-même croyait à l'origine céleste des songes.

Si de là nous passons au rituel qui porte le nom de la dynastie tcheou, au Tcheou-li, nous allons nous trouver dans un nouvel ordre d'idées que l'on ne rencontre nulle part ailleurs. Nous y verrons, en effet, tout un corps de devins et un système pour l'explication des visions nocturnes.

Ce corps était composé d'un tchen-mong ou devin des songes, de deux assistants tchong-shi, ou lettrés de grade moyen, de deux secrétaires annalistes rédigeant les procès-verbaux des consultations et de quatre tous ou servants. (Voir Tcheou-li, XVII, § 48.)

La fonction du tchen-mong et de ses assistants était double. Ils avaient à étudier les principes de l'interprétation des songes et à rendre réponse aux consultants. À ce dernier point de vue ils avaient une mission privée ordinaire et une autre publique en vertu de laquelle ils devaient à la fin de l'hiver se rendre auprès de l'empereur pour s'informer des songes que Sa Majesté aurait pu avoir pendant l'année. Puis les ayant étudiés ils revenaient expliquer au souverain le présage heureux. L'empereur devait les recevoir en s'inclinant profondément, témoignant ainsi de son respect pour les bienveillants avertissements du ciel.

Les principes de la distinction des songes nous sont donnés par le Tcheou-li. C'étaient le temps de l'année, la position de la terre par rapport au soleil, à la lune et aux autres astres, les relations des principes du Yin et du Yang, qui se fortifient ou s'affaiblissent selon que l'on approche de l'été ou de l'hiver. La position et la marche des astres déterminent le présage heureux ou malheureux. D'après ces mêmes principes, le Tcheou-li distingue six espèces de songes qui tous, selon les circonstances, peuvent faire présager le bonheur ou le malheur. Ce sont : 1° les rêves réguliers, c'est-à-dire tranquilles, sans agitation aucune ; 2° les rêves effrayants ; 3° les rêves de souvenir quand on y voit ce à quoi on a pensé en état de veille ; 4° les rêves de veille où l'on pense à ce que l'on a fait éveillé ; 5° les rêves joyeux et 6° les rêves d'appréhension produits par les craintes qu'on a éprouvées pendant le jour.

Quant à la mission du tchen-mong au palais le texte dit plutôt qu'il va annoncer à l'empereur les rêves heureux qu'ont eu les magistrats. Il porte en effet : « Il va à l'audience royale, il présente les songes heureux. »

Mais le tchen-mong et son collègue n'étaient pas seuls à se préoccuper des songes, le ta-pou, ou grand augure, d'après les écailles de tortue, avait aussi droit à leur interprétation. Il avait, pour cela, trois règles principales, selon que les songes avaient leur source dans les pensées du sujet, ou dans des événements extérieurs merveilleux ou dans les faits de la vie ordinaire.

Tels sont les principes énoncés dans le Tcheou-li, mais il ne semble pas qu'ils aient été jamais appliqués et que toutes ces distinctions et fonctions aient existé réellement. Du moins l'histoire n'en porte guère de traces. Les commentateurs renvoient même, en cet endroit, à un trait du Tso-tchuen qui nous montre un système de divination tout différent de celui ne nous venons de voir dans le Tcheou-li.

C'était en l'an 510, la 31e du prince Tchao de Lou. Le souverain avait rêvé, la veille d'une éclipse de soleil, d'un jeune homme qui se présentait à lui sans vêtements et chantant mélodieusement.

Pour en comprendre le sens, Tchao s'adresse non à un kou-kong mais au grand historiographe astrologue et celui-ci lui explique le présage sans se soucier le moins du monde des règles tracées par le Rituel des Tcheous. Il lui déclare que, dans six ans, à pareil mois, le prince de Wu l'attaquera sans réussir. Wu entrera à Ying, dit-il, le jour Keng-shin. Mais le jour de l'éclipse est Kang Wu qui représente le feu. Wu appartient au métal ; le feu l'emportera sur celui-ci.

Dans tous les autres faits que nous l'apportent les historiens chinois, règne la même liberté d'allure chez les interprètes et la même ignorance ou le même dédain des principes du rituel prétendument authentique, mais auquel, je l'avoue, je ne pourrais attribuer ce caractère.

Mais ceci est en dehors de notre sujet.

Les livres des moralistes et des annalistes chinois sont pleins de récits donnés comme authentiques, où les rêves jouent un rôle important. Les plus graves historiens ne dédaignent pas de les relater comme annonce d'événements prochains, ou révélations de faits inconnus. Nous n'allons point sans doute feuilleter tous les manuscrits de la littérature sérieuse des Chinois pour y recueillir tous les traits appartenant au sujet qui nous occupe.

Nous nous bornerons aux principaux que nous avons recueillis spécialement dans le Yuen-Kien lei-han et d'autres ouvrages. Les voici sans ordre ni liaison. Ils commencent naturellement par Hoang-ti, le père, le promoteur obligé de toute conception chinoise.

Hoang-ti était occupé à méditer avec douleur sur l'absence d'ordre qui régnait dans le gouvernement du monde. Il en était tout affligé et ses entrailles en étaient émues. Il se retira dans un appartement isolé de son jardin et pendant trois mois il réprima son cœur, se purifiant intérieurement, mortifiant son corps et ne s'occupant plus des affaires du gouvernement.

Un beau matin, épuisé de fatigue, il s'endormit et eut un songe. Il se promenait au royaume de Hua-su. Il s'éveilla tout réjoui et reprenant possession de lui-même, il dit : maintenant le Tao ne peut s'atteindre par les efforts de sa propre substance. Ayant ainsi compris les choses il tint le monde en ordre parfait pendant vingt-neuf ans et suivant le modèle de ce qu'il avait vu dans son rêve. Après quoi le sage empereur s'éleva dans les régions lointaines. (V. Lie-tze II).

Un autre jour, dit le Shi-ki, le même souverain rêva qu'un grand vent soulevait la poussière et en débarrassait la terre complètement. Puis il vit un homme armé d'une arbalète d'un poids des plus lourds et conduisant d'innombrables troupeaux de moutons.

Réveillé, le docte empereur se mit à soupirer et à réfléchir sur la signification de ce songe. Argumentant des mots fong, vent et heou, poussière, il se dit que cette vision lui indiquait un personnage qui pourrait lui servir de ministre. La poussière balayée, la force et le poids de l'arc, annonçaient à ses yeux l'habileté gouvernementale de cet individu ; la conduite des troupeaux si nombreux renforçait cette idée. Mais ceci indiquait en outre les mots li (force) comme nom de famille et mu pasteur, comme prénom.

Il lui restait à découvrir les hommes de mérite qui portaient ces deux noms. Hoang-ti consulta un devin et le sort lui désigna les endroits où ces personnages se trouvaient. Ainsi guidé il découvrit Fong heou en un habitant des îles. Aussi fit-il de celui-ci son ministre assistant. Il trouva également un li-mu près des grands lacs et en fit son général.

Tai-sze l'épouse vertueuse du grand Wen-wang vit un jour en songe un dattier poussant dans la cour du palais des Shangs. Le prince héritier survint alors, prit des euphorbia du jardin des Tcheous et les planta dans le parvis du palais. Ces arbres se transformèrent aussitôt et devinrent des sapins, des cèdres, des épines. Bientôt après elle se réveilla. Aussitôt elle alla en avertir Wen-wang. Ce prince appela son fils et quand il fut venu il fit consulter le sort dans le Ming tang. Il en apprit que le songe était heureux, qu'il recevrait le mandat céleste que Chang-ti du ciel brillant avait transféré des Shangs sur sa tête. Le roi et son fils se prosternèrent pour vénérer le décret du ciel (Voir le Tcheou-Shu).

Un jour Confucius se trouvait entre les pays de Tchen et de Tsai dépourvu de toutes provisions de bouche. Pendant sept ours il ne goûta pas même un légume. Un matin à son réveil Hoei, son disciple chéri, s'étant procuré du riz et l'ayant fait cuire, vint pour le lui présenter. Kong-tze voyant Hoei en prendre dans la marmite pour le goûter se leva et lui dit :

— J'ai rêvé aujourd'hui que je voyais nos anciens princes manger du riz pur ; je voudrais en avoir.

Son disciple lui répondit que ce n'était plus que de la poussière et de la cendre dont on ne pouvait manger ; que ce qui tombait des plats était un manger de mauvais augure. Alors Kong-tze se résigna et prit de ce que lui offrait Hoei.

Tcheng-Yuen, dit le Han-Shu, rêva que Kong-tze s'approchait de lui et lui disait :

— Lève-toi, lève-toi, l'année présente est en Tchen. L'an prochain sera en Sze.

Tcheng réveillé combina ces paroles prophétiques et comprit que sa destinée y était indiquée. En effet il tomba malade, se mit au lit et mourut peu après.

Huen-ti aimait beaucoup le livre de Lao-tze. Une nuit il le vit en songe. Aussi dès son réveil il appela un de ses ministres et lui ordonna d'élever un temple au Sage.

Les exemples d'ordres semblables, donnés pendant des rêves, sont très nombreux ; on en trouvera un grand nombre dans notre mythologie chinoise.

Les naissances des personnages extraordinaires sont fréquemment annoncées de la même façon. Ainsi la mère du célèbre poète Li-tai-pé avait vu l'étoile de Vénus (Tai-pe) projeter des rayons sur elle et pour ce motif avait donné le nom de cet astre au fils conçu sous son influence.

On connaît l'histoire analogue de Lao-tze, de Tchang-tao-ling et de beaucoup d'autres. La mère de Tchang-tao-ling, dit le Sien-sien-tong-kien, vit en rêve un esprit qui descendait de la Grande Ourse, vêtu d'une longue robe brodée et portant à la main une fleur parfumée. Ce parfum se répandit sur elle et quand elle se réveilla elle se sentit enceinte.

L'Immortel honoré sous le nom de Wen-Yuen-Shvai « Le général Wen » fut obtenu par sa mère Tchang-shi d'une façon analogue. Cette dame priait instamment Hou-tou, l'esprit de la terre, pour obtenir un fils. Un jour elle vit en songe un esprit couvert d'une cuirasse d'or et armé d'une grande hache. Il tenait de la main droite une perle magnifique et dit à la dame endormie :

— Je suis l'esprit Lu Kia l'envoyé du Maître suprême. Je désire que vous soyez mère, y consentez-vous ?

Tchang-shi répondit qu'elle était soumise aux ordres du ciel. Là-dessus l'esprit déposa la perle dans son sein et douze mois après, notre héros voyait le jour.

Des traits de ce genre abondent dans les livres chinois ; mais ces exemples suffiront à notre tâche.

C'est à la suite d'un songe pendant lequel il avait vu le soleil, que l'empereur Kao-sin (25e siècle, A. C.) eut huit fils, tous parfaitement sages, à ce point que le peuple les appela les huit Yuen ou les huit principes, ou Yuen-Wang-tze, les huit fils de roi principiels, à la tête des êtres.

L'empereur Ti-Kou (24e siècle av. J.-C.) vit également en rêve l'astre du jour et l'avala, ce qui lui procura la conception et la naissance d'un fils. (Voir Si-lei fou, IV, l. 20, 1).

D'après le Sze-ki, King-ti des Hans rêva d'un esprit femelle qui lui remit en mains le soleil lui-même pour le donner à son épouse impériale. Celle-ci l'avala sans aucune façon et devint mère d'un prince, après quatorze mois de gestation. Cet enfant merveilleux fut Wu-ti. (Voir le Han-Wu-ti-tchuen).

D'après le Pe-sze, Wei-Kao-heou-tchouen, l'impératrice épouse Hiao-Wen rêva qu'elle se trouvait debout au milieu du Tang et que le soleil vint projeter ses rayons sur elle par la fenêtre, et la brûler. En vain cherchait-elle à s'y soustraire à droite et à gauche.

Le lendemain, elle interrogea Song-nien sur la signification de ce rêve et celui-ci lui dit que c'était un présage merveilleux. Aussi peu après la princesse conçut en son sein l'enfant qui fut Siuen-Wu-ti et elle vit en rêve le soleil se transformant en un dragon qui enveloppait l'impératrice. Celle-ci conséquemment enfanta le prince héritier du trône.

Le soleil joue le même rôle dans la naissance de Huang-King des tao-she. Sa mère vit un jour l'essence du grand luminaire céleste qui s'arrêtait en son sein, puis deux hommes célestes (tien-jin) qui descendirent vers elle, tenant en main une cassolette d'or à encens. Aussitôt elle sentit en elle une douce commotion dont rien n'expliquait la cause et conçut Huang-King.

La lune intervient parfois aussi dans ces conceptions miraculeuses. C'est elle, par exemple, que l'épouse de Wu-ti des Liangs vit descendre dans son sein et le féconder.

Ce ne sont point seulement les grands personnages, ceux qui ont joué dans l'histoire de leur patrie un rôle important, qui ont été les objets de semblables faveurs.

Ainsi un certain Tchong-touk, personnage peu connu, reçut son nom d'honneur à la suite du fait suivant. Dans sa jeunesse, il rêva un jour qu'un grand oiseau de couleur rouge à lignes de cinq couleurs, tracées régulièrement, descendait dans la cour de la maison de ses parents. Son grand-père auquel il raconta la chose lui dit :

— Ces cinq couleurs sont celles du phénix bigarré ; ces lignes rouges appartiennent au tsu. Ce jeune homme sera l'assistant des phénix. Il se distinguera en littérature et pour ce motif paraîtra à la Cour.

Puis en raison de ce fait il lui donna le nom d'honneur de Sheng-Wen, d'art parfait.

Un homme de Liu-tchuen nommé Kien-Shi, habitant au bord du torrent de Ki, y vit deux pierres blanches qui se pressaient l'une contre l'autre ; il les prit, les porta chez lui, et les mit dans un coffre. La nuit suivante il vit en rêve deux belles jeunes filles vêtues de blanc qui se traitaient de sœurs et qui vinrent se placer à ses deux côtés. Quand il fut éveillé, il comprit que c'était une manifestation merveilleuse des deux pierres. Il prit celles-ci et se les inséra dans sa ceinture. Cela lui porta tellement bonheur que son étoffe se développa au point de lui donner trente mille morceaux de toile pour des vêtements de ses amis.

Cette histoire tirée du Tsu-huen-ki-shen-luk, nous transporte sur un autre terrain, celui des rêves servant à récompenser des actions vertueuses. Cette catégorie est tout aussi nombreuse que les autres, mais il suffit d'en avoir donné un exemple. Ajoutons un dernier trait.

Tchao, roi de Yen, vit un jour en songe un homme ailé qui volait parmi les nuages puis descendit, s'approcha de lui et lui fit de la main un signe sur le cœur qui s'entrouvrit. Effrayé, le roi s'éveilla et se trouva le cœur malade. Quelque temps après, le même personnage lui apparut de nouveau et pressa la poitrine du roi. Celui-ci insista pour savoir d'où venait cette apparition. Mais le mystérieux personnage se transforma en un oiseau bleu et disparut.

Nous ne multiplierons pas ces traits davantage, il nous suffit d'en avoir donné une idée exacte. Il est un point cependant qui mérite une attention spéciale. C'est que les rêves des souverains ont créé bon nombre de personnages célestes et multiplié les habitants supposés de l'Olympe chinois en y introduisant des êtres souvent imaginaires.

En voici deux exemples :

Les Chinois honorent un personnage du nom de Tchong-Kuei, considéré comme son nom l'indique comme le protecteur des hommes contre les démons. Or, l'existence de cet Immortel ne repose que sur un rêve de l'empereur Huen-tsong des Tang qui régna de 713 à 756. Ce prince pris un jour d'un accès de fièvre, vit en songe un petit démon portant un pantalon rouge, un pied chaussé l'autre tout nu, un éventail d'une main, une flûte de l'autre et se jouant dans sa chambre comme un esprit follet. Saisi de crainte l'empereur appelait sa garde à son secours lorsqu'un autre esprit terrestre d'une taille gigantesque entra dans l'appartement impérial, saisit le petit démon et le chassa après lui avoir arraché un œil.

Réveillé, Huen-tsong se sentit plein de reconnaissance pour son libérateur. Le matin arrivé il fit venir un peintre pour tracer le portrait exact du grand démon et depuis lors celui-ci reçut les honneurs du culte sous le titre de Tchong-Kuei ou l'expulseur des mauvais esprits.

Tchang-sien ou Tchang l'immortel, le patron des gens sans enfants, est aussi le produit d'un rêve impérial. Il apparut à Jin-Tsong de la dynastie Song (1023 à 1064 ap. J.-C.) sous la forme d'un beau jeune homme tenant une arbalète sous le bras, et lui révéla qu'il était l'adversaire victorieux d'un démon qui dévore les petits enfants.

Deux autres personnages insignifiants ont été élevés à la dignité de Shang-ti ou « Souverain empereur » par un impérial rêveur auquel leur apparence avait plu. Mais en voilà plus qu'il n'en faut.

Les poètes chinois emploient fréquemment le rêve comme artifice de style, image ou tableau. Parfois un songe forme toute la matière d'un morceau lyrique comme dans l'ode célèbre où le poète Thou-fou feint de voir en rêve son ami Li-tai-pe exilé et prisonnier sur les rives du Kiang. Inquiet, anxieux, il se demande quels dangers le menacent ; il voudrait courir auprès de lui, le serrer contre sa poitrine, le protéger de son corps. Il le voit les fers aux mains, gémissant, mais plutôt sur les malheurs de sa patrie que sur sa disgrâce personnelle. Son regard calme, imperturbable se rit des efforts de ses ennemis...

Mais la plupart du temps les rêves ne sont que des incidents dans les pièces poétiques.

Au même genre appartiennent par exemple l'ode de Liang-tchin-go ayant pour titre Mong-Kien mei-jin-shi. « Ode du songe faisant voir un personnage d'une grande beauté » et celle de Tang-Wang-pho intitulée Mong-yu-shen-shi « Ode du rêve de l'Immortel circulant à l'aise ».

Dans la première le poète nous dit qu'il entendit d'abord un profond et fort soupir, qu'il connut par là les anxiétés de son prince. Puis tout à coup le ciel s'ouvrit, il aperçut devant lui un personnage aux brillantes couleurs qui lui présenta un bois du mont Wu et le regardait fixement. S'éveillant subitement, il ne vit plus rien de cette apparition ; il comprit que c'était un esprit méchant, hostile à son prince. Aussi les larmes coulèrent de ses yeux et mouillèrent sa poitrine.

Dans la seconde nous voyons un esprit se placer devant le chantre inspiré, s'élever dans l'éther, marcher sur les nuages, puis se faisant traîner par des dragons, chevauchant sur la lune, portant un manteau d'or et des ornements d'étoiles. Le poète s'étonne de la présence d'un si brillant esprit dans une si sombre localité, etc., etc.

Des pièces de ce genre ne sont pas rares, mais dans la plupart, les rêves ne constituent que des incidents plus ou moins importants dans l'ensemble du sujet et pour le but de l'auteur.

Citons seulement celui de Wang-Yin des Han postérieurs qui s'étant endormi paisiblement vit tout à coup en songe les transformations merveilleuses des esprits terrestres et des êtres vivants ; puis aperçut une tête de serpent, un front de poisson à quatre cornes, un oiseau à trois pieds et six yeux, un corps de dragon et beaucoup d'autres merveilles.

Nous nous en tiendrons là ; nos lecteurs ne nous en demanderont pas davantage, certainement.

L'importance que les Chinois attachaient à l'interprétation des songes n'a fait que grandir avec les siècles. Aujourd'hui surtout ils y font la plus grande attention et s'efforcent d'en trouver la vraie signification, l'intention des esprits qui les envoient.

Voici deux faits relatés par un journal de Shang-hai. On y verra ce que les Chinois attendent de leurs songes.

C'est d'abord un riche bourgeois de Shang-hai qui se vit en rêve derrière un temple de la cité et aperçut dans le sol entr'ouvert un trésor caché depuis des siècles. À son réveil il courut en toute hâte au lieu de sa vision et y trouva, à deux pieds sous terre, une caisse pleine de lingots d'or.

Le second fait est plus remarquable encore. Un jour l'équipage d'un vaisseau forma un complot pour assassiner le capitaine et s'emparer de ses écus. Les conjurés réussirent complètement dans leur sinistre projet. Mais la nuit qui suivit le crime, un commerçant de Macao vit en songe le capitaine qui lui révéla les circonstances de sa mort. Le commerçant dénonça les coupables aux autorités portugaises qui firent poursuivre et arrêter les coupables ; ceux-ci, jugés et convaincus de leur forfait subirent le dernier supplice.

Mais les Chinois ne se contentent pas de recevoir des songes des esprits et d'en interpréter le sens. Ils en demandent aussi aux êtres célestes pour connaître leurs volontés ou le sort qui les attend eux-mêmes.

Lorsqu'un Chinois ne sait quel parti prendre dans une circonstance assez importante, il se rend dans un temple voisin, y brûle de l'encens et des chandelles et prie le génie invoqué dans ce sanctuaire de lui envoyer un songe qui lui indique ce qu'il doit faire en l'occurrence ; puis souvent il se met à dormir devant l'image et attend le songe désiré. Lorsque son vœu est exaucé il consulte le sort pour savoir si le songe survenu est dû au hasard ou bien au génie dont il a sollicité l'intervention. Si le sort lui dit de l'attribuer aux êtres célestes il consulte l'interprète attitré des visions nocturnes et reçoit de sa bouche la solution de la question. Les plus hardis la résolvent d'eux-mêmes.


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