William Charles Milne (1815-1863)

La vie réelle en Chine, William Ch. MILNE (1815-1863). Traduction André TASSET. Introduction et notes de Guillaume Pauthier. Hachette, Paris, 1858.

LA VIE RÉELLE EN CHINE

Traduction : André TASSET. Introduction et notes de Guillaume Pauthier. — Librairie Hachette et Cie, Paris, 1858, XXVIII+549 pages+3 cartes.

  • Préface : "...L'auteur s'embarqua pour ce pays dans l'été de 1839 ; et, sauf une absence de deux années, il y est demeuré jusqu'au commencement de 1854, sous les auspices de la Société des missions de Londres. Dans le cours de sa mission, il lui fut donné de visiter plusieurs villes curieuses de la Chine, telles que Macao, Hong-Kong, Canton, Tchousan, Ningpo, Changhaï, et de traverser dans ses voyages trois provinces de l'Empire : le Tchehkiang, le Kiangsi, et celle de Canton. Les pages suivantes donnent le résultat abrégé de ses observations pendant cette longue période. Elles ont pour but de faire connaître les Chinois tels qu'ils sont."
  • "L'ouvrage est divisé en cinq parties : dans la première on examine les idées généralement reçues en Europe et en Amérique au sujet de la Chine et des Chinois. Quelques-unes de ces idées sont fausses et souverainement injustes pour les habitants de cet Empire. Dans les autres parties, on donne des informations positives sur la vie commune et les usages de la Chine, recueillies pendant un long séjour à Ningpo et à Changhaï, ainsi que pendant une excursion de treize cents milles dans l'intérieur du pays."
  • "...En terminant cette courte préface, l'auteur demande qu'il lui soit permis d'espérer que son ouvrage répandra dans ce pays une appréciation plus juste et plus fidèle du peuple chinois, et nous affranchira d'impressions erronées aussi bien que ridicules, trop longtemps encouragées, au sujet de cette nation et de son état social..."

 

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Étrangetés

Longueur des ongles.

Dans la représentation européenne d'un Chinois à la mode, ses doigts sont terminés par des ongles d'une longueur démesurée. J'ai vu moi-même de nombreux exemples d'ongles parvenus, par les soins qu'on leur donnait, à des dimensions extraordinaires. On les considère comme l'indice de la fortune ou d'occupations littéraires. Il n'est pas rare de rencontrer cette sorte de prétentions chez les officiers de la douane, les copistes, les auteurs ou les pédants qui hantent les maisons des riches étrangers.

J'ai souvent rencontré un individu connu sous le surnom de l'homme aux ongles d'argent. Dans la crainte de briser ce que j'appellerai ses griffes, il y avait adapté des sortes d'étuis en argent. J'en ai connu un autre avec des ongles si longs, que, lorsqu'il sortait, il était obligé de les retrousser sous ses longues manches. Les Chinois ne rognent ni ne liment leurs ongles ; mais les porter d'une longueur démesurée n'est pas un usage commun à la Chine : c'est une exception à la règle générale.

La queue.

Dans l'imagination des Occidentaux, c'est sur la tête que la population mâle de la Chine porte le signe caractéristique de son sexe. Dès qu'on prononce le mot Chinois, on se le figure devant ses yeux tel qu'il est représenté sur les porcelaines et les paravents du pays, avec une natte tombant du derrière de la tête sur le dos. A l'effet d'obtenir cet appendice, on rase complètement le crâne, en n'épargnant que la couronne, d'où on laisse croître les cheveux dans toute leur exubérance. Cette queue (puisque tel est le nom que lui donnent les peuples de l'Occident) atteint généralement la longueur d'un mètre ; mais on peut l'accroître indéfiniment en prolongeant le ruban de soie qui sert à tresser les cheveux, ou en y ajoutant de fausses nattes qu'on se procure presque pour rien dans toutes les boutiques de barbier.

J'ai vu un assez grand nombre d'indigènes (à la vérité ils forment une exception) réellement soigneux de la propreté de leur coiffure. Le matin, de bonne heure, ils peignent leurs longs cheveux noirs, les enduisent de quelque substance oléagineuse, et les tressent avec beaucoup de patience. Dans la bonne société, la règle est de se raser la tête tous les dix jours. C'est une considération de santé et de respect humain. Se laisser croître les cheveux sur le devant de la tête est un signe de deuil ou d'une extrême pauvreté.

La tête d'un jeune homme frais rasé présente quelquefois à l'observateur attentif une singularité remarquable. Lorsqu'il sort des mains du barbier, la figure et le front luisants et polis, on voit, autour de la couronne de la tête, comme un cercle de soies de sanglier, chaque brin de cheveux se redressant court et ferme, et offrant l'apparence d'une brosse à dents. Cela tient à ce que le porteur désire laisser prendre à ce cercle assez de longueur pour le tresser avec la natte principale, qui flotte si gracieusement sur ses épaules. Quelque temps avant mon voyage en Chine, j'avais lu dans un ouvrage intitulé : Fanqui en Chine, une explication bien différente de cet usage. « J'imagine, disait l'auteur, que c'est un usage particulier aux jeunes gens à marier, pour s'attirer l'attention du beau sexe. »

Les hommes de peine trouvent parfois des inconvénients à cette natte ornementale. Toutefois, lorsqu'ils sont au travail, ils s'en débarrassent en la roulant autour de leur tête, ou en en formant un nœud épais. Quelque embarras qu'il en éprouve, l'homme le plus pauvre est fier de sa queue, ce symbole national. On a vu quelquefois un Anglais fraîchement débarqué se gaudir aux dépens de « la queue de John » ; mais il apprend bientôt par expérience à respecter cet apanage favori de son ami le Chinois. Noli me tangere est la devise de l'ordre de la queue comme de celui du chardon. Cependant, tout fier qu'un indigène soit de son accessoire, il sait parfois en tirer un parti utile. Un matelot, dans une bourrasque, s'en sert pour fixer solidement son bonnet sur sa tête ; un pédagogue quinteux, dans un besoin urgent, et ne trouvant pas sa férule sous sa main, applique sa queue sur la tête et les épaules de l'écolier récalcitrant. Pour faire pièce à ses camarades, un gamin attachera deux ou trois queues ensemble, puis fera soudain courir les intéressés dans des directions opposées.

Les éventails.

L'usage de l'éventail ne souffre aucune exception. C'est un meuble indispensable aux deux sexes de tous les rangs, pendant toute l'année dans les provinces méridionales, et seulement pendant l'été dans le reste de l'empire.

Rien ne cause plus de surprise à un Européen, à son arrivée, que de voir l'éventail à la main ou à la ceinture des hommes comme des femmes, des riches, des pauvres, des soldats, des lettrés et des prêtres.

L'ouvrier qui a une main de libre trouve le moyen de s'éventer d'une main tandis qu'il travaille de l'autre. J'ai vu un officier qui allait se battre en agitant son éventail. Des personnes dignes de foi m'ont assuré avoir vu, lors de l'attaque des forts du Bogue, en 1841, des soldats du pays s'éventer tranquillement sur les remparts, au milieu d'une grêle de bombes et de boulets. Au lieu d'une canne ou d'une cravache, le petit-maître agite son éventail ; le maître d'école l'applique sur le crâne ou les doigts de l'élève indocile. Les Japonais emploient, dit-on, cet ustensile à des usages inconnus dans le Céleste Empire. Le docteur Siebold dit qu'un éventail présenté sur une espèce de plateau à un criminel de distinction lui annonce son arrêt de mort, et qu'on lui tranche la tête au moment où il la tend du côté de l'éventail.

L'homme de peine, lorsqu'il ne se sert pas de son éventail, le place dans sa ceinture ; mais, pour peu qu'on en ait le moyen, on ne manque jamais d'avoir un étui pour l'y placer.

L'innocent ustensile dont il vient d'être question a moins de variétés dans sa forme que dans la matière dont il est fabriqué. Il est de deux formes : ou tout droit et ouvert, ou pliant. Le premier se fait ordinairement en soie, en feuilles de palmier ou en plumes. Le second se fabrique en papier, ou en duvet d'oie, ou en ivoire délicatement ouvragé. Indépendamment de ce qu'il est de bon ton, l'éventail a pour principal usage de servir d'écran. Partout, dans les rues, on voit une foule de gens affairés marcher ou courir en plein soleil, par une chaleur de 98° Fahrenheit à l'ombre, sans avoir autre chose qu'un éventail à interposer entre leur tête et le soleil. Les indigènes se servent de l'éventail pour endormir leurs enfants et eux-mêmes. On s'en sert aussi fréquemment comme de réfrigérant ; mais alors on ne l'agite pas comme le font les Européens. Le mouvement précipité employé par ces derniers occasionne une action forcée des muscles, et doit élever la température du corps. Les Chinois agitent l'éventail posément, lentement, régulièrement, sans épuiser leurs forces. Lors de la saison des chaleurs et des moustiques, nul supplice n'égalerait pour un Chinois celui d'être privé de cet accessoire précieux. La masse du peuple, entassée dans des ruelles étroites, dans des maisons basses et privées d'air, le regarde comme un objet indispensable à son bien-être.

La passion innée des Chinois pour la peinture, le dessin et l'autographie, trouve largement à s'exercer dans la confection des éventails. Faits en papier et en satin, ils admettent les ornements de broderie. Les éventails en papier sont couverts de dessins, surtout de fleurs. On en voit en vente d'immenses quantités représentant la carte ou la vue de l'une des grandes villes de l'empire, Nanking, Peking ou Canton. Comme on y voit le nom de toutes les rues et de toutes les ruelles, ils tiennent lieu de Guide à tous les voyageurs qui visitent ces villes. D'autres représentent les localités ou les curiosités remarquables du pays. Presque tous sont ornés de sentences choisies. Le goût que les Européens montrent en général pour conserver dans des albums les souvenirs de quelques amis de prédilection trouve un équivalent en Chine. Pour obtenir l'autographe d'un ami, on n'a qu'à acheter un éventail non orné ; puis on prie la personne aimée d'y inscrire une sentence ou deux, de les signer et d'y apposer son sceau. Cela fait, l'éventail devient pour son possesseur un trésor sans prix, une curiosité des plus rares.

Boules d'ivoire.

Que dirons-nous des boules d'ivoire concentriques ? dix, douze et même plus percées à jour, renfermées les unes dans les autres ? On a été longtemps à comprendre comment pouvait se fabriquer un objet d'art d'une telle complication. On a conjecturé que c'étaient des boules coupées en deux moitiés, si solidement et si artistement collées ensuite, qu'il était impossible d'en découvrir la jonction. On a même essayé de dissoudre ce point de réunion en faisant bouillir dans de l'huile une boule concentrique. — Tentative qui, on le juge bien, n'a pas eu de résultat.

Voici la solution du problème, telle que je l'ai obtenue de plus d'un artiste du pays. On perce dans un morceau d'ivoire parfaitement arrondi, un certain nombre de trous coniques, de sorte que les extrémités de tous ces trous viennent converger au centre de la boule. L'ouvrier commence alors à détacher la sphère la plus centrale, cela se fait en introduisant dans chaque trou un outil à pointe acérée et courbe. L'instrument est fait de manière à enlever l'ivoire par chaque trou à égales distances de la surface. Il fonctionne constamment par le fond de chaque trou, jusqu'à ce que les incisions se rencontrent. De cette manière la boule du centre se trouve séparée. Pour la polir, la sculpter et l'orner, on attire successivement chacune de ses faces vis-à-vis de l'un des plus larges trous. Les autres boules, plus grosses à proportion qu'elles se rapprochent de la surface extérieure, sont taillées, ouvragées et polies, précisément de la même manière. La boule extérieure, et qui sert d'enveloppe, est faite comme de raison la dernière. Quant aux outils nécessaires pour cette opération, la grosseur de la tige et la courbe du fer dépendent de la profondeur où chacune des boules se trouve de la surface. Tel est le mode employé pour sculpter un des objets les plus délicats de l'industrie chinoise ou de toute autre industrie.

Lanternes.

Il est un autre objet au sujet duquel les Chinois ne montrent pas moins d'invention ; celui qui tient un rang distingué dans les notions que les peuples de l'Europe possèdent sur la Chine : — les lanternes. Il n'y a peut-être dans le Céleste Empire aucun meuble qui soit d'un usage plus général. L'ouvrier indigène y déploie, comme d'ailleurs en toute autre chose, le talent et l'industrie qui lui sont propres ; et en même temps il fait preuve d'un goût exquis dans le choix des couleurs dont il le décore. Je ne parle pas ici de ce qu'on peut trouver partout, de la modeste chandelle ou de la simple lampe. — Mais de ce qu'ils appellent tang-loung, « cage à lampe, cage à chandelle », c'est-à-dire la cage dans laquelle est renfermée la chandelle ou la lampe. Elles sont de toutes grandeurs et de toutes formes, et construites de matériaux de toute nature. Leurs dimensions varient du joujou à deux liards, ou de la lanterne à deux sous dont se sert le pauvre, jusqu'au modèle pompeux de la grandeur d'une chambre raisonnable, ayant douze à seize pieds de diamètre, et coûtant 2.500 francs ! Quant à la forme, elle échappe à la description : il y en a de rondes, de carrées, d'irrégulières ; elles prennent la figure d'oiseaux, de quadrupèdes, de poissons, etc. Le châssis est généralement fabriqué en bois, en bambou, en fil de fer, ou en vannerie, recouverts de papier, de soie, de verre, de corne, de drap, de gaze, ou de colle forte. C'est sur ce fonds qu'ils appliquent les ornements de sculpture, de broderie, de dorure ou de peinture.

Pour éclairer ces cages, on se sert d'huile ou de chandelles ; quant au gaz, ils n'en ont pas la moindre idée. Rien n'égale leur surprise lorsqu'on leur en fait voir un spécimen convenable. Un Chinois, grand voyageur lui-même dans son propre pays, m'avait accompagné en Angleterre en 1844. Il fut tout hors de lui à l'aspect de cette lumière mystérieuse. Dans des notes fugitives sur l'Angleterre et les Anglais, qu'il publia à son retour, il fait au sujet de cette curiosité remarquable les observations suivantes :

« Le long de la route sont placés des candélabres soutenant de belles lanternes qui, éclairées à l'approche de la nuit, illuminent la vaste étendue des cieux. Le gaz qui brûle dans ces lampes est produit par le charbon, ce qui est sans contredit une découverte merveilleuse. Il projette une flamme incomparablement plus brillante que ne peuvent la donner l'huile ou le suif. Il procure la lumière à des familles entières, et des milliers de maisons s'illuminent instantanément. Dans tous les marchés, dans tous les lieux publics, on voit aussi clair à minuit qu'en plein jour ; et, si je ne me trompe, notre fête des lanternes n'est pas plus brillante. Une ville éclairée de cette manière peut bien se nommer une ville sans nuit. En effet, vous pouvez vous promener jusqu'au jour sans porter une lanterne avec vous, et sans crainte d'être arrêté par quelque obstacle désagréable.

Il y a certaines lanternes d'une construction particulière. Une entre autres est montée sur des ressorts. Lorsqu'on s'en est servi, on la replie, et elle peut se mettre dans un coin ou dans une malle. Celle dont on fait l'usage le plus général est la lanterne transparente. Elle est construite de bambou fendu très mince et tressé comme une espèce de filet sur des montants. Cette sorte d'industrie occupe un nombre de mains infini. Le treillis de bambou reçoit une couche de colle forte qui en fait adhérer toutes les parties ; il est recouvert ensuite d'une belle feuille de papier bien mince ; une couche ou deux de vernis donnent le dernier fini à la lanterne et produisent une transparence merveilleuse. Une attache en fil d'archal se place en haut et sert à suspendre l'ustensile lumineux à un bâton d'une longueur plus ou moins grande. Le dessus et le fonds de la lanterne sont ouverts. La bobèche se met et s'ôte à volonté, au moyen d'un petit ressort en fil d'archal.

Il y a ce qu'on appelle la lanterne-dragon. On ne s'en sert qu'au printemps et à l'automne pour une fête qui s'observe dans toute l'étendue de l'Empire, sans doute pour se rendre propice quelque être fabuleux. Cette monstrueuse figure d'un dragon se compose de soixante ou quatre-vingts lanternes peintes réunies ensemble, chacune de la grosseur d'un baril de bière, ayant au centre de grosses chandelles. La longueur de ces figures symboliques dépasse souvent une centaine de pieds. D'un bout, elles présentent une énorme tête avec la gueule démesurément ouverte ; de l'autre, une queue de grande dimension. A chaque compartiment s'adapte une perche, destinée à soutenir la monstrueuse machine. Lorsque la nuit est venue, on la porte ainsi de village en village ou de rue en rue, les porteurs ayant soin, en marchant, de donner au corps du dragon un mouvement d'ondulation où ils imitent la nature autant que possible. J'ai eu souvent occasion de voir la procession du dragon traverser la nuit un pays découvert. Elle offre l'aspect le plus singulier. Ajoutez qu'elle est toujours escortée d'hommes et d'enfants chantant et criant, tirant des coups de fusil, frappant sur des gongs ou tirant des pétards.

En fait de lanternes curieuses, je dois encore parler de celle qu'ils appellent tseoù-ma-tang (lanterne du cheval marchant). Elle sert aussi dans les fêtes. Elle est d'une grandeur considérable, et généralement construite de verre, avec des bobèches pour recevoir dans l'intérieur une grande quantité de chandelles. Le corps de la machine contient plusieurs cylindres légers en fils d'archal, superposés, et se balançant au moyen de petits pivots. Dans ces globes sont pratiquées de petites soupapes, tellement disposées qu'un courant d'air met tout en mouvement. Les cylindres sont d'ailleurs garnis de figures de femmes, de guerriers, de chevaux et d'animaux de toute espèce. Cette manière d'automate fait un excellent effet, et elle est très populaire dans certains pays.

Les usages auxquels on emploie la lanterne sont très nombreux à la Chine ; plusieurs sont tout à fait inconnus en Europe. La nuit, il n'arrivera jamais au plus humble individu d'aller d'un bout de la rue à l'autre sans cet objet indispensable. Même par le plus beau clair de lune, on ne saurait se passer de lanterne. Lorsqu'un acheteur a choisi la sienne, il va chez le peintre, la fait orner de fleurs ou de figures, ou de quelque maxime plus ou moins savante, ou, enfin, y fait mettre son nom. Les porteurs de chaises et les gardes de nuit portent toujours leur lanterne. Les officiers en font porter d'énormes devant eux, où sont inscrits leur nom et leurs titres. On fait des lanternes pour jouets d'enfants, sous la forme de poissons, d'oiseaux et de chevaux. Tel bambin, qui ne peut encore marcher, a sa lanterne de cheval ou de phœnix.

Mais le croira-t-on ? je le tiens d'officiers anglais qui en ont été les témoins oculaires, lorsque les troupes anglaises étaient en possession de Ningpo, en 1842. Les Chinois, au nombre de trois mille ou quatre mille, firent une attaque de nuit, qui fut repoussée. Ils portaient au-dessus de leurs têtes des lanternes allumées qui en firent autant de cibles pour les fusils de nos soldats.

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Instructions consignées dans l'Almanach impérial

J'extrais le passage suivant de l'almanach de l'année dernière, commençant avec notre 8 février 1853, qui était le premier jour de l'année chinoise.

« Le premier jour du premier mois. — Vous pouvez ce jour-là présenter vos offrandes religieuses (comme volailles ou poissons). Vous pouvez envoyer des représentations au Ciel (des remercîments, des prières, des vœux, en brûlant du papier doré, des figures de paille, ou des feux d'artifice) ; vous pouvez mettre vos habits de fête, des bonnets de fourrure ou une ceinture élégante. A midi, vous devez vous asseoir, la figure tournée vers le sud ; vous pouvez contracter mariage, visiter vos amis, partir en voyage, commander de nouveaux habits, faire des réparations à votre maison, etc., faire jeter les fondations d'un bâtiment, ou en élever la charpente ; vous pouvez mettre à la voile, faire un traité de commerce, régler vos comptes, piler et moudre, planter, semer, soigner vos troupeaux.

En addition aux articles précédents, relatifs au premier jour du mois, vous pouvez, le 2 (9 février) enterrer vos morts.

Le 3, vous pouvez vous baigner, laver vos maisons et vos chambres, abattre une maison ou un vieux mur.

Le 4, vous pouvez offrir des sacrifices, vous baigner, vous raser la tête, balayer vos planchers, creuser la terre, enterrer les morts.

Le 5, gardez-vous de partir en voyage, de planter ou de semer.

Le 6, vous pouvez faire tout ce qui est recommandé pour le 1er.

Le 7, vous ne devez point aller dans une école, ni commencer un voyage, ni changer de logement, ni vous baigner, ni faire des réparations, ni jeter des fondations, ni acheter des terres ni des maisons, ni moudre, ni planter, ni semer, ni vous occuper de vos troupeaux.

Le 8. Ce jour est regardé comme douteux. Il n'y a rien qui soit considéré comme heureux ou malheureux.

Le 9, vous pouvez offrir vos présents religieux, visiter vos amis, dire au tailleur de vous commencer un habit, faire des marchés et commercer, faire rentrer votre argent.

Le 10, vous pouvez faire vos offrandes, entrer en fonctions d'une charge, contracter mariage, visiter vos amis, partir en voyage, vous baigner, mais pas avant cinq heures du soir ; vous raser la tête, pratiquer l'acupuncture, faire un contrat, trafiquer et échanger, balayer la maison, creuser une tombe.

Le 11, vous pouvez commencer un voyage, changer de logement, acupuncturer un malade, faire faire un nouvel habit, faire des réparations à une maison, jeter des fondations, élever la charpente, mettre à la voile, dresser un contrat, régler vos comptes, soigner vos troupeaux, enterrer vos morts.

Le 13, à cinq heures du soir, vous devez vous asseoir la figure tournée vers le sud-est.

Le 18, vous devez offrir des sacrifices et vous baigner des pieds à la tête.

Le 19, vous pouvez aller à l'école.

Le 21, vous ne pouvez mieux choisir pour élever une charpente et enterrer vos morts.

Le 25, vous pouvez, entre autres choses, entrer en fonctions d'une charge du gouvernement, vous mettre en grand costume ; mais observez de vous asseoir la figure vers le nord-ouest.

Le 26, ne vous occupez point d'ouvrages de broderie.

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Les dixièmes années et l'âge avancé

Le 20 mars avait été choisi par le docteur Tchang, pour célébrer sa soixante-dixième année. Je pus alors me convaincre d'une chose que j'avais observée fréquemment : de l'importance que les Chinois attachent à chaque dixième année de leur existence personnelle. Chaque décade reçoit une désignation particulière. A dix ans, on atteint « le premier degré de la vie » ; à vingt, on « prend le bonnet de la jeunesse ». Ce bonnet est placé sur la tête du jeune homme par son père ou le plus proche parent ; c'est un signe qu'il entre dans l'ère des devoirs de l'âge mûr. Dans les temps anciens, lorsqu'un jeune homme arrivait à cet âge, la cérémonie de « prendre le bonnet » était accompagnée de beaucoup d'autres rites. Il y avait, en outre, trois autres grandes cérémonies, auxquelles les anciens étaient particulièrement attachés : le mariage, les funérailles et le culte des mânes des décédés. De ces quatre cérémonies, la première, la prise du bonnet viril, est la seule qui soit tombée en désuétude, ou plutôt elle a été réunie à celle du mariage, et on l'accomplit un jour ou deux avant cette dernière cérémonie. A trente ans, « on devient fort et mariable » ; on est alors censé en état de remplir les devoirs de la maison et de la famille ; à quarante ans, on est «propre à occuper une position officielle » à cinquante ans, on est en état de « connaître ses propres faiblesses »; à soixante ans, on a « complété un cycle » ; à soixante-dix ans, on « devient le phénix de l'antiquité » ; à quatre-vingts ans, « le visage prend la couleur du fer rouillé » ; à quatre-vingt-dix ans, on « tombe dans l'enfance » ; à cent ans, on est « à l'extrémité de l'âge ».

On attache tant d'importance aux phases avancées de la vie, que, même à la mort de leurs parents, les enfants ne manquent pas de célébrer, selon leurs moyens, les décades avancées qui auraient marqué l'histoire de ces parents s'ils fussent restés sur la terre. J'ai assisté plusieurs fois à ces célébrations posthumes ; le caractère de ces « occasions inférieures », ainsi nommées par opposition aux « occasions supérieures » (celles observées du vivant des parents), est qu'elles tiennent du style funéraire. Ainsi le blanc est substitué au rouge, et les signes de deuil remplacent la gaieté et les félicitations. Il n'est aucun anniversaire où un homme reçoive plus de marques de respect qu'à celui de sa soixante-dixième année ; et le docteur Tchang venait d'atteindre cet âge.

La vénération religieuse avec laquelle les Chinois observent les droits du sang assure aux chefs des familles respectables une existence fortunée vers la fin de leur pèlerinage. Les pauvres septuagénaires que leurs enfants ne peuvent entourer des douceurs réclamées par leur âge trouvent des secours dans la charité publique. On n'est point attristé à la Chine par le spectacle d'un vieux père abandonné de ses enfants, et livré à son sort seul et sans secours pour attendre une fin misérable. On voit ici le vieillard chancelant, homme ou femme, s'il n'a pas le moyen de louer une chaise à porteurs, marcher dans les rues et les promenades, appuyé sur le bras d'un fils ou d'un petit-fils, recevant sur son passage les hommages de tous les jeunes gens. On trouve encore une preuve du respect des Chinois pour l'extrême vieillesse dans les tablettes et les monuments qu'on rencontre chaque jour, et qui sont consacrés à la mémoire d'octogénaires, de nonagénaires et de centenaires. Le gouvernement est le premier à encourager ce sentiment. J'ai souvent rencontré, dans les rues, des hommes et des femmes d'un âge très avancé vêtus de robes jaunes, présents de l'empereur comme marque de vénération pour leurs cheveux blancs.

Le chef patriarcal du pouvoir à la Chine regarde comme d'une bonne politique de témoigner des égards à ceux de ses sujets qui atteignent un âge avancé. Les lois, surtout celles créées par la dynastie régnante, ont pour objet de sanctionner ce sentiment naturel si populaire parmi les Chinois. Ainsi le code pénal de la dynastie tartare actuelle porte

« que les veufs et les veuves pauvres, infirmes et sans enfants, recevront la protection et les secours des magistrats de leur ville, lorsqu'ils n'auront point de parents sur lesquels il aient droit de compter pour leur soutien ; et le magistrat qui leur refuserait secours et protection serait puni de soixante coups de bambou.

Lorsque les vieillards dans cette position sont placés sous le patronage du gouvernement, le magistrat ou ses subordonnés qui manqueraient à leur fournir les vêtements ou la nourriture fixés par la loi seraient punis en raison de l'importance du secours, comme ayant détourné les provisions du gouvernement. Il paraît aussi que le même code fait, dans les causes criminelles, une exception en faveur des personnes âgées.

« Quiconque sera reconnu comme étant âgé ou infirme à l'époque de son jugement pour un crime ou délit quelconque jouira du bénéfice de sa position, bien qu'à l'époque du crime ou délit il n'eût pas atteint l'âge ni contracté les infirmités qu'on fait valoir en sa faveur.

Un édit fut publié en l'année 1687, sous le sceau de l'empereur Kanghi, pour régler les secours accordés par le gouvernement aux gens pauvres qui auraient dépassé soixante ans. Les septuagénaires étaient exemptés de tout service et recevaient des aliments. A quatre-vingts ans, ils avaient une pièce d'étoffe de soie, un catty (ou six cent vingt grammes) de coton, cent livres de riz et dix cattis (six kilogrammes deux cents grammes) de viande. Les vieillards de quatre-vingt-dix ans recevaient double ration. Suivant un état officiel des indigents âgés, placés alors sous le patronage de la faveur impériale, il y en avait cent quatre-vingt-quatre mille quatre-vingt-six de soixante-dix ans et au-dessus, cent soixante-neuf mille huit cent cinquante de quatre-vingts ans et au-dessus, neuf mille neuf cent quatre-vingt-seize de quatre-vingt-dix ans et au-dessus, et vingt et un de cent ans et au-dessus. En 1722, Sa Majesté donna une fête aux vieillards de l'empire ; et son successeur, Kien-loung, suivant cet exemple, institua, en 1785, un jubilé de la même nature, dont je trouve une description dans les mémoire du père Ripa, qui y assistait. J'en extrais le passage qu'on va lire :

« Un grand nombre de vieillards bien portants (hommes) avaient été envoyés à Pékin de toutes les provinces. Ils étaient rangés par compagnies, portant les bannières de leurs provinces respectives. Ils portaient encore divers autres symboles et trophées ; et, rangés symétriquement le long des rues où devait passer l'empereur, ils offraient le coup d'œil le plus imposant. Chacun de ces vieillards avait apporté pour l'empereur un présent qui consistait généralement en vases ou objets de bronze. Sa Majesté donna à chacun d'eux une pièce d'argent d'une valeur d'environ six francs vingt-cinq centimes, avec une robe en soie de couleur jaune, qui est la couleur impériale. Ils se rendirent ensuite tous dans une place où l'empereur alla les voir. On calcula que cette vénérable réunion d'hommes s'élevait au nombre de quatre mille. Sa Majesté se montra très satisfaite de cette revue ; elle demanda à plusieurs d'entre eux leur âge, et les traita tous avec beaucoup d'affabilité et de condescendance. Elle les invita même en masse à un banquet où elle les fit asseoir en sa présence, et ordonna à ses fils et à ses petits-fils de leur servir à boire. Elle leur fit ensuite à tous un petit présent de sa propre main. L'un d'eux, le plus âgé de tous, qui avait cent onze ans, reçut un habit complet de mandarin, avec un bâton, un encrier et divers autres objets.

Quelque temps après eut lieu l'anniversaire d'un autre de mes amis âgés. Comme la cérémonie se pratiquait sur une échelle plus vaste que chez mon ami Tchang, j'eus l'occasion d'y faire quelques observations nouvelles. C'était M. Kiang, demeurant à la porte Occidentale, homme d'une grande fortune, chef d'une famille considérable, et ayant de nombreux amis. Il était parvenu au comble des « trois félicités », qui, selon l'opinion des Chinois sur le but de la vie humaine, consistent en « de gros émoluments, de nombreux enfants et une grande vieillesse ».

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Incendies

Comme pour leur donner une leçon, le soir même de cette fête bizarre un violent incendie éclata dans Ningpo. En un instant toute la ville fut dans le tumulte. Le feu avait pris dans la principale rue, dans la boutique d'un orfèvre. Il se propagea des deux côtés de la rue, menaçant d'envelopper tout le quartier dans une conflagration générale. Enfin, il s'éteignit après avoir détruit une centaine de maisons. Comme cette rue était la principale rue marchande de Ningpo, on vit, à la première alarme, accourir tous les commis et tous les associés des maisons menacées. En un clin d'œil les portes des boutiques furent barricadées, les entrées des magasins furent munies de gardes pour les protéger contre des troupes de voleurs officieux, qui se présentent tout prêts en apparence à rendre service, mais sans autre but que de piller. Dans chaque maison, on se hâtait d'emballer les marchandises, et chaque ballot était mis en ordre pour pouvoir être enlevé immédiatement, si l'incendie faisait des progrès. Quoiqu'on eût fait venir les soldats et la police, tout ce qu'ils firent fut d'augmenter la confusion. Les boutiquiers refusaient de confier leurs marchandises aux soldats ; et, tandis qu'ils emportaient leurs ballots sur leurs épaules, il était curieux de les voir brandir de l'autre main un énorme bâton pour écarter des aides dont ils se défiaient.

Quelques villes chinoises possèdent des espèces de pompes à incendie, appelées « dragons d'eau». Je ne saurais dire si, dans la circonstance dont je parle, on avait sous la main des machines de cette espèce ; mais, s'il y en avait, elles ne servirent pas à grand'chose. A la lueur de l'incendie j'aperçus quelques domestiques, perchés sur le toit des maisons voisines, jeter çà et là quelques rares seaux d'eau. Leurs efforts semblaient exciter la risée de l'élément destructeur. Il fit rage, poursuivit sa course, accomplit son œuvre, et s'arrêta de son propre gré.

Voyant que le feu gagnait mon quartier, je fis transporter mes effets dans un jardin de derrière, d'où je pouvais les enlever au besoin. J'avais à peine terminé, que l'on vint m'annoncer que le feu venait de prendre à la maison vis-à-vis mon logement. Je me trouvais alors sur une terrasse, surveillant les progrès de l'incendie. J'entendis tout à coup quelqu'un d'en bas crier en chinois :

— Où est Meïsienseng ? où est Meïsienseng ?..

Je descendis à la hâte. Aussitôt une main me saisit par le bras. En dépit de toutes mes remontrances, ne sachant encore à qui appartenait le bras qui m'avait saisi, je fus entraîné jusqu'au haut des murailles de la ville. Alors une voix s'écria :

— Maintenant que vous êtes ici, vous allez rester à côté de moi.

C'était la voix de mon hôte. Dans la crainte que je souffrisse de l'incendie, le brave homme avait pris ce moyen sommaire, et décidé que je partagerais le lieu de refuge où il avait déjà conduit son fils. Je tentai de lui échapper, donnant pour raison que j'avais à surveiller mes effets ; mais il n'avait garde de me lâcher ; et, me ressaisissant de son poignet de fer, il continua à me remorquer en brandissant son bâton de l'autre main. Nous n'avions pas parcouru un grand espace, lorsque nous aperçûmes un groupe de spectateurs au-dessus de la porte de l'Est. A l'éclat des boutons qui les décoraient, et au parasol que l'on tenait sur la tête du principal personnage, je reconnus que j'étais en présence du gouverneur lui-même. Les gens de sa suite, en m'apercevant, informèrent Son Excellence que je venais de courir de grands risques. Il vint alors au-devant de moi et me fit des condoléances sur mon malheur. Il m'offrit un logement dans son palais, et au besoin l'usage de sa garde-robe. A minuit, on vint nous avertir que le feu était maîtrisé. Je retournai à mon logement ; et, à mon agréable surprise, je trouvai ma chambre en ordre, mes malles replacées, mes livres rangés, et tout parfaitement intact, grâce à la promptitude et à la fidélité de mes domestiques chinois.

Le lendemain, toute la journée, le mouvement continua à être grand dans la ville : c'étaient surtout les félicitations mutuelles entre les personnes dont les maisons avaient échappé à l'incendie, qui étaient les plus bruyantes. Beaucoup d'entre eux s'empressèrent de se rendre aux temples pour promettre aux dieux des actes publics de reconnaissance, tels que représentations théâtrales pendant un plus ou moins grand nombre de soirées, ou la récitation par les prêtres d'un certain nombre de chapitres des hymnes de Bouddha. En conséquence, le lendemain, de bonne heure, les murs de la ville étaient tapissés d'affiches monstrueuses, annonçant des représentations théâtrales, des récitations, etc., qui devaient avoir lieu tel ou tel jour, dans tel ou tel monument. Un établissement de commerce, entre autres, fît vœu de « jeûner pendant dix jours ». Un autre annonça qu'en considération de ce qu'ils avaient été protégés par les dieux dans l'incendie les associés s'engageaient humblement à faire réciter quarante-huit livres du Fah-lien-hoa devant les idoles. Une troisième maison promit de donner une représentation théâtrale, et, dès qu'elle aurait choisi un jour propice, d'en donner avis au public.

Souvent à la Chine les incendies prennent des proportions effrayantes. Cependant, lorsqu'on voit avec quelle extrême négligence on se sert des lampes, l'inflammabilité des matériaux de leurs maisons, et la manière compacte dont les habitations sont entassées, on est surpris que ces sortes de malheurs ne soient pas plus fréquents. Il arrive quelquefois qu'un pauvre homme voit brûler sa maison, pour avoir jeté dans le feu des rognures de papier doré en l'honneur de ses ancêtres. Je me souviens qu'un violent incendie, qui éclata à Changhaï, provenait de ce qu'un chapelier avait brûlé une brassée de papier doré devant « le Dieu de sa cuisine ». Ayant besoin à sa boutique, il avait laissé la masse enflammée gagner le parquet de la chambre. Sa superstition lui coûta cher. La perte de l'auteur de l'incendie ne se borne pas à la destruction de sa propriété. Si l'on vient à découvrir dans quelle maison le feu a éclaté, les cendres et les ruines des bâtiments environnants sont entassés sur le sol de la maison, cause du désastre. Ainsi les voisins n'ont pas la peine de transporter ailleurs leurs décombres. Ils les déposent sur le sol de l'infortuné propriétaire, qui voit les autres maisons se relever et reprendre leurs affaires, tandis qu'il ne peut encore songer à rétablir les siennes.

Souvent les officiers de district sont condamnés à des amendes ou même à la dégradation, lorsque le feu prend dans l'étendue de leur juridiction. Cela rend les autorités de la ville plus surveillantes ; et, à l'aide d'une police nombreuse, elles viennent à bout d'empêcher les vols et quelquefois d'arrêter un incendie, surtout en abattant des pans de murs.

Comme je l'ai dit, les filous et les voleurs sont les premiers dans ces occasions à offrir leurs services. La condition des femmes et des enfants est déplorable lorsqu'ils tombent dans les mains de ces vagabonds impitoyables. L'action de voler pendant un incendie est considérée par le peuple comme l'excès de la lâcheté et comme le crime le plus noir. Aussi considère-t-on comme indispensable de punir sommairement de la façon la plus sévère les voleurs qui sont pris en flagrant délit. J'en vis un matin passer deux qui étaient enfermés dans une sorte de grande cage en fer. Ils avaient la tête fixée au haut de la cage, au moyen de leur longue queue. Ils restèrent quatre jours dans cette situation, exposés au soleil, au vent, à la pluie, aux regards des passants, et moururent de fatigue et de faim. On m'expliqua que les autorités n'avaient pas le pouvoir de les décapiter ni de les bannir sans des instructions spéciales du cabinet de l'empereur ; mais il leur était loisible d'infliger ce mode de punition pour servir de leçon au public. Sans manifester l'intention positive d'abréger leur vie, on savait bien qu'en gardant un homme dans cette position pendant trois ou quatre jours sans lui donner ni à boire ni à manger, on débarrasserait le monde d'un scélérat odieux à la société.

Lors d'un incendie, il y a, comme en Angleterre, une foule de spectateurs qui mêlent leurs cris au bruit des maisons croulantes ; mais ce qu'il y a de plus bruyant encore, ce sont les hommes de police qui manœuvrent ces lourds engins nommés « dragons d'eau », en les traînant le long des rues étroites et des ruelles. En Chine, ce qui manque surtout dans ces calamités, c'est un corps bien organisé de pompiers, prompts à arrêter le progrès des flammes, au lieu de crier et de s'étourdir eux-mêmes.

Dans la principale rue de Ningpo, il y a de hautes murailles, tellement construites, que, de distance en distance, elles dominent les boutiques et forment voûte sur la rue. Les habitants considèrent ces murailles comme un obstacle puissant aux progrès de l'incendie, et de là elles ont pris le nom de « murs pour le feu ».

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Examens militaires

Pendant le même mois, Ningpo fut sens dessus dessous, non seulement à cause de la fête Tsingming, mais à cause du concours d'étrangers venus de toutes parts, dans le but d'assister aux examens militaires et littéraires, présidés par des commissaires spécialement députés sous le sceau impérial de Sa Majesté.

L'examen militaire eut lieu le premier et se fit en plein air. Je ne manquai pas de m'y trouver. Le lieu choisi était un champ de manœuvre en dehors des murs de la ville. Le temps, qui était beau, avait attiré un grand concours de spectateurs. Beaucoup sans doute désiraient voir en quel état se trouvaient les « Invincibles » après leur contact récent avec les soldats anglais. Jetant un coup d'œil sur ce « champ de Mars », je vis à une des extrémités un bâtiment d'une étendue assez considérable. Le prévôt de la ville (président) était assis sous un dais, entouré d'un groupe orné de boutons, fumant de longues pipes, se donnant l'air digne, et faisant repousser quelques intrus qui se faufilaient dans l'enceinte. Le président avait devant lui une table sur laquelle étaient placés les objets nécessaires pour écrire. Il examinait les compétiteurs, et leur donnait des notes, bonnes, mauvaises, ou indifférentes. Je vis au bas des degrés qui conduisaient à son siège vingt-deux candidats seulement pour les honneurs militaires. Ils portaient des robes de soie et de satin de diverses couleurs et plus ou moins riches ; leur bonnet de cérémonie était orné de houppes de soie, et ils étaient armés d'arcs et de flèches. La lice occupait un espace de plusieurs centaines de mètres de longueur sur quatre-vingts pieds de large seulement. Les spectateurs, hommes et femmes, étaient rangés des deux côtés, avides de contempler le spectacle, et ne se gênant pas pour exprimer par des cris ou des huées l'impression que leur causaient le succès ou l'échec des compétiteurs. Pour maintenir l'ordre, plusieurs hommes de la police se tenaient le long de la lice ; mais ils ne servaient guère qu'à exciter la rage ou les quolibets de la multitude ; à l'autre bout de la lice, vis-à-vis le dais du président, était le point de départ des archers montés. Lorsque les épreuves commencèrent, un crieur s'avança et cria le titre de chaque division et le nom de chaque candidat. Ceux-ci répondirent un par un en s'agenouillant sur le genou droit et en inclinant la tête. Chaque compagnie reçut ensuite l'Ordre.

La première épreuve était celle des archers montés ; et c'était peut-être la plus intéressante. On les envoya à l'autre bout de la lice. A une ou deux exceptions leurs montures offraient un triste échantillon de l'espèce chevaline de la Chine. Les chevaux étaient caparaçonnés de la manière la plus fantastique, les selles hautes et gauches, les brides épaisses, rouillées et grossières, les étriers de vilaine forme, etc. Au moment où le candidat montait à cheval, deux trompettes sonnaient et donnaient le signal. Ce n'était point une lutte entre les compétiteurs ; c'était une expérimentation de leur adresse à tirer à cheval. La carrière à fournir avait plus de deux cents mètres ; sur la droite étaient placés à égales distances trois grands cylindres de serge noire, dans chacun desquels étaient tracés trois globes rouges. Celui du milieu était le but offert à l'adresse des archers. Lorsque l'un d'eux était parti, on agitait un petit drapeau pour l'animer ; si sa flèche atteignait le but, on battait le tambour, en inclinant une grande bannière. Pour manier l'arc et la flèche pendant que le cheval était au grand galop, il fallait au candidat beaucoup d'adresse, puisqu'il n'y avait pas moyen de tenir la bride. La plupart des archers firent preuve de coup d'œil. Chacun devait parcourir la lice trois fois ; et à chaque fois il venait au tribunal recevoir des reproches ou des éloges.

Vint ensuite le tour des archers à pied. Les candidats étaient divisés en compagnies de quatre. Chaque homme envoyait six flèches à la distance de cent mètres. Lorsqu'il touchait le but, on en prenait note, et le nombre de marques réglait le degré d'adresse. Le troisième exercice consistait à bander des arcs très forts, exigeant une force de quatre-vingts à cent vingt livres. Le quatrième exercice était le maniement du sabre. La cinquième épreuve de force et d'adresse consistait à soulever de grosses pierres et à manier de pesants marteaux. L'examen se termina par cet exercice.

L'examen littéraire avait aussi attiré beaucoup de monde à Ningpo. Il occupa plusieurs journées, sous la direction de plusieurs mandarins venus exprès. J'aurais beaucoup désiré me rendre compte de cette lutte pour le degré sieou-tsaï, le premier échelon des honneurs littéraires, et je demandai, à plusieurs reprises, à être admis dans la salle d'examen. La requête, présomptueuse peut-être, fut invariablement refusée, bien qu'avec une exquise politesse.

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