Léon Feer (1830-1902)

LES VOYAGEURS AU TIBET

Revue des cours littéraires. Germer-Baillère, Paris, 1867-1868, pages 209-216.

 

  • De Marco Polo à l'abbé Krick, L. Feer raconte les tentatives des premiers voyageurs européens en route vers le Tibet.

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Le Tibet est une des contrées qui sont restées le plus en dehors de ce mouvement qui réunit toutes les nations. Ce n'est pas qu'il y soit aussi étranger qu'on pourrait le croire : c'est lui qui, au moyen de ses chèvres, fournit la matière première de tous ces châles si admirés, dont plusieurs se confectionnent dans le pays même ; en sorte qu'il lui revient une part importante dans le commerce du monde. Mais la dépendance dans laquelle il se trouve envers les deux pays dont il semble devoir être l'intermédiaire naturel, l'Inde et la Chine, lui ôte en quelque sorte son individualité, d'autant que l'isolement dans lequel il est retenu par des obstacles naturels qui en rendent l'accès difficile aux étrangers et ne laissent place qu'aux communications indispensables, le font apparaître comme une contrée cachée au reste de la terre. Sa situation géographique ne serait pourtant pas désavantageuse si la configuration du sol ne venait en neutraliser l'effet. Limitrophe de l'Inde, c'est-à-dire du pays qui a le plus fasciné l'imagination du monde, il en est séparé par le genre de barrières le plus redoutable que la nature ait élevé entre les sociétés d'hommes, une chaîne de montagnes, et encore celle qui renferme les points les plus élevés du globe. De tous les autres côtés, il est séparé du monde civilisé par d'affreux déserts, par des chaînes de montagnes, par des populations sauvages. Malgré des circonstances si défavorables, le Tibet n'a pas laissé que d'avoir son importance et d'exercer son attrait. Et ici je ne fais plus allusion à ces relations commerciales que rien n'empêche de se frayer leur chemin, puisque les Phéniciens pourvoyaient l'ancien monde des produits des contrées les plus lointaines et les plus inconnues : je ne parle pas non plus du grand rôle que le Tibet a joué dans l'histoire religieuse en devenant l'un des centres du bouddhisme : je n'insiste pas même sur l'influence qu'on serait en droit de lui attribuer sur la géographie ancienne et sur les traditions classiques, si, comme l'a prétendu un officier savant et distingué de l'armée anglaise, M. A. Cunningham, le nom du Caucase, cette chaîne de montagnes si célèbre par le supplice de Prométhée, devait s'expliquer par le tibétain. Je ne m'arrêterai point à défendre cette étymologie, aussi problématique et aussi plausible que beaucoup d'autres, et qui tendrait à identifier dans le passé la chaîne de montagnes la plus élevée du monde, selon les anciens, avec celle que les modernes ont reconnue comme renfermant les plus hautes sommités. J'ai en vue un autre point de l'histoire du Tibet et de l'histoire générale : les voyages dont ce pays a été l'objet et les intérêts divers qui y ont amené un certain nombre d'hommes, différant de caractère comme de projets. La simple curiosité et le goût des aventures ne paraissent pas avoir inspiré à beaucoup d'amateurs le désir de scruter les mystères de cette retraite impénétrable ; mais la religion, la politique, la science, ont plus d'une fois, et non sans éclat, exploré le Tibet.

Le célèbre voyageur vénitien qui fit connaître l'Asie à l'Europe du moyen âge, et dont le livre, traduit dans les langues principales du temps, a eu une si grande influence sur les découvertes ultérieures, Marco Polo, n'a garde d'oublier le Tibet, ou Tebet, comme il l'appelle. Le tableau qu'il en trace n'est pas attrayant : un pays dévasté, infesté de bêtes sauvages, que les voyageurs sont obligés d'écarter en allumant de grands feux avec des bambous dont le pétillement est capable d'affoler ou même de faire mourir de terreur ceux qui n'en ont pas l'habitude ou ne prennent pas des précautions pour s'y accoutumer doucement. Tel est le pays au physique, et au moral, un peuple adonné au pillage et au désordre des mœurs ; car Marco Polo, sans décrire précisément la polyandrie, c'est-à-dire l'étrange coutume d'unir une seule femme à plusieurs maris, parle d'une autre pratique analogue, mais bien plus scandaleuse et plus révoltante encore. Ce qu'il dit du daim à musc, des paillettes d'or et des grands chiens répond bien aux données les plus récentes, et sa description, bien que fort incomplète, est en général exacte. Les discordances qu'elle présente avec les renseignements acquis depuis lui peuvent s'expliquer par les changements survenus dans les mœurs, et surtout par les circonstances dans lesquelles l'auteur a visité le pays. Les dévastations causées par la conquête mongole y avaient engendré la misère et provoqué sans doute des abus passagers, notamment le brigandage, favorisé, du reste, dans tous les temps par les vastes déserts qui forment une grande partie du pays.

La découverte de l'Inde n'amena pas immédiatement des visiteurs au Tibet ; et il ne paraît pas que, pendant cinq quarts de siècle, personne ait songé à y pénétrer : ce fut seulement en 1624 qu'un jésuite portugais, le père Antonio d'Andrada, osa le premier franchir la formidable barrière de l'Himalaya, et exécuta deux fois de suite, en 1624 et en 1625, ce périlleux passage.

Parti d'Agra, il se rendit, en passant par Delhy, à Çrinagar, non pas sans doute, comme on l'a cru, la ville de ce nom qui est la capitale du Kashmir, mais plutôt celle qui se trouve plus au sud-est, dans la province de Gerwal, au nord-est de Delhy. Après un mois et demi d'une marche pénible à travers des montagnes et des précipices, le long du Gange, qu'il traversa plusieurs fois sur un pont de neige, le voyageur arriva à Mana, dernier village de la province de Gerwal : là le roi de Çrinagar, qui plusieurs fois avait cherché à l'arrêter, envoya des officiers se saisir de sa personne ; le père d'Andrada s'empressa alors de partir sans attendre le moment favorable de la fonte des neiges, qui seul permet le passage des montagnes ; il arriva jusqu'au lac d'où sortent les principales rivières du Tibet ; mais là, épuisé de fatigue, les yeux éblouis par la neige, accompagné de guides qui ne pouvaient plus se diriger, il dut revenir sur ses pas et attendre à Mana, durant un mois et demi, la fonte des neiges. Se joignant alors à la première caravane qui passa de l'Inde au Tibet, il arriva à la ville qu'il appelle Caparangue, et qui ne peut être que Tchabrang sur le Satledge, et dont le roi, que le missionnaire qualifie constamment de « roi du Tibet », se montra fort débonnaire. Mais le père d'Andrada ne put profiter longtemps de cette hospitalité : au bout de quelques jours, il repartit pour Agra.

Encouragé par un si bienveillant accueil (car le roi de Tchabrang lui avait permis de prêcher, de bâtir des églises, de s'abstenir de négoce, et avait même fait la promesse de ne pas prêter l'oreille aux insinuations des musulmans), le père d'Andrada, envoyé d'ailleurs par ses supérieurs, retourna avec plusieurs collègues à Caparangue, et y séjourna longuement, s'entretenant avec le roi et disputant avec les lamas. Il eut dès l'abord des succès assez remarquables, et sa deuxième lettre, datée de Caparangue le 15 août 1626, se termine ainsi : « Le 11 avril, nous posâmes, en présence du roi et avec beaucoup de cérémonie, la première pierre de notre église de Caparangue. » Toutefois, il ne paraît pas que cette mission ait prospéré ; il est certain qu'elle n'a laissé aucune trace. La fortune des jésuites a dû être aussi courte que brillante ; elle a suivi sans doute les agitations par lesquelles passait le pays. Le père d'Andrada, en effet, sans être fort explicite, nous parle de difficultés qui assiégeaient le roi son protecteur, de guerres à soutenir, de révoltes à réprimer. Le Tibet était alors en travail pour l'établissement de la puissance temporelle du dalaï-lama. Il est donc possible que, dans de telles circonstances, un prince engagé dans ces débats ait pu, pour une raison ou pour une autre, appuyer des missionnaires chrétiens et donné à leur œuvre un concours éphémère.

Il est intéressant d'observer la différence de langage du père Antonio d'Andrada et de Marco Polo au sujet des Tibétains. Le voyageur vénitien ne voit en eux que des idolâtres et des larrons ; le jésuite portugais admire leur dévotion et semble tenté de les prendre pour des chrétiens. Les lamas détestaient les musulmans : c'était déjà une forte présomption en faveur de la pureté de leurs croyances ; leurs pratiques religieuses semblaient différer moins que celles des autres peuples non chrétiens d'avec celles du catholicisme. Un examen superficiel, une connaissance imparfaite de la langue, peut-être une interprétation complaisante des lamas et les propres désirs du jésuite, lui firent découvrir dans le bouddhisme tibétain la Trinité, la Rédemption, l'Incarnation ; des usages tels que la confession, l'emploi du chapelet, achevaient l'illusion, et l'on comprend que le père d'Andrada ait cru pouvoir se flatter d'amener les Tibétains au christianisme ; mais on comprend encore mieux que son espoir ait été déçu.

Le père Antonio d'Andrada, qui mourut à Goa en 1634, n'était pas allé fort loin dans le Tibet, car sa capitale de Tchabrang est une ville de l'Himalaya et appartient à une province de la frontière indienne ; il est vrai que, si l'on en croit Athanase Kircher, le père d'Andrada serait allé fort loin dans les régions septentrionales ; qu'il aurait même atteint la frontière chinoise. Mais aucun détail ne nous a été transmis sur ce prétendu voyage, et force nous est de nous en tenir aux lettres du père d'Andrada, qui ne portent pas ses investigations au delà de Caparangue, où il semble avoir dû être fixé pour longtemps. Il parle seulement plusieurs fois d'un lieu qu'il appelle Utsang, ville d'Utsang, et même Université d'Utsang. Cette prétendue ville n'est autre chose que les deux provinces du Tibet propre, celle de Ou et celle de Tsang que l'on réunit d'ordinaire, et où résident les deux grands pontifes du Tibet. Tchabrang en est fort éloigné, et il ne paraît pas que le père d'Andrada y soit allé ; mais avant la fin du siècle, cette partie du Tibet était déjà sinon explorée, du moins parcourue.

En 1661, les pères Albert Dorville et Jean Gruber se rendirent de Peking, en Chine, à Agra dans l'Inde, en traversant la Tartarie, le Tibet et le Népal ; ils passèrent par Lhassa, et recueillirent un certain nombre de détails, conformes en général à ce que nous ont fait connaître des observations plus récentes et plus sûres. Ils paraissent avoir été les premiers à entendre l'invocation tibétaine Om ! mani padmê houm qui leur fit supposer l'existence d'une déesse Manipe ; les premiers aussi à donner des détails sur la vénération dont le grand-lama, alors revêtu depuis peu de sa toute-puissance, y est l'objet ; ce sont eux en particulier qui ont fait connaître cette forme révoltante d'adoration, dont les adversaires de la superstition se sont tant égayés, mais dont les informations postérieures n'ont point, que nous sachions, établi l'authenticité. Dans un passage si rapide, ces religieux ne pouvaient du reste recueillir que des données très incomplètes. Et il est toujours intéressant de voir que dans le cours du XVIIe siècle, le Tibet avait commencé d'être visité par les Européens, tant à l'est qu'à l'ouest.

Le XVIIIe siècle devait ajouter considérablement aux notions éparses recueillies dans le siècle précédent. En 1714, un jésuite italien, le père Hippolyte Désideri, parti de Kashmir, pénétra dans le Tibet, et arriva à Ladak, la plus grande ville du Tibet occidental ; il y fut bien accueilli par les autorités du pays, et protégé contre les insinuations perfides de ses ennemis naturels, les musulmans ; il se disposait à prêcher ouvertement le christianisme, quand, apprenant tout à coup l'existence d'un autre Tibet, qu'on appelait le Grand Tibet, il prit immédiatement le parti de s'y rendre. Parti de Ladak dans le mois d'août 1715, il arriva en mars 1716 à Lhassa ; et c'est de cette capitale, résidence du dalaï-lama, qu'il a daté la lettre par laquelle il nous apprend son voyage. Cette lettre écrite moins d'un mois après son arrivée ne nous donne, et ne peut nous donner, aucun détail sur les particularités de son séjour, et sa mission ne paraît pas avoir eu d'autre effet que de préparer les voies à celle qui, pendant de longues années, fut dirigée à Lhassa par les pères capucins Orazio della Penna et Cassiano de Maura. Leur entreprise eut le sort de celles de leurs prédécesseurs ; quand ils commencèrent à obtenir quelques avantages, les Lamas se soulevèrent contre eux et parvinrent à les expulser. L'histoire de leurs succès et de leurs revers nous est peu connue, mais l'épisode suivant, raconté par le père Georgi, peut servir à donner une idée de la persécution qui les atteignit. En 1742, à Lhassa, dix-sept néophytes qui se disposaient à célébrer la fête de la Pentecôte furent saisis par les magistrats et conduits sur les places publiques. Là, sommés de prononcer à haute voix et devant tous, l'invocation : Om ! mani padmê houm ! qui se retrouve sans cesse sur la bouche des Tibétains, ils s'y refusèrent obstinément. On les mit à la question, et on les condamna à une sorte d'exposition publique qui dura huit jours. Finalement, ne pouvant vaincre leur résistance, leurs persécuteurs les condamnèrent à mourir lentement dans la forteresse malsaine de Djikadjongar, lorsqu'une religieuse vénérée, intercédant pour eux, obtint leur grâce ; on se borna donc à les faire flageller cruellement, après quoi on les laissa vivre dans l'opprobre.

Du reste les missionnaires capucins, outre l'œuvre de conversion qu'ils avaient entreprise, s'étaient noblement imposé une tâche scientifique. Ils firent des recherches sur l'état politique, la religion, l'histoire, la géographie et la langue du Tibet : Orazio della Penna consacra vingt-deux ans à l'étude du tibétain, sous la direction d'un savant lama ; Cassiano eut trois maîtres, mais la persécution lamaïque vint interrompre ses études. Il était temps que des notions exactes sur la langue tibétaine, puisées à la source même, vinssent donner une direction convenable aux efforts qu'on commençait à faire en Europe pour la connaître. Le XVIIIe siècle avait vu naître l'étude philologique du tibétain ; disons à l'honneur de notre pays que ce fut en France, mais ne le disons pas trop haut ; car ces premières manifestations furent inquiétantes pour la saine philologie et même pour le bon sens. Pierre le Grand avait envoyé en France et adressé à l'Académie des inscriptions, des feuillets couverts d'une écriture indéchiffrable, rapportés par les Russes d'une place de l'Asie centrale qu'ils avaient saccagée. Le savant Fourmont reconnut que les caractères étaient tibétains ; c'était déjà un trait de génie ; mais il fit plus, il interpréta le texte, et en donna une traduction latine absolument inintelligible. On comprend le danger qu'il y avait là, et de quelle utilité pouvaient être les travaux des capucins qui séjournaient à Lhassa, surtout en présence des théories de quelques savants de l'Europe qui attribuaient au Tibet dans l'histoire de la civilisation un rôle tout à fait extraordinaire. Comment les missionnaires s'acquittèrent-ils de la tâche qui leur était dévolue, et dont ils paraissent avoir, du reste, compris l'importance ? N'hésitons pas à reconnaître que ce fut d'une manière fort insuffisante, soit par leur faute, soit par le malheur des circonstances. Le père Orazio della Penna ne laissa qu'une notice sur le Tibet, précieuse assurément, exacte, instructive, mais fort courte. Les résultats des recherches des missionnaires furent, il est vrai, consignés dans un volumineux ouvrage ; mais malheureusement, l'auteur de ce livre, le père Georgi, se plut à noyer dans les divagations d'une érudition de mauvais aloi, dans des discussions théologiques déplacées, et dans une polémique ridicule contre l'histoire du manichéisme de Beausobre, les données instructives sur l'histoire, la religion, la géographie, la littérature auxquelles un exposé simple et clair eût donné tant de prix. L'ouvrage du père Georgi contient d'excellents détails avec lesquels on aurait encore pu faire un bon livre si l'on eût élagué tout le fatras de choses inutiles qui y sont accumulées ; mais outre la répugnance qu'il éprouvait à étudier un pareil livre, le lecteur, encore trop peu instruit, manquait des lumières qui auraient pu le mettre en état de discerner le vrai du faux ; en sorte que le père Georgi a nui aux études tibétaines par son érudition indigeste bien plus qu'il ne les a favorisées par les renseignements exacts qu'il tenait des capucins. Du reste, le temps des études philologiques sérieuses approchait, mais n'était pas encore venu.

La fin du XVIIIe siècle fut signalée par plusieurs voyages au Tibet, mais d'un caractère tout autre que ceux dont nous avons parlé jusqu'à présent. L'élément ecclésiastique fait place à l'élément laïque ; nous allons voir des hommes passer de l'Inde au Tibet, non plus au nom de l'intérêt religieux, mais au nom de l'intérêt politique et commercial. Un événement capital venait de s'accomplir dans l'Inde : après avoir été pendant presque tout le XVIIIe siècle, le champ de bataille des Anglais et des Français, ce pays était tombé sous la domination britannique. Grâce à l'activité qui distingue ordinairement les fondateurs d'un nouvel ordre de choses, mais surtout grâce aux qualités personnelles du premier gouverneur général, Warren Hastings, des relations diplomatiques suivies ne tardèrent pas à s'établir entre la puissance conquérante de l'Inde et les autorités des pays transhimalayens. Plusieurs ambassadeurs britanniques et indigènes furent envoyés au Tibet de 1774 à 1785. Le premier fut George Bogle. Une guerre survenue entre le gouvernement anglais et le Boutan, pays presque indépendant, mais tibétain de mœurs, de religion et de langage, guerre dans laquelle le deuxième pontife du Tibet était intervenu d'une manière toute pacifique en vertu d'un droit de suzeraineté presque nominale sur le Boutan, fut la cause de cette ambassade. Après s'être arrêté à la cour du souverain du Boutan, Bogle se rendit au monastère de Tashilhounpo, dans la province de Tsang, auprès du lama. Pendant un séjour de six mois, il s'attacha à gagner les bonnes grâces de ce personnage, et à jeter les bases d'une union commerciale entre les deux versants de l'Himalaya. À la suite de ces négociations, Bogle, retourné dans le Bengale, se disposait à partir pour la Chine, afin de sceller à Péking même, avec l'empereur et le lama qui s'y trouvaient réunis, l'alliance préparée et déjà presque conclue à Tashilhounpo, quand la mort simultanée du lama tibétain et de l'ambassadeur anglais vint interrompre cet arrangement. Bogle fut ainsi enlevé avant d'avoir pu achever son œuvre politique et donner une relation suivie de son voyage et des particularités qu'il avait pu observer dans le pays si peu connu des lamas. Les courts fragments recueillis dans ses papiers rendent cette perte fort regrettable.

La brusque interruption des relations diplomatiques ne découragea pas le gouverneur Warren Hastings. A la première nouvelle que le lama défunt était revenu à la vie, c'est-à-dire qu'un enfant choisi entre beaucoup d'autres, comme étant le lama lui-même, avait été désigné pour lui succéder, Hastings résolut de le faire complimenter par un ambassadeur. Samuel Turner, choisi pour remplir cette singulière mission, suivit le même chemin que Bogle, se mit en rapport avec les autorités du Boutan, passa de là au Tibet, se rendit au monastère de Tashilhounpo où il fut témoin d'une importante cérémonie, l'installation solennelle du pontife dans sa résidence officielle. Après quoi il eut une audience de ce souverain de dix-huit mois, et s'acquitta auprès de lui de la mission qui lui avait été confié par le gouverneur anglais.

Samuel Turner avait, durant son voyage, recueilli des notes qui lui servirent à publier, dans la suite, outre son rapport officiel, un récit détaillé de son voyage, un de ceux qui font le mieux connaître le Tibet. Peu de temps après, un indigène, le moine indien Pouranghir, qui avait jadis accompagné Bogle, fut chargé à son tour d'une mission par le gouvernement britannique, et assista à l'intronisation du jeune lama que Turner avait vu établir à Tashilhounpo. Les particularités du voyage de Pouranghir, complément de celui de Turner, ont été ajoutées par cet officier à la relation de son ambassade.

Politiquement, les résultats de ces ambassades ont été nuls : le rappel de Warren Hastings, les troubles du Népal survenus peu après, la guerre de ce pays avec le Tibet, puis avec la Chine, et par suite, la surveillance jalouse et inquiète exercée dès lors par le gouvernement chinois mirent fin aux relations diplomatiques et empêchèrent le développement des rapports commerciaux. Mais il avait été fait beaucoup pour la connaissance du Tibet : la relation de Turner, le rapport scientifique du chirurgien-naturaliste Saunders qui accompagnait l'ambassadeur, répandirent pour la première fois dans le public et popularisèrent des notions positives sur le pays, ses institutions politiques et religieuses, ses mœurs, ses productions. Il n'avait pas encore paru sur ce sujet de récit aussi complet, aussi clair, aussi accessible à tous, ni qui fût aussi propre à instruire le commun des lecteurs, en même temps qu'il offrait aux érudits et aux savants des renseignements indispensables.

Depuis 1786, il n'a plus été fait de voyages politiques au Tibet ; le gouvernement anglais a seulement, à deux reprises, envoyé des ambassadeurs dans le Boutan. Mais, en revanche, de nombreuses explorations scientifiques et religieuses, poussées plus ou moins avant dans le Tibet pendant la première moitié du XIXe siècle, sont venues grossir la somme de nos connaissances ; il importe de rappeler les principales.

L'un des voyageurs qui se sont le plus distingués par leur activité fut l'Anglais Moorcroft ; il ne borna pas ses explorations au Tibet ; car il parcourut aussi le Kashmir, le Kaboul, la Tartarie ; il alla même jusqu'à Bokhara. Dans le Tibet, il ne visita guère que la partie occidentale, la plus rapprochée de l'Himalaya, le pays de Ladak. Il se fit surtout connaître par son exploration des bords d'un lac célèbre dans les traditions bouddhiques et d'une grande importance géographique, parce qu'il donne naissance à plusieurs des grands fleuves de l'Inde, le lac Mânasasarovara (lac de Mânasa) que les Tibétains appellent mapham (invincible), et les bouddhistes anavatapta (intarissable). On crut jadis que le Gange en découlait, et le père d'Andrada, qui cependant l'a vu, paraît autoriser cette fausse opinion. Il a été reconnu que le Gange prend sa source assez près du lac, et non dans le lac lui-même ; mais que le Satledj, le grand fleuve du Tibet occidental et affluent considérable de l'Indus, en sort pour se diriger vers l'ouest, tandis que le Tsang-bo-tchou, le principal cours d'eau du Tibet, en sort également, se dirigeant vers l'est pour rejoindre le Brahmapoutre. On a constaté également que, près du lac Mânasasarovara, un peu à l'ouest, se trouve un autre lac appelé Lang par les Tibétains et Rakus par les Indiens ; une communication, niée par Moorcroft, mais découverte depuis lui, existe entre les deux lacs ; en sorte que le Satledj peut être considéré comme traversant le deuxième et sortant du premier qui se trouve ainsi envoyer dans deux directions opposées les deux grands cours d'eau qui arrosent le Tibet et les extrémités orientale et occidentale de l'Inde septentrionale.

Moorcroft recommença son voyage de Ladak ; mais il périt assassiné sur la route de Balkh en 1825. Cependant l'abbé Huc prétend avoir recueilli à Lhassa des renseignements d'après lesquels Moorcroft, à l'époque même où l'on place sa mort en Tartarie, serait venu de Ladak à Lhassa, aurait séjourné douze ans dans la capitale du Tibet sous un déguisement kashmirien et musulman, puis aurait été assassiné dans la province de Ngari, en revenant de Lhassa à Ladak. Peut-être des renseignements ultérieurs obtenus à Lhassa nous aideront-ils à constater l'identité du personnage qu'on a fait passer pour Moorcroft auprès de l'abbé Huc. Mais, en attendant des informations plus précises, on ne peut que signaler son dire et la contradiction qu'il présente avec les renseignements fournis par les amis même de Moorcroft.

Mais, quelle que soit la valeur des résultats obtenus par Moorcroft dans ses voyages, il a rendu un plus grand service encore à la science par les conseils et la protection qu'il accorda à Csoma de Koïos, le fondateur des études tibétaines. Csoma était Hongrois ; ayant entendu dire en Allemagne, dans une leçon d'histoire, que les Madgyars venaient d'Asie, il abandonna l'étude de la médecine qu'il avait entreprise pour aller chercher le berceau de sa race. Après avoir visité de nombreuses contrées sous le costume arménien, il arriva dans le Tibet occidental et y rencontra Moorcroft. Le voyageur anglais, qui regrettait d'ignorer le tibétain et de ne pouvoir ainsi se rendre compte d'une foule de particularités, engagea Csoma à étudier la langue des lamas, et il lui facilita l'entrée des couvents bouddhiques en lui conciliant la faveur et lui assurant la protection des autorités de Ladak. Csoma se cloîtra donc pendant plusieurs années dans les monastères du Tibet occidental, notamment dans celui de Kanoum en Kanawer, où il resta quatre ans. Il en sortit avec des matériaux nombreux, qui lui servirent à composer plusieurs ouvrages fondamentaux pour l'étude de la langue et de la littérature tibétaines. Bien que Csoma doive être compté parmi les voyageurs les plus déterminés, il ne peut cependant pas passer pour un explorateur du Tibet au sens ordinaire ; il n'y vécut guère qu'entre les murs des édifices monastiques ; mais il en rapporta des trésors, et en donnant la clef de la langue tibétaine, en rendant accessible une littérature qui était restée avant lui à l'état de lettre morte, il fit plus pour la connaissance du Tibet que tous les autres voyageurs. Car que sait-on d'un peuple dont on ignore entièrement la langue et la littérature ?

Pendant son séjour à Kanoum, Csoma y vit Jacquemont, qui voyageait dans l'Himalaya pour l'avancement des sciences naturelles. Malgré la vivacité de son esprit et sa remarquable facilité pour apprendre les langues, Victor Jacquemont n'avait point le sens philologique. Du reste, le ton plaisant et familier de ses lettres ne permet pas d'attacher à l'expression de sa pensée plus d'importance que n'en a une raillerie légère et spirituelle. Quant à sa mission, renfermée tout entière dans le domaine de l'histoire naturelle et restreinte à l'Himalaya, elle ne pouvait toucher que d'une manière indirecte aux études qui nous sont propres. Cependant ses excursions sur le territoire tibétain, cette promenade dans laquelle il fit, comme il le dit, la guerre à l'empereur de la Chine et put s'assurer par quels moyens on parviendrait le mieux à conquérir l'Asie et à devenir grand khan de Tartarie, n'intéressent pas seulement par le charme que l'auteur a donné à son récit ; elles offrent des détails qui, sans être absolument nouveaux, ont leur place dans les renseignements fournis sur le Tibet et permettent d'en ranger le héros parmi les voyageurs qui ont visité la terre des lamas.

En 1838, le Tibet occidental fut le théâtre d'une révolution importante. Les, généraux de Ranjit-Singh, le fondateur de l'empire seikh dans le Pendjab, firent la conquête du pays de Ladak, et, depuis lors, ce pays, distrait de la domination chinoise, est sous la dépendance des rois de Kashmir ; par suite de ce changement, quelques portions des provinces tibétaines de la frontière furent cédées au gouvernement britannique ; et maintenant des missionnaires de l'institution des Frères Moraves y sont établis, travaillant à l'évangélisation des indigènes en même temps qu'à l'étude de la langue du pays ; l'un d'eux, M. Jaeschke, s'est fait connaître par ses travaux philologiques. Depuis sa réunion au Kashmir, le Ladak a été visité, en 1852, par M. Alexandre Cunningham, qui a fait une étude approfondie sur l'état politique et religieux du pays, son histoire, ses productions naturelles et industrielles, ses ressources commerciales et les races qui l'habitent. Quelques années après, de hardis voyageurs, les frères Schlagintweit, dont l'un a péri assassiné, ont visité toute la Tartarie, spécialement au point de vue des sciences naturelles, de la composition géologique du territoire, de la détermination astronomique des lieux, de la direction des routes ; mais, en même temps, ils ont recueilli sur les noms des localités et sur les interprétations ou les légendes qui s'y rattachent les explications que leur fournissaient les savants les plus renommés du pays. Il est regrettable que leurs intéressantes explorations, limitées pour le Tibet à la région occidentale, n'aient point embrassé le Tibet oriental ;

Ce Tibet oriental est, jusqu'à présent, la partie la moins connue et cependant celle qu'il nous importerait le plus de connaître. Pendant les quarante-cinq premières années de ce siècle, personne, que nous sachions, ne s'est avisé d'y aller ; mais, en 1845, elle fut visitée par deux missionnaires français lazaristes, MM. Huc et Gabet. Partis de Pékin, ils traversèrent la Mongolie, parallèlement à la frontière chinoise, et pénétrèrent dans le Tibet par le nord-est, aux abords du lac Bleu (Koke-Naghor), suivant à peu près le même itinéraire que les pères Dorville et Gruber, en 1661, chemin que nul Européen ne paraît avoir suivi depuis ces voyageurs jusqu'à nos missionnaires. Peu de temps après leur entrée au Tibet, MM. Huc et Gabet arrivèrent au monastère de Kounboum ou des dix mille images, où les bouddhistes vénèrent l'arbre fameux né, il y a plus de quatre siècles, de la chevelure du réformateur tibétain Tsong-kha-pa, et dont chaque feuille, selon le dire des lamas, porte l'empreinte d'une lettre de l'alphabet tibétain. L'abbé Huc prétend avoir vu l'arbre et avoir constaté la vérité du fait. Les missionnaires, se joignant ensuite à la caravane qui se rendait de Pékin à Lhassa, marchèrent dans la direction nord-est-sud-ouest, à travers des fleuves gelés, des montagnes couvertes de neige, par un froid glacial, auquel l'un d'eux faillit succomber, et arrivèrent enfin dans la capitale du Tibet. Leur séjour n'y fut pas long : promptement découverts et mandés devant les autorités, ils furent bien accueillis du gouvernement tibétain, qui parut prendre plaisir à leur conversation et se montrait disposé à les retenir près de lui ; mais le représentant de l'empereur de Chine décida leur expulsion ; et, un mois après leur arrivée, ils furent renvoyés sans violence, mais sous bonne escorte, et reconduits jusqu'à Macao. Dans le retour, ils se rendirent de Lhassa à la frontière de Chine par la route de l'est, route déjà connue même en Europe par une notice chinoise sur le Tibet, qui a même été publiée, vers 1830, dans le Journal asiatique de Paris. L'abbé Huc la connaissait, il la cite souvent ; il a pu en constater l'exactitude et comparer les détails qu'elle donne avec la nature des lieux.

Depuis le voyage des missionnaires lazaristes, plusieurs tentatives ont été faites pour pénétrer dans le Tibet, soit à l'est par la frontière chinoise, soit au sud-est par la frontière indienne. Le plus intéressant, mais le plus périlleux de ces itinéraires est celui du sud-est, dans lequel s'engagea le malheureux abbé Krick, avec plus de courage que de succès.

Un intérêt scientifique considérable se rattache au passage de l'Assam au Tibet par l'Himalaya ; il s'agit, en effet, de reconnaître le cours du Brahmapoutra, de son affluent, le Tsang-bo-tchou, ou Dihong, fleuve du Tibet, et enfin de l'Iravati, fleuve de Birma, qu'on avait cru, à tort, être la continuation du Tsang-bo-tchou. Plusieurs officiers anglais, depuis la conquête de l'Assam, avaient tenté vainement d'explorer ces régions. Le voyage est hérissé d'obstacles ; indépendamment de ces difficultés matérielles du trajet, les vallées sont occupées par des peuplades sauvages et intraitables, telles que les Abors et surtout les Michemis, à travers lesquelles il faut absolument passer, et aux violences desquelles il est presque impossible de se soustraire. L'abbé Krick, de la Société des Missions étrangères, supérieur de la mission du Tibet pour le sud, partit d'Assam en 1855, suivit le cours du Brahmapoutra, traversa les tribus des Michemis, échappa comme par miracle, grâce à sa présence d'esprit et à un heureux concours de circonstances, à la férocité de ces hôtes dangereux, et arriva enfin au Tibet. Il s'avança jusqu'à deux jours de marche de la frontière ; mais, à la première bourgade où il arriva, le gouverneur lui fit subir un interrogatoire, à la suite duquel l'abbé Krick fut renvoyé du pays et obligé de reprendre le chemin par lequel il était venu, pour retourner en Assam.

Non découragé par cet insuccès, ou plutôt augurant bien de cette première tentative, dans laquelle il avait pu atteindre au Tibet, l'abbé Krick, après une excursion spéciale chez la principale tribu de cette portion de l'Himalaya, les Abors, tenta de nouveau de pénétrer dans le Tibet ; mais il ne lui fut pas donné d'y arriver. Il tomba, dans le trajet, sous les coups des sauvages Michemis, qui, l'ayant laissé passer une première fois, se repentirent de cette générosité exceptionnelle et exécutèrent, au second voyage, les menaces dont l'infortuné prêtre avait été l'objet dans le premier.

En même temps que l'abbé Krick cherchait à entrer dans le Tibet par le sud-est, des missionnaires français établis en Chine, MM. Renou et Latry, après plusieurs tentatives d'exploration, s'installaient dans les portions du Tibet oriental voisines de la Chine. Ces missions n'ont pas pu durer : après quelques succès, au moins apparents, elles ont été désorganisées, dispersées, expulsées.

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