Nicolas-Michel KRICK (1819-1854)

RELATION D'UN VOYAGE AU THIBET EN 1852
et d'un voyage chez les Abors en 1853

suivie de quelques documents sur la même mission, par MM. Renou et Latry.
Librairie Vaton, Paris, 1854, VIII+224 pages.

  • Préface : "Ceci n'est qu'un journal dont les feuillets, saisissant reflet des impressions de l'auteur, ont été écrits dans les haltes du voyage. M. Krick s'y montre avec ses allures franches, son caractère enjoué. Pourquoi pas ? Pourrait-on trouver mauvais que le missionnaire égayât un peu sa route si âpre ; et ne s'étonnera-t-on pas plutôt de trouver tant de sang-froid, de calme, de gaieté parmi des dangers sans nombre, et dans ce cortège continuel de privations toujours si pénibles et parfois si humiliantes ?
  • On se tromperait en pensant que le voyage de M. Krick a été infructueux et sans résultat. Il s'est convaincu qu'on pouvait pénétrer au Thibet par les Himalayas ; il a fait connaissance avec les chefs de tribu qui se trouvent sur le chemin ; il a constaté qu'on pourrait établir des communications entre le Thibet et Assam. C'était fort important."
  • N.-M. Krick : "Six Européens, entourés de toutes les chances de réussite, pouvoir, argent, protection, guides, soldats et suite nombreuse, s'étaient vus obligés de rebrousser chemin. Deux natifs, placés dans les meilleures conditions de succès, avaient également échoué. Et moi, je n'avais rien, absolument rien ; je n'avais que Lorrain, mon chien fidèle, qui semblât décidé à me suivre. Je voyais et comprenais les difficultés de mon entreprise ; je ne me faisais aucune illusion de zèle ou d'imagination. Du reste, il n'y a rien comme la présence de la mort pour calmer les écarts de nos facultés. Mais enfin, il y avait un an et demi que je contemplais la neige du Thibet, il était temps de passer du spectacle à l'action."

Extraits : Les peuples thibétains - En route - Le départ du Thibet est résolu
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Les peuples thibétains

D'où vient le nom de Thibet ? Je l'ignore. Malgré mes investigations, je n'ai pas pu obtenir des Thibétains un nom générique qui servît à désigner leur pays. Le Thibet est appelé par Wilcox, et autres auteurs, Lama-Country, nom inconnu aux Thibétains. Ils ont des noms particuliers pour désigner chaque province. Ainsi la province de Lassa est appelée Lassa-ïeu ; celle où je suis arrivé se nomme Za-ïeu ; mais il n'est jamais question de Lama-ïeu, c'est-à-dire pays des lamas. Les Michemis eux-mêmes ne l'appellent pas Lama. Ils appellent le Thibet Thelong, plus rarement Djamie. Ce dernier nom pourrait bien être le même que Za-ïeu, prononcé différemment par les Michemis. Au pays de Assam, on emploie le mot Lama, car les Assamiens, ignorant le véritable nom, avaient employé celui de Lama, parce que le Thibet est le pays des lamas.


La chaîne des Himalayas, qui court du nord à l'est, le long de la vallée d'Assam jusque dans l'empire Birman, est d'une hauteur, d'une aspérité, d'une sauvagerie à en faire, dans toute la force de l'expression, une barrière infranchissable, élevée entre la plaine au sud et le Thibet au nord. Plus d'un touriste verrait succomber aux premiers efforts santé et courage, deux auxiliaires cependant rigoureusement indispensables pour effectuer une pareille ascension ; et, comme si la nature n'avait pas déjà accumulé assez d'obstacles, les peuples et les tribus sauvages qui habitent ces régions semblent être placés là exprès, comme des sentinelles fidèles et inexorables, pour éconduire ou égorger l'imprudent voyageur qui se met à leur portée.

Parmi ces peuples on distingue :

1° Les Boutaniens, dont le territoire s'étend de l'ouest à l'est, depuis la rivière Testa jusqu'à celle de Demsiri, et a pour limites, au nord, le Thibet, au sud, le Coos-Bezar et une partie d'Assam, à l'ouest, le Népaul, et à l'est, les États du raja de Towang.

Je ne connais que trois personnes qui aient obtenu la permission de pénétrer dans le Boutan : MM. G. Bogle en 1774, Turner en 1783, et Pemberton en 1838. Quoique cette autorisation eût été accordée à la demande du gouvernement anglais, que tous trois fussent ses représentants, on les força de passer par la même route, dans une contrée déserte et stérile, afin de leur donner une pauvre idée du pays. De plus, ils furent entourés de gens qui avaient défense de fournir aucun détail qui pût servir à leur faire connaître le Boutan. Tous les autres voyageurs, tels que MM. Rabin et Bernard, ont été arrêtés à la frontière, et ne l'ont franchie qu'en secret et de nuit. Les chefs placés aux avant-postes ont ordre de n'admettre aucun Européen, et le raja de Dewangiri disait à mes confrères : « Si je vous laisse passer, je suis sûr d'être décapité avant quinze jours avec tous mes ministres ; j'ai les ordres du Deb-raja, que je ne saurais enfreindre sans encourir cette peine. »

2° Les États du raja de Towang, situés à l'est du Boutan, ont pour bornes Assam au sud et le Thibet au nord. Ils sont indépendants, selon les uns, tributaires de Lassa, selon d'autres. Quoi qu'il en soit, leur chef paraît aussi sévère que ceux du Boutan, pour l'exclusion de tout Européen.

3° Les Akha (sans bouche), enclavés dans les Dupêla, forment une tribu sans importance ;

4° Les Dupêla manquent de deux qualités essentielles pour mériter une place dans la société civilisée, savoir, la propreté et la politesse. Quand je leur demandai la faveur d'entrer dans leurs montagnes, ils me répondirent d'un ton grossier et méchant : «Tu n'as rien à y chercher ; reste chez toi. » J'eus beau leur parler avec bonté, ils avaient l'air de ces bêtes féroces qu'on veut caresser. Ils sont d'une saleté dégoûtante ; aussi de leur corps, qu'ils ne lavent jamais, s'exhale une odeur fétide. Les femmes tatouent leur visage avec une couleur bleue foncée, et ont, grâce à cet usage, de larges favoris postiches et de longues moustaches, ce qui ne les rend pas plus propres. Les Dupêla ne communiquent pas directement avec le Thibet ; ils ont à leur nord la tribu des Abors ;

5° Les Miri, tribu née esclave de leurs landlords, les Abors, se trouvent comme entre deux feux. Le gouvernement anglais d'un côté cherche à les gagner pour peupler la plaine, tandis que les Abors la réclament comme une ancienne propriété. Ils occupent sans aucune influence le pied des Himalayas seulement ;

6° Les Abors, ou Pâdams, forment la tribu, de toutes, la plus riche, la plus puissante et la plus étendue. Bornée à l'ouest par les environs du Soubanshiri, à l'est par le Dihong, elle s'étend au sud jusqu'à la vallée d'Assam, et au nord, elle touche au Thibet. La large vallée du Dihong, peut-être le plus beau fleuve du monde, s'il est formé par le Zangpô, est sous sa domination ;

7° Les Michemis, à l'est des Abors, à compter du 95° 40' jusqu'au 97°, et peut-être encore plus loin, s'étendent du Thibet à Assam, et ont la pleine possession des deux rives du Brahmapoutre. Ils sont partagés en trois grandes classes, savoir : 1° les Michemis Soulikatta (cheveux coupés) ; 2° les Michemis Taïns ; 3° les Michemis Mizous. Les premiers ont pour confins, au nord, le Thibet, au sud, Assam, à l'ouest, les Abors. Les seconds sont sur les bords du Brahmapoutre, entre les Soulikatta à l'ouest, les Kampti à l'est, Assam au sud, et au nord les Mizous. Ces derniers touchent au Thibet ;

8° Enfin les Kampti et les Singfou, dont les montagnes touchent aussi au Thibet.

Pour aller au Thibet, il faut traverser d'abord le pays des Michemis Taïns, puis celui des Mizous. On pourrait cependant y arriver par les montagnes des Kampti.

Toutes ces tribus, ainsi qu'une partie considérable du Boutan, ont leur douar (chemin, porte) qui aboutit à la vallée d'Assam ; mais ces routes n'ont jamais été essayées avant 1824 par les Européens, la partie ouest du Boutan étant seule à la portée du Bengale.

Depuis que la Compagnie est établie dans l'Inde, elle cherche à avoir un libre accès auprès du chef de Lassa, et à ouvrir surtout une voie de commerce entre le Thibet et le Bengale. Le gouverneur général de la Compagnie, fit demander à Lassa si on aurait pour agréable la visite d'un délégué de Sa Majesté Britannique. Tishou, lama alors régnant, accueillit favorablement la proposition, et M. G. Bogle fut chargé de cette ambassade. C'était en 1774. Il fut très bien reçu à Deshiripgay et à Tishou-Loumbou, et revint chargé des plus belles promesses. Mais Tishou-Lama étant mort peu de temps après de la petite vérole, pendant un voyage qu'il fit à Pékin, emporta dans sa riche tombe toutes les espérances qu'on avait fondées sur les dispositions amicales qu'il avait manifestées.

En 1783, on obtint de nouveau un sauf-conduit. M. Turner, porteur de deux lettres, une de condoléance sur la mort du grand lama, la seconde de félicitation sur sa réapparition au milieu de ses fidèles sujets, se présenta au lama. Il eut soin de lui rappeler les promesses qu'il avait faites avant sa mort ; mais comme il était encore trop jeune, M. Turner se vit obligé de traiter avec le régent. Celui-ci ne s'en tint pas à de simples promesses ; il y eut cette fois des engagements par écrit, qui, néanmoins, restèrent sans effet. Les uns prétendent que le régent outrepassa ses pouvoirs ; d'autres disent que le lama, une fois à la tête des affaires, ne se crut pas tenu à accomplir les promesses du régent. La véritable raison, c'est que le Thibet ne voulait avoir rien à démêler avec le gouvernement anglais, dont il n'acceptait les délégués qu'avec répugnance. La lettre que M. Turner reçut en arrivant à la frontière prouve assez que le désir d'une entente cordiale n'était pas bien brûlant.

Depuis cette époque, je ne crois pas qu'il y ait eu d'autre ambassade, ou au moins de tentative politique directe de gouvernement à gouvernement.

*

En route

... Voici que nous avons monté un jour et demi, et toujours à pic. Pas de chemin, nous le tracions. Quelquefois cependant nous apercevions une espèce de sentier ; je n'ai pas d'instrument pour mesurer notre hauteur, mais mon calcul me dit de neuf à dix mille pieds. Le capitaine Rowlott trouve huit mille pieds à cette montagne là-bas, que je domine de beaucoup. Quoique si élevé, je suis au milieu de la plus riche végétation. Ne croyez pas cependant que je sois en extase devant une vue si grandiose ; sur les Himalayas je ne vois rien du tout ; ces montagnes ne sont pas comme les autres ; plus on monte, plus il reste à monter, et quand on s'est épuisé à gravir un pic qui paraissait tout dominer, on le trouve entouré d'autres sommets qui bornent tout horizon. Les Himalayas peuvent être comparés aux vagues de l'Océan ; ils ne sont pas une chaîne, ils sont un monde de montagnes ; pour bien en juger, il faudrait planer au-dessus dans un ballon. Ainsi, voilà un jour et demi que nous montons, et qu'ai-je devant moi ? le pic Sincoutrou, colosse dont les pieds reposent sur la tête de deux autres géants.

En tournant la base du Sincoutrou, nous nous engageons dans une forêt de bambous épineux ; leurs tiges penchées se croisent dans toutes les directions et rendent la marche très pénible. Nous descendons, mais je vous assure que je n'ai jamais appris à descendre de cette façon ; la rampe est à pic ; mes pieds ne font pas seuls la besogne. Grâce à une pluie légère, les glissades sont plus nombreuses et plus longues ; une fois tombé, je roule jusqu'à ce que j'aie la chance de m'accrocher à quelque chose. Par ce système de roulage accéléré, nous arrivons rapidement à une zone où le rotin est magnifique. Gros comme un bras et long de cent cinquante pieds, il couronne de sa belle tête la cime des arbres les plus hauts. Les sauvages mangent son fruit ; j'en goûte à mon tour, il est très acide. Enfin nous débouchons sur une colline cultivée à notre droite, Ici là terre cède sous le pied ; plus d'arbres ni de broussailles pour se tenir ; en sorte que nous descendons dix fois plus vite que nous ne désirerions.

23. — Je suis couché sur une natte sans pouvoir remuer un muscle, tant la marche d'hier m'a brisé ! Après une halte d'un jour, nous descendons le lit du Tiding, qui coule au sud-est vers le Brahmapoutre. Le chemin est un vrai exercice de danseur de corde, tant il est rempli de quartiers de granit tombés du haut de la montagne ! il faut sauter d'un bloc sur un autre, et souvent franchir des espaces très larges et très dangereux ; si je venais à manquer mon coup, à perdre l'équilibre, je serais brisé dans ma chute ; chaque pas peut donc être mon dernier. Il pleut un peu ; les roches étant mouillées sont plus glissantes ; j'aurai du bonheur si j'arrive jusqu'au bout.

O misère ! qu'est-ce que je vois ? un fantôme suspendu dans les airs au-dessus de l'abîme, et passant d'une rive à l'autre. Les Michemis s'amusent de ma stupéfaction, et me disent que c'est un pont de rotin. C'est en effet une ou deux tiges de la grosseur d'une corde ordinaire, attachées aux arbres des deux bords par leurs extrémités ; on s'y suspend et on passe. Je fais ici la promesse solennelle que jamais je n'essaierai. Si, comme on me l'assure, il n'y a pas d'autre voie, je retournerai en arrière. Il y aurait folie à risquer ce jeu ; autant vaudrait prendre son parti et se précipiter de plein gré dans le gouffre, la tête la première. Tous mes coulis me regardent en disant :

— Eh bien ! sabe, c'est une raison suffisante pour justifier notre retraite.

Mon gamin pleure et me baise les pieds en me demandant grâce. Par bonheur, on m'apprend que les eaux sont assez basses pour se risquer sur un petit pont de bambous qu'on a construit pour prendre du poisson. Je m'aventure donc sur ce fragile appui. Ce n'est pas un pont, ce sont quelques bâtons mobiles que le vent ou l'eau emporte ; ils touchent souvent la vague, tant l'échafaudage baisse quand on est au milieu ! Je fus assez heureux pour conserver mon aplomb ; mais arrivé aux deux tiers du chemin, je me sentis fatigué et je tombai ; la rive était tout près ; je n'eus de l'eau que jusqu'à la ceinture.

Un peu plus loin deux hommes nous dirent que nous aurions à longer une montagne qui s'écroule depuis plusieurs jours. En effet, en arrivant je vois un pan de quatre ou cinq cents mètres qui s'est déjà abattu sur la vallée ; le chemin et la rivière sont encombrés de débris ; chacun s'arrête. Un nouvel éboulement peut s'effectuer pendant notre passage ; n'importe, en avant ! Tchôking ordonne le plus grand silence. Chacun dit à son voisin : « Vite, et surtout pas un mot. » Mais vers le milieu du défilé, l'une des femmes, que la peur et le silence étouffaient, jette un cri ; tout le monde croit qu'elle a vu la montagne s'ébranler ; on regarde du coin de l'œil ; effectivement, les pierres arrivent ; c'est à qui criera le plus haut et courra le plus vite. Je n'en vis pas un seul qui se plaignît que sa hotte fût trop lourde ; nous allons comme le vent à travers ces décombres. Lorsque, dans un cauchemar, on s'éveille au moment où l'on va recevoir la mort, quelle joie, après s'être bien frotté les yeux, de s'apercevoir qu'on est tranquillement dans son lit et qu'on n'a eu qu'un rêve ! Je dois le dire, nous éprouvions tous ce soulagement quand nous nous vîmes hors de danger ; les uns riaient, les autres s'essuyaient le front ; nous avions tous des palpitations, et chacun tirait de longues haleines pour soulager ses poumons. Et pourtant il n'y avait point eu d'avalanche ; c'était la peur qui nous avait fait voir la montagne en mouvement.

La fatigue a démoralisé la caravane ; presque tous mes coulis m'ont abandonné, après avoir mis mes hottes au pillage. Je suis chez Kroussa, chef d'un village michemis. C'est ici qu'on va décider si j'avancerai ou non. Quatre ou cinq rois se sont réunis autour de mon feu ; ils me déclarent qu'il n'y pas possibilité d'aller plus loin. Sur mes réclamations, ils ajoutent :

— D'autres sabes ont essayé avant toi, et n'ont pu réussir. Veux-tu en faire plus qu'eux ? Ils avaient une foule de présents, et des plus riches, pour gagner les chefs, et tu n'as rien ; ils avaient des soldats, et tu es seul ; ils comptaient plus de cent serviteurs dévoués, et les tiens se sauvent. Du reste, les Mizous ne te laisseront pas passer, et nous ne pouvons t'accompagner dans leur tribu, qui est toujours en guerre avec nous. Et à supposer que tu puisses toucher au pays des lamas, on ne t'y laissera pas entrer. Nous-mêmes nous n'y allons jamais ; pas un de nous n'a vu ce Thibet que tu veux atteindre.

Je sentais la force de leurs raisons, mais j'étais déterminé à pousser en avant jusqu'à la dernière extrémité. Je leur répondis :

— Tout ce que vous me dites ne peut changer ma résolution ; je veux aller au Thibet, et j'y parviendrai.

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Nous arrivâmes le 29 au village d'Hayalang. Là, je remarquai devant la maison où nous faisions halte une tombe dont on prenait grand soin. Il y avait un treillis tout autour, un toit dessus, des fleurs sur le tertre. Sous le toit reposait la dépouille mortelle avec une hotte, un chapeau, un broc, etc. Je ne pus me défendre d'une vive émotion à la vue de cette sépulture, qui me rappelait nos cimetières de France ; mais chez nous on éloigne tant qu'on peut les restes de ceux qui devraient nous rester chers ; ici, la tombe est au seuil de l'habitation : elle est peut-être tous les jours arrosée de larmes qui, pour être sauvages, n'en doivent pas être moins brûlantes.

Je vois ici le cha, espèce de vache sauvage que les Anglais appellent mitan. Solide, gros et membré comme le taureau, court, ramassé et de couleur noire comme le buffle, le cha est armé de cornes régulières, peu longues, mais massives à la base ; c'est une fort jolie espèce bovine, qui serait préférable au bœuf pour la charrue. Les Michemis n'en font aucun usage pour la culture ni pour le laitage ; ils le laissent à l'état sauvage errer et paître dans la forêt : seulement, dès qu'il est né, on lui donne du sel, et, par ce moyen, on l'apprivoise et on l'habitue à venir manger dans la main. Quand le maître appelle ses cha, ils accourent tous. Les riches seuls peuvent en avoir ; c'est leur titre de noblesse ; le nombre fait le degré de considération. Lorsqu'un chef recherche une femme, il est toujours sûr de l'obtenir pour un cha qu'il donne au père.

Nous voici en pleines montagnes de l'aspect le plus grandiose et le plus imposant ; elles sont si hautes, qu'hier à midi je ne pouvais voir que la partie supérieure du disque du soleil, l'autre partie était éclipsée par la pointe d'un pic. Nous continuons à marcher, ayant sans cesse la mort en perspective. Enfin, nous débouchons sur la rive escarpée d'un torrent très profond. Comme de cette hauteur j'avais une belle vue, je pris des notes et fis des observations avec ma boussole. Pendant ce temps, toute la bande était descendue sans que j'y fisse attention. Quand j'arrivai au bord du précipice, je me trouvai en face d'une roche nue et brusquement coupée en talus rapide. Je regardai à droite, à gauche, pour voir où mes gens avaient passé ; je ne découvris aucune trace de chemin ; ils me crièrent, en riant, qu'il fallait descendre sur le rocher même. Comme je n'avais pas remarqué quel moyen ils avaient pris, je ne sus comment faire, et je m'arrêtai pour réfléchir. Ils s'amusaient de mon embarras, mais personne n'eut la bonté de venir à mon secours. Je m'étendis alors de tout mon long sur le dos, j'ajustai mon coup dans la meilleure direction possible, et je partis comme le vaisseau qu'on lance à la mer, ou plutôt comme le mort qu'on fait glisser dans la fosse. En une seconde je fus en bas, au grand étonnement des sauvages, qui se regardaient en disant : « Comme il va ! » J'en fus quitte pour quelques égratignures et quelques contusions.

1er janvier 1852. Un jeune homme au service du chef Limssa vient près de mon feu, et me présente sa jambe ensanglantée. Hier, en faisant une chute, il s'était coupé une veine ; le sang avait coulé toute la nuit. Je bande la plaie, et je suis assez heureux pour arrêter l'hémorragie.

Vers les dix heures du soir, un de mes coulis s'approche et me dit tout bas :

— Maître, il ne faut pas dormir cette nuit.

— Pourquoi ?

— Parce que j'ai entendu dire à un groupe de sauvages qu'on devait venir te tuer. J'ai demandé des explications à mon ami, le vieil esclave Singfou, il m'a répondu : Il est question d'égorger ton maître cette nuit ; si l'on ne le fait pas ce soir, on le fera demain car sa mort est résolue. Pout toi, on n'en veut pas à ta vie ; il est décidé que tu seras esclave. Si j'ai un conseil d'ami à te donner, c'est de ne pas te défendre, sinon tu serais également massacré. Après tout, je suis esclave aussi, et tu vois qu'on peut se faire à la servitude.

Mon coulis n'était pas d'humeur à perdre sa liberté. Il me dit :

— Maître, il nous faut veiller, toi avec ton fusil, et moi avec mon sabre.

Puis il alla s'asseoir sous un arbre en soupirant ce monologue : « Qu'ai-je pensé de venir dans ce coupe-gorge ? Mes camarades n'ont pas été si fous. Maudites soient les roupies qui m'ont tenté ! Ki kaput ! quel sort ! »

De mon côté, je me mis à réfléchir au parti que je devais prendre. Sans doute, me dis-je, je suis chez des loups affamés de ma vie et pressés de se partager le peu qu'ils ne m'ont pas encore dérobé. Mais s'ils ont résolu ma mort, je n'ai aucun moyen de m'y soustraire : que peuvent un sabre et un fusil dans ces broussailles contre toute un tribu ? Si je me cache aujourd'hui, ils m'auront demain. Si je me défends, et que je tue un des agresseurs, les autres n'en deviendront que plus furieux.

Et d'ailleurs, comment veiller jusqu'au jour avec la fatigue qui m'accable ? Il n'est pas certain que le coup s'exécute cette nuit ; il faudra recommencer à faire sentinelle demain soir ; où en prendrai-je la force, si je ne repose pas ? Je n'ai presque plus rien à manger ; je suis épuisé par une journée de marche ; à tout cela il n'y a qu'un adoucissement, le sommeil. Mourir pour mourir, je vais me coucher. Après tout, ne suis-je pas missionnaire ? Dieu ne sait-il pas mon nom ? Il est ici, il me voit, il connaît les motifs de mon voyage, s'il veut me protéger, il le peut, et cela me suffit. Là-dessus, je plaçai mon fusil près de moi, et quoique intimement convaincu que je serais assassiné deux ou trois heures après, je m'assoupis en disant : In manus tuas, Domine, commendo spiritum meum (Seigneur, je remets mon âme entre vos mains).

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Le 4 janvier, on m'annonça que nous étions près du hameau de Kotta, et que nous ne rencontrerions plus de village jusqu'au Thibet. Cette nouvelle fut un baume pour mon âme, je me crus hors de danger ; Nous allions partir, lorsque Limssa, absent depuis trois jours, nous rejoignit avec deux étrangers. Ces inconnus avaient un air riant, bien qu'ils fussent armés de pied en cap : lance, coutelas, carquois et casque en osier, rien ne manquait à leur costume de guerre. Ils vinrent droit à mon feu. À leur vue, il se fit un chuchotement dans la caravane ; chacun s'éloignait de moi et allait s'asseoir à distance ; évidemment on prenait place pour jouir de la scène sans être à la portée des coups. Le vieil esclave Singfou, à qui je venais de donner une tasse de thé, se leva aussi et me dit tout bas :

— Ce jour est mauvais ! mauvais ! donne tout ! donne tout !

Je remarquais ces préliminaires sans y rien comprendre. Si longtemps j'avais été sous les étreintes de l'assassinat dont je me croyais enfin délivré, que je buvais à longs traits l'espérance. Nos visiteurs me rappelèrent bientôt à la réalité. Le plus jeune se mit à faire un inventaire de mon bagage, tandis que son vieil acolyte me jetait des regards féroces. Je voulus parlementer ; mais à peine avais-je commencé à leur dire que je n'avais plus de cadeaux, que l'esclave Singfou me cria :

— Donne donc ! donne vite !

Je refusai d'abord, car j'étais las de toutes ces rapines ; cependant, par un excès de prudence, je cédai encore mon dernier drap de lit ; c'était pour en finir. Le jeune sauvage me fit une grimace et ne le ramassa pas. Je m'adressai alors à son compagnon, et, jouant la pantomime, je lui fis comprendre que j'avais donné ce que j'avais de mieux ; puis, en guise d'ultimatum, je fis résonner sous ma main la batterie de mon fusil. Au bruit agaçant de ce mécanisme invisible, il regardait et marquait une grande surprise ; j'armai un chien sans qu'il s'en aperçût, et pressai la détente ; le coup partit, et l'écho en promena le retentissement dans toute cette mer de pics glacés. Mon homme tressaillit à cette explosion inattendue ; il n'avait jamais rien vu de pareil ; ce qui l'intriguait surtout, c'était la puissance inflammable des capsules et le jeu des ressorts cachés. Pour se rendre compte de ce mystère, ou pour tout autre motif, il me pria instamment de lâcher le second coup. Je n'en fis rien, parce qu'on m'avait récemment volé ma poudre, et qu'il ne m'en restait plus que quelques charges. À mon tour, je lui demandai un service qu'il se hâta de me rendre ; après quoi il me dit : Kenan, c'est-à-dire : Bon voyage. À ce mot, toute la caravane se leva pour partir ; mais où prendre mes porteurs ? Longtemps il fut impossible de les retrouver ; ils s'étaient cachés dans la prévision d'un dénouement fatal. Enfin ils nous rejoignirent, et bientôt nous fûmes tous rendus sur le haut de la montagne. Les deux guerriers avaient pris une autre direction, avec mon drap de lit, bien entendu.

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Nous sommes, le 5, au confluent de l'Ispack et du Brahmapoutre ; Ici la vallée s'élargit, le chemin s'améliore ; les crêtes, jusque-là dépouillées de verdure, se couvrent de pins grands et vigoureux. Il me semble que je suis dans les montagnes des Vosges. Pour la première fois je retrouve le lierre ; je revois aussi le corbeau, qui avait disparu depuis Assam. Nous entrons dans un petit vallon sillonné par un ruisseau, que je vois, sur ma gauche descendre du sommet d'un pic colossal. Arrivé sur l'autre versant, je plane sur une large vallée formée par les alluvions du Brahmapoutre. Au loin se dessine un assemblage de points noirs ; je demande ce que c'est ; on me dit :

— Un village thibétain !

Je fais deux pas de plus, et j'en découvre un autre à mes pieds : Thibet !... Thibet !... À vous, ô mon Dieu, les prémices de ma joie ! Je plantai, à la hâte, sur le mur d'un enclos, une croix fabriquée avec deux branches. Je me jetai à genoux et récitai le Nunc dimittis. Je l'avoue, maintenant, si j'étais mort au milieu des Michemis, mon dernier soupir exhalé eût été un regret amer, celui de n'avoir pas vu le Thibet. Savez-vous la chanson du conscrit breton qui revoit son clocher à jour ? C'est un écho bien affaibli des sentiments qui agitaient mon âme. Vous me pardonnerez cette émotion, n'est-ce pas ? J'ai tant souffert !

*

Le départ du Thibet est résolu

Après la conférence où mon départ avait été résolu, le gouverneur reprit le chemin de son château, en m'annonçant que jusqu'à nouvel ordre je pouvais rester en paix au village de Sommeu. Noboudgi l'accompagna, en sorte que je me trouvai occuper seul sa chambre, mais pas pour longtemps, car le soir même les religieux guelongs vinrent dresser un autel juste à l'endroit où était auparavant Yong.

La cérémonie religieuse commença le 18 au soir, et elle se prolongea jusqu'au milieu de la nuit du 19. Comme elle se passa dans ma chambre, je pus tout voir et tout examiner en détail. Le chef officiant voulut bien de plus m'expliquer ce que je ne comprenais point ; je regrettai alors de ne pas savoir mieux la langue, pour lui demander la raison de tout ce qui se passait sous mes yeux et connaître leurs dogmes. J'ai lu dans bien des auteurs que la religion des Thibétains est une fidèle copie de la religion catholique ; vous pourrez bientôt juger de ce qu'il y a de vrai, dans une pareille assertion, car je ne dirai rien que je n'aie vu de mes propres yeux, et c'est sur le lieu même que j'ai pris mes notes.

On commença par égorger un veau noir ; deux guelongs encore novices mirent à part les entrailles, le cœur, le foie, et recueillirent le sang ; puis ils hachèrent par morceaux une partie de la victime. Il se mirent ensuite à pétrir de la farine avec de l'eau, et, de cette pâte, fabriquèrent plusieurs centaines de statuettes d'hommes et de femmes : ici c'était le Thibétain avec son chapeau à la tyrolienne, le Chinois avec sa longue tresse de cheveux ; là des dieux obèses, et des fidèles en adoration ; plus loin des animaux de toute espèce, des figures grimaçantes comme celles dont sont chargées nos cathédrales du moyen âge. Quand la fabrication des dieux fut terminée, on les déposa sur des assiettes de cuivre, sur des planches, et même sur des morceaux de pots cassés : le tout arrangé symétriquement sur le plancher, au fond de la chambre. Alors un des guelongs les aspergea du sang de la victime, pendant que l'autre les ornait de petits morceaux de beurre. Sur la table qui tenait lieu d'autel, on voyait une assiette de riz, une autre de viande hachée, un lampion, un vase d'eau, un vase de tchô, un réchaud, une grosse sonnette, une paire de cymbales, un tambour plat, appelé en thibétain gna, et un tas de feuilles écrites, serrées entre deux planches, et au milieu de la table une grande statue.

À la nuit, quand tout fut prêt, un moine entra, il avait la rotondité d'un Chinois, et sur sa poitrine s'étalait un énorme goître. Il s'assit devant l'autel, alluma le lampion, fit fumer l'encens dans le réchaud, puis commença brusquement l'office en frappant de toutes ses forces sur le tambour et les cymbales, en s'accompagnant de la voix. Comme il n'y a point de temple à Sommeu, je croyais donc que tous les paroissiens viendraient assister avec piété et dévotion à cet office, mais je ne vis que des curieux ou des gens qui venaient se chauffer, fumer et causer pendant que le pauvre guelong s'égosillait à psalmodier ou plutôt à déclamer son office. Il savait tout par cœur ; néanmoins il tournait les feuillets de son livre, quoiqu'il eût la vue trop faible pour pouvoir en lire un mot. Quand il était fatigué, il faisait une pause, buvait un broc de tehô, et prenait part active à la conversation. À dix heures il paraissait aussi dispos qu'au commencement ; pour moi, j'avais la tête cassée du bruit de la batterie de cuisine, je lui aurais volontiers fait grâce du reste. Je crus, pour un moment, voir arriver la fin, car il se mit à lancer par la porte ses statuettes, l'une après l'autre, mais il s'arrêta à la sixième. Cependant on venait de servir un souper copieux, qu'il partagea avec moi, ce qui me fit oublier ma mauvaise humeur et mon mal de tête. Je me couchai ensuite dans un coin, sur ma couverture, et je commençais à sommeiller quand il me dit :

— Lama-Gourou, attache ton chien pour que, pendant la nuit, il ne mange pas ces statues ; elles sont sacrées.

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À peine levé, le vieux guelong fut occupé à donner ses consultations. Hommes, femmes arrivaient en foule, l'interrogeaient sur toute espèce de maladies, et sur le nombre d'années qu'ils avaient encore à vivre : chaque consultant apportait une petite corbeille de riz qu'il déposait préalablement aux pieds du révérend père, en lui expliquant le sujet qui l'amenait. Après une foule de questions adroites qui finissaient par le mettre au courant de la question, il ouvrait son livre, lisait quelques lignes, et chaque fois il était couvert d'applaudissements par les assistants qui étaient là, bouche béante, récitant chacune de ses paroles comme un oracle. Puis prenant son grand chapelet, il soufflait dessus, le posait sur son front, calculait un certain nombre de grains pris au hasard ; et, feignant d'être en communication avec la divinité, il répétait trois fois la même opération et rendait son oracle : il est irrévocable ; c'est l'arrêt de mort ou de vie de la pauvre victime. À chaque réponse les assistants donnent un signe de joie ou de compassion. Cependant le sac de riz se remplissait, à la plus grande satisfaction du religieux. Chaque offrande le déridait, et quand la personne qui venait le consulter plaçait son petit panier de riz devant lui, il lui disait :

— Oh ! la bonne enfant, tu me donnes trop, pourquoi m'apportes-tu ce riz ?

— Excusez-moi, révérend guelong, je voudrais pouvoir vous apporter plus.

— Oh ! que tu es bonne ! Eh bien ! comment ça va-t-il ? tu es toujours heureuse ? Que fait le bon papa ? Et ta mère ? quelle digne femme ! Tes frères, ta sœur, ton mari, tes enfants, comment vont-ils ? Je vous aime bien tous, il y a si longtemps que je connais la famille !...

Tout en faisant cette causette sentimentale, il vidait le riz dans le sac, puis buvait son broc de tchô. C'était surtout avec les vieilles mamans qu'il avait de longues causettes ; il leur rappelait le bon vieux temps, jusqu'à leur faire essuyer une larme. Le rusé compère était souvent aussi presque obligé de comprimer ses soupirs : on aurait dit qu'il faisait des efforts pour ne pas laisser échapper la larme qu'il était supposé avoir à l'œil. Il avait un talent supérieur pour s'insinuer, gagner la confiance, et remplir son sac. Il arriva plusieurs fois que les personnes qu'il avait grondées de leur générosité revenaient avec un nouveau présent ; d'autres fouillaient tous les coins de leur maison pour trouver de quoi faire plaisir à un si bon père. Alors, le broc à la main, il se mettait à rire, mais d'un rire bon, affectueux, reconnaissant, qui gagnait le cœur et il disait :

— Ah ! je vois que tu es incorrigible, tu m'aimes trop.

Jamais je n'ai rencontré un bavard semblable, c'était une vieille femme pur sang. En partant, il serra affectueusement la main à toutes les mamans, donnant des avis, des conseils à droite et à gauche. Il me fit ensuite ses adieux :

— Lama-Gourou, je t'aime, je te souhaite un succès complet, et je serai toujours heureux de te voir. Viens dans notre couvent ; je m'appelle Geshan, et notre maison est à Rouma.

Il monta ensuite à cheval, et partit emportant ses sacs de riz.

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