Jean-Baptiste Biot (1774-1862)


PRÉCIS DE L'HISTOIRE DE L'ASTRONOMIE CHINOISE


Extrait de : Études sur l'astronomie indienne et sur l'astronomie chinoise. Levy frères, Paris, 1862. Pages 249-388 de 398.
Première parution dans le Journal des Savants, mai à octobre 1861.

"M. Biot expose les caractères singuliers de l'astronomie chinoise sous le double point de vue des observations anciennes, mais d'une simplicité toute primitive, sur lesquelles elle est fondée, et des institutions, des coutumes, des rites, qui ont présidé à la transmission d'âge en âge de ces observations. Dans la longue carrière de plus de 40 siècles, où il suit à travers toutes ses phases la science astronomique des Chinois, restée fidèle à son origine et toujours exclusivement pratique et civile, jamais spéculative et théorique, comme le devint, seule dans l'antiquité, l'astronomie des Grecs, il montre avec une évidence frappante ce que fut et ne fut pas, suivant son expression, et ce qu'est encore de nos jours, aussi uniforme et aussi invariable que l'ordre social dont elle règle la marche, l'astronomie chinoise." (C.R. d'Académie)

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L'astronomie des Chinois n'a rien de théorique

Le sujet dont nous allons nous occuper n'a que peu d'importance, si on l'envisage à un point de vue exclusivement scientifique. Il nous fournit seulement quelques résultats d'observation très anciens, qui confirment la justesse de nos théories astronomiques, comme eux-mêmes s'en trouvent réciproquement confirmés. Mais il acquiert un haut degré d'intérêt, quand on le considère comme offrant la matière d'une étude d'histoire et de mœurs. Sous ce double rapport, l'astronomie chinoise a des caractères propres, qu'on ne rencontre chez aucune autre nation de l'antiquité. Elle n'a pas été formée, comme celle des Grecs, par les méditations solitaires d'un petit nombre d'hommes de génie, s'appliquant d'abord à enchaîner les observations particulières dans les lois numériques qui embrassent leur ensemble, puis traduisant ces lois par des constructions géométriques, images fidèles des mouvements observés, d'où nous tirons des indices certains pour découvrir la nature des forces mécaniques par lesquelles ces mouvements sont produits. L'astronomie des Chinois ne cherche pas le pourquoi des phénomènes. Elle n'a rien de théorique, rien même qui soit rationnellement démontré, ou que l'on suppose avoir besoin de l'être. C'est un assemblage de procédés d'observation d'une simplicité primitive, appliqués suivant des conventions invariablement fixes, pour en déduire des résultats universellement acceptés. Tout cela, établi depuis les plus anciens temps de l'empire chinois, et transmis d'âge en âge à titre de rites, devant servir de règles, non seulement au peuple, mais aussi aux souverains, conservateurs suprêmes des lois du ciel dont ils sont les représentants sur la terre.

... Dans tous les siècles, [l'astronomie des Chinois] a été une œuvre de gouvernement. Son principal office consiste à préparer chaque année, plusieurs mois à l'avance, le calendrier impérial, qui, transmis par le Ta-sse, le grand historien, à tous les grands fonctionnaires de l'État, leur fournit les indications qu'ils doivent suivre pour régler avec uniformité, dans tout l'empire, les travaux administratifs ; et le soin de les en instruire est un droit, en même temps qu'un devoir, du souverain. Elle est chargée, en outre, de l'avertir personnellement des phénomènes extraordinaires qui arrivent dans le ciel, pour en tirer les présages, favorables ou défavorables, qui concernent son gouvernement. Aussi, mus par ces deux intérêts purement pratiques, a-t-on vu, de tout temps, les empereurs chinois établir des observatoires particuliers dans leur résidence, y attacher des astronomes officiels, souvent prendre part eux-mêmes à leurs travaux, s'en faire rendre périodiquement compte, et célébrer les principales phases de l'année légale par des cérémonies publiques dont l'usage s'est religieusement conservé, tant qu'elles n'ont pas rencontré un obstacle invincible dans les désastres de l'empire ou la conduite désordonnée de quelques empereurs. Par suite de cet assujettissement de l'astronomie au service exclusif de l'État et des princes, son histoire, chez les Chinois, se trouve intimement liée à celle du pays, et ses époques de prospérité ou de décadence ont nécessairement coïncidé avec les époques de paix ou de troubles, de bon ou de mauvais gouvernement, amenées par des événements politiques.

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Le Ming-thang, ou palais de la lumière

Pour comprendre le texte qui va suivre, il faut jeter les yeux sur la figure ci-jointe, qui en offre la réalisation pratique. Elle représente un grand édifice carré appelé Ming thang, ou palais de la lumière, dont les parois font respectivement face aux quatre points cardinaux de l'horizon. L'intérieur est partagé en neuf salles semblables, par des subdivisions parallèles à ces mêmes parois. Il faut se rappeler que l'année civile chinoise, contient douze lunes ordinaires, les unes de vingt-neuf, les autres de trente jours, que l'on complète au besoin par l'insertion d'une treizième, appelée intercalaire, pour empêcher que la série des douze ne s'écarte indéfiniment de l'année solaire.

Ceci bien entendu, chacune des salles latérales du Ming-thang devient le séjour officiel de l'empereur pendant une des lunes ordinaires de l'année, en commençant par l'angle nord-est A et continuant dans l'ordre A B C D, suivant le sens du mouvement diurne du ciel. A chaque saison, composée de trois lunes, l'empereur est censé regarder la partie du ciel à laquelle font face les trois salles consacrées à cette saison-là ; et ces salles elles-mêmes se distinguent en pièces du milieu, de droite, ou de gauche, suivant qu'elles se trouvent placées relativement à la personne impériale, supposée dans la position présente. Ceci exige nécessairement que les quatre salles placées aux angles de l'édifice aient chacune deux emplois, comme nous leur donnons aussi un nom composé des deux plages cardinales qu'elles séparent : par exemple, la salle nord-est, placée à l'angle A, sert pour la première lune de printemps, où l'empereur fait face à l'est, et pour la troisième de l'hiver, où il fait face au nord, la salle placée à l'angle B sert pour la troisième lune du printemps, où l'empereur fait face à l'est, et pour la première de l'été où il fait face au midi ; ainsi des deux autres.

Dans cet arrangement, quand il survient une lune intercalaire, il est évident qu'il n'y a pas de salle pour elle. Mais, de même qu'elle est intermédiaire entre deux lunes ordinaires, qui ont chacune leur salle contiguë l'une à l'autre, de même l'empereur est censé résider, pendant cette lune-là, dans la porte de communication de ces deux salles entre elles ; et le Ta-sse, le grand annaliste, est chargé de lui indiquer officiellement qu'il doit alors occuper cette place intermédiaire.

Le Ming-thang, ou palais de la lumière
Le Ming-thang, ou palais de la lumière

Extrait du chapitre Youeï-ling du Li-ki (Trad. Stanislas Julien)

A la première lune du printemps, l'empereur habite la salle qui est à gauche du palais du printemps.

Il monte sur un char vert, il y fait atteler des chevaux (appelés) dragons verts ; il arbore un étendard vert ; il se revêt d'habits verts, il orne sa ceinture de jade vert.

Dans cette lune, le printemps commence. Trois jours avant le commencement du printemps, le ta-tsoung-pe, grand intendant des cérémonies sacrées s'adresse à l'empereur et lui dit : Tel jour, le printemps commence. La vertu dominante réside dans l'élément du bois. Alors l'empereur se purifie.

Le premier jour du printemps, il se met à la tête des trois ministres, des neuf présidents, des princes feudataires et des magistrats ta-fou, et, avec eux, il va au-devant du printemps, dans la banlieue orientale.
A la deuxième lune du printemps, l'empereur habite dans le grand temple du printemps.
A la troisième lune du printemps, l'empereur habite dans la salle à droite du palais du printemps.


A la première lune d'été, l'empereur habite dans la salle à gauche du palais de la lumière.

Il monte sur un char rouge ; il y fait atteler des chevaux rouges (alezans) ; il arbore un étendard rouge ; il orne sa ceinture de jade rouge.

Dans cette lune, l'été commence. Trois jours avant le commencement de l'été, le ta-tsoung-pe s'adresse à l'empereur et lui dit : Dans trois jours, l'été commence. La vertu dominante réside dans l'élément du feu. Alors l'empereur se purifie.

Au premier jour de l'été, il se met à la tête des trois ministres, des neuf présidents, des princes feudataires ; et, avec eux, il va au-devant de l'été dans la banlieue méridionale.
A la deuxième lune de l'été, l'empereur habite dans le grand palais de la lumière.
A la troisième lune d'été, l'empereur habite dans la salle à droite du palais de la lumière.


A la première lune d'automne, l'empereur habite la salle à gauche du palais de la beauté et de la maturité des fruits.

Il monte sur un char blanc ; il y fait atteler des chevaux blancs ; il arbore un étendard blanc ; il se revêt d'habits blancs ; il orne sa ceinture de jade blanc.

Dans cette lune, l'automne commence. Trois jours avant le commencement de l'automne, le ta-tsoung-pe s'adresse à l'empereur et lui dit : Tel jour l'automne commence. La vertu dominante réside dans l'élément du métal. Alors l'empereur se purifie.

Le premier jour de l'automne, il se met à la tète des trois ministres, des neuf présidents, des princes feudataires ; et, avec eux, il va au-devant de l'automne dans la banlieue occidentale.
A la deuxième lune d'automne, l'empereur habite le grand temple du palais de la beauté et de la maturité des êtres.
A la troisième lune d'automne, l'empereur habite la salle à droite du palais de la beauté et de la maturité des êtres.


A la première lune d'hiver, l'empereur habite dans la salle à gauche du palais noir.

Il monte sur un char noir ; il y fait atteler des chevaux noirs ; il arbore un étendard noir ; il se revêt d'habits noirs ; il orne sa ceinture de jade noir.

Dans cette lune l'hiver commence. Trois jours avant le commencement de l'hiver, le ta-tsoung-pe s'adresse à l'empereur et lui dit : Tel jour, l'hiver commence. La vertu dominante réside dans l'élément de l'eau. Alors l'empereur se purifie.

Le premier jour de l'hiver, il se met à la tête des trois ministres, des neuf présidents, des princes feudataires ; et, avec eux, il va au-devant de l'hiver dans la banlieue septentrionale.
A la deuxième lune de l'hiver, l'empereur habite dans le grand temple du palais noir.
A la troisième lune de l'hiver, l'empereur habite la salle qui est à droite du palais noir.

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Éclipses

Il me reste à parler des idées fort singulières qu'ils ont, de tout temps, attachées aux éclipses de lune et surtout à celles de soleil. Outre les terreurs bien naturelles que ces phénomènes ont généralement inspirées à toutes les nations de l'antiquité, il s'est joint, chez les Chinois, un sentiment de superstition tout particulier, qui les leur rendait personnellement redoutables. L'empereur était considéré comme le fils du ciel ; et, à ce titre, son gouvernement devait offrir l'image de l'ordre immuable qui régit les mouvements célestes. Quand les deux grands luminaires, le soleil et la lune, au lieu de suivre séparément leurs routes propres, venaient à se croiser dans leur cours, la régularité de l'ordre du ciel semblait dérangée ; et la perturbation qui s'y manifestait devait avoir son image, ainsi que sa cause, dans les désordres du gouvernement de l'empereur. Une éclipse de soleil était donc considérée comme un avertissement donné par le ciel à l'empereur d'examiner ses fautes et de se corriger.

Lorsque ce phénomène avait été annoncé d'avance par l'astronome en titre, l'empereur et les grands de sa cour s'y préparaient par le jeûne, et en revêtant des habits de la plus grande simplicité. Au jour marqué, les mandarins se rendaient au palais avec l'arc et la flèche. Quand l'éclipse commençait, l'empereur lui-même battait, sur le tambour du tonnerre, le roulement du prodige, pour donner l'alarme ; et, en même temps, les mandarins décochaient leurs flèches vers le ciel pour secourir l'astre éclipsé. Gaubil mentionne ces particularités d'après les anciens livres des rites, et les principales sont énoncées dans le Tcheou-li, aux endroits que je cite en note. D'après cela, on peut se figurer le mécontentement que devait exciter une éclipse de soleil qui ne se réalisait pas après avoir été prédite, et pareillement une qui apparaissait tout à coup sans avoir été prévue. Dans le premier cas, tout le cérémonial se trouvait avoir été inutilement préparé ; dans le second, le manque de préparatifs, et les efforts désespérés que l'on faisait pour y pourvoir en hâte, produisaient inévitablement une scène de désordre compromettante pour la majesté impériale. De telles erreurs, pourtant si faciles, mettaient les pauvres astronomes en danger de perdre leur charge, leurs biens, leur honneur, quelquefois leur vie.

Les mêmes idées sur l'importance et la signification des éclipses de lune et de soleil, qui existaient chez les Chinois il y a plus de 4.000 ans, y subsistent encore aujourd'hui, tout aussi fortes ; et elles engendrent les mêmes exigences, devenues seulement moins périlleuses pour les astronomes, puisque ces phénomènes sont maintenant prévus plusieurs années d'avance, avec une certitude mathématique, dans les grandes éphémérides d'Europe et d'Amérique, qu'ils peuvent aisément se procurer.

Il restait à connaître le détail des cérémonies prescrites et pratiquées dans ces occasions. M. Stanislas Julien en a encore trouvé la description complète dans le Recueil des lois de la Chine, lequel, au liv. CCCLXXXIX, fol. 1, à la 2e année de l'empereur Chun-tch'i (1645), s'exprime ainsi :

« Toutes les fois qu'il arrive une éclipse de soleil, on p.359 attache des pièces de soie à la porte du ministère des rites, appelée I-men ; et, dans la grande salle, on place une table pour brûler des parfums au haut de la tour appelée Lou-thaï (la Tour de la Rosée). La garde impériale place 24 tambours des deux côtés, à l'intérieur de la porte I-men ; le kiao-fang-sse place la musique ou les musiciens au bas de la tour Lou-thaï. Il place chaque magistrat au haut de la tour Lou-thaï, à l'endroit où ils doivent s'incliner pour saluer. Tous sont tournés du côté du soleil. Quand le président de l'astronomie a annoncé que le soleil commence à être entamé, tous les magistrats, en habit de cour, se rangent et se tiennent debout. A un signal donné, ils se mettent à genoux, et alors la musique commence à se faire entendre.
« Chaque magistrat fait trois prostrations et neuf révérences, après quoi la musique s'arrête. Quand les magistrats du tribunal des rites ont fini d'offrir des parfums, tous les magistrats s'agenouillent. Le kiao-sse-kouan s'avance avec un tambour et la baguette du tambour ; ensuite il frappe le tambour pour délivrer le soleil. Le président du ministère des rites frappe trois coups de tambour, et alors on frappe tous les tambours ensemble, Quand le président du bureau de l'astronomie a annoncé que l'astre a recouvré sa forme arrondie, les tambours s'arrêtent. Chaque magistrat s'agenouille trois fois, et frappe neuf fois la terre de son front. La musique recommence ; quand ces cérémonies sont finies, la musique s'arrête. Puis tous les magistrats se retirent chacun de leur côté.
Quand la lune est éclipsée, on se réunit dans le bureau du thaï-tch'ang (président des cérémonies), et l'on observe les mêmes rites pour délivrer l'astre.

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