Léopold de Saussure (1866-1925)


COMMENT LES CHINOIS CONÇOIVENT
LEUR CIVILISATION ET LEUR EMPIRE

Revue scientifique, n° 3, IVe série, t. III, 19 janvier 1895, pp. 65-73.


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Le texte

la mise en gras de mots est de c.a.


La civilisation chinoise est caractérisée par son homogénéité. À l'abri de toute influence extérieure, elle s'est développée au sein d'une seule et même race, l'une des mieux définies et la plus nombreuse du genre humain.

Cette race se subdivise, il est vrai, en plusieurs variétés qui, en dehors d'un fonds commun, possèdent des caractères bien différenciés. Mais la race chinoise proprement dite a seule détenu toute l'influence. Les autres n'ont fait que l'imiter. Ni les Annamites, ni les Thibétains, ni les Coréens, ni même les Japonais, n'ont jamais eu à prendre en mains le dépôt de la civilisation commune, comme cela est arrivé ailleurs aux Arabes, pour en transmettre l'héritage.

Des familles tartares, mongoles ou mantchoues, ont bien pu s'emparer du pouvoir impérial et imposer certains changements dans les formes extérieures, mais l'action psychique de leurs races ne s'est fait aucunement sentir : elles se sont noyées dans la masse chinoise au sein de laquelle elles ont perdu jusqu'à leur langue.

On comprend très bien que cette race chinoise, entourée de tous côtés par des peuples qui lui étaient inférieurs, se soit considérée, depuis les époques les plus reculées, comme d'une essence supérieure formant le noyau du Monde (Tchung Kouoh, le royaume du Milieu). Alors que se développaient dans les vastes alluvions du Yang-Tsé et du fleuve Jaune une organisation sociale et une culture intellectuelle très remarquables, les peuples qui habitaient les contrées avoisinantes étaient encore plongés dans la plus profonde barbarie. Successivement domptés, puis imprégnés à des degrés divers de cette civilisation étrangère, ils n'arrivèrent jamais à égaler leurs initiateurs. Aussi, quels que fussent leurs efforts pour défendre une indépendance relative, quelle que fut leur haine pour le joug politique de l'Empire, ils en conçurent toujours la civilisation comme absolue et la capitale comme le centre de l'univers. Imaginer qu'il existe quelque part une civilisation autre que celle de la Chine, un empereur autre que le Fils du Ciel aurait paru à ces peuples aussi absurde que de supposer plusieurs centres à la circonférence d'un cercle. Il faut remarquer que ces races, bien qu'inférieures, avaient avec les Chinois de grandes affinités, ce qui permit à la civilisation de ces derniers de s'y acclimater définitivement sans subir de trop grandes déformations. Il n'en eût pas été de même si elles avaient appartenu à une espèce différente, capable de développer les germes reçus dans une direction nouvelle et de se montrer réfractaire aux conceptions de ses suzerains. Ce phénomène s'est produit, en partie du moins, au Japon, où la race, bien que mongolique, est fortement mélangée d'éléments étrangers : de bonne heure ce peuple s'est affranchi de tout lien politique et a pu modifier l'art chinois dans un sens très original, tout en restant d'ailleurs dans une sujétion complète sous le rapport de la culture intellectuelle.

Des barrières géographiques telles que l'océan Pacifique, les déserts de la Mongolie et les forêts de l'Indo-Chine isolaient la Chine du reste de l'humanité. Elle fut donc identifiée, dès son origine, à l'univers. L'Empire se composait essentiellement de la Nation du Milieu, une et indivisible, soumise à l'autorité immédiate du Fils du Ciel, formant à elle seule la partie typique, essentielle du genre humain. Autour de ce vaste noyau, et confinant aux régions chaotiques, se groupaient les royaumes tributaires, sorte de barrière ultime comparable au fleuve Océan de notre antiquité. Leur autonomie même était considérée comme une marque d'infériorité, ils étaient en dehors de la règle normale et leurs princes ne gouvernaient que par une délégation de l'empereur.

Cette conception fondamentale du monde est à la base non seulement de la société chinoise, mais encore de toutes les sociétés de l'Extrême-Orient, de ce que nous pouvons appeler l'« Univers Jaune ». C'est d'elle que dérive tout : institutions sociales, métaphysique, cosmogonie, etc. C'est elle qui a présidé à la formation du caractère chinois ; elle est enracinée par une longue hérédité et l'on comprend qu'il serait difficile d'en exagérer l'importance, si l'on songe aux centaines de millions d'individus qui pendant des milliers d'années n'ont vu l'existence qu'au travers de ce prisme et se sont transmis de génération en génération cette indestructible croyance, sans qu'aucun courant contraire soit jamais venu en atténuer la puissance.

C'est une gigantesque stratification héréditaire, sans exemple dans les annales de l'humanité. On peut la comparer aux couches épaisses des périodes paléozoïques : auprès d'elle nos notions les mieux fixées, celles qui se sont accumulées pendant notre courte histoire, font l'effet de simples dépôts tertiaires. Et c'est dans ces puissantes assises du passé qu'il faut chercher l'explication de l'état présent de la Chine, si incompréhensible en apparence. Car les phénomènes sociologiques dépendent surtout des caractères héréditaires des peuples, ainsi que M. Gustave Le Bon l'a démontré d'une si lumineuse façon. Ses idées, condensées dans son dernier ouvrage : Les lois psychologiques de l'évolution des peuples, avaient été déjà résumées dans plusieurs articles de cette Revue. Elles sont pour nous la base de toute étude sociologique et nous essayons simplement ici d'en appliquer les principes au cas particulier de la race mongolique, cas d'autant plus remarquable que cette race historique est en même temps une espèce naturelle et une espèce psychologique.

Cette croyance à l'absolutisme, à la catholicité de l'empire, constituerait en quelque sorte un dogme répandu dans tout l'Extrême-Orient, si l'expression de dogme pouvait s'appliquer à une notion inconsciente résultant directement d'un état de choses invariable et exclusif. Le fait même de la transformation d'une idée en dogme implique en effet qu'elle est en opposition avec d'autres idées présentes ou passées, dont elle doit triompher. En réalité, cette conception de l'empire n'est exprimée nulle part dans les auteurs chinois ; elle s'est développée à l'état latent, d'après les conditions inhérentes à ce milieu fermé et sans qu'aucun terme de comparaison ait permis de la formuler en lui donnant une valeur relative par rapport à d'autres notions. Il est caractéristique, par exemple, qu'il n'existe dans la langue chinoise aucun mot pour désigner l'Empire. En effet, le cerveau n'étant pas le siège de vérités absolues et se bornant à enregistrer les impressions des sens, on ne peut lui demander de fournir des notions en dehors des faits ambiants. On n'a jamais vu un peuple ignorant l'existence des métaux posséder des mots pour désigner l'or ou le fer. C'est bien par la même raison qu'il est impossible de traduire en chinois d'une façon distincte les expressions reine d'Angleterre, impératrice des Indes, royaume d'Italie ou empire romain. L'empire, c'est l'univers, Thien-Hia, littéralement le Dessous-du-Ciel et il ne saurait y en avoir plusieurs. Le mot Chine n'existe d'ailleurs pas davantage. Ce sont les Européens qui l'ont créé pour leurs besoins, afin de pouvoir désigner ce pays. L'expression chinoise : Tchung Kouoh, ainsi que nous l'avons déjà dit, signifie simplement la nation centrale, la nation par excellence.

Cette conception orientale de l'empire, nous la retrouverions d'ailleurs aussi dans notre propre milieu, en nous reportant à une quinzaine de siècles en arrière. La grande influence qu'elle a exercée, malgré sa durée éphémère, est bien propre à faire comprendre le degré de puissance que la même notion a pu atteindre dans cet Extrême-Orient où elle a toujours dominé. Du Ier au IVe siècle, en effet, et même au delà, l'unification du monde sous l'autorité de Rome semblait un fait définitif inhérent à la nature même des choses, et tout à fait indiscutable. Sans doute il existait bien certaines nations s'attribuant un rôle spécial dans l'humanité, comme les Juifs par exemple, et se montrant réfractaires à cette conception, mais ce n'étaient que des exceptions. Les peuples nouvellement civilisés, les Gallo-Romains, les Hispano-Romains, etc., identifiaient sans s'en rendre compte l'empire et la civilisation. L'idée était tellement enracinée au bout de quelques générations, que les dérogations les plus flagrantes étaient ramenées, par un artifice inconscient de la pensée, à la règle générale : ainsi, lorsqu'il y eut séparation entre l'Orient et l'Occident, ces deux « parties » furent censées ne faire qu'un seul et même empire et les deux empereurs furent considérés dogmatiquement comme étant un seul maître en deux personnes.

La notion de l'empire était telle, que, même lorsque les conditions nouvelles l'eurent rendu impossible, Charlemagne est arrivé par la force de la tradition à le reconstituer pour quelque temps encore et a pu prendre le titre, très fictif d'ailleurs, de « Caput totius urbis ».

L'empire n'était donc pas simplement un gouvernement, « c'était, écrit M. Rambaud, une façon de concevoir le monde. Rome affectait de croire que son maître était le maître du monde et que son empire comprenait toute la terre habitée, Oekouméné. »

Une même culture était partout répandue. C'est là un des traits essentiels de la domination romaine ; mais c'est bien plus encore celui de la domination chinoise, car celle-ci est d'ordre presque exclusivement moral. Au point de vue politique, l'empire de la Chine sur les autres peuples mongoliques est assez fictif : le Japon, depuis des siècles, ne reconnaît plus sa suzeraineté. La Corée et l'Annam n'étaient soumis qu'à un tribut honorifique. Le vasselage politique était donc chose peu importante, même dans le passé ; mais ce qui cimente fortement ces peuples, ce qui les attache comme des satellites à la nation chinoise, c'est cette culture commune dont elle est le foyer et dont ils n'ont que le reflet. Et cette vassalité intellectuelle est bien plus effective que le joug politique, car elle est rivée dans leur constitution mentale. La révolte ni même la victoire ne sauraient en avoir raison. Le temps seul pourra les en affranchir.

L'agent qui a fait pénétrer l'idée chinoise chez tant de peuples dont les langues sont très différentes, c'est cette merveilleuse écriture chinoise dont l'influence a été si grande sur tout l'Extrême-Orient, mais qui paraît cependant avoir entravé, par son éclosion prématurée, l'évolution morphologique de la langue, en la retenant dans la phase primitive du monosyllabisme.

Pour comprendre le rôle de cette langue écrite, il faut se reporter à celui qu'a joué le latin : il fut d'abord le véhicule de la civilisation et répandit partout l'unité de conception ; mais il ne pouvait suffire à assimiler des races psychologiquement très différentes. Au bout d'un certain temps, lorsque les caractères nationaux se furent affirmés et que l'indépendance politique en eût été la conséquence, les langues nationales plus ou moins modifiées par la période latine ont repris leur place. Cependant, comme elles n'avaient pas acquis un degré de développement en rapport avec la civilisation, le latin a subsisté en tant que langue écrite, pour suppléer à leur insuffisance, dans le domaine abstrait du droit, de la poésie et de la science. Le même phénomène s'est produit dans l'Extrême-Orient : les peuples tributaires ont conservé leur langue nationale et n'emploient le chinois que sous la forme écrite.

Mais là s'arrête l'analogie de l'histoire de ces deux langues civilisatrices, car le règne du latin est fini, tandis que celui de l'écriture chinoise est toujours florissant ; et depuis tant de siècles qu'elle est employée par les Japonais, les Annamites et les Coréens, il ne s'est formé aucune langue écrite capable de la supplanter.

On concevrait difficilement d'ailleurs qu'il puisse s'en former une. Dans nos langues à flexion, il n'existe qu'une différence imperceptible entre la langue parlée et la langue écrite. La formation de l'une entraîne donc à brève échéance la formation de l'autre. Ainsi le français, qui n'était à l'origine qu'une langue parlée, devait arriver naturellement à suffire comme langue écrite et à remplacer le latin. Mais en chinois il n'en est pas de même : la forme écrite et la forme parlée sont deux choses très distinctes, deux procédés tout à fait différents d'expression de la pensée. Ainsi s'explique que la langue écrite chinoise n'ait eu aucune influence sur les idiomes nationaux des peuples tributaires, bien qu'elle eût toujours été le seul langage employé pour la transmission de toutes les idées abstraites et élevées. Le chinois écrit a laissé végéter tous les idiomes qui l'entouraient dans une vulgarité dont ils n'ont jamais pu sortir ; il a, pour ainsi dire, atrophié ses rivaux en leur enlevant l'occasion de se développer, et c'est ainsi qu'aujourd'hui, comme dans le passé, il est impossible d'écrire en annamite, en japonais ou en coréen.

Sans doute, il existe une écriture annamite, japonaise et coréenne ; ces deux dernières ont même l'avantage d'être très simples ; mais l'emploi de ces écritures est limité aux chansons et aux poésies populaires, parce que les langues qu'elles traduisent n'ont pas la clarté nécessaire au style écrit. Elles ne savent pas indiquer la relation des idées, en rattachant les phrases incidentes à la phrase principale et les membres de phrase entre eux. Le style marche d'assertion en assertion sans aucune connexion et en laissant à l'esprit le soin d'établir les rapports. Lorsque deux Japonais parlent ensemble, ils font à chaque instant des signes d'acquiescement indiquant qu'ils saisissent le fil du discours ; encore puisent-ils largement dans le vocabulaire chinois dès que le sujet s'élève un peu au-dessus du terre-à-terre de la vie matérielle. C'est pour cela que ce peuple, si impatient de rompre ses attaches avec la Chine, ne peut s'affranchir du joug de sa langue écrite. Et ses fonctionnaires habillés à l'européenne continueront vraisemblablement longtemps encore à manier le pinceau.

Il en est de même en Corée où l'écriture nationale, bien qu'alphabétique et très ingénieuse, est justement méprisée par tous les lettrés, par suite de son insuffisance. Il en est de même en Annam, où l'écriture populaire varie d'une province à l'autre et n'est même pas enseignée dans les écoles. En supprimant dans notre colonie de Cochinchine l'étude de l'écriture chinoise, nous avons, par ce fait seul, considérablement abaissé le niveau de l'instruction des indigènes.

L'écriture chinoise est donc, comme on le voit, un instrument de domination incomparable. Non seulement elle transmet les idées de la métropole à des peuples qui ne comprennent pas sa langue, mais encore elle assure l'avenir de son influence en les mettant dans l'impossibilité de voler de leurs propres ailes et d'arriver à se passer d'elle.

Ce phénomène si curieux tient à la nature spéciale de la langue chinoise, et nous allons essayer d'en donner une explication sommaire.

Que l'on se figure un langage monosyllabique composé de quatre cents combinaisons phonétiques seulement. Notre esprit, habitué à la richesse de nos mots complexes, conçoit difficilement qu'un système aussi rudimentaire puisse suffire à un état avancé de civilisation. L'homophonie qui se rencontre parfois dans quelques-uns de nos mots les plus courts, tels que sauf, sot, seau, Sceaux, au lieu d'être une exception, constitue en chinois la règle générale. Si, laissant de côté les termes techniques ou spéciaux, nous ne considérons que les 10.000 mots qui forment en général le noyau d'une langue, nous voyons que chacun des 400 monosyllabes chinois doit suffire en moyenne à représenter 25 mots. Certains d'entre eux en représentent bien plus ; par exemple le son i comprend 150 mots complètement distincts les uns des autres : i habit, i convenable, i usage, i justice, i étranger, etc., etc. De plus chacun de ces mots est invariable et sert à exprimer les mille nuances qu'il peut revêtir dans nos langues sous forme de substantif, d'adjectif, d'adverbe et des conjugaisons verbales. C'est l'ordre seul des mots qui en détermine la valeur dans la phrase.

On voit immédiatement, d'après ce qui précède, que la langue chinoise, pour être compréhensible, a dû recourir à des procédés de syntaxe dont l'équivalent n'existe pas chez nous : tels sont, par exemple, l'accouplement de deux mots homonymes, l'emploi de termes classificatifs, l'affectation à chaque mot d'un ton musical qui aide à le distinguer, etc. Le langage parlé est donc forcément encombré d'une foule de complications, destinées à agir sur la faculté auditive de l'interlocuteur.

On comprend également que l'écriture alphabétique, si propre à se conformer aux modifications multiples de nos mots, soit inapplicable à la langue chinoise. L'exemple cité plus haut montre, en effet, qu'il ne suffirait pas de mettre les points sur les i pour distinguer l'une de l'autre les 150 significations que représente la voyelle i prise isolément.

L'écriture chinoise ne saurait donc s'attacher exclusivement au son des mots. Elle est, en réalité, mi-partie phonétique, mi-partie idéographique, c'est-à-dire que chaque caractère indique à la fois le son du mot et l'idée à laquelle il appartient, de telle sorte que ces homophones, que l'oreille différencie avec peine, apparaissent à l'œil parfaitement distincts les uns des autres sous la forme écrite. Il en résulte que toutes les complications de la langue parlée deviennent inutiles dans la langue écrite, dont elles ont été naturellement éliminées. Ces deux langues se sont donc nettement séparées, et la perfection de l'une n'a pas rejailli sur l'autre ; la langue parlée est aussi vague, prolixe et diffuse que le style est sobre, vigoureux et précis.

La langue écrite chinoise est, en quelque sorte, un symbole de la pensée affranchi, ou presque affranchi de l'expression orale, et ce caractère remarquable lui permet de pénétrer chez des peuples parlant des idiomes les plus différents. Enseignée partout d'une façon rigoureusement uniforme suivant une orthodoxie maintenue par l'étude des classiques, prononcée conventionnellement suivant l'accent propre à chaque pays, cette langue, qui ne se parle jamais et ne sert qu'à interpréter l'écriture, maintient intellectuellement au même niveau tous les peuples qui la possèdent. Les enfants de tous ces pays apprennent à lire dans le même livre des phrases de trois mots, livre qui, depuis des siècles, est consacré à cet usage ; ils suivent ensuite la même filière de philosophes et d'historiens et arrivent ainsi à une parfaite identité de conception.

Cette unification morale est d'autant plus remarquable que, jusqu'à l'intervention des Européens, vassaux et suzerain vivaient, d'un commun accord, dans un isolement presque absolu les uns par rapport aux autres : en Corée, depuis la fondation du royaume, il était défendu, sous peine de mort, d'en sortir, et aucun étranger ne pouvait y pénétrer. Il n'était fait d'exception que pour les ambassadeurs du Fils du Ciel qui venaient apporter l'investiture ou présider aux funérailles des membres de la famille royale, et pour les ambassadeurs coréens qui allaient porter le tribut à la Cour Céleste ; encore ces derniers étaient-ils choisis parmi les princes du sang et surveillés à leur retour. Il en était de même en Annam, où des prescriptions sévères empêchaient toute communication entre les deux pays, si bien que le roi lui-même ne pouvait faire des achats en Chine sans éveiller les défiances de l'Empereur. Quant au Japon, pour rendre plus complet encore l'isolement que sa position insulaire lui assurait, un souverain de ce pays défendit tout autre gréement pour les jonques que cette voile unique et carrée, si gracieuse mais si peu pratique, qui s'est conservée jusqu'à nos jours, et à laquelle les Japonais s'étaient si bien habitués qu'il a fallu récemment un décret du Mikado pour la prohiber dorénavant.

Cet isolement traditionnel, entre la Chine et les pays soumis à son influence, a contribué, dans une certaine mesure, à affaiblir chez elle l'impression produite par l'immixtion des Européens dans les affaires du Japon, de l'Annam et de la Corée.

Le cas du Japon est particulièrement remarquable. Il peut sembler extraordinaire qu'un peuple oriental ait pu rompre aussi délibérément avec ses traditions, mais il ne faut pas perdre de vue, cependant, que cette révolution, beaucoup plus superficielle que profonde, a été faite par un petit nombre d'hommes intelligents, exploitant le sentiment national d'indépendance morale vis-à-vis de la Chine ; qu'elle est d'ordre purement administratif et militaire, les mœurs, les idées, les costumes restant ce qu'ils étaient auparavant dans l'immense majorité de la nation ; que cinq ports seulement ont été ouverts au commerce étranger et que l'accès intérieur du pays leur est toujours interdit ; enfin que les résidents européens y sont au moins aussi mal vus qu'en Chine et ont à se plaindre autant que dans ce pays de l'attitude des indigènes à leur égard.

Même ramené à ces proportions restreintes, le brusque changement qui s'est produit au Japon doit être considéré encore comme tout à fait superficiel, car ce n'est pas en adoptant les institutions d'une race supérieure qu'un peuple modifie sa constitution mentale. En empruntant les perfectionnements industriels et militaires, il peut accroître dans de grandes proportions sa puissance matérielle, mais son caractère n'est pas pour cela modifié et ne peut s'élever que par une lente succession d'acquisitions héréditaires. Non seulement le Japon n'est pas arrivé à la hauteur des idées européennes, mais nous avons vu qu'il ne peut même pas les exprimer sans recourir à une langue étrangère. Les changements qui se sont produits dans ce pays n'impliquent donc pas un progrès mental. Ils sont la simple conséquence, d'abord, de la constatation faite par les Japonais de la supériorité de l'outillage industriel et militaire des Européens sur celui des Chinois, puis de l'adoption de cet outillage.

Reconnaître, même sur des points aussi limités, la supériorité des Européens était déjà une chose énorme pour un peuple dont la civilisation est d'origine chinoise, et sans les velléités belliqueuses du Japon, cette notion ne se fût jamais établie. En Chine la conception de la supériorité ou simplement de l'égalité d'un autre peuple ne saurait pénétrer même chez les esprits les plus cultivés et les plus au courant des choses de l'Europe.

« Les nations occidentales, prises comme un tout, n'impressionnent nullement les Chinois cultivés dans un sens de supériorité de ces nations sur la Chine...

Les branches dans lesquelles nous nous considérons comme incontestablement supérieurs aux Chinois ne font pas sur eux l'impression que nous pourrions en attendre. Ils reconnaissant le fait que nous sommes leurs supérieurs dans les choses mécaniques, mais beaucoup de nos inventions sont regardées à peu près comme nous le ferions des tours de prestidigitation curieux, inexplicables — mais sans utilité.

Nos résultats leur apparaissent comme dus à une sorte de pouvoir surnaturel et l'on se rappelle que Confucius se refusa à parler de la magie.

Ils apprécieraient quelques-uns des résultats des progrès occidentaux, mais non pas tous, et à la condition de n'avoir pas à se soumettre aux méthodes occidentales, car plutôt que de s'y soumettre ils renonceront sans balancer aux résultats. »

C'est une erreur trop répandue de croire que les manifestations de notre civilisation forcent les autres races à admettre notre supériorité et à nous reconnaître le droit de les dominer. On n'admire que ce dont on est à même de concevoir la portée, et plus la distance qui nous sépare intellectuellement de ces races est grande, moins elles se montrent capables d'apprécier notre civilisation. C'est ainsi que l'Arabe regarde passer sans broncher le train express qu'il voit pour la première fois de sa vie. En ce qui concerne les Chinois, il faut remarquer que leur civilisation est d'ordre presque exclusivement moral et que sous le rapport de l'architecture, de la mécanique et de l'art militaire ils sont restés dans une infériorité vraiment étonnante. Ces trois branches étant celles par lesquelles notre civilisation se manifeste extérieurement, ne sauraient produire sur eux un effet de persuasion, car leur esprit n'est pas habitué à les considérer comme un critérium de la supériorité. Que leurs armées soient battues, leur capitale prise, cela ne prouve absolument rien à leurs yeux. Les vainqueurs n'en seront pas moins des barbares pour lesquels ils auront toujours autant de mépris que pouvait en avoir un philosophe grec ou romain pour les hordes d'Attila.

Le degré remarquable de culture auquel sont arrivés les Chinois ne doit pas nous faire illusion sur la grande distance qui les sépare de nous, et sur leur incapacité absolue à être influencés par nos idées. De ce que leur civilisation est la plus remarquable après la nôtre, il ne s'ensuit pas qu'ils aient avec nous plus d'affinité que d'autres peuples bien moins avancés, soit sous le rapport du caractère, soit même sous celui de l'intelligence. La hiérarchie des races que nous établissons pour la commodité de la classification est tout-à-fait conventionnelle, car les directions dans lesquelles l'esprit humain peut se développer sont fort différentes. S'il est arrivé que certaines races ont suivi le sentier battu par d'autres, c'est en général par suite de la tradition et de l'exemple qu'elles se sont donné les unes aux autres. Mais lorsqu'il s'agit d'un milieu aussi parfaitement isolé que celui de la Chine et d'un peuple doué de qualités aussi originales, il ne faut pas s'étonner de découvrir une forme de la pensée humaine d'autant plus irréductible qu'elle est plus avancée. La langue, qui n'est autre chose que le substratum de la pensée, nous donne d'ailleurs la mesure de cet écart mental, en nous faisant toucher du doigt l'impossibilité de transplanter l'idée européenne dans le cerveau chinois, lorsque nous essayons de la dégager des mots européens, qui lui ont donné naissance et qui sont le moule sans lequel elle n'a pas de consistance, pour la faire entrer dans les mots chinois qui sont d'autres moules de la pensée, sans équivalence avec les premiers.

Les seuls perfectionnements que les Chinois aient adoptés jusqu'ici sont précisément ceux qui leur permettent de s'opposer à l'envahissement de notre civilisation ; ces innovations ne témoignent donc pas d'une tendance à modifier l'ancien état des choses mais au contraire de l'intention de le préserver. Et telle est l'unanimité de cette façon de voir, que l'on ne peut citer ni un parti, ni même des individualités isolées qui professent d'autres idées sur la civilisation de l'Occident. Il y a eu antagonisme entre le parti ultra-conversateur qui ne voulait à aucun prix entendre parler d'adopter les engins de guerre européens et le parti à la tête duquel se trouvait le prince Kong, qui était pénétré de la nécessité d'opposer aux Européens des armes européennes. Mais, depuis que cette ligne de conduite a prévalu à la suite des leçons de l'expérience, elle a conservé son caractère négatif, et vise non pas au progrès, mais au maintien du statu quo, destiné à empêcher l'envahissement du progrès. Même parmi les Chinois qui ont étudié en Europe, il ne paraît pas s'en être trouvé qui se soient nettement rendu compte de la supériorité de notre civilisation. Quant aux hommes d'État chinois, l'on peut tenir pour certain qu'aucun d'eux, même parmi ceux qui ont été le plus mêlés aux événements politiques relatifs à l'Europe, n'a été ébranlé dans sa confiance en la prédominance immanente de la société chinoise. Sous ce rapport, l'exemple de Li Hung-chang est caractéristique. Cet homme, à la vaste intelligence, qui a présidé à l'organisation défensive de la Chine et à ses rapports avec les puissances européennes, est certainement un de ceux qui ont le mieux compris la portée des changements qu'entraînait leur intervention dans l'Extrême-Orient et les nécessités de l'époque actuelle. On se tromperait cependant si l'on s'imaginait qu'il a pu s'affranchir des conceptions de sa race sur la supériorité de la Chine et de ses institutions. Le côté moral de la civilisation européenne lui a échappé complètement et il n'en a compris que les manifestations matérielles et mécaniques. En achetant des canons et des navires, il a cru acheter le secret de sa puissance et il ne s'est pas rendu compte que cette puissance réside bien moins dans les engins de guerre, que dans l'élévation morale et les notions positives dont elle procède.

Mais c'est surtout dans les relations officielles que le dogme de la supériorité chinoise apparaît sous sa forme la plus tangible. La souveraineté du Fils du Ciel étant considérée comme universelle, admettre que des souverains étrangers puissent traiter d'égal à égal avec lui serait une véritable abdication. Cette situation est analogue à celle du Pape, qui ne pourrait reconnaître officiellement l'existence des églises dissidentes et traiter leurs chefs sur un pied d'égalité, sans porter atteinte au caractère œcuménique, universel et absolu de son autorité. L'idée qu'il puisse exister à Pékin des représentants de souverains étrangers régnant en vertu du même droit que celui du Fils du Ciel n'a pénétré jusqu'ici que dans le cerveau de quelques Chinois isolés ; et en dehors de ces cas exceptionnels, sans influence sur les conceptions de la race, depuis les plus hauts dignitaires jusqu'au plus humble paysan, le partage de l'autorité impériale dans l'univers est aussi difficile à admettre que l'existence de plusieurs soleils dans le ciel. Cependant le traité de 1857-60, qui par une clause spéciale spécifiait que le mot barbare ne serait plus employé dorénavant dans les actes officiels pour désigner les Européens, obligeait la Cour Céleste à recevoir à Pékin les représentants des Puissances et à leur accorder des logements. Un certain nombre de palais qui servaient autrefois de résidences à des princes du sang ou à de grands mandarins, furent transformés en légations. Chacun d'eux comprend plusieurs bâtiments et des jardins, le tout entouré de murs derrière lesquels leurs nouveaux habitants peuvent se soustraire à la curiosité malveillante et à l'hostilité continuelle de la population de la capitale. Mais la présence de ces représentants étrangers est subie d'une façon tout-à-fait passive. Ils ne sont pas accrédités auprès de l'Empereur, mais simplement auprès du Tsong-li-yamên, qui n'est pas, comme on le croit généralement, le conseil supérieur de l'Empire, mais un simple comité, en dehors des six ministères dont se compose l'administration chinoise, et créé récemment pour suppléer à l'absence de ministère des Affaires Étrangères.

Depuis qu'ils résident à Pékin, c'est-à-dire depuis 33 ans, les représentants des puissances n'ont été admis que deux fois en la présence du Fils du Ciel : en 1873 et en 1891 ; encore n'a-t-il pas pris l'initiative de ces audiences, qui ont été sollicitées comme une faveur, et dont le caractère n'a pas été de nature à affaiblir l'idée de vassalité que la population chinoise attache invinciblement à la présence des étrangers dans la capitale. Elles ont eu lieu dans le palais des tributaires où sont reçus les envoyés de l'Annam et de la Corée. M. Choutzé a donné, dans un article du Tour du Monde, en 1876, la relation de la première de ces audiences écrite par un des membres du corps diplomatique ; celle de 1891 a eu lieu exactement dans les mêmes conditions.

« Il y avait quinze ans qu'on faisait antichambre. Le gouvernement chinois était à bout de prétextes et d'arguments ; les cartes allaient se brouiller ; des négociations s'engagèrent. L'admission à la cour fut acceptée en principe et cinq mois furent consacrés à la discussion du cérémonial. Le gouvernement voulait qu'on se conformât à l'étiquette chinoise, c'est-à-dire que les représentants occidentaux fissent trois agenouillements et neuf prosternements à l'entrée de la salle du Trône ; que leurs lettres de créance fussent remises à de hauts fonctionnaires au lieu de l'être en mains propres au souverain ; que les ministres entrassent seuls dans le palais sans leur épée, sans leurs secrétaires, sans personne de leur suite, indigène ou étranger. »

Le port de l'épée fut accordé, mais les lettres de créance ne purent être remises directement à l'empereur, dont les représentants ne devaient s'approcher qu'à distance respectueuse. Le jour venu les ministres se rendirent au palais dans leurs chaises à porteurs. D'autres témoins ont raconté les cris et les lazzi de la foule sur le passage du cortège. Enfin la grande porte rouge s'ouvrit et l'on conduisit les étrangers dans une salle d'attente.

« On ne devait attendre là qu'une demi-heure au plus, mais c'est au bout d'une heure et demie seulement qu'on est venu nous annoncer que l'empereur allait se rendre dans la salle d'audience du Tsen-Koang-Ko. »

On les conduisit alors dans une tente dressée au bas de la terrasse sur laquelle se trouve cette salle.

« Après trois quarts d'heure d'attente on annonça l'arrivée de l'empereur. L'escalier de la salle d'attente était à deux pas. Les ministres le gravirent, accompagnés chacun de deux hauts fonctionnaires qui, bien que l'escalier de neuf marches de marbre blanc fût très large, étaient près d'eux jusqu'à les toucher. Ils craignaient, m'a-t-on assuré, que l'émotion leur causât des défaillances, ils étaient prêts à les soutenir par les coudes. »

L'audience collective dura sept à huit minutes.

« Jusqu'à la fin de la cérémonie, tous les fonctionnaires chinois, sauf peut-être S. E. Tchong-Heou, plus au courant de nos mœurs et de notre caractère, craignaient évidemment de nous voir manquer à l'étiquette. C'est au moins ce qu'on peut conclure de la joie qu'ils montrèrent quand tout fut terminé. »

Depuis cette époque la marche des idées, privées ou officielles, n'a pas été appréciable. On l'a bien vu en 1891 à propos de la deuxième audience. Les membres de la commission chinoise réunie pour jeter les bases du cérémonial se récrièrent lorsque les ministres européens firent remarquer que les souverains dont ils étaient les représentants étaient les égaux de l'empereur, et ils se retirèrent en disant qu'ils ne pouvaient entendre un pareil langage. La même année, le tsarévitch, dans son voyage, ne put aller à Pékin et renonça même à visiter Han-Kéou à cause de l'impossibilité d'y être reçu comme le fils d'un empereur régnant au même titre que le Fils du Ciel.

Les événements qui se passent actuellement dans l'Extrême-Orient, et le désarroi de la Chine dans sa lutte inégale avec le Japon, paraissent en Europe devoir lui enlever ses anciennes illusions, et la contraindre à abandonner ses errements traditionnels ; mais ces prévisions, déjà plusieurs fois formulées depuis cinquante ans, ne se réaliseront pas plus qu'au lendemain de la prise de Pékin en 1860. Ce n'est pas un événement militaire, si humiliant qu'il soit, qui peut changer brusquement des conceptions répandues depuis des siècles d'une façon aussi unanime chez toute une race. Il faudrait tout au moins que ces conceptions eussent été minées préalablement et qu'une lente fermentation eût préparé un bouleversement dont la défaite ne serait que l'occasion. Mais ce n'est pas le cas, car aucun milieu n'est plus fermé que le milieu chinois aux influences subversives.

Pour comprendre quelle masse inébranlable constitue l'idée chinoise, il faut regarder le passé qu'elle a derrière elle, et voir combien le milieu actuel et l'éducation chinoise de nos jours sont conformes à ce passé et tendent à le perpétuer dans son intégrité. Chaque génération apporte un nouveau dépôt qui s'ajoute sans discordance aux anciennes couches déjà durcies par les siècles et tombées depuis longtemps dans le domaine de l'inconscient. Il faut se transporter par la pensée dans quelque ville de l'intérieur, où jamais l'Européen n'a pénétré, si ce n'est quelque missionnaire, dont la présence dans l'empire reste pour l'esprit chinois un problème insoluble, et il faut se demander quelle influence morale les événements de la guerre actuelle pourront bien avoir sur la génération qui se forme, sur ces enfants qui, à l'école comme dans leurs familles, reçoivent exactement la même instruction et la même éducation que leurs prédécesseurs des siècles passés. On ne voit pas de quelle façon pourrait se faire la connexion entre les revers militaires et la transformation des dogmes chinois.

Ces revers produiront surtout une recrudescence de haine contre toutes ces innovations qui ont troublé la tranquillité de l'État depuis l'apparition des Européens. Le premier symptôme s'est manifesté dès le début de la guerre par l'effervescence de la population de Pékin contre tous les étrangers sans distinction de nationalité. Ils sont tenus pour responsables des malheurs survenus depuis leur intrusion dans les affaires de l'Empire. Sans doute, la classe dirigeante reconnaîtra la nécessité de se procurer de meilleures armes et d'organiser plus efficacement la défense, mais ceci n'implique aucune transformation dans les idées essentielles de la civilisation chinoise.

Une autre conséquence, plus ou moins immédiate, de l'humiliation de la défaite, pourrait être la chute de la dynastie tartare, très impopulaire depuis qu'elle est tombée en quenouille, et qui n'a été sauvée en 1861 que par l'intervention des Européens. Mais un événement de ce genre n'a pas en Chine le caractère subversif que nous lui attribuons, car la succession indéfinie des dynasties est considérée comme étant dans l'ordre régulier des choses, chez ce peuple pour lequel le temps ne compte pas. Une famille reçoit l'Empire céleste (imperium celestium), c'est-à-dire la délégation de la puissance céleste sur la terre : mais elle ne peut le garder indéfiniment, car, d'après les lois de la nature, elle doit démériter au bout d'un certain nombre de générations et perdre son mandat (thiên mang). Ces révolutions périodiques sont assimilées par la métaphysique chinoise aux transmutations perpétuelles des cinq éléments et la même expression désigne à la fois la métempsychose et les changements de dynasties. Même pour la partie la plus ignorante de la population, un changement de dynastie n'est pas un changement de régime.

« Le gouvernement chinois, dit A.-H. Smith, peut très bien être jeté à bas. Mais c'est un cube, et lorsqu'il chavire, il tombe simplement sur une autre face ; comme apparence extérieure, aussi bien que comme substance intérieure, il reste ce qu'il a toujours été. »

Cette stabilité du principe gouvernemental est bien propre à donner la mesure de la fixité de l'âme de la race, et de l'harmonie qui existe entre sa constitution mentale et les institutions politiques qui en sont la conséquence : des événements qui se produisent avec une intermittence de plusieurs siècles amènent invariablement les mêmes résultats, sans interrompre la tradition. Aucun peuple ne peut donner un pareil exemple de stabilité parce que aucun n'a derrière lui le passé de la Chine et n'a pu arriver à une homogénéité aussi parfaite des caractères mentaux héréditaires.

À la chute de la dynastie tartare une nouvelle dynastie sortira du sein de la nation chinoise, et, ainsi qu'on l'a vu lorsque les Taï-Pings étaient sur le point d'arriver au pouvoir, elle sera plus hostile encore que la dynastie actuelle à la présence des Européens et profitera de l'enthousiasme soulevé par la restauration du pouvoir national pour essayer de les expulser et leur retirer les concessions accordées dans le cours de ce siècle.

Mais si, à ce moment, les puissances européennes pouvaient s'opposer à l'établissement d'une nouvelle dynastie et démembrer l'Empire en plusieurs parties, alors une évolution considérable pourrait commencer à se produire dans l'esprit chinois, parce que la destruction de l'unité impériale amènerait peu à peu la ruine du sentiment qui est à la base de cette société et dont découle pour elle la représentation du monde. En sapant la conception fondamentale sur laquelle repose le vieil édifice de la civilisation chinoise, on pourrait en amener la chute peut-être assez rapide. À la suite d'un bouleversement de ce genre, ce peuple ne se trouvera, pas plus qu'auparavant, à la hauteur d'une civilisation élaborée par une race supérieure, mais sur les ruines des anciennes idées un nouvel état de choses pourra commencer à s'échafauder lentement. L'écart mental qui sépare de nous les Chinois ne sera pas amoindri, mais la barrière factice qui empêche l'introduction de certaines applications de nos procédés aura probablement disparu dans la tourmente.

Il faut, en effet, distinguer deux causes qui s'opposent à l'adoption par une race des éléments de civilisation d'une autre race :

La première consiste dans les préjugés qui empêchent de reconnaître la supériorité de cette civilisation et les avantages qu'elle peut procurer. Cet obstacle est d'ordre plutôt historique : une minorité d'hommes clairvoyants peut parfois en avoir raison, et c'est ainsi que le Japon manifeste l'intention bien arrêtée de s'approprier les ressources de la civilisation européenne.

La seconde cause est beaucoup plus inéluctable, parce qu'elle tient aux lois mêmes de la nature. Elle réside dans la relation directe qui existe entre la constitution mentale d'un peuple et les éléments de civilisation qui n'en sont que les manifestations extérieures. Par suite de l'impossibilité de transformer les éléments de sa civilisation sans changer sa constitution mentale, un peuple ne peut donc importer chez lui les éléments d'une civilisation supérieure qu'en les ramenant au niveau de sa constitution mentale. C'est là une vérité historique capitale que les travaux de M. Gustave le Bon ont mis pleinement en évidence depuis longtemps.

Aussi, lorsque nous faisons allusion à une transformation possible des idées chinoises, nous n'avons pas en vue la lente adaptation que les siècles seuls peuvent produire et que personne ne peut prévoir, mais simplement l'application immédiate des procédés européens, application qui n'exige aucune transformation mentale, et qui entraîne cependant de grands changements dans les conditions d'existence d'un peuple. C'est ainsi que les nègres musulmans du centre de l'Afrique peuvent devenir redoutables lorsqu'ils sont munis d'armes à feu, sans que l'usage de ces armes élève aucunement leur niveau psychologique ; c'est ainsi que le Japon, au bout d'une génération, a décuplé sa puissance en adoptant les résultats de la science et de l'industrie européenne sans pour cela s'être réellement transformé.

C'est ainsi également que la Chine pourra entrer dans une ère nouvelle, lorsque le dogme de supériorité dont elle est pénétrée et le dédain qu'elle professe pour le reste de l'univers auront été ébranlés par quelque bouleversement profond. Le plus grand obstacle qui s'oppose à cette transformation importante bien que purement matérielle, c'est la conception de leur Empire telle que nous avons essayé de la présenter.


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