Joseph Ferrari (1811-1876)

Couverture. Giuseppe Ferrari (1811-1876) : La Chine et l'Europe. — Leur histoire et leurs traditions comparées. — Librairie académique Didier, Paris, 1867, 608 pages.

LA CHINE ET L'EUROPE
Leur histoire et leurs traditions comparées

Librairie académique Didier, Paris, 1867, 608 pages.

Biographie

  • Préface : "Les premières études relatives à la Chine causèrent une vive impression sur le monde savant de l'Europe par la révélation de faits qui blessent profondément l'orgueil de la tradition chrétienne. On a eu tout à coup une autre tradition, avec des dates aussi anciennes que les nôtres, avec la prétention non moins exclusive de remonter seule aux origines de l'humanité, avec des fondateurs, des inventeurs, des réformateurs bien supérieurs aux patriarches et aux héros de la Bible...Pour s'en délivrer, on a inventé trois mots ; et en disant que le Céleste Empire est barbare, stationnaire et isolé, on l'a livré à la stérile curiosité des antiquaires."
  • "— Mais la Chine est-elle barbare ? Demandons plutôt si l'Europe est civilisée en Angleterre, où l'aristocratie règne sur le sol ; en Russie, où le peuple est esclave ; ...en France, en Espagne, en Italie, en Autriche, où l'on adore un pontife inutilement combattu par tous les hommes éclairés.
    — La Chine est-elle stationnaire ? Elle nous dit au jour le jour la date précise de ses inventions ; elle nous apprend quand elle a inventé l'écriture, quand elle l'a perfectionnée, à quelle époque elle a fondé son académie, comment elle l'a depuis étendue, quelles ont été les vicissitudes de ses lois, les modifications qu'elle a imposées à la propriété, à la pénalité, à l'administration...
    — L'accusation d'isolement serait moins injuste, car nous n'avons connu la Chine que sous Louis XIV... mais la distance de Pé-king à Paris étant la même que celle de Paris à Pé-king, on pourrait avec autant de raison dire à la Chine que nous avons vécu isolés, dans un coin du monde, que notre politique et notre religion n'ont pas eu la force de dépasser Madras et Bombay, de se faire connaître à Canton, que dis-je ? de rester à Constantinople ou à Jérusalem."
  • "Mais si la Chine n'est ni barbare, ni stationnaire, ni solitaire, si elle mérite toute notre attention, si ses ressemblances avec notre civilisation nous fascinent, comment comparer son histoire avec la nôtre ? D'après quelles règles rapprocher des révolutions accomplies aux deux extrémités de la Terre sans se toucher ? Quel rapport peut-il y avoir entre des héros qui ont vécu en même temps dans deux milieux si lointains et sans soupçonner l'existence les uns des autres ?... Je m'adresse encore une fois au lecteur dans l'espérance de confirmer ces généralisations en expliquant le monde par la Chine. Puisque toutes les histoires se ressemblent, l'histoire la plus ancienne, la plus continue, la plus explicite servira de guide."


Dans l'Europe sûre d'elle-même et dominatrice de 1867, la pensée de Ferrari ne pouvait que tomber dans l'oubli. Elle ressort aujourd'hui, et on pourra lire avec profit le blog de Vincent Capdepuy: La Chine et l’Europe, quelle histoire globale ?

Extraits :
Les quatre phases des périodes historiques - Confucius chez tous les peuples
Dates chinoises, dates chrétiennes, dates romaines - La liberté des Yen
Anticipation ou retard de la Chine sur l'Europe
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Lire aussi

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Les quatre phases des périodes historiques :
prédisposition, explosion, réaction, solution.

...La période actuelle de la révolution française montre les quatre phases aussi nettement dessinées qu'on peut le désirer. La phase de la prédisposition est évidente dès la seconde moitié du dix-huitième siècle, dans le style des écrivains, dans les nouvelles formes de la satire, dans l'incrédulité qui trouve enfin ses apôtres, dans la familiarité nouvelle qui confond les rangs, dans les questions qui arrivent pleines de nuages sur le trône et sur l'autel, et tout le monde connaît Voltaire, Rousseau, les encyclopédistes, tous ces hommes qui vivent sous Louis XV et qui alarment Louis XVI. Cependant rien n'est altéré dans la société, dont les lois restent les mêmes.

En 1789, c'est le moment de l'explosion ; il y a deux sociétés dans la société, deux États dans l'État ; le dogme nouveau triomphe par la république, forme éphémère, tyrannie momentanée, véritable arme de combat contre l'ancienne monarchie, aboutissant à une monarchie renouvelée pour envahir l'Europe.

La phase de la réaction succède bientôt avec les deux restaurations de Louis XVIII et de Louis-Philippe : c'est une discussion continuelle, croissante et visiblement transitoire entre la république et l'absolutisme, entre le temps de 89 et la monarchie antérieure.

La solution arrive en 1848, quand on proclame la république pour que la volonté générale librement interpellée donne sa conclusion définitive et arrive à l'empire qui accepte la révolution et la transporte dans la forme traditionnelle de la monarchie française.

... Par la même raison, les guerres de l'Allemagne préparent la réforme avec Luther, la font triompher avec l'explosion qui menace Vienne, et subissent ensuite la réaction de Wallenstein, pour arriver avec Gustave-Adolphe et Richelieu à la grande liberté des traités de Westphalie. Hier le canon tonnait sur le continent américain, et une formidable guerre semblait menacer la fédération des États-Unis, dont on voyait le Nord livré aux dictateurs, le Sud à une conquête : cette guerre n'était qu'une révolution, cette conquête qu'une explosion ; il ne s'agissait que de supprimer l'esclavage.

...Le théâtre chinois divise ses drames en quatre actes ; de même on doit diviser toute action historique en quatre phases, soit qu'elle se développe dans un État, soit qu'elle se déroule au milieu des plus vastes fédérations. La période de quatre temps est donc l'unité de mesure de toutes les histoires ; partout où les hommes pensent, agissent, combattent et triomphent, ils tombent fatalement dans une sorte de drame chinois qui permet de comparer les uns aux autres les peuples les plus lointains, les plus opposés. Peu importe que l'un proclame la monarchie et l'autre la république, l'un l'unité, l'autre la fédération ; semblables à l'affirmation et à la négation, ces formes n'ont de sens que relativement à l'erreur mise en doute, combattue, discutée ou résolue, et l'incendie de Troie peut répondre à l'avènement d'une dynastie à Lo-Yang.

...On fixera les années de la période en remarquant que chaque phase demande le travail d'une génération, à peu près trente ans, le temps où tout homme supérieur paraît, se connaît, se fait connaître, accepte sa mission, et l'accomplit... Nous sommes amenés à compter les phases par générations, et les générations par des intervalles d'à peu près trente ans, le temps de toute action personnelle....

Or, puisque toute action historique s'accomplit en quatre temps, ou en quatre générations, toute période historique se compose donc d'au moins cent vingt ans, juste le temps de toutes les grandes périodes italiennes les plus accentuées dans l'histoire de l'Europe... Hors d'Italie, la réformation n'embrasse-t-elle pas au moins cent vingt-cinq ans ? Les concentrations et les monarchies modernes nous portent avec Louis XIV en France et Pierre Ier en Russie de 1650 à 1775 ; c'est ensuite la révolution française qui débute avec la prédication des philosophes et qui touche maintenant chez tous les peuples à sa dernière solution.

On remarquera qu'en général les périodes citées dépassent légèrement la durée de cent vingt ans. La première, de 1000 à 1122, compte deux années de plus ; la période successive, de 1122 à 1250, montre un excédant de huit ans ; on arrive encore, avec la troisième période des seigneurs, à 1372 avec un nouvel excès de deux ans qui se reproduit dans la période ultérieure des condottieri qui finit en 1494. Si on suit les autres périodes, soit en Italie, soit hors d'Italie, chez tous les autres peuples de l'Europe, le même excédent se répète constamment, comme on pourra le voir dans notre Histoire des révolutions d'Italie ; et la nécessité de donner une forme précise, un chiffre exact qui représente la durée moyenne des périodes les porte à cent vingt-cinq ans, en élevant le temps moyen de chaque génération à trente et un ans et trois mois. Cette augmentation se confirme par l'observation que tous les cinq cents ans, c'est-à-dire toutes les fois que quatre périodes s'épuisent, le monde subit une transformation sensible.

Ainsi, l'an mil avant Jésus-Christ, la Grèce se détache visiblement de l'ère des héros, et on dirait qu'elle sort des nuages mythologiques de l'Iliade et de l'Odyssée. Prenons-la en 500, la voilà républicaine, civilisée, aux prises avec la Perse, à la veille d'enfanter Hérodote, Thucydide, Périclès, ses poètes, ses philosophes.

Transportons-nous à l'an 1 de notre ère : tout l'Occident change de forme, et Auguste tourne à la paix la société précédemment organisée d'après l'unique principe de la guerre. Cette fois Miltiade, Thémistocle, le premier Brutus, deviennent aussi impossibles au milieu du monde chrétien qu'auparavant Achille, Diomède, Hector et Andromaque l'auraient été à Salamine, à Platée, à Marathon. Encore cinq cents ans, et les barbares envahissent l'empire pour fonder d'autres royaumes, d'autres sociétés, une nouvelle civilisation. L'an 1000 de notre ère, l'Europe paraît avec les capitales actuelles, avec les dynasties que nos rois continuent, avec la religion qui règne encore, enfin avec la géographie, qu'aucun événement n'a ébranlée.

Arrivons en 1500 et nous demandons si la découverte de l'Amérique et si la prédication de Luther ne changent pas de nouveau la face de la Terre ? si les chevaliers du Moyen Âge peuvent se renouveler ? si nous ne sommes pas dans le monde que les historiens appellent moderne, parce que rien ne lui ressemble dans le passé et que la révolution française elle-même modifie légèrement?

Nous demandons si avant d'arriver à un changement équivalent à celui de l'an 1500 ou de l'an 1000, ou des barbares qui détruisent en 500 l'empire romain, ou de César et de Jésus-Christ qui le fondent cinq siècles plus tôt, ou de la Grèce qui se civilise et de Rome qui débute en 500 avant l'ère, il ne nous faudra pas des mutations, des perfectionnements, des innovations capables de remplir encore une période de cent vingt-cinq ans avec ses quatre phases et de toucher ainsi à l'an 2000 ? Le temps d'une génération évaluée à trente et un ans et trois mois est donc l'unité, le jour qui mesure les époques dans toutes les histoires.

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Confucius chez tous les peuples

Après avoir vu la philosophie et l'inaction de Lao-tsé chez tous les peuples, nous assistons maintenant au spectacle de la doctrine de Confucius, de la philosophie en action s'étendant également à travers l'hémisphère indo-européen. Cette fois l'histoire s'éclaircit, et il suffit de lire ses nombreux documents pour retrouver les dates chinoises partout.

En 510 nous avons à la Chine la propagande de Confucius, et nous disons exactement en 510, parce qu'il naît en 550 et que, suivant lui, avant l'âge de quarante ans l'homme n'exerce aucune influence publique. Or, dans la même année, la Perse, fortifiée par le gouvernement de Darius et par la doctrine de Zoroastre, pousse Xerxès à demander l'empire du monde. De là encore, dans cette même année, les Hellènes menacés, envahis par les armées du grand roi se réunissent, chassent de leurs villes les tyrans soutenus par l'ennemi et remportent ensuite les trois grandes victoires de Salamine, Platée et Marathon. À ces trente ans de guerre et d'effervescence intérieure succède l'explosion contre l'hégémonie spartiate et les lois patriciennes, et l'hégémonie passe aux Athéniens, qui ont porté le poids de la guerre. Ils ont abandonné leurs maisons pour monter sur les cent quatre-vingts navires de la république, ils ont dispersé leurs femmes chez leurs alliées ; sans terre ni eau ils ont remporté la victoire de Salamine avec Thémistocle, celle de Marathon avec Miltiade, et désormais leurs hommes parlent une langue si nouvelle, si imprévue que les idées de l'ancien temps disparaissent, honteuses devant ses enchantements.

C'en est fait de cette Sparte, si jalouse qu'elle contestait à Athènes le droit de relever ses murs, si barbare qu'elle ne permettait à aucun Grec de séjourner dans ses murs, si cruelle qu'elle égorgeait ses esclaves par calcul, si égyptienne qu'elle restait sans artistes, sans orateurs, sans poètes, et que Pausanias, son roi, songeait déjà à se rallier aux Perses. Les patriciens les regrettaient, mais la haine des multitudes contre le passé s'exaltait tellement que, inquiètes, méfiantes, ombrageuses, elles jetaient les meilleurs de leurs chefs en exil chez l'ennemi, par cela seul qu'on cessait de les comprendre. En attendant, l'ostracisme contre les grandeurs inutiles frayait la route aux grandeurs nécessaires à continuer la guerre persane sur le sol même de la patrie contre les gouvernements protégés par le grand roi, contre les tyrans attardés, contre les sénats qui pactisaient avec l'étranger, et Périclès improvisait cet empire athénien où la simplification incendiaire des Chinois prenait les formes de l'art hellénique.

Athènes, Samos, Cyrène, Milet, Abdère, Elée reproduisaient ainsi avec la liberté républicaine les scènes de Tsi, Lou, Ouei, des États de l'extrême Orient. Faute de princes on voyait les philosophes dans les rues, sur les places, liés avec les premiers représentants des républiques, applaudis par le peuple en haine de la Grèce patricienne. Les uns voyageaient de ville en ville expliquant l'origine du monde sans tenir compte des théogonies, les autres riaient ou pleuraient en considérant la folie des mortels, d'autres encore défendaient et combattaient en même temps toutes les lois, tous les dogmes, et, au milieu de cette confusion, paraissait Socrate, le Confucius de l'Occident, le père de tous les systèmes postérieurs qui relèvent de son enseignement à ce point que pas un ne se dérobe à son influence. Qu'on prenne tous les historiens de la philosophie quelles que soient leurs doctrines ou leurs préoccupations, ils disent que Platon, Aristote, les stoïciens, les épicuriens, les néoplatoniciens sont ses disciples, et quand la philosophie renaît dans le monde moderne qui peut l'oublier ?

Mais d'où lui vient cette gloire sans tache ? De ce qu'il n'est pas l'homme d'une théorie ou d'un système arrêté, mais l'interprète de la raison, qu'il fait, à l'imitation de Confucius, descendre du ciel pour interpeller toutes les opinions au point de vue de notre destinée sur la terre. Peu lui importent les grandes conceptions sur l'origine de l'univers, qu'il vienne de l'eau, de l'air, du feu, qu'il soit une combinaison d'atomes ou une création numérique, il veut l'interroger à son point de vue et le connaître pour l'exploiter ensuite à son profit. Afin que la guerre au passé soit complète, il va jusqu'à se déclarer ignorant, mais intéressé à ne pas se tromper et à combattre toute erreur comme un fantôme capable de l'égarer. Que si on prétend en savoir plus que lui et l'éclairer, il en est heureux, mais que son maître y prenne garde, car il parle à un homme d'action, et une faute serait sa ruine.

À l'exemple de Confucius, il écoute donc la voix de la nature qui révèle les lois morales. Or la morale ne se laisse ni expliquer, ni régler, ni emprisonner par la rigueur des déductions ; elle se manifeste par l'exemple, par la vie, par la parole identifiée à l'action. Si on voulait inculquer l'amour et le respect au père et à la mère en vertu d'une prémisse, on ne trouverait aucune liaison entre l'acte de la génération et le phénomène de la piété filiale. Votre père, votre mère ont-ils pensé à vous ? ont-ils voulu vous engendrer ? Vous connaissaient-ils avant de vous mettre au monde ? Étaient-ils libres de résister à leurs penchants mystérieux ? Sont-ils responsables d'un instinct qu'ils ne se sont pas donné ? Nous dire d'être reconnaissant pour l'éducation qu'ils nous ont donnée n'est-ce pas encore signaler sans preuves la toute-puissance d'une loi indiscutable ? Ce même raisonnement s'applique à tous ses devoirs, ils sont ou ils ne sont pas. Quoi qu'on en dise, la jurisprudence elle-même peut se mesurer dans les actes extérieurs de la liberté, car ils s'excluent mutuellement, mais la liberté elle-même descend du ciel, sans qu'on puisse deviner de quelle manière elle nous donne l'orgueil des anges déclins. Socrate s'efforce de la susciter en nous par des interrogations, de nous aider quand nous voulons entendre sa voix, et il se compare à la sage-femme qui aide la mère au moment où l'enfant doit paraître. C'est ainsi qu'il révèle, comme Confucius, la morale naturelle sans origine et sans mystère, abstraction faite du ciel et des enfers, sans souci des nombres et des catégories et se bornant à honorer le dieu responsable de l'ordre universel. Libre à la foule de l'invoquer à sa manière, de l'entourer d'esprits, de le rapprocher de la Terre, de lui donner un cortège de cérémonies, d'évocations et d'enchantements, de le supposer l'auteur des famines, des inondations. Pour lui il n'est que le principe de la finalité incontestable, qui rend la vertu utile, le crime nuisible, la famille nécessaire, la société indispensable, la patrie inviolable.

De même que Confucius, Socrate se laisse résumer en peu de mots. Quand on a dit que sa morale est pure, qu'elle se dégage de toute superstition, de toute religion locale, de toute tradition nationale, quand on a ajouté qu'avec lui la raison donne une parole impérative au sentiment, qu'elle montre l'utilité de la vertu, la nécessité de la justice, les calamités qui accablent l'homme révolté contre l'ordre naturel, le néant de ses prétendus succès, la force des choses qui conseille de préférer le supplice accidentel de l'homme vertueux au triomphe éphémère du criminel, si on veut donner une exposition plus longue de sa doctrine les paroles manquent, tandis qu'on peut consacrer de longs volumes à Platon, à Aristote, à Zénon, à tous ses disciples.

C'est que son interrogation, toujours naturelle, s'arrête à l'instant où l'on voudrait la continuer pour raffiner la réponse. Où placerons-nous, par exemple, le bonheur, si ardemment poursuivi par Socrate ? Est-ce dans le plaisir du moment, ou dans l'intérêt bien entendu, ou dans notre propre opinion capable de mépriser tous les biens de la terre ? Où est le bonheur du martyr de la vertu ? Est-il protégé par le ciel ? Le ciel est-il sur la Terre, ou dans l'Olympe, ou dans le néant du tombeau ? Est-il urgent de se délivrer de la crainte des dieux, ou faut-il l'inculquer comme un principe de salut ? Et s'il y a des dieux, comment disposent-ils de notre destinée ? Faut-il invoquer les divinités d'Homère ou quelque divinité inconnue qui se dérobe mieux aux traits de la critique ? Socrate ne répond pas, et c'est là son mérite ; s'il répondait, il serait Épicure ou Zénon, sceptique ou croyant, chrétien ou païen, il ne serait plus le maître à tous, l'homme qui a posé la pierre d'un édifice qu'on ne peut ni abandonner ni achever.

Révélateur de la morale sans théories et sans superstitions, Confucius ne s'expliquait que par l'exemple, par l'action, par des actes qui frappaient les yeux, qui déconcertaient les esprits rebelles, qui surprenaient le monde à la merci des magiciens.

Le roi d'Oueï voulut un jour le montrer comme une curiosité à sa concubine : le philosophe se renferma dans le cérémonial, il resta dans la cour, et quand il entendit par le tintement des sonnettes que la maîtresse du roi allait le regarder, il se prosterna devant elle comme si elle était le roi, qui vit ainsi sa dignité avilie.

Dans une entrevue, le roi de Tsi insultait le roi de Lou, en faisant jouer devant lui une pièce qui rappelait la lubricité d'une reine de sa famille ; Confucius, ministre de Lou, fit décapiter sur-le-champ les deux premiers acteurs, parce qu'ils insultaient, dit-il, la majesté des deux rois, qui ne pouvaient ni ordonner ni voir pareille représentation.

Un philosophe au désespoir était sur le point de se tuer : il l'arrêtait, le consolait et lui apprenait que la sagesse doit être supérieure aux hasards de la vie. Au reste, un fleuve qui coule, un seau qui puise de l'eau dans un puits, la demande timide ou indiscrète d'un disciple, tout lui sert de point de départ, et, par la méthode de l'exemple, il évite la démonstration et il semble enseigner ce qu'on sait déjà. C'est ainsi que Socrate vit en public, qu'il enseigne en causant, que le dialogue est son arme. Un dévot qui porte une offrande au temple pour se dispenser d'être probe ; Alcibiade qui cherche le bonheur dans le plaisir ; un sophiste qui joue sur les antithèses pour démontrer que tout ce qui est utile est juste ; un patriote armé jusqu'aux dents qui croit la patrie invulnérable parce qu'elle possède d'admirables armuriers, sans songer qu'ils fournissent des épées aux deux partis qui la déchirent : voilà les scènes de la vie de Socrate. Qu'on le suppose taciturne, renfermé chez lui ou errant de ville en ville pour échapper à tous les regards, on pourra dire, comme Confucius des solitaires, qu'il n'est sage que pour lui, qu'il répète l'histoire de Pythagore, qu'il manque à la mission de le venger, en infligeant au peuple l'utile punition de connaître ses torts dans son propre intérêt.

Il serait facile de multiplier les ressemblances entre le philosophe de la Grèce et celui de la Chine, mais les différences intéressent davantage, car elles tiennent aux contrastes entre les deux régions opposées. Par une première différence, Socrate, né au milieu des républiques, prêche une morale qui élève le citoyen, et, loin de s'adresser aux princes avec le cérémonial de la monarchie, pas un mot chez lui n'inculque l'humilité ; s'il écoute la voix de la nature, il souffre qu'à la Chine elle parle très haut dans la famille, mais il l'écoute avant tout quand elle inspire les citoyens, quand elle impose le niveau de l'égalité à tous les hommes, quand elle choisit ses chefs naturels par la libre voix de l'élection ; quand elle confie le gouvernement de la république, non pas à un père impossible, mais aux meilleurs citoyens.

Aux prises avec la mythologie qu'exploitent les sophistes et qui provoque l'objection poétique et raffinée, Socrate ne peut se contenter de l'exposition paternelle et positive de Confucius. Ses adversaires l'obligent à mieux connaître les mystères de la discussion, à mieux aiguiser l'ironie de son interrogation, à mieux explorer les faux-fuyants de la polémique, qui trouve autant de détours que l'esprit humain découvre de théories pour échapper à l'étreinte de la nature. Et l'interrogation de Socrate est si profonde, qu'elle engendre bientôt la dialectique de Platon, le syllogisme d'Aristote, le dilemme de Zénon, la description d'Épicure, enfin la merveilleuse analyse de l'Occident, tandis que la Chine reste à l'enfance de la parole.

Par une différence encore plus profonde, Confucius, protégé par une tradition scientifique et régnante, est toujours magistrat, homme de cour, professeur ; ses disciples ne cessent de représenter le gouvernement, de prêcher l'empire ; aucune proscription ne les frappe, hormis les malheurs inséparables de la fortune des théories. Mais le philosophe d'Occident, opprimé par la mythologie régnante et par les fantômes du sanctuaire, doit ses succès à des équivoques, ses triomphes à une surprise bientôt expiée par la grande catastrophe de sa mort, que l'Europe sent encore aujourd'hui comme au moment où l'aréopage prononçait son arrêt. Car, pendant de longs siècles, nos philosophes errent d'une ville à l'autre comme des êtres maudits. Notre liberté les suscite, les multiplie, protège leur génie ; aucun fait ne leur échappe, aucune ruse de la nature ou de l'art ne se soustrait à leur vue perçante, ils portent l'exactitude jusqu'au miracle. Ils prononcent des mots éternels sur chaque situation de l'esprit ; mille fois plus hardis que les disciples de Confucius, ils se font un honneur d'attaquer la poésie, d'insulter les dieux, de les bannir de leurs républiques idéales ; ils tournent contre les pontifes toute la haine du mandarin pour les magiciens. Cette haine enfante des utopies merveilleuses où la famille, le mariage même périssent pour faire place à l'égalité la plus absolue. Mais dans la balance des nations, quand ils auraient dû donner à l'Occident la domination de la Terre, leurs théories s'arrêtent dans les écoles, l'erreur reparaît dans les lois, et la guerre de la philosophie contre les religions reste stérile.

Cette différence entre les destinées de la philosophie en Orient et en Occident nous explique aussi pourquoi Confucius naît et meurt exactement soixante-quinze ans avant Socrate, en avance de deux générations sur lui. La période reste la même, car les dates ne dépassent pas l'intervalle de cent vingt-cinq ans, mais elle place Confucius dans la phase de la préparation, parce que la philosophie règne déjà à la Chine, et le novateur peut agiter paisiblement les idées sans attaquer la loi. Au contraire, en Grèce la préparation doit se montrer avant tout dans la mythologie régnante, dans la politique, dans la société, dans la lutte de Salamine, de Marathon, de Platée, dans l'apparition de Miltiade, de Thémistocle, d'Aristide, de Pausanias ; l'explosion seule de Périclès permet à Anaxagoras de paraître, d'expliquer enfin les éclipses par l'astronomie, d'appliquer la physique aux événements de la nature, de tenter silencieusement à huis clos une réforme que la Chine connaissait depuis deux mille ans et qui constituait sa monarchie. De plus, comme cette explosion ne doit ni faire triompher la philosophie ni renverser la mythologie, comme Socrate n'aspire qu'à se faire tolérer grâce à la liberté d'une crise où le peuple le plus spirituel aime à connaître tout le possible, il ne parle qu'au moment de la réaction, chargé de la combattre, de la confondre, de lutter, de mettre en déroute les sophistes, dont le pour et le contre s'accordaient avec le scepticisme vulgaire de la mythologie ébranlée mais toujours souveraine. Plus tard la réaction passe ; Platon résout le grand débat de Socrate contre les sophistes, Aristote succède à Platon ; mais tous deux laissent le monde aux pontifes, tournent le dos aux républiques, et ils ne peuvent pas non plus entraîner les rois, auxquels ils offrent la domination de la Terre.

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Dates chinoises, dates chrétiennes, dates romaines

Nous n'hésitons pas à affirmer que pendant les trois premiers siècles de notre ère les dates chinoises expliquent les dates chrétiennes, et les dates chrétiennes expliquent celles de l'empire romain. Prenons ces dernières isolément, telles qu'on les lit dans les livres classiques : muettes et capricieuses, elles montrent d'abord la famille d'Auguste livrée à des crimes absurdes, puis, en 66, des empereurs qui viennent des provinces, et tout à coup éclairés, humains, équitables. À partir de 180 commence une série néfaste de Césars, tous voués à la mort ; en 292, la décomposition de l'empire semble promettre la paix, quand, au bout d'une génération, triomphe cette religion dont on n'avait jamais avoué l'existence ni soupçonné la force. Voilà des dates arbitraires, des événements sans suite, et à la fin une surprise, un miracle historique. Mais qu'on fouille au fond de l'empire, au milieu des nations alors vaincues, on découvrira d'abord des légendes qui s'animent, se renouvellent, et promettent des vengeurs ; on verra un peuple élu qui attend la venue du vrai Dieu contre la fausse divinité de l'empereur, et on aura pendant les premiers soixante ans de notre ère l'explosion judaïque qui force l'empire à chercher son chef hors de Rome dans les légions disséminées au milieu des peuples. Encore soixante ans, et la divinité de Jésus-Christ est fixée. Dès lors, dans les soixante ans qui suivent, de 120 à 180, la mythologie, interdite, neutralisée, laisse poindre les empereurs philosophes. Mais les chrétiens retournent la philosophie contre les païens. Dès lors, la foi s'exalte ; les grands Pères de l'Église paraissent en 180 à la suite d'Irénée. On conçoit donc qu'à partir de 180 l'empire en déroute commence, avec Commode, l'ère des Césars tragiques qui se termine par le partage de Dioclétien, par la transformation de l'empire, par la véritable résurrection des morts, des nations vaincues, toutes fraternisées et victorieuses des Romulus, des Brutus, des Caton, des Scipion et des Césars païens.

Tandis que les dates chrétiennes éclairent celles des Césars, les dates chinoises éclairent davantage celles du christianisme. Le jour où paraît Ouang-mang, le grand usurpateur communiste de la Chine, Judas se montre dans la Judée, qui marche à l'insurrection contre Rome. Le jour où le rédempteur chinois est mis en pièces par la foule, les Romains exterminent Jérusalem et répriment toutes les libertés de l'ancien monde. Quand les tao-ssé appellent à leur secours les bouddhistes et élèvent, en 65, le premier temple à Foé, une même pensée suggère aux peuples d'Occident de remplacer la propagande guerrière du judaïsme par la propagande paisible du christianisme. Le bouddhisme et le christianisme ne cessent depuis de marcher de pair ; ils subissent les mêmes persécutions ; ils sont également brutalisés en Chine par les lettrés, à Rome par les philosophes. En 180, ils agitent également les peuples : en Chine, avec la guerre des Bonnets jaunes, en Occident, par la prédication des Pères de l'Église, mêlée aux séditions armées, à un désordre universel qui dure cent ans. L'anarchie religieuse donne la même conséquence au Céleste Empire, qui se divise, en 220, dans les trois royaumes, et à l'empire romain que Dioclétien partage en 292 dans les quatre grandes provinces. Enfin, le poids de la propriété et de l'esclavage s'allège en même temps dans l'extrême Orient et en Europe, et les capitales des deux mondes se déplacent presque au même instant pour élever Nan-king en 318, et Byzance en 325.

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La liberté des Yen

En Europe la papauté décline et faillit se perdre au milieu de l'anarchie guelfe et gibeline ; c'est donc une raison pour qu'elle s'élève à la Chine et qu'elle profite de l'anarchie pour se dessiner en présence de l'empereur. Aussi sous la dynastie des Yen le Grand lama se déclare supérieur aux mortels, chef des lettrés, l'homme le plus vertueux, le plus éclairé, le plus pénétrant, le roi des rois, le maître de l'empereur, le fils du ciel d'Occident. Des rois de la sagesse l'entourent chacun avec le titre de l'un de ses départements imaginaires, et il est toujours le même homme, qui conserve la même religion en émigrant de corps en corps, depuis Bouddha jusqu'à Pa-sse-pa, le premier à recevoir la donation du Thibet et à réunir ainsi dans cette région mystérieuse de prêtres et de miracles le double pouvoir temporel et spirituel. On réimprime tous les livres bouddhiques, on cherche à asseoir la domination universelle des Tartares sur la fraternité religieuse que la nouvelle papauté exalte, et même quand Koubilaï-khan s'avance le fer à la main, même quand il veut ajouter à la conquête de la Chine celle du Japon :

— Obéissez, écrit-il à l'empereur de cette île de l'extrême Orient, les sages que nous vénérons disent que tous les hommes sont frères, et que le monde est composé d'une seule famille ; il faut que tous les peuples soient unis dans l'intérêt des bonnes lois.

En remarquant que l'empereur régnait non seulement sur la Tartarie et sur la Chine, mais sur les Russies, la Perse, l'Assyrie et une foule de régions intermédiaires, et que partout les princes tartares ne décidaient rien sans le consulter, on comprendra que le bouddhisme aurait écrasé la doctrine de Confucius, si sa domination toute fédérale, insouciante des vieilles traditions, ondoyante, mobile, à moitié nomade, et bénévole par politique, n'avait accordé aux lettrés, sans même y songer, toute la liberté qui l'animait. Peu importait aux Tartares qu'on donnât raison plutôt à Ouang-an-chi qu'à Sse-ma-kouang, pour eux les mandarins valaient les lamas, pourvu que leur opposition n'arrivât pas jusqu'à la rébellion.

La liberté pénétrait dans les mœurs, et, pour ne parler que du point décisif, des femmes dans les drames de cette époque, elles sortent de l'appartement intérieur, les soubrettes font des commissions, les dames reçoivent quelquefois, d'autres fois elles vont au temple, on les voit dans les rues, sur les bords des fleuves, sur les routes, elles arrivent en foule sur les places publiques au moment des exécutions. Les courtisanes savantes paraissent et se distinguent de celles « qui vendent publiquement leur sourire et courent après la volupté » ; les jeunes filles ne sont admises dans leur société qu'à la condition d'être jolies, de connaître le chant, la danse, la flûte, la guitare, l'histoire de la Chine et la philosophie de Lao-tsé. Quand elles savent bien danser au son du sen-koang et chanter à demi-voix au son des castagnettes de cantrel, elles deviennent femmes libres, séparées des femmes ordinaires qui restent dans la dépendance du père, du maître, du mari ou du fils.

C'est surtout la littérature qui montre la liberté de cette époque. Le merveilleux le plus effronté s'y développe sans souci d'aucun obstacle : vous y voyez les dix-huit enfers des tao-ssé, les métempsycoses bouddhiques, les songes mêlés à la réalité, des pontifes de Lao qui se promènent dans les nuages et descendent dans les abîmes sans cesser d'habiter leur couvent, des esprits qui errent, prennent toutes les formes, jouissent de toutes les délices et ne cessent pas d'être des hommes, des femmes, de vivre sur la Terre désormais confondue avec le ciel. Cependant, prenez-y garde, ne vous fiez pas aveuglément à ces prodiges, l'ombre de la liberté les suit dans leur course effrénée, l'incrédulité du mandarin les tourne en ridicule, et on les raconte avec trop de sans-façon pour qu'on y croie. Que de féeries dans l'histoire des rivages de Chi-naï-ngan ! Mais aussi quelle joyeuse dérision des bonzes, des mandarins, des tao-ssé, des ministres, des grands, de la cour, peut-être même de l'empereur ! L'un des héros Kao-ballon, un vaurien roué de coups par l'autorité compétente, devient ministre ; mais comment ? À cause de sa profession de valet. Son maître le cède à un prince qui lui accorde sa faveur en le voyant donner un admirable coup de pied à un ballon ; le prince, nommé empereur, le transforme en un personnage politique, sans empêcher que sa qualité primitive de vaurien le jette dans une nouvelle série d'aventures, et tantôt mandarin, tantôt brigand, quelquefois assassin, une fois moine et toujours débauché, il traverse tous les vices de l'anarchie chinoise.

D'après les pièces bouddhiques, les animaux parlent, les dieux descendent sur la Terre, les hommes montent au ciel, toutes les régions se confondent. On voit des hommes dont le sommeil d'un instant dure cent ans, des hommes qui se réveillent heureux de se reposer des délices dont ils ont joui avec les immortelles, des démons, des sorciers qui réalisent tous les caprices de l'imagination. Mais ici encore l'allégorie, la critique, l'intention philosophique ne cessent de se montrer. Lisez le songe de Lin-thang-pin, à qui Dieu envoie le maître de la doctrine pour lui offrir les douceurs du néant pendant dix-huit ans. Il s'en moque, il veut vivre, il ne veut pas de dix-huit ans de sommeil ; mais une série de péripéties l'oblige à prononcer dix-huit fois le vœu qu'il refusait, et de le déclarer dix-huit fois au maître qui lui apparaît sous dix-huit formes diverses. Le prodige le plus curieux est le mal d'amour. Un bachelier enlève une jeune fille et la garde longtemps. Enfin, reçu aux examens, devenu moniteur du gouvernement, il se présente à la mère pour lui faire ses excuses.

— De quoi ? demande-t-elle.
— De vous avoir enlevé votre fille.
— Mais vous n'avez rien enlevé.
— Mais si !
— Mais non !
— La voici toute voilée qui attend votre pardon.
— Entrez donc, voyez ma fille qui n'a cessé d'être malade.

Mais tout s'explique parce que le bachelier n'avait enlevé que la partie intelligente de l'âme, dont le corps était resté avec la mère, animé par la partie végétative. L'âme intelligente se précipita sur-le-champ dans le corps, la partie végétative guérit aussitôt, et en définitive le moniteur jouit d'une femme au complet.

L'histoire, la théologie, les connaissances utiles, les traductions qui mettent en commun les idées de tous les peuples acquièrent sous les Yen un développement inouï. Préoccupés de gouverner le monde, ils font appel à tous les étrangers, à toutes les traditions, à toutes les religions ; ils fondent un collège pour les Turcs occidentaux, en donnant ainsi l'hospitalité à l'islamisme ; ils se procurent les livres de l'Inde, les font traduire, et bien que ces traductions soient autant de scandales pour les Chinois, ils ne manquent pas d'en profiter. Enfin, nous devons à cette époque les Annales qui nous servent de guide, et l'encyclopédie de Ma-thuan-lin, où tous les orientalistes ont puisé à pleines mains ; ce sont les deux ouvrages sans lesquels nous n'aurions pu deviner les révolutions sociales de la Chine...

... Nous avons dit qu'à cette époque la poésie chinoise se surpassait, et nous pourrions ajouter que son progrès éclatait sur la scène. Auparavant réduite à des farces, à des drames burlesques, à des comédies bornées au nombre rythmique de cinq personnages, sous les Yen elle se développait avec une fécondité, une verve, une variété que rien ne laissait prévoir ; ses comédies de caractère, ses pièces à intrigue, ses drames mythologiques, judiciaires, historiques, domestiques surprennent par les tableaux féeriques, les situations inattendues, les éclairs éblouissants qu'ils arrachent au chaos antipoétique des mœurs tartares et chinoises. On peut voir chez Bazin, Julien, Davis, Pauthier, l'histoire de cette explosion théâtrale, qui est le meilleur commentaire de la domination mongole. Là paraît l'Orphelin de la Chine qui provoque le génie de Voltaire ; là les tao-ssé étalent leurs friponneries philosophiques, là les déesses des pruniers, des cerisiers, des pêchers tombent du ciel et se mêlent aux mortels dont elles deviennent amoureuses, quitte à les abandonner quand la destinée les rappelle dans leur patrie olympienne ; là le mandarin, entouré de pesants hallebardiers et de génies invisibles, règne sur les morts et sur les vivants, et devant lui les plats parlent, les objets inanimés dénoncent les coupables, les revenants sortent de leur tombeau pour déposer leur témoignage ; là enfin, en dépit de tous les rêves, l'autorité de la raison et le sens commun conspirent contre toutes les légendes de l'Asie, rassemblées par le système tartaro-chinois. Mais quelle est en Europe la forme de la poésie, auparavant si grossière ? C'est encore la forme du théâtre pris dans sa liberté la plus illimitée, c'est la forme de la Divine Comédie qui se dégage des mystères religieux et transporte ses héros dans les trois régions de la mort ; c'est l'épopée de Dante qui revise les faux jugements de la terre avec la liberté des Tartares, avec la colère de Teu-ngo, qu'un juge stupide avait condamnée à une mort injuste, avec la satire du roman des rivages qui se moquait des pontifes et des empereurs, enfin avec la métaphysique des docteurs, où le néant de l'extrême Orient répondait à la sainte impiété des quatre labyrinthes de France. Que si la différence est profonde entre les pièces chinoises et la Divine Comédie, si le génie des races, les mœurs traditionnelles, la variété des formes nous empêchent d'insister sur un rapprochement où le sujet se dérobe à l'analyse, il est cependant certain que la lutte des deux pouvoirs et le conflit de toutes les idées donnent les mêmes tons âpres, sauvages et amers aux poètes de l'extrême Orient et à ceux de l'extrême Occident.

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Anticipation ou retard de la Chine sur l'Europe

Ainsi la Chine étale sur la longue liste de ses dynasties toutes les révolutions de l'Europe. Ses philosophes paraissent au temps de Pythagore, ses conquérants aux temps d'Alexandre et des Romains, ses rédempteurs aux jours de Jésus-Christ, ses barbares quand les Goths et les Vandales arrivent en Occident, ses empereurs-pontifes quand Grégoire le Grand fonde la papauté, ses docteurs à l'époque d'Abailard et de saint Thomas, son meilleur théâtre quand on lit la Divine Comédie, ses poètes agréables, sa renaissance et l'étude de son antiquité dans les périodes du Pétrarque, du Boccace, de nos latinistes, de nos hellénistes, enfin ses dernières révolutions politiques et religieuses portent les dates des traités de Westphalie et de la révolution française.

Pendant les deux premiers tiers de sa carrière, la Chine devance d'une génération l'Occident et justifie ainsi le mot ex oriente lux. Lao vient trente ans avant Pythagore, Foé peut-être une phase avant Jésus-Christ ; il y a la même anticipation dans la conversion au bouddhisme qui précède les conversions au christianisme. Avec les papes, le retard de l'Europe disparaît, et les deux régions marchent de niveau avec une telle précision qu'en 600, en 960, en 1250, en 1400, les coïncidences des révolutions géographiques et politiques tiennent du prodige. Quand enfin on dépasse l'an 1400, la Chine est en retard peut-être d'un intervalle de trente ans, en sorte que, si au commencement les règles de la narration nous imposaient d'expliquer l'Europe par la Chine, Socrate par Confucius, les Romains par les Tsin, dans les temps modernes et surtout dans le moment actuel, c'est plutôt l'Europe qui rend compte de la Chine.

Ce retard de la Chine, cette accélération de l'Europe sont dus au génie de notre race, qui travaille enfin sur les données de l'expérience et se dérobe à la domination de la mythologie chrétienne. Le bon sens chinois nous surpassait tant que nos religions gaspillaient nos forces et nous jetaient à la conquête tantôt de la toison d'or, tantôt de Jérusalem ; alors Confucius battait les évangélistes, les mandarins étaient supérieurs aux évêques, et notre plus grand soin était d'enchaîner et de persécuter nos inventeurs et nos hommes de génie. Mais les données de la Renaissance, de la Réformation et de la Révolution française rendent le bon sens à nos rois, à nos tribuns, à nos chefs ; ils ne sont plus aliénés dans l'Église ou du moins ils sont en voie de guérison. Dès lors ils deviennent à peu près des mandarins ; dès lors la supériorité de notre race nous rend plus rapides que les lettrés de la Chine. De là l'artillerie, qui nous donne le nouveau monde et reste stérile entre les mains des Chinois ; de là notre exploration du globe et notre domination sur toutes les côtes, tandis que les Chinois n'arrivent pas en Europe, voyagent sur nos navires, et s'étendent, en esclaves, en travailleurs, en ouvriers, sans aspirer à aucune conquête.

Au reste, les anticipations et les retards de la Chine sur l'Europe ne dépassent jamais l'intervalle de deux générations. En effet, deux phases de retard n'exposent qu'à une déroute, à la perte d'une province, à des désastres momentanés. On peut les souffrir. Si un peuple nous devance dans la première phase des préparations, il n'obtient aucun avantage, ses lois, son gouvernement, sa religion ne changent pas, et puisque son esprit seul se modifie, c'est une raison pour son gouvernement de se bien tenir avec ses voisins aussi attardés que lui. L'explosion seule peut devenir agressive en haine du gouvernement qu'elle détruit et des alliés qui le soutenaient ; mais en contradiction avec la tradition tutélaire de l'État, elle ne peut donner que des victoires éphémères. Dans la troisième phase de la réaction, les retards ne sont pas non plus mortels, car la réaction paralyse toutes les forces du peuple élu qui retombe de nouveau sous un gouvernement intéressé à fraterniser avec les peuples attardés. À demi républicain dans les monarchies, il perd toutes les ressources de l'absolutisme ; à demi monarchique dans les républiques, il perd toutes les ressources de la liberté. Mais, dans la quatrième phase des solutions, la révolution identifiée avec la tradition conduit aux conquêtes faciles et durables, et c'est alors que les Samnites, les Étrusques, les Grecs tombent sous les Romains, les sept royaumes du Céleste Empire sous les Tsin, les Grecs sous les Macédoniens, une foule de peuples sous les Arabes de Mahomet ou les Tartares de Gengis-khan.

On s'explique donc que la Chine ne présente ni retards ni accélérations bien considérables. Deux fois elle semble gagner soixante-douze ans sur l'Europe, quand Confucius paraît soixante-quinze ans avant Socrate, et quand, en 220 de Jésus-Christ, son unité se décompose, soixante-douze ans avant la division de l'empire romain ; mais nous avons vu comment ces retards se compensaient aux temps de Socrate par le déplacement d'une phase, aux temps de Dioclétien par le travail de l'Europe, qui changeait de religion.

Constamment unitaire en présence de l'Europe, qui est constamment fédérale, la Chine ne compte que sept cents ans exceptionnellement fractionnaires, pendant l'ère des Tchéou, tandis que l'exception unitaire de l'Europe ne tombe que dans les sept cents ans de la domination romaine. Cette différence entraîne avec elle l'autre différence que la Chine a constamment relevé d'une capitale unique. Elle l'a changée cinquante-neuf fois ; mais, si on excepte les déplacements primitifs et ceux imposés par des révolutions passagères, elle n'a eu que quatre capitales historiques, Lo-yang, fondée par les Tchéou, Si-ngan-fou, la Rome des Chinois ; Nan-king, qui répond à Byzance , Pé-king, la capitale du système tartaro-chinois. Au contraire, l'Europe n'a jamais eu de capitale excepté l'ère de Rome, et ses grands centres en se déplaçant ont suivi le mouvement opposé à celui de la Chine, et au lieu de se porter de l'Occident en Orient, ils se portent de Rome à Paris, à Londres, de l'Orient à l'Occident. Serait-ce une manière de se tourner vers l'Amérique ?

Les dangers actuels de l'Europe viennent de la Russie et de l'Amérique. Au point de vue du progrès, de la population, des ressources naturelles, de l'expansion assurée, il y a là un excédent de forces qui déplacera les entourages des nations, et déterminera des révolutions inattendues. Dès 1789 la France se trouve entre la double influence de la république et du czar, et même aujourd'hui l'Angleterre redoute avant tout les Américains et les Russes. Ce sont aussi les ennemis que redoute la Chine, et si notre civilisation est condamnée à se frayer sa route entre ces deux extrêmes avec les explosions latines et les prodiges de la science, dans la prochaine période de 1875 à 2000 la Chine résoudra à son tour le même problème en quatre temps avec les lettrés de Pé-king et les rebelles du Chen-si. Elle a si souvent passé des phases les plus sanguinaires aux plus pacifiques qu'elle pourra commenter les King avec nos sciences physiques avant que nous arrivions au règne des fonctionnaires philosophes.

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