Gabriel Bonvalot (1853-1933)

De Paris au Tonkin : A TRAVERS LE TIBET INCONNU

Librairie Hachette, Paris, 1892, 510 pages, 108 illustrations.

 

Table des matières - Quelques gravures - Extrait : C'est à désespérer d'en sortir ! - Lire à l'écran A travers le Tibet inconnu

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Une sélection de gravures

Table des matières

 

  1. — Le départ. — Dans les Tian Chan. — Les Kirghiz. — Un monastère bouddhiste.
  2. — Sur la route de Kourla.
  3. — Kourla. — Mauvais vouloir des autorités. — Départ. — Passage du Kontché Darya. — Le Tarim. — Le Kara Bourane. — Tcharkalik. — Exploration du Lob Nor.
  4. — Nouvelles recrues. — Départ de Tcharkalik. — Dans l’Altyn tagh. — A la recherche de la route du Sud.   
  5. — La Passe de Sable et la Passe des Pierres. — Rencontre d’une caravane et de cavaliers. — Découverte de la route du Sud.
  6. — Passage de l’Ambane Achkane Davane. — Départ des Lobis. — Le volcan Reclus. — Mort de Niaz.
  7. — Le jour de l’an 1890. — Le lac de Binocle et le lac Montcalm. — Monts Dupleix. — Solitude. — La « rage de l’homme ».— Traces de campement. — De l’eau courante !
  8. — Rencontre de Tibétains. — Sur la grande route de Lhaça. — Les Boultso ou Bourbentso. — Une tente tibétaine. — Mort d’Imatch. — Le Namtso et le Ningling-Tanla.
  9. — Négociations avec les Tibétains. — L’amban. — Jour de l’an tibétain. — Arrivée de chefs de Lhaça, le ta-lama et le ta-amban. — Faux départ.   
10. — Un dîner chez les hauts fonctionnaires tibétains. — Départ. — Cadeaux réciproques. — Adieux à une partie de nos hommes.
11. — En route pour Batang. — Le monastère de So. — Le Tibet boisé et habité. — Bata-Soumdo.
12. — Séré-Soumdo. — Mœurs tibétaines. — La polyandrie. — Lamaseries. — La pagode de Boutchi. — Lagoun et ses forges.
13. — En route pour Batang à travers les montagnes. — Bienveillance des populations tibétaines. — Notre escorte chinoise. — Réception pompeuse à Tchangka.
14. — Danse indigène. — La route des pèlerins. — Auberge chinoise. — Sur les rives du Kin-cha-kiang. — Les missionnaires français au Tibet. — L’armée chinoise. — A Batang. — Arrogance et lâcheté des Chinois de Litang. — Ta-tsien-lou. — Une émeute. — Le fleuve Rouge. Au Tonkin.

 

Extrait : "C'est à désespérer d'en sortir !"

 

Le premier janvier, après avoir échangé des souhaits de bonne année et de bonne santé, nous constatons avec joie que ce n’est plus un ouragan qui souffle de l’ouest, mais un simple vent. Le vent que nous trouvions insupportable quatre ou cinq jours auparavant nous paraît aujourd’hui une brise, nous ne dirons pas agréable, mais une simple brise, un petit vent enfin.

Le ciel est relativement clair, et ce premier jour de l’année nous semble bien la commencer.

Nous voyons enfin où nous sommes. Au nord-nord-ouest, le volcan Ruysbroek se détache avec une netteté admirable : on dirait qu’il nous a suivis et qu’il s’est rapproché de nous. Des pics blancs se montrent de tous côtés et nous n’avons pas quitté le désert. Quant aux traces des pèlerins, nous n’en voyons plus l’ombre, et, en attendant qu’elles soient retrouvées, nous piquons au sud.

Nous sortons de la vallée sablonneuse pour camper sur des collines, à proximité de la glace et à l’abri du vent d’ouest. Des laves jonchent le sol, qui a la couleur d’une cendre noirâtre. En cherchant d’où viennent ces laves, nous apercevons aux environs beaucoup de cônes tronqués.

Dès l’arrivée, notre troupe se disperse, en quête de la piste que nous avons perdue. A la nuit, tout le monde n’est pas là ; on n’a rien trouvé et le Petit Homme manque à l’appel. Ceci nous inquiète relativement peu, sachant que le Petit Homme n’est pas susceptible de la moindre imprudence. Néanmoins nous serions plus tranquilles s’il était là. Nous allumons des feux, nous poussons des cris, déchargeons les armes ; nous cherchons, mais vainement. Et nous craignons bien que nos étrennes pour 1890 ne consistent dans la perte d’un homme et de la route.

Le 2 janvier, nous séjournons. Tandis qu’on cherchera l’homme perdu, on se reposera un peu et l’on fera fondre de la glace pour abreuver les bêtes. Rachmed et Timour s’inquiètent d’Abdoullah. Ils reviennent après quelques heures d’absence. Timour n’a rien vu, mais Rachmed ramène le cheval du Petit Homme, sans selle et sans feutre, et nous ne tardons pas à voir l’égaré qui se traîne ; on lui envoie un cheval et il arrive en assez piteux état. Ses premières paroles sont pour réclamer à boire et à manger.

Hier, il s’est perdu dans la tempête, son cheval à bout de forces est tombé, il l’a traîné le plus longtemps qu’il a pu, puis, étant lui-même hors d’état d’avancer et ignorant la bonne direction, il a dessellé la bête et lui a pris son feutre pour se couvrir pendant la nuit. Il a allumé du feu avec le manche de son fouet, et, l’argol étant abondant, il aurait passé une assez bonne nuit, entre deux feux, si « son ventre n’avait été réellement trop vide ». Ce matin, il a cherché nos traces et les a suivies jusqu’au camp.

Là-dessus il mange, et il boit avec un appétit formidable, extraordinaire de la part d’un être aussi exigu.

Après l’accalmie relative de la nuit et de la matinée, le vent d’ouest reprend vers neuf heures. Heureusement, nous ne sommes pas sur un terrain trop meuble et nous échappons à la poussière. En effet, devant nous, la vallée disparaît littéralement ; elle est effacée par un ouragan qui chasse sans interruption des nuages faits de terre, de sable, de tout ce que le vent peut emporter. Ces nuages semblent couler, ils ondulent en une énorme bande grise entre les collines, d’où nous les voyons, et les montagnes lointaines qui dominent cette furie, impassibles, la tête dans un ciel calme et pur.

Ayant quitté le sommet de la colline d’où j’observe ce phénomène, je descends du côté du fleuve de poussière afin de découvrir, moi aussi, quelques traces. Mais je ne vois rien qu’un sentier piétiné par des orongos qui vont régulièrement lécher la glace d’un étang pour étancher leur soif ; puis la déchaussière d’un loup. Il ne tarde pas à se montrer : haut sur pattes, immobile, il paraît guetter une proie. Il fond au grand galop sur une bande d’orongos que je n’avais pas vue. Il est peu probable qu’il atteigne ces jolies bêtes : elles ont vite pris une grande avance sur lui. Il s’arrête désappointé. Une balle coupe court à ses réflexions. Et il détale à son tour.

Quelques alouettes volettent. Des aigles noirs, des faucons à ventre blanc planent : ils chassent. Au-dessous de moi, de petits rongeurs ont leur maison au flanc d’un coteau. Ils ont creusé leur cave sous un gros lichen qui forme auvent ou tonnelle, la porte n’est pas ouverte du côté du vent. Le propriétaire s’ennuie en son trou, il passe la tête, et, défiant, il inspecte les alentours. Rien n’est suspect. Il s’enhardit, court quatre pas, s’arrête ; il se dresse, se pose sur son séant, regarde, et de toute sa vitesse se précipite sur une racine, agrippe une bouchée de neige ou un brin de n’importe quoi, et fuit vers son trou. Il se place sur le seuil, grignote et recommence jusqu’à ce que son déjeuner soit terminé. C’est un monsieur vêtu d’une fourrure gris clair, à grosse tête, forte mâchoire, le tronc très long, la jambe courte ; l’estomac lui descend plus bas que les genoux. Il considère les choses de ce monde avec un petit œil entendu, il est gras, il rumine, il digère lentement et somnole ensuite. Il ne doit pas se soucier des tempêtes de la vie.

Par ce maudit ouragan, on voudrait être à la place de cet animal bien posé, bien rangé et l’on somnolerait, comme lui, aussi longtemps que durera le froid, au fond d’un trou capitonné et chaud. Mais on doit étouffer là-dedans... Et puis, nous avons la peau tannée par les intempéries, et ce même vent qui nous cingle la face rend les horizons plus clairs, il nous découvre les lointains immenses que l’imagination seule atteint.

Nous vivons au grand air, nous respirons même parfois trop, mais nous ne sommes pas étouffés faute d’espace, nous ne nous enterrons pas vivants.

A la nuit, Rachmed revient du sud sans avoir revu le moindre indice du passage des pèlerins. Dedeken n’a rien vu non plus. Henri d’Orléans pas davantage ; il arrive harassé, en portant sur son dos deux têtes d’orongos qu’il a tués.

Timour est absent ; on commence à s’inquiéter à son sujet. On pousse de longs cris, il les entendra, car il a marché vers l’est, et le vent souffle d’ouest avec une grande violence. Nous nous demandons comment il pourra revenir contre le maudit vent. Tous les vingt pas, on doit reprendre haleine.

Soudain Iça nous annonce en souriant que Timour approche. Il a répondu à un de ses appels.

En effet, le brave Timour ne tarde pas à apparaître. Il est exténué, essoufflé, sa barbe n’est qu’un glaçon. Il peut à peine se tenir et tombe, plutôt qu’il ne s’agenouille, à la porte de notre tente.

Il s’exprime difficilement ; sa respiration est entrecoupée, mais sa figure est radieuse, et tandis qu’il plonge la main sous sa pelisse :
    — Iz kop, dit-il, Iz... kop..., kop ; youl bar... ouzoun (Beaucoup de traces, beaucoup de traces ; il y a un chemin, un grand.)
Et il dépose à nos pieds, fièrement, trois crottes de chameau : tel Hercule remettant à Eurysthée les pommes d’or qu’il avait prises dans le jardin des Hespérides où les gardait un dragon. Ce dragon n’était pas plus gênant que notre vent d’ouest.

Cette nouvelle met la troupe de bonne humeur. On considère la précieuse trouvaille. On discute comme feraient des archéologues à propos d’une monnaie inconnue. Et nous tombons d’accord que « celles-ci » ressemblent à celles des jours précédents. Le calibre est le même, la matière est la même, et elles sont de l’année. Notre science des traces et des pistes est poussée déjà à un point tel que nous pourrions l’exprimer en formules. C’est une véritable science, acquise grâce à d’incessantes observations, à des comparaisons, à des expériences, à des erreurs, à des contre-épreuves, comme toute autre science.

Le 3 janvier, nous appuyons vers l’est, afin de rejoindre le chemin des pèlerins. Des yaks sauvages, énormes, nous regardent passer. Sans la désobéissance d’un de nos chiens, nous aurions pu abattre au moins un de ces monstres de chair, mais ils sont mis en déroute avant que nous ayons pu les tirer.

Un chameau, qui semblait bien portant, meurt subitement en montant une colline. Nous allons par monts et par vaux dans une région toujours mamelonnée, ravinée, semée de laves, et le soir nous sommes tapis au fond d’un cirque, au milieu de grès et de marnes en décomposition.

Les falaises, les berges tailladées et rongées par le vent rompent la monotonie habituelle de nos horizons, et nous donnent la sensation d’être dans un pays habité ou qui l’a été. Voilà l’effet de certaines lignes sur l’imagination.

Tout à l’heure j’étais assis. Notre Chinois est un grand ennemi du bois ; il le découpe, le taille à tout propos, et je l’entendais scier un piquet qu’un chameau avait cassé en tombant. Et ce bruit, ces arguta lamina serræ, ces grincements m’ont transporté d’un bond en plein Paris. Je m’y suis vu plus jeune, flânant dans une rue par une de ces belles matinées de printemps où le soleil fait paraître gais les murs des prisons. Et je me suis rappelé la moitié de la rue dans l’ombre, les gens qui passaient, et des emballeurs sifflant et chantant, tandis que leurs scies grinçaient. Et j’ai revu à la porte de la boutique, au-dessous des affiches coloriées annonçant le départ des transatlantiques, un Arabe à burnous blanc, accroupi près d’une couffe d’oranges et les offrant à une vieille dame, d’un bras maigre terminé par les griffes des phtisiques. Le pauvre diable disait : « Pas cher, madame, pas cher. » Et je me demandais en ce temps-là quel hasard avait bien pu amener à Paris cet homme du désert... Aujourd’hui un sauvage me demandera la raison de ma présence dans ce désert.

Vous voyez que nous n’avons pas besoin du ranz des vaches pour rêver : un bruit criard de scie nous suffit, même une odeur. Ainsi hier, celle du pétrole qu’on versait sur l’argol afin d’obtenir une flamme rappelait Bakou posée sur le naphte, sa « ville noire », sa mer diaprée par le pétrole ruisselant le long des quais...

Le ciel est clair, le vent d’ouest est presque tombé complètement, nous aurons une bonne gelée. La lune est éclatante.

Le 5 janvier, la matinée est superbe. La nuit a été froide : — 35 degrés, tel est le minimum.

Je n’ose plus décrire notre route. Elle est toujours la même, faite de montées et de descentes. Sa monotonie doit être insupportable à quelques-uns de nos hommes. Une chose fait toujours partie de la route, c’est le vent d’ouest. Après les nuits calmes, il souffle régulièrement vers dix heures du matin. Aujourd’hui, il est glacial comme d’habitude. Nous traversons un plateau, avec des creux et des reliefs, bien entendu, où se voient quelques touffes d’herbe, du sable, des laves et de nombreuses traces de yaks, de koulanes et d’orongos ; ils sont, avec quelques rongeurs, des alouettes rares et de plus rares corbeaux, les seuls habitants de ces régions.

Au bout du plateau, après une montée, nous apercevons au sud, par-dessus des chaînons noirâtres mais peu élevés, une bande de pics de glace alignés. Ils font partie d’une chaîne très grande, déchiquetée et toute blanche où de longues nappes de neige se déploient d’une cime à l’autre. Cela inquiète quelques-uns d’entre nous.

« Comment franchir ces neiges et ces glaces ? se demandent-ils. Où sommes-nous ? Plus nous avançons, plus le froid est intense et plus les montagnes sont hautes. Une chaîne après une autre chaîne nous barre la route. C’est à désespérer d’en sortir ! »