Guillaume Pauthier (1801-1873)

UNE VISITE A YOUEN-MING-YOUEN  

Palais d'été de l'empereur Khien-loung


Revue Le Tour du Monde, Paris, 1862, pages 97-113.

G. Pauthier : A trente li ou trois lieues, au nord-ouest de la porte de Pékin, appelée Si-tchi-mên (la « porte située directement à l'ouest »), on trouve un grand bourg que l'on nomme Haï-thien, habité naguère encore, comme autrefois Versailles, par une population nombreuse, attachée à la cour des empereurs chinois, ou qui vivait uniquement des nombreuses industries que ces empereurs se plaisaient à entretenir et à encourager. Au delà de ce bourg, est situé un parc immense, plus grand à lui seul que toute la ville de Pékin, et ayant aussi deux enceintes carrées concentriques, dans lesquelles se trouvaient disséminés quarante palais d'architecture purement chinoise, dont on donne ici plusieurs spécimens dessinés d'après quelques-uns des quarante magnifiques dessins coloriés et exécutés sur soie par des artistes chinois, lesquels dessins ornent un album provenant du cabinet de l'empereur Khien-loung.

Ce fut l'empereur Young-tching, qui, sur les recommandations de son père, le célèbre Kang-hi, contemporain de Louis XIV, choisit cette localité, au nord-ouest de Pékin, pour y établir sa résidence d'été ; mais ce fut son petit-fils, l'empereur Khien-loung, mort en 1796, après un règne de soixante ans, qui fit de cette résidence l'ensemble le plus extraordinaire de palais, de pavillons, de kiosques, de pièces d'eau, de rochers, de collines et de vallées factices que la main de l'homme ait jamais créé.

Extraits : Frère Attiret - Wang Teou-tun - Van Braam - Lettre de Victor Hugo sur le sac du Palais
Feuilleter 
Télécharger


Le palais des génies et des pierres précieuses.
Le palais des génies et des pierres précieuses.



Frère Attiret. Lettres édifiantes et curieuses.


« Pour les « maisons de plaisance », elles sont charmantes. Elles sont construites dans un vaste terrain où l'on a élevé à la main de petites montagnes hautes depuis vingt jusqu'à cinquante ou soixante pieds, ce qui forme une infinité de petits vallons. Des canaux d'une eau claire arrosent le fond de ces vallons, et vont se joindre en plusieurs endroits pour former des étangs et des mers. On parcourt ces canaux, ces bassins, ces étangs sur de magnifiques barques. Dans chacun de ces vallons, sur le bord des eaux, sont des bâtiments parfaitement assortis de plusieurs corps de logis, de cours, de galeries ouvertes et fermées, de jardins, de parterres, de cascades, etc., ce qui fait un assemblage dont le coup d'œil est admirable. On sort d'un vallon, non par de belles allées droites comme en Europe, mais par des zigzags, par des circuits, qui sont eux-mêmes ornés de petits pavillons, de petites grottes, et au sortir desquels on retrouve un second vallon tout différent du premier, soit pour la forme du terrain, soit pour la structure des bâtiments.

Toutes les montagnes et les collines sont couvertes d'arbres, surtout d'arbres à fleurs, qui sont ici très  communs. C'est un vrai paradis terrestre. Les canaux ne sont point comme chez nous, bordés de pierres de taille tirées au cordeau, mais tout rustiquement avec des morceaux de roches, dont les uns avancent et les autres reculent, et qui sont posés avec tant d'art, qu'on dirait que c'est l'ouvrage de la nature. Tantôt le canal est large, tantôt il est étroit ; ici il serpente, là il fait des coudes, comme si réellement il était maîtrisé par les collines et les rochers. Les bords sont semés de fleurs qui sortent des rocailles, et qui paraissent être le produit de la nature ; chaque saison a les siennes. Outre les canaux, il y a partout des chemins, ou plutôt des sentiers, qui sont pavés de petits cailloux, et qui conduisent d'un vallon à l'autre. Ces sentiers vont aussi en serpentant ; tantôt ils suivent les bords des canaux, tantôt ils s'en éloignent.

Arrivé dans un vallon on aperçoit les bâtiments. Toute la façade est en colonnes et en fenêtres ; la charpente dorée, peinte et vernissée ; les murailles de briques grises, bien taillées, bien polies ; les toits sont couverts de tuiles vernissées, rouges, jaunes, bleues, vertes, violettes, qui, par leur mélange et leur arrangement, font une agréable variété de compartiments et de dessins. Ces bâtiments n'ont presque tous qu'un rez-de-chaussée ; ils sont élevés de terre de deux, quatre, six ou huit pieds. Quelques-uns ont un étage (au-dessus du rez-de-chaussée). On y monte non par des degrés de pierre façonnée avec art, mais par des degrés faits par la nature. Rien ne ressemble tant à ces palais fabuleux de fées, qu'on suppose au milieu d'un désert, élevés sur un roc dont l'avenue est raboteuse, et forme mille sinuosités.

Fâng-hoû-ching-king, ou le Site sans rival.
Fâng-hoû-ching-king, ou le Site sans rival.


«Au milieu d'une mer fortunée, dit le ministre des travaux publics Wang Teou-tun, on a formé trois îles de différentes dimensions. On doit supposer qu'elles ont été formées exprès pour y passer des journées à étudier, à peindre ; en les voyant on se croit transporté, par la pensée, dans la galerie de la montagne des immortels. Ce ne sont que des monticules, des kiosques. On dirait que l'on a sous les yeux l'habitation des « douze salles d'or ».  Les galeries de jade (yu-leoû) sont au nombre de douze. L'illusion que l'on éprouve est telle que l'on confond le vrai avec le faux, le petit avec le grand. Si l'on parvenait à bien comprendre l'idée qui a présidé à cette création, on verrait que l'on a voulu représenter trois vases qui ont été décorés selon les règles de l'art.

*

Khiô-yoùen-foûng-hô, « la cour des boissons fermentées au milieu des fleurs de nélumbium agitées par le vent ».
Khiô-yoùen-foûng-hô, « la cour des boissons fermentées au milieu des fleurs de nélumbium agitées par le vent ».


« La Cour des boissons fermentées du lac Sî-hoû était, du temps des Soung, le lieu où se consommait le plus de rafraîchissements ; les fleurs du nélumbium y étaient recueillies en abondance ; c'est pourquoi on avait donné à ce site (du lac) le nom de « Cour des boissons fermentées au milieu des fleurs du nélumbium agitées par le vent ». Dans ce lieu-ci les robes roses (les fleurs du nélumbium) impriment partout leur mouvement. Le grand arc-en-ciel y projette son ombre ; l'air et la lumière s'y jouent à l'envi l'un de l'autre ; c'est pourquoi on lui a donné le nom qu'il porte.

*

Van Braam, ambassade hollandaise, 1795

«...Le mandarin nous introduisit dans le cabinet favori de l'empereur, portant le nom de Tien (le Ciel). C'est réellement le lieu le plus agréable de tous ceux qu'on nous a montrés, tant à cause de sa situation que par les différents aspects qu'il fait découvrir. Rien n'égale la perspective dont l'empereur peut y jouir, car ce cabinet est dans une partie du bâtiment placé sur un lac fort étendu qui en baigne les murs. Ce lac a été le premier objet qui ait attiré nos regards. A son milieu est une île assez grande sur laquelle on construit plusieurs bâtiments qui dépendent de ce séjour impérial, et qu'ombragent de gros arbres. Cette île communique au continent qui l'avoisine, par un superbe pont de dix-sept arches, fait de pierres de taille et placé à l'est.

En tournant vers l'ouest, l'œil découvre un lac plus petit que le premier, dont il n'est séparé que par une large avenue. Au milieu du second lac est une espèce de citadelle de forme ronde, et au centre de laquelle est un bel édifice. Une ouverture pratiquée dans un point de l'avenue qui partage les deux lacs, fait communiquer les eaux, tandis qu'un pont de pierres, d'une hauteur considérable et d'une seule arche, supplée à ce que cette ouverture ôte à la communication terrestre.
Encore plus à l'ouest et à une grande distance, deux tours arrêtent la vue au-dessus de hautes montagnes.

Enfin au nord-ouest s'offre une magnifique suite d'édifices appartenant à des temples construits au pied, au milieu et au sommet d'une montagne entièrement formée par l'art, avec des fragments de rochers naturels ; ce qui, indépendamment de la dépense des bâtiments, doit avoir énormément coûté, puisque ce genre de rocher ne se trouve qu'à de grandes distances de ce lieu. Ce travail semble même retracer l'entreprise des géants qui voulaient escalader les cieux.

L'intérieur du cabinet de l'empereur est orné par une bibliothèque, et par une armoire ouverte, où sont rassemblées les productions chinoises les plus précieuses et les plus rares en pierres et en antiques.

G. Pauthier : Ces objets précieux du cabinet de l'empereur ont été rapportés depuis en Europe où ils ont figuré dans des ventes publiques très recherchées des amateurs. Ils ornent maintenant leurs propres cabinets. Mais ce qui est à jamais regrettable c'est la perte de la grande bibliothèque formée par Khien-loung dans sa résidence d'été et qui a été incendiée en 1860 par lord Elgin, avec tous les palais que ce grand empereur y avait fait construire. Nous sommes heureux que les représentants de la France en Chine n'aient pas voulu se rendre complices de cet acte de sauvage barbarie.

Nous tenons d'un officier supérieur français qui avait visité le Palais d'été avant l'incendie, que ce qu'il avait vu de plus remarquable était la Bibliothèque ; elle comprenait, nous disait-il, trois grandes galeries comme celles du Louvre, toutes pleines de livres, rangés du haut en bas, à la manière chinoise, couchés dans leur enveloppe de carton le plus souvent couvert de soie. C'était une collection des éditions les plus belles et les plus rares des principaux ouvrages chinois, dont le catalogue, seul, rédigé par les plus savants lettrés de l'Académie impériale des Han-lin, forme cent vingt-huit volumes. Le nombre des ouvrages qu'il décrit s'élève à 10.500. Mais il y en a un grand nombre de très volumineux, tels que le Koù kîn thoû choû tsì tchîng, « Encyclopédie d'ouvrages choisis avec figures, tant anciens que modernes », publié sous le règne du célèbre empereur Khang-hi (de 1662 à 1724), et formant à lui seul cinq mille volumes. On dit que 30 exemplaires en ont été tirés.

Comme nombre et comme choix, la Bibliothèque du Palais d'été pouvait être comparée à celle qui fit jadis l'orgueil d'Alexandrie. Elle était, comme celle-ci, l'expression de la civilisation de tout un monde, et, comme elle, elle a disparu dans des flammes qui n'étaient pas allumées par les nécessités de la guerre.
En résumé, nous ne pouvons mieux clore cette monographie nécrologique d'une des plus grandes merveilles de l'Orient, qu'en empruntant à la relation officielle de l'expédition de Chine en 1860 (publiée par le lieutenant de vaisseau Pallu), les paroles suivantes :

« L'impression que produisit la vue du Palais d'été sur les alliés, sur des hommes très différents les uns des autres par l'éducation, par l'âge et par l'esprit, fut la même : on ne chercha pas si les genres étaient comparables ; on fut frappé d'une manière absolue, et on l'exprima en disant que tous les châteaux impériaux de France n'auraient point fait un Youen-ming-youen !

Qu'ajouter à un pareil aveu !

*

Lettre de Victor Hugo au capitaine Butler

En exil à Guernesey, Victor Hugo écrit la lettre ci-dessous à un certain capitaine Butler.

Hauteville House, 25 novembre 1861

Vous me demandez mon avis, monsieur, sur l’expédition de Chine. Vous trouvez cette expédition honorable et belle, et vous êtes assez bon pour attacher quelque prix à mon sentiment ; selon vous, l’expédition de Chine, faite sous le double pavillon de la reine Victoria et de l’empereur Napoléon, est une gloire à partager entre la France et l’Angleterre, et vous désirez savoir quelle est la quantité d’approbation que je crois pouvoir donner à cette victoire anglaise et française.

Puisque vous voulez connaître mon avis, le voici :

ll y avait, dans un coin du monde, une merveille du monde ; cette merveille s’appelait le Palais d’été. L’art a deux principes, l’Idée qui produit l’art européen, et la Chimère qui produit l’art oriental. Le Palais d’été était à l’art chimérique ce que le Parthénon est à l’art idéal. Tout ce que peut enfanter l’imagination d’un peuple presque extra-humain était là. Ce n’était pas, comme le Parthénon, une œuvre rare et unique ; c’était une sorte d’énorme modèle de la chimère, si la chimère peut avoir un modèle.

Imaginez on ne sait quelle construction inexprimable, quelque chose comme un édifice lunaire, et vous aurez le Palais d’été. Bâtissez un songe avec du marbre, du jade, du bronze, de la porcelaine, charpentez-le en bois de cèdre, couvrez-le de pierreries, drapez-le de soie, faites-le ici sanctuaire, là harem, là citadelle, mettez-y des dieux, mettez-y des monstres, vernissez-le, émaillez-le, dorez-le, fardez-le, faites construire par des architectes qui soient des poètes les mille et un rêves des mille et une nuits, ajoutez des jardins, des bassins, des jaillissements d’eau et d’écume, des cygnes, des ibis, des paons, supposez en un mot une sorte d’éblouissante caverne de la fantaisie humaine ayant une figure de temple et de palais, c’était là ce monument. Il avait fallu, pour le créer, le lent travail de deux générations. Cet édifice, qui avait l’énormité d’une ville, avait été bâti par les siècles, pour qui ? pour les peuples. Car ce que fait le temps appartient à l’homme. Les artistes, les poètes, les philosophes, connaissaient le Palais d’été ; Voltaire en parle. On disait : le Parthénon en Grèce, les Pyramides en Egypte, le Colisée à Rome, Notre-Dame à Paris, le Palais d’été en Orient. Si on ne le voyait pas, on le rêvait. C’était une sorte d’effrayant chef-d’œuvre inconnu entrevu au loin dans on ne sait quel crépuscule, comme une silhouette de la civilisation d’Asie sur l’horizon de la civilisation d’Europe.

Cette merveille a disparu.

Un jour, deux bandits sont entrés dans le Palais d’été. L’un a pillé, l’autre a incendié. La victoire peut être une voleuse, à ce qu’il paraît. Une dévastation en grand du Palais d’été s’est faite de compte à demi entre les deux vainqueurs. On voit mêlé à tout cela le nom d’Elgin, qui a la propriété fatale de rappeler le Parthénon. Ce qu’on avait fait au Parthénon, on l’a fait au Palais d’été, plus complètement et mieux, de manière à ne rien laisser. Tous les trésors de toutes nos cathédrales réunies n’égaleraient pas ce splendide et formidable musée de l’orient. Il n’y avait pas seulement là des chefs-d’œuvre d’art, il y avait un entassement d’orfèvreries. Grand exploit, bonne aubaine. L’un des deux vainqueurs a empli ses poches, ce que voyant, l’autre a empli ses coffres ; et l’on est revenu en Europe, bras dessus, bras dessous, en riant. Telle est l’histoire des deux bandits.

Nous, Européens, nous sommes les civilisés, et pour nous, les Chinois sont les barbares. Voila ce que la civilisation a fait à la barbarie.

Devant l’histoire, l’un des deux bandits s’appellera la France, l’autre s’appellera l’Angleterre. Mais je proteste, et je vous remercie de m’en donner l’occasion ; les crimes de ceux qui mènent ne sont pas la faute de ceux qui sont menés ; les gouvernements sont quelquefois des bandits, les peuples jamais.

L’empire français a empoché la moitié de cette victoire et il étale aujourd’hui avec une sorte de naïveté de propriétaire, le splendide bric-à-brac du Palais d’été.

J’espère qu’un jour viendra où la France, délivrée et nettoyée, renverra ce butin à la Chine spoliée.

En attendant, il y a un vol et deux voleurs, je le constate.

Telle est, monsieur, la quantité d’approbation que je donne à l’expédition de Chine.

Téléchargement

pauthier_palais.doc
Document Microsoft Word 2.3 MB
pauthier_palais.pdf
Document Adobe Acrobat 2.4 MB