Photo d'identité. Notice sur la vie et les travaux de M. Henri Maspero  par Alfred Merlin, secrétaire perpétuel de l'AIBL -   C. R. des séances, 1951, vol. 95, p. 416-426.

Notice sur la vie et les travaux de M. Henri Maspero

par Alfred Merlin, secrétaire perpétuel de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres

C. R. des séances, 1951, vol. 95, p. 416-426. Disponible sur persee.fr

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  • Le vendredi 28 juillet 1944, l'Académie se préparait à entrer en séance ; elle attendait son Président, Henri Maspero, qui tardait. Soudain, on prévint le Secrétaire perpétuel qu'un jeune homme le demandait dans le vestibule. C'était le fils aîné de notre confrère qui venait annoncer que son père avait été arrêté le matin par la Gestapo avec Mme Henri Maspero, que lui-même était menacé et devait fuir au plus vite.

... Intense fut notre émoi ; nous aurions été plus bouleversés encore si nous avions su dès lors que nous ne reverrions plus notre Président, qu'accusé d'activité terroriste parce que son fils s'était livré à des actes de résistance, il allait être déporté en Allemagne, par le dernier train qui quitta la France avant la délivrance de Paris, interné au camp de Buchenwald, où, déjà déprimé par un état de santé, qui se ressentait de ses séjours en Extrême-Orient, épuisé par des années de labeur sans répit, miné par les privations, le froid, les mauvais traitements, il mourrait en mars 1945, moins d'un mois avant la libération de son camp par les troupes américaines. Plutôt que de nous appesantir sur ces lugubres événements, qui ont été racontés en détail par d'autres, dont on ne flétrira jamais assez l'indignité et qui restent si douloureux à nos esprits et à nos cœurs, essayons de nous remémorer la vie et les travaux d'un noble confrère qui fut une des figures éminentes de la sinologie française.

Ce n'est pas sans appréhension que je m'engage sur un terrain qui m'est si étranger. Henri Maspero, avec sa nette vision des choses, m'eût peut-être mis en garde contre mon inexpérience trop réelle, lui qui, prenant possession du fauteuil de la présidence en janvier 1944, rappelait que «le domaine des études extrême-orientales est bien spécial et à quel point il est loin, par la distance géographique moins encore que par la différence des civilisations, de ceux qui font l'objet ordinaire de nos communications ». Mais avec l'aide de nos confrères qui étaient plus proches de lui par leurs études, avec surtout le soutien des belles notices que notre nouveau confrère, M. Paul Demiéville, a consacrées à son maître et ami dans le Journal Asiatique et dans le T'oung Pao, la première accompagnée d'une bibliographie complète, j'espère pouvoir rendre à notre si regretté Président l'hommage fervent et fidèle auquel il a droit.

Henri Maspero est né à Paris le 15 décembre 1883. Fils du célèbre égyptologue Gaston Maspero, notre ancien Secrétaire perpétuel, il fit ses études secondaires aux lycées Montaigne et Louis-le-Grand, puis passa sa licence ès-lettres en 1902 et, après son service militaire, rejoignit sa famille en Égypte où, depuis 1899, son père était Directeur général du Service des Antiquités. Dès cette époque il avait le goût de l'érudition ; il profita de son séjour au Caire pour étudier les finances du pays à l'époque hellénistique et composer sur ce sujet un mémoire qui lui valut le diplôme supérieur d'histoire et de géographie, et fut imprimé en 1905 avec le titre : Les Finances de l'Égypte sous les Lagides. Il traitait successivement des impôts et de l'administration financière, dégageait les traits principaux du système que les Ptolémées ont hérité des Pharaons, qu'ils ont simplifié par l'introduction de la monnaie, mais qui demeure pour l'essentiel sous leur règne ce qu'il était auparavant fondé sur ce principe que le roi est le maître de tout et de tous, et que ses droits sont sans aucune limite. Pour développer leurs intérêts et ceux du pays, ils tirèrent habilement parti d'une organisation qui « était si remarquable que, lorsqu'Auguste voulut refaire celle du monde romain, il ne sut trouver un meilleur modèle que l'Égypte et que, plus tard, encore, ce fut peut-être là que Dioclétien alla chercher les principes de sa réforme ». Ce système des Pharaons, transformé par les Lagides, après avoir régi tout le monde romain, n'avait d'ailleurs pas épuisé sa vertu, puisque c'est encore sur lui, de plus en plus modifié, que repose le régime financier des sociétés modernes. L'exposé d'Henri Maspero, limpide et bien documenté, s'élève ainsi des faits particuliers à des considérations générales qui, découvrant de vastes horizons, mettaient déjà en valeur une personnalité d'historien : l'auteur n'avait que vingt-deux ans.

Cette incursion dans le domaine de l'égyptologie, où son père l'avait sans doute vu s'engager avec plaisir, fut sans lendemain. Un autre exemple familial devait avoir sur l'orientation de sa carrière une influence toute différente et plus efficace. Son demi-frère Georges Maspero venait de partir pour l'Indochine où ses fonctions administratives ne l'empêcheraient d'ailleurs pas de rédiger une Grammaire de la langue kmère, à laquelle l'Académie décerna en 1919 le prix Giles, attribué cette année-là pour la première fois. Séduit par les perspectives qu'offrait à un esprit curieux la récente création de l'École française d'Extrême-Orient, Henri Maspero, de retour à Paris, tout en préparant sa licence en droit qu'il passa en 1907, se livrait, sous l'influence d'Édouard Chavannes, à l'étude du chinois et cette même année obtenait le diplôme de l'École des Langues Orientales. Le 27 janvier 1908, il était nommé pensionnaire de l'École française d'Extrême-Orient et partait pour Hanoi. Il pourrait ainsi joindre à la connaissance livresque l'observation immédiate, essentielle pour se familiariser avec une civilisation comme celle de la Chine, où la tradition antique s'est perpétuée jusqu'à nos jours et qu'il faut traiter non pas comme une matière morte, mais comme un monde vivant. La première phase de sa vie scientifique commençait pour Henri Maspero ; elle durera une douzaine d'années ; sa maîtrise s'affirma d'ailleurs aussitôt si bien que, le 10 décembre 1911, il fut nommé professeur de chinois à l'École, en remplacement de Paul Pelliot, appelé au Collège de France.

Quand Henri Maspero arrivait à Hanoi, l'École française d'Extrême-Orient n'avait encore que quelques années d'existence. Le Gouverneur général Paul Doumer, avec le sens averti d'un grand administrateur et d'un grand Français, l'avait créée pour être le centre de toutes les études philologiques et archéologiques, rayonnant sur tout l'Extrême-Orient, que nous imposait notre présence dans le Sud-Est asiatique, et pour nous faire mieux connaître cette terre, où convergent tant de races et de civilisations, en nous initiant à son passé. Le Bulletin de l'École, dont la collaboration d'Henri Maspero a contribué si brillamment à asseoir le renom, célèbre cette année même son cinquantenaire. En cette occasion, puisqu'aussi bien Paul Doumer a voulu la placer sous le patronage et la tutelle de notre Académie, je suis sûr d'être votre interprète, Messieurs, en exprimant à l'École nos félicitations et notre gratitude pour la belle œuvre qu'elle a accomplie, en lui adressant aussi pour l'avenir nos vœux très chaleureux. Depuis une décade, aux jours anciens de travail heureux a succédé pour elle une ère pleine d'angoisses et de difficultés souvent tragiques ; elle a réussi à surmonter cette crise périlleuse et nous sommes convaincus qu'entourée, comme elle l'est, de la sollicitude du Gouvernement et du Haut-Commissariat, elle continuera de répondre aux espoirs qu'elle a si magnifiquement remplis durant une longue période pour le plus grand bien de tous là-bas.

M. Paul Demiéville a tracé un tableau pittoresque du milieu qu'Henri Maspero trouvait à Hanoi lors de son arrivée, des amitiés qu'il y noua notamment avec le philologue Édouard Huber et le japonologue Noël Péri, d'une vie où la bonne humeur et les facéties ne faisaient pas de tort à un travail qui était ardent et fécond si l'on en juge par ses fruits.

La méthode d'information pratiquée par Henri Maspero et sa prise de contact avec la réalité étaient directes. On nous le dépeint sous le soleil torride de la belle saison ou sous les déluges de la mousson se mêlant de près aux milieux indigènes, passant des heures et des heures à interroger notables ou officiants, sorciers ou médiums, pour saisir le sens d'un rite ou les raisons d'une coutume, tirant parti de toutes les occasions pour augmenter son savoir.

« Il ne se passait pas de semaine que, sous la conduite d'un vieux devin qui lui était dévoué corps et âme ou de quelque lettré dont il avait gagné la confiance, il ne se rendît dans les villages tonkinois pour y assister à des fêtes ou à des cérémonies.

Il avait ainsi réuni de première main une documentation considérable sur les croyances, les traditions et les mœurs, qu'il n'a malheureusement pu qu'à peine utiliser dans ses publications, mais qui lui avait permis de pénétrer à fond la mentalité de l'Extrême-Orient. Il allait jusqu'à ouvrir les communs de son habitation à ceux qu'il souhaitait questionner tout à loisir ; on vit même, nous conte M. Demiéville, débarquer un jour chez lui « toute une communauté de Tai-Noirs, atteints du choléra ; il les hébergea, les fit soigner et ils n'eurent plus rien à lui refuser ».

Dans ses premiers travaux, Henri Maspero fait une large part à la linguistique et s'y distingue particulièrement. Avant Bernhard Karlgren, il reconstitue la phonétique du moyen chinois, vers 600 de notre ère, la plus ancienne que nous atteignons sûrement. En même temps, « il jetait les bases d'un comparatisme extrême-oriental, dont il devait rester le maître incontestable », par sa Contribution à l'étude du système phonétique des langues thai (1911) ; l'année suivante, dans ses Études sur la phonétique historique de la langue annamite, il démêlait en celle-ci le résultat d'un mélange très compliqué d'éléments de toutes sortes, dont le principal, qui lui avait donné sa forme moderne, était certainement, à son avis, une langue thai. Il apportait à ces recherches les pratiques les plus actuelles et procédait par investigation expérimentale. C'était la première fois qu'on abordait les langues de l'Asie du Sud-Est avec des soucis vraiment scientifiques. Un peu plus tard, son grand article sur Le dialecte de Tch'ang-ngan sous les T'ang, où il était fait état, pour la première fois, de distinctions dialectales dans le chinois ancien, lui vaudra en 1921 une des récompenses les plus estimées de notre Académie, le prix Ordinaire.

Mais si plein de mérite que soit Maspero linguiste, il est avant tout un philologue et un historien qui connaît admirablement ses textes sans être dupe de leur autorité souvent chancelante. Dès 1910, il montrait que le récit traditionnel de l'entrée du bouddhisme en Chine, soi-disant à la suite d'un rêve impérial en 61 ou 64 de notre ère, récit accepté jusque-là presque sans réserve, était une fraude pieuse de la fin du IIe siècle et qu'à l'époque du prétendu songe, des moines et des laïques bouddhistes vivaient déjà en Chine auprès d'un frère de l'empereur, et il suivait les moines et communautés bouddhistes dans ce pays aux IIe et IIIe siècles. C'est avec le même esprit critique, en demandant à chaque source ses preuves et en éclairant les textes par la visite des lieux qu'il a rédigé, toujours en 1910, son essai de géographie historique sur Le Protectorat d'Annam sous les T'ang et en 1914 son Rapport sommaire sur une mission archéologique à Hong-tchéou et au Tchö-kiang, après une mission qu'il avait effectuée pendant six mois en Chine, où il avait examiné une abondante série de statues, de bas-reliefs et d'inscriptions, mission qui en principe devait se prolonger jusqu'en Corée et au Japon, et fut brusquement interrompue par la guerre de 1914.

Maspero fut mobilisé à Hanoi en avril 1915 ; en juillet 1917, il fut envoyé en France comme sergent-interprète attaché au service des travailleurs coloniaux, surtout chinois ; il gardait ainsi le contact avec son cercle habituel. Cependant il publiait dans le Bulletin de l'École française de 1916 à 1918 six Études d'histoire d'Annam où, avec sa critique serrée et constructive, il dégageait des légendes qui les encombraient les épisodes fondamentaux de cette histoire.

Démobilisé en 1919, il regagna l'Indochine, et, dès son arrivée, monta dans la chaîne annamitique pour s'occuper des tribus montagnardes, notamment de leur organisation sociale et religieuse. Il y tomba gravement malade, et fut plusieurs jours entre la vie et la mort à Kontum où il fut soigné par les missionnaires ; il ne devait jamais se remettre complètement de ces accès de fièvre pernicieuse qui contribuèrent à son affaiblissement final. Il parvint à Hanoi le 5 novembre ; le 24 décembre, il était désigné pour la chaire de langue et de littérature chinoises au Collège de France, que le décès prématuré d'Édouard Chavannes, son maître, avait rendue vacante au début de 1918.

Paul Pelliot a raconté comment il avait reçu à Harbin dans les premiers mois de 1918 un télégramme de l'Administrateur du Collège lui offrant, au nom de l'assemblée des professeurs, de joindre la chaire de Chavannes à la sienne. Il lui parut que ce serait retarder indéfiniment l'entrée de Maspero dans une maison où sa place était marquée. Il demanda que la chaire fût maintenue indépendante et Henri Maspero désigné pour l'occuper. Le geste honore autant son auteur que celui qui en fut l'objet. Henri Maspero ne se pressa pas de regagner la France, comme s'il ne pouvait s'arracher aux libres enquêtes de sa jeunesse : sa leçon d'ouverture n'eut lieu au Collège qu'un an après, le 24 janvier 1921. Il avait beaucoup et bien travaillé en Indochine ; non seulement il revenait chargé de notes et de dossiers qui lui seraient fort précieux, non seulement il avait fourni au Bulletin une collaboration de premier ordre, mais il avait assuré à la Bibliothèque de l'École le développement d'un fonds annamite, unique au monde, de livres, de manuscrits, d'estampages, d'inscriptions, de brevets, de légendes des divinités communales, de coutumiers ruraux et de rôles fonciers, rassemblés de toutes parts et qui « forment en quelque sorte les archives du passé annamite ». L'Annam était ainsi redevable à Henri Maspero de l'histoire de sa langue, de la mise au point des principaux problèmes de son histoire, de la conservation de ses monuments littéraires, de ses trésors épigraphiques et de ses traditions locales. Maintenant une nouvelle période commençait dans la vie de notre confrère : la Chine, dans toute son ampleur, allait le retenir presqu'exclusivement.


Les recherches patiemment poursuivies dans les directions les plus variées, sur le terrain, dans les livres, par conversations, au cours de voyages proches ou lointains, lui permettaient d'envisager une synthèse de l'histoire chinoise. C'est à préparer cet ouvrage sur La Chine antique qu'Henri Maspero dépensa tous ses efforts une fois rentré en France, aussi bien dans de nombreux articles que dans ses cours, et en 1927 il en publiait le premier volume dans l'Histoire du Monde dirigée par M. Eugène Cavaignac. C'était le plus difficile à écrire, celui qui nécessitait la censure la plus rigoureuse des textes consacrés, trop souvent tardifs et remaniés. H. Maspero sut vaincre tous les obstacles. L'œuvre, d'une haute originalité, n'a rien d'une compilation ; elle émane d'un historien de grande classe, qui, selon les leçons d'Édouard Chavannes, applique aux origines chinoises, comme jadis aux langues de l'Asie du Sud-Est, les méthodes en usage pour l'étude de l'antiquité classique, et chez qui la critique sous-jacente des documents, incisive et très personnelle, s'allie à l'intelligence pénétrante et profonde des institutions et des croyances ; c'est aussi une œuvre de bon sens où le scepticisme envers la tradition n'exclut pas la hardiesse des vues positives. À cette appréciation du meilleur des juges, notre regretté confrère Paul Pelliot, le profane ne peut que souscrire complètement.

Pour la première fois, un tableau de l'histoire de la Chine, depuis les origines jusqu'à la fin du IIIe siècle avant notre ère, débarrassé de bien des fantômes qui la hantaient et d'hypothèses qui étaient considérées comme vérités acquises, était tracé sous tous ses aspects : politiques, sociaux, religieux, philosophiques, linguistiques, littéraires. Nous partons du monde chinois primitif, que nous n'atteignons pas très haut, mais qui nous apparaît vers le XIe ou le Xe siècle en possession d'une culture assez avancée ; pour ces phases premières de la civilisation chinoise, les observations qu'Henri Maspero avait recueillies en Indochine, notamment sur les Tai des confins du Tonkin, de l'Annam et du Laos, lui fournissaient d'utiles recoupements comparatifs.

Alors déjà, comme de tout temps, nous rencontrons en Chine une société agricole où la récolte est la grosse affaire, où des nobles, qui ont des ancêtres et un culte familial, s'opposent à des plébéiens, qui n'ont pas d'ancêtres et pas de culte familial, que l'administration domine entièrement, les calfeutrant dans leurs villages et leurs cantons, les dirigeant, pensant pour eux. L'auteur nous décrit la vie sociale et insiste spécialement sur la vie religieuse : la mythologie assez pauvre, à qui l'idée des couples divins est étrangère ; le clergé officiel, qui détient le secret des rites et des formules, mais ne forme pas de caste sacerdotale ; les sorciers qui jouent un rôle considérable dans la vie populaire, puisqu'ils sont les intermédiaires nécessaires des plébéiens, dépourvus de sacra, avec le monde des dieux et des esprits ; les lieux de culte en plein air où nous ne trouvons pas de temples comparables à ceux du monde méditerranéen ; les cérémonies qui se composent d'offrandes, de prières et de danses accompagnées de chants et d'une musique destinée à faire venir les dieux et les esprits. Avec ses observances et ses interdictions saisonnières, cette religion officielle commande toutes les existences et toutes les relations sociales; elle n'a rien d'individuel et est de plus en plus envahie et desséchée par le ritualisme.

Après ce large tableau de la Chine primitive, H. Maspero évoque l'histoire politique des grandes principautés, des guerres et des crises intérieures qui les bouleversent périodiquement. Je ne m'engagerai pas dans cette histoire compliquée, où lui se meut à son aise, jusqu'au jour où le pays tout entier est unifié sous la dictature impériale du roi de Ts'in en 221 av. J.-C. Alors la vieille Chine a disparu ; un monde nouveau commence à s'organiser sur ses ruines et c'est là que s'arrête ce premier volume, non sans accorder, après l'histoire politique, une dernière et copieuse partie à la littérature et à la philosophie antiques, où émergent les grandes figures de Confucius, né vers le milieu du VIe siècle, qui fait sortir la philosophie chinoise de l'enfance et préconise un système de morale sociale et d'éthique politique ayant pour but le bon gouvernement du peuple ; puis de Mo-tseu qui pratique une religion personnelle et, dialecticien et logicien, apprend à discipliner la pensée. A côté de ces moralistes, se développe, depuis les confins des IVe et IIIe siècles, l'école taoïste qui, au lieu d'être purement intellectuelle, repose sur la pratique de la vie mystique, par laquelle seule la sainteté peut s'acquérir ; nous aurons à en reparler, car le taoïsme fut un des sujets auxquels H. Maspero s'attacha avec le plus de prédilection.

Le succès de La Chine antique, livre pondéré et neuf, fut très vif et la louange unanime non seulement en France, où l'Académie lui décerna en 1928 le prix Stanislas Julien, mais à l'étranger. C'était le livre attendu, qui manquait et n'avait son équivalent dans aucune autre langue, où se condensait tout le témoignage du passé entre les mains d'un savant expert à le peser et qui, reprenant en sous-œuvre tous les matériaux accessibles, procurait pour la première fois une assise solide aux constructions futures. Il maintenait dignement la tradition qui a assuré à notre pays un rang hors de pair dans l'étude érudite du passé chinois.

Henri Maspero continua toujours de marquer à la Chine antique un intérêt primordial. Il fut vraiment l'homme de la Chine antique, celui qui de notre temps la connut le mieux, selon le dire de Paul Pelliot. Mais il n'entendait pas se cantonner dans ce domaine ; il avait le dessein de poursuivre son œuvre par d'autres volumes traitant des périodes ultérieures de l'histoire chinoise au moins jusqu'au VIIe siècle de notre ère, jusqu'à la dynastie des T'ang. Compléter à l'occasion La Chine antique, préparer la suite de son histoire, telles furent désormais les intentions essentielles de notre confrère ; la seconde partie de cette tâche n'était pas chose aisée et pour ne pas improviser une ébauche prématurée, il fallait effectuer des travaux d'approche très importants dans les domaines les plus divers : archéologique, épigraphique, économique, surtout religieux. Henri Maspero se livra à cette rude tâche avec l'ardeur et la ténacité qui étaient siennes, entassant à son habitude notes sur notes, dossiers sur dossiers qui s'empilaient dans son cabinet, débordant de tiroirs jusque sur le plancher au point de ne plus laisser pour circuler qu'un étroit sentier. Soucieux d'ailleurs de reprendre contact avec l'Extrême-Orient et d'enrichir encore son expérience, de septembre 1928 à février 1930, il se rendait en mission au Japon qu'il visitait, ainsi que le Nord de la Chine et de la Corée, et où il faisait ample moisson de documents, prononçant aussi des conférences qui furent fort appréciées. En 1936, il allait, après le 4e Congrès des Orientalistes à Copenhague, visiter à Léningrad les collections d'Extrême-Orient.

Pour résoudre les incertitudes de la chronologie, il n'hésite pas à se faire astronome et sa contribution est de première valeur, aussi nouvelle que décisive, à l'étude de ce problème, où, faute d'une connaissance et d'une critique suffisantes des sources chinoises, les meilleurs techniciens avaient jusque-là buté. Son Astronomie chinoise avant les Han (c'est-à-dire avant le IIe siècle précédant notre ère), parue en 1929 dans le T'oung Pao, où il montre combien les notions astronomiques de la Chine ancienne sont sommaires et relativement récentes, atteste un énorme progrès dans la méthode et les résultats sur ce qu'on avait écrit jusqu'alors. Le sujet lui était cher ; le tome III des Mélanges posthumes s'ouvre par un article qu'il avait destiné à la revue Scientia, où il en présentait une vue d'ensemble, mettant l'accent sur les principales inventions de l'époque des Han : l'horloge à eau, les armilles, la sphère armillaire, grâce auxquelles on put au IVe siècle de notre ère préciser le mouvement des planètes, mieux prévoir les éclipses, découvrir la précession des équinoxes : aperçu sommaire, qui est repris plus largement en cent pages, dans un article sur Les instruments astronomiques des Chinois au temps des Han, inséré en 1939 dans le tome IV des Mélanges chinois et bouddhiques de Bruges.

Cédant au même désir de précision et de clarté, et retournant aux questions qui avaient sollicité les débuts de sa jeunesse studieuse, Henri Maspero s'adonne d'autre part aux problèmes économiques de l'antiquité chinoise dont on ignorait à peu près tout. Il étudie dans des périodiques belges Le régime féodal et la propriété foncière dans la Chine antique, Les régimes fonciers en Chine, ainsi que Les termes désignant la propriété foncière en Chine ; il fait à notre Académie, qui avait été heureuse de l'accueillir le 1er février 1935, des communications sur l'organisation d'un domaine foncier en Chine au temps des Tcheou occidentaux et sur l'emploi de la houe et de la charrue dans la Chine antique : tous sujets qui n'avaient encore jamais été traités de manière scientifique.

Mais c'est surtout l'histoire religieuse qui l'attire, c'est elle qu'il prend le plus volontiers comme thème quand on lui demande conférences ou articles : telle cette série de conférences sur La Religion chinoise dans son développement historique qu'il avait préparées pour l'Université de Montpellier en 1941 et qui ne purent avoir lieu, mais dont nous bénéficions grâce au tome I des Mélanges posthumes, où après la religion antique, il analyse la crise religieuse des Royaumes combattants, puis le taoïsme, le bouddhisme, le confucianisme, en terminant par la religion populaire moderne. Mais entre toutes ces religions et sans qu'il se soit désintéressé bien entendu des autres, celle à laquelle il réserva sa faveur ce fut le taoïsme qui n'a cessé d'être l'objet de ses recherches et de ses réflexions pendant plus de vingt ans, auquel il consacra une très grande partie de ses cours au Collège de France et qui forme la matière du tome II des Mélanges posthumes, avec deux grands mémoires inédits : l'un, qui est un aperçu général, Le Taoïsme dans les croyances religieuses des Chinois à l'époque des Six dynasties (de 222 à 589 de notre ère), reproduit le texte de trois conférences faites en février 1940 à Bruxelles ; l'autre, de caractère plus technique, rédigé vers la même date en vue d'une publication, est un Essai sur le Taoïsme aux premiers siècles de l'ère chrétienne, époque où cette religion s'est constituée dans les cadres qu'elle a conservés à peu près depuis lors. Henri Maspero était le premier et jusqu'ici, aussi bien en Orient qu'en Occident, il est presque le seul à avoir entrepris l'étude scientifique du taoïsme à cette époque ; ses travaux ont ainsi apporté des nouveautés sur cette religion singulière, qui est une solution spécifiquement chinoise des grands problèmes de morale et de métaphysique, et qui, avant lui, était la plus mal connue des trois religions qui, au cours des dix premiers siècles de l'ère chrétienne, se sont disputé la direction de l'esprit chinois, les deux autres étant le bouddhisme et le confucianisme.

À l'inverse de la religion chinoise primitive, expression de groupes sociaux bien définis, qui ne laisse pas de place aux rapports personnels avec les dieux, le taoïsme s'intéresse à la conscience individuelle, à la vie intérieure et à la morale privée : c'est une religion de salut qui prétend conduire ses fidèles, par-delà cette existence passagère, à une éternité bienheureuse. Et comme pour les Chinois, l'opposition entre l'Esprit et la Matière n'existe pas, ce salut est conçu non pas comme une immortalité spirituelle, mais comme une immortalité matérielle du corps lui-même. Il s'agit donc, au cours de cette vie, de remplacer le corps mortel par un corps immortel (en développant en soi des organes immortels qui peu à peu élimineront les organes mortels) grâce à des pratiques alimentaires spéciales qui bannissent les céréales, le vin, la viande, les plantes à saveur forte, grâce à des exercices respiratoires qui retiennent l'air qu'on absorbe et procurent le moyen de s'en nourrir, grâce à la concentration dans la méditation et à la vision intérieure qui permettent de maintenir en nous et d'approcher les 36.000 dieux qui défendent nos organes, grâce enfin, pour les privilégiés, à l'extase où l'on arrive à la fusion mystique avec le Tao, principe premier de toutes choses.

Cette religion chinoise, qu'il a fait sortir de l'ombre, était si bien au centre des préoccupations de notre confrère que c'est à elle qu'il réserva sa lecture à notre séance publique annuelle en 1937, sur le thème : Les dieux taoïstes : comment on communique avec eux. Et c'est aussi en parlant d'elle à ses compagnons d'infortune qu'il tâchait, durant sa déportation, d'oublier ses souffrances physiques et morales, et de les faire oublier aux autres.

De ces graves spéculations, sans cesse prises et reprises pour être mieux approfondies, notre confrère se plaisait à se délasser sans sortir du monde chinois. Et c'est ce qui nous a valu, par exemple, ces pages sur La vie privée en Chine à l'époque des Han, où il a décrit, dans la Revue des Arts Asiatiques de 1932, la journée d'un riche Chinois vers le début de notre ère, ce qu'est sa maison, comment il dort, comment lui et sa femme s'habillent, ce qu'il mange et comment il prend ses repas, ou encore ces leçons à l'École du Louvre en 1923 et les années suivantes sur L'art chinois, tant il est vrai que rien de ce qui touchait à la Chine de jadis sous quelque aspect que ce fût, ne lui était étranger. Henri Maspero était vraiment un savant encyclopédique, qui avait fait le tour presque complet des études auxquelles il avait voué sa vie de labeur acharné, excessif même. Et il n'était pas que cela : partout il a été un novateur. Vous avez pu le constater : quand on le suit dans les divers domaines, très variés, où sa curiosité universelle l'a conduit, les mots : aperçus nouveaux, études entreprises pour la première fois, véritables découvertes, reviennent régulièrement sous la plume ; ses connaissances fort étendues, une stricte méthode et un sens critique qui s'exerce toujours, nous l'avons maintes fois répété, avec acuité et sévérité, assuraient à ses conclusions originalité et solidité.

Toute cette activité, si riche par ses réalisations et si pleine de promesses, fut brutalement interrompue, je le rappelais en commençant, un sinistre matin de juillet 1944. Vous pouvez mesurer ce que la science a perdu à cet acte d'abominable barbarie ; des mains pieuses ont essayé de sauver de l'oubli ce qui pouvait l'être, dans les trois volumes de Mélanges posthumes auxquels j'ai fait allusion à plusieurs reprises. Mais qui nous rendra le confrère si courtois, si distingué, d'une affabilité si simple, tout entier dévoué au travail qui était sa passion ? Qui le rendra aux siens, à ceux qui survivent et qui, sans compter le tribut que d'aucuns ont personnellement payé dans leur chair même, ont vu disparaître avant l'heure, en trente ans, trois êtres très chers : Jean Maspero, frère cadet d'Henri, tombé à Vauquois ; Henri lui-même, mort d'épuisement à Buchenwald ; son fils Jean, le jeune messager auprès de nous du 28 juillet 1944, engagé dans l'armée américaine et tué d'un obus deux mois plus tard sur la Moselle, trinité dont le sang et le sacrifice ont auréolé d'héroïsme et de gloire un nom déjà illustre dans la science ?