Ernest-Augustin Clerc de LANDRESSE (1800-1862)

E.-A. Clerc de LANDRESSE (1800-1862) : Notice sur la vie et les travaux de M. Abel-Rémusat. Lue à la Société asiatique, le 28 avril 1834. Journal asiatique, XIV, 1834. pp. 205-231 et 296-316.


NOTICE SUR LA VIE ET LES TRAVAUX DE M. ABEL-RÉMUSAT

Lue à la séance générale annuelle de la Société asiatique, le 28 avril 1834.
Journal asiatique, XIV (2e série), 1834, pp. 205-231 et 296-316.

  • C. de Landresse fait tout d'abord preuve d'humilité dans cette évocation de Jean-Pierre Abel-Rémusat, qu'il a entreprise, dit-il, "parce que, admis pendant treize ans dans une intimité que rien ne saurait lui faire oublier, honoré d'une confiance qui a survécu à celui qui l'accordait, il a pu recueillir quelques faits et des documents qu'il ne sera pas inutile de publier ; [], parce que différentes circonstances de la vie qu'il va retracer lui semblent mal connues ou mal appréciées".


Extraits : La découverte de la langue chinoise - La médecine chinoise, le médecin Abel-Rémusat
La nature monosyllabique de la langue chinoise

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La découverte de la langue chinoise

Nous atteignons une des plus importantes époques, celle où la vocation de M. Rémusat se prononça, où le plus heureux hasard le mit enfin sur la voie de la carrière qu'il était destiné à parcourir. Ce qui l'entraîna dès le premier abord vers un genre de littérature qui n'était cultivé que de cinq ou six personnes en Europe, ce fut moins la perspective brillante qu'il pouvait entrevoir, que cet attrait irrésistible, si ordinaire chez les hommes d'un esprit supérieur, qui les porte à déchiffrer ce qui paraît énigme au vulgaire, et qui ne leur fait estimer les succès qu'en raison des difficultés qu'il faut vaincre pour les obtenir.

L'abbé de Tersan avait réuni à l'Abbaye-aux-Bois une collection d'antiquités et de curiosités qui passait pour une des plus intéressantes qu'il y eût en France. En recueillant ces différents monuments de la barbarie et de la civilisation, de l'enfance et du progrès des arts des différents peuples du globe, il n'avait pas négligé de se procurer les livres qui pouvaient servir, soit à les expliquer, soit à instruire sur leur origine et leurs usages ; et ce musée, cette bibliothèque, qui en était comme le complément indispensable, et qui, tout en ne paraissant qu'accessoire, renfermait aussi des raretés de plus d'un genre, M. de Tersan en jouissait, de même que les gens riches jouissent du luxe, en s'en faisant honneur, en les étalant avec un noble orgueil aux yeux des simples curieux, tandis que les savants, aussi bien que ceux qui aspiraient à le devenir, pouvaient y trouver, ceux-ci à compléter, ceux-là à éclairer leurs recherches. M. Rémusat fut admis dans ce sanctuaire, moins en qualité de compatriote de M. de Tersan, que comme un jeune homme qui suivait avec succès la carrière des sciences. C'est à ce titre qu'un magnifique herbier chinois fut mis sous ses veux. Il excita toute son admiration. À ne voir que les vives couleurs qui y avaient été prodiguées, il aurait pu croire que les plantes qu'il renfermait n'avaient rien que d'imaginaire, si la finesse et la minutie des détails, non moins que le soin et la patience qu'on avait mis à les figurer, ne lui eussent paru un suffisant témoignage en faveur de la vérité de la nature et de la fidélité de la copie. Il en avait d'ailleurs pu reconnaître quelques-unes ; bientôt il voulut les déterminer toutes, et ce qui n'avait d'abord été qu'un objet de curiosité, une sorte de distraction à des études plus suivies et plus sérieuses, devint alors une véritable passion. Ces caractères si étranges, si énigmatiques qui accompagnaient chaque planche étaient sans doute le nom de la fleur ; mais comment les déchiffrer ? qui pourra les expliquer ? Personne n'était en état de le faire, et les premiers éléments indispensables pour y parvenir étaient encore à créer. Il se mit à la tâche avec confiance, avec courage ; les obstacles ne l'effrayèrent pas ; dans un esprit de cette trempe ils sont une garantie de la réussite. Le désir de connaître n'était déjà plus le seul sentiment qui l'animât ; son amour-propre était intéressé. Il ne cessait de s'entendre répéter qu'il ne réussirait pas, que c'était une entreprise folle et vaine, et toutes ces fables que les préjugés et l'ignorance avaient accréditées au sujet des difficultés inabordables de la langue chinoise. Il n'en tint compte, et fit bien, et M. de Tersan, en animant ses efforts, fut une des principales causes de ses succès.

Il ne se borna pas à de simples encouragements ; il mit à sa disposition tout ce qu'il possédait de textes originaux ; il ne manquait plus que les ouvrages qui pouvaient en faciliter l'intelligence. Réduit à marcher ainsi seul, sans guide, sans secours, sans instruments, que d'hésitation, que d'incertitude dans ces premiers pas, qui n'étaient ni éclairés, ni soulagés par aucun conseil bienveillant ; que de peines rebutantes dans ces premiers essais, si longtemps infructueux, et qui coûtent d'autant plus que rien ne les annonce ! Quoi ! ce jeune homme que vous voyez courageusement engagé dans cette pénible lutte, vous qui, par votre rang, si ce n'est par votre savoir, devriez être le premier à lui porter assistance, loin de lui tendre une main secourable, vous chercherez à gêner ses mouvements, à paralyser ses efforts ? Et qui donc ferez-vous jouir des avantages dont vous pouvez disposer ? Pour quel sujet plus digne réservez-vous ces trésors de la science qui ont été confiés à votre garde, et dont vous méconnaissez la véritable destination en les tenant hors de la main de ceux qui en feraient un noble usage, et en les confisquant au profit de spéculations plus mercantiles que littéraires ? Malgré ses instances, M. Abel Rémusat ne put avoir communication d'aucun des dictionnaires chinois interprétés en langues européennes qui sont à la Bibliothèque du roi. Le refus qu'on lui en fit était fondé sur ce que le gouvernement, qui venait d'ordonner l'impression de celui du père Basile de Glemona, les avait tous mis à la disposition des personnes qu'il avait chargées de cette publication. Ce n'était là qu'un prétexte, il s'en contenta comme d'une raison, et dans son premier ouvrage il se borne à rappeler le fait, sans se permettre ni plainte ni reproche.

« Je n'ai jamais eu entre les mains, dit-il, je n'ai même jamais vu aucun des nombreux dictionnaires que les missionnaires de la Chine ont composés et fait passer en Europe. La Bibliothèque en possède seize à dix-huit ; les circonstances ne m'ont pas permis de les consulter. »

Aujourd'hui que chacun sait à quoi s'en tenir sur la nature de ces circonstances, il convient d'imiter la louable réserve que M. Rémusat s'était imposée, et dont il ne se serait jamais écarté, si d'autres preuves de malveillance, d'autres tracasseries ne l'y eussent en quelque sorte forcé. Par caractère il n'aimait pas la guerre ; mais il devait montrer qu'il était en état de ne la point craindre, et ce fameux axiome, si vis pacem, para bellum, n'est malheureusement pas applicable qu'à la politique.

Des personnes que les succès d'autrui tiennent éveillées, et qui sont portées à ne reconnaître qu'un certain genre de mérite et de talents, n'ont pas manqué de dire qu'il n'y avait pas plus de gloire que d'invention à se rendre familière une langue que d'autres avaient apprise déjà, et qui avait été l'objet de travaux dont on avait pu profiter. On cite à l'appui les noms de Fourmont, de Deshauterayes, de Deguignes, et surtout les ouvrages des missionnaires. Il n'est pas permis de se méprendre sur la nature des intentions qui ont dicté ces remarques, et ceux qui poussent ainsi l'amour de la vérité jusqu'au scrupule s'empresseront de reconnaître qu'ils n'étaient pas suffisamment instruits des faits, et ils regretteront que leur zèle pour le vrai les ait entraînés au-delà des bornes de l'exactitude.

Les langues ne se devinent pas, non sans doute ; la langue chinoise pas plus que les autres ; aussi ni Fourmont, ni les missionnaires, ni M. Rémusat ne l'ont devinée. Il y aurait à le prétendre plus que de l'exagération ; il n'y en a pas à affirmer qu'il ne dut les progrès qu'il y a faits à aucun secours étranger, mais seulement à lui seul, à une sagacité rare, éclairée par un jugement solide et soutenue par une application que rien ne rebutait. Fourmont ne connut pas ces détails épineux des premières difficultés, dont son aptitude aurait probablement triomphé, mais que lui épargnèrent les leçons d'un Chinois instruit que l'évêque de Rosalie avait amené en France. Deshauterayes et Deguignes se formèrent à son école, plutôt par la routine de la traduction, que par l'intelligence des règles, car la grammaire de leur maître ne les enseignera jamais à personne. Serait-ce donc de cet ouvrage que M. Rémusat aurait tiré un si grand profit pour ses études ? Mais le désordre et l'obscurité qui règnent dans ce livre, le peu de méthode qui a présidé à sa rédaction, non moins que la pompeuse recherche avec laquelle il est écrit, sont plus propres à détourner le lecteur qu'a l'éclairer. On sait d'ailleurs que Fourmont ne s'était proposé d'y donner que les règles de la langue mandarinique ou parlée, et non celles du style littéraire. Quant aux travaux des missionnaires, parmi ceux qui étaient imprimés il n'y en avait pas un qui pût offrir à M. Rémusat les premiers secours qu'il désirait, et aucun de ceux qui étaient manuscrits ne fut mis à sa disposition.

En se voyant ainsi privés de toute ressource, combien n'auraient pas cru faire sagement que de renoncer à l'entreprise. C'eût été le fait d'un esprit ordinaire ; ce ne pouvait être celui de M. Rémusat. Il résolut de suppléer à ce qui lui manquait, et la marche qu'il a suivie, avec autant d'habileté que de courage, mérite d'être signalée. À l'aide de quelques dictionnaires chinois interprétés en mandchou, et par la comparaison souvent répétée des originaux avec le petit nombre de traductions diffuses et inexactes que l'on possédait alors, il parvint à déterminer le sens d'un certain nombre de mots, et se forma ainsi une sorte se vocabulaire provisoire, qui, tout incomplet qu'il était, suffit bientôt pour le consoler des refus qu'une malveillance jalouse lui avait fait essuyer.

Mais cette opération n'était pas la plus difficile. Dès que la signification d'un caractère était connue, il observait attentivement la place que ce caractère occupait dans la phrase, l'influence qu'il y exerçait, les combinaisons auxquelles il pouvait se prêter. Aussi que de veilles, que de fatigues ne lui a pas coûtées cette découverte de l'extrême simplicité de la langue chinoise, qu'on était si loin de soupçonner avant lui ! Certes, si le génie n'était que la patience, on ne pourrait se refuser de reconnaître ces deux qualités chez l'homme qui se voue à une pareille tâche ; mais heureusement M. Rémusat avait mieux que cela ; le talent, sans lequel le génie n'est rien, et qui est un don de la mature que le travail perfectionne, mais que la patience ne donne pas.

Ce ne fut qu'après cinq ans d'une application infatigable qu'il crut pouvoir publier les premiers résultats de ses recherches et de ses observations. Il les consigna dans un Essai sur la langue et la littérature chinoises, qui parut en 1811 avec cette épigraphe empruntée à Confucius :

« Il est des personnes qui ne peuvent agir ou qui manquent de patience ; qu'elles persévèrent. Ce que d'autres font en un jour, elles le feront en cent ; ce que d'autres font en dix jours, elles le feront en mille. »

C'était là son histoire ; c'était celle de son livre.

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La médecine chinoise, le médecin Abel-Rémusat

Il avançait d'un pas égal dans presque tous les genres de sujets, et c'est en s'entourant d'un savoir en quelque sorte encyclopédique qu'il se préparait à des travaux conçus dès lors, mais qu'il voulait marquer au sceau de la perfection avant d'y attacher son nom. Suivez ses progrès, et vous verrez comment, loin de se nuire, le nombre et la diversité des matières peuvent se prêter un mutuel appui. Ses recherches se confirment les unes par les autres, elles se rectifient à mesure qu'elles s'étendent ; et, en leur appliquant les connaissances qu'il possède déjà sur d'autres points, il s'enrichit d'une multitude de connaissances nouvelles. Tout se lie, tout s'enchaîne dans cette tête si bien organisée, et ce n'est plus seulement le désir de se faire un état, de se créer des ressources pour un avenir qui n'est rien moins qu'assuré, qui anime son zèle et sollicite ses efforts ; ce n'est là qu'un stimulant bien faible, quand l'amour des lettres, plutôt encore que celui de la considération qu'elles procurent, ne s'y joint pas. Mais les intérêts d'un peuple que la prévention et l'enthousiasme avaient seuls jugé, étaient, pour ainsi dire, devenus les siens. Désormais il fera cause commune avec les Chinois ; il lui importe que les préjugés disparaissent et entraînent avec eux ce reste de ridicule qu'ils avaient comme attaché au nom de cette grande nation. Voilà ce qui le porte à pénétrer tous les mystères de la nature, à s'initier à toutes les abstractions de la philosophie, à se rendre familiers tant et de si différents idiomes. Pour la plupart des hommes l'érudition n'est qu'un but, pour lui c'était un moyen, et la science même de la médecine, qu'il possédait alors dans tous ses détails, devait concourir aussi à l'accomplissement de ses projets.

À n'en croire que l'opinion la plus généralement accréditée, cette science, ni aucune de celles qui contribuent à sa perfection, ne seraient pratiquées à la Chine ; l'anatomie n'y inspirerait qu'horreur et dégoût ; on ne reconnaîtrait aucun principe physiologique ; les ressources que l'histoire naturelle et la chimie offrent pour le traitement des maladies seraient inconnues ou méprisées, et toute la thérapeutique consisterait en prescriptions ridicules et en pratiques superstitieuses. En vérité, il semblerait, ou que les Chinois ne connaissent aucun des maux inséparables de notre existence, puisqu'ils n'ont ni éprouvé le besoin, ni trouvé le moyen de les soulager, ou que, lorsqu'ils les affligent, ils exercent chez eux plus de ravages que partout ailleurs ; mais l'exubérante population de cet immense empire démontre le contraire: il faut donc admettre que l'expérience et l'observation ne sont pas aussi méconnues des Chinois qu'on se plaît à le supposer, et qu'elles sont, chez eux comme chez nous, la base d'un système médical dont l'application est, à la Chine ainsi qu'en France, tout à fait indépendante de la momerie des jongleurs et de l'imposture des charlatans. Parce que ce système est moins étendu, moins parfait que le nôtre, en conclura-t-on qu'il n'existe pas ; et s'il existe, le rejettera-t-on sans examen ? Les sciences n'ont pas deux manières de se former : les principes sont les mêmes partout. Sans doute il y a une grande différence entre vouloir expliquer la nature d'une maladie et chercher à la guérir. Aussi, que les théories des médecins chinois soient fausses, absurdes, cela peut être ; mais leur expérience est très longue, et par conséquent très éclairée, et leur pratique est souvent heureuse, parce que leurs observations sont très exactes.

Ils ne sont pas d'ailleurs plus ignorants en anatomie que ne l'étaient les Grecs : loin de là, ils possédaient des traités suffisants pour donner une idée générale du nombre, de la situation et de la disposition des parties, longtemps avant que les préjugés permissent aux Européens de s'occuper de semblables matières. Aucun peuple n'a porté une plus patiente sagacité dans l'étude des moindres phénomènes physiologiques, une plus minutieuse exactitude dans la connaissance des signes des maladies, une plus grande variété dans les moyens de les prévenir et de les combattre. Dès le dixième siècle on les voit pratiquer l'inoculation ; et le moxa, l'acupuncture ont en quelque sorte pris naissance chez eux. Leur diagnostic au moyen du pouls est devenue célèbre, surtout depuis que Bordeu se l'est appropriée en partie. Enfin les pronostics qu'ils tirent de l'inspection de la langue, conformes pour la plupart à la doctrine européenne, indiquent assez leur attention à examiner les rapports des organes. Ce genre d'esprit patient et observateur qui les caractérise les porte même souvent à apercevoir une action mutuelle entre les organes les plus éloignés, et le seul reproche qu'on pourrait leur faire serait tout au plus de l'étendre au delà du nécessaire, et, il faut l'avouer, du possible.

Tels sont, en aperçu, les principaux faits contenus dans deux écrits relatifs à la médecine des Chinois, que M. Abel-Rémusat publia en 1813. L'un d'eux, rédigé en latin, fut la dissertation inaugurale qu'il présenta pour le doctorat, et il obtint ce grade avec une distinction qu'il dut moins à la nouveauté du sujet qu'il avait choisi, qu'à la manière dont il en avait développé et soutenu les diverses propositions. Quoique l'épreuve qu'il venait de subir soit ordinairement le terme des études, M. Rémusat était loin de considérer les siennes comme achevées. Aux théories des autres il voulait encore joindre la pratique de sa propre expérience ; mais la clientèle d'un jeune médecin, qui vient à peine de revêtir la robe, est peu propre à remplir de telles vues. Aussi les soins que d'autres auraient mis à s'en former une, il les employa à se faire admettre dans les hôpitaux. Là les observations sont profitables, parce qu'elles sont de tous les instants et de tous les genres. On y exerce sa profession de la manière la plus noble, en s'appliquant, sans aucun autre motif d'intérêt que celui de la science, au soulagement de ses semblables. Là les leçons se gravent d'autant mieux dans l'esprit qu'elles sont souvent déchirantes, et quelquefois terribles. Pour qui a connu M. Rémusat, aucun parti ne semblera moins convenir à sa personne et à son caractère que celui qu'il embrassait. Doué d'une extrême délicatesse d'organes et d'une sensibilité profonde, qu'il ne pouvait surmonter, quoiqu'il cherchât à la dissimuler à tous les veux ; contagioniste par crainte, plus encore peut être que par conviction, il sut vaincre ses répugnances, et mérita d'être distingué par M. Percy, qui écrivait en parlant de lui :

« Ce jeune docteur, l'honneur de notre école, qui a su allier l'étude des langues orientales à celle de la médecine, connaît assez cette science pour l'exercer utilement et avec succès. Il a fréquenté les grands hospices de Paris, et je l'ai plus d'une fois distingué dans nos cliniques, où il prescrivait et remplissait de temps en temps les fonctions de praticien. »

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La nature monosyllabique de la langue chinoise

Tandis que M. Rémusat mettait ainsi victorieusement des faits irrévocables et des raisonnements concluants à la place d'allégations peu exactes et d'inductions chimériques ; pendant qu'il s'efforçait, au lieu de créer des systèmes, d'arriver à la vérité par l'interprétation des monuments les plus authentiques, on l'accusait lui-même de se laisser entraîner au paradoxe et de vouloir aussi donner des pensées plus ingénieuses que fondées en raison. Ce reproche lui fut adressé à l'occasion de la dissertation qui parut en même temps que l'Uranographie mongole, et où il entreprend de prouver l'inexactitude de l'opinion généralement admise sur la nature monosyllabique de la langue chinoise. Ce serait là une erreur, la seule erreur peut-être de son esprit ; mais nous sommes loin d'envisager la chose de cette manière. On ne peut supposer que la misérable envie de se distinguer par de puériles subtilités ait porté M. Rémusat à soutenir ce qu'il savait n'être pas rigoureusement vrai et exact. Personne n'écrivait avec plus de bonne foi, plus de conviction que lui ; et s'il s'était jamais engagé dans cette route si séduisante du paradoxe, s'il avait voulu avoir plus d'imagination que de jugement, plus d'esprit que d'érudition, il aurait obtenu plus de succès, mais mérité moins de gloire.

Cependant, parmi ceux qui paraissent le plus disposés à adopter ses idées sur tous les autres points, il en est qui refusent d'admettre celui-ci, et qui ne veulent y voir qu'une question sans importance qui avait séduit sa jeunesse, et qu'il était aussi inutile de soulever qu'il leur semble superflu de l'approfondir. Peut-être la sévérité de ce jugement ne vient-elle que de ce qu'on n'a pas suffisamment pénétré la pensée de l'auteur, de ce qu'on a plutôt considéré les formes extérieures que l'essence, la nature intime de la langue.

Essayons pour un instant d'oublier les préjugés, ou, si l'on aime mieux, les idées auxquelles l'étude des langues de l'Occident nous a accoutumés ; écartons des dénominations que nous n'avons inventées que pour répondre à ces idées, des règles que nous n'avons bâties que sur des rapports parfaitement analogues dans la manière, soit d'exprimer la pensée par la parole, soit de la peindre par l'écriture ; considérons enfin le chinois tout à fait abstractivement, et nous comprendrons toute la portée de la proposition soutenue par M. Rémusat : car c'est en voulant réduire la langue chinoise à une système grammatical fait pour d'autres langues, dont elle diffère autant par sa structure que par son organisation, que l'on est arrivé aux conséquences les plus erronées, et par suite aux notions les plus vagues et aux conjectures les moins admissibles. De ce qu'on ne trouve jamais plusieurs syllabes réunies pour exprimer le son d'un caractère, on devait tout au plus déduire que la langue était sans inflexions et sans dérivations ; mais on a été plus loin : on lui a refusé toute méthode et toute règle grammaticale. La nécessité de la grammaire dans les langues a paru alors problématique, et on a été jusqu'à admettre implicitement une opinion dont l'énoncé seul est absurde, à savoir, qu'une nation nombreuse et éclairée avait adopté et conservait une langue qui lui suffisait à peine, pour s'entendre sur les besoins les plus ordinaires de la vie.

Si l'on n'a égard qu'au fait absolument matériel, qui consiste à n'affecter à chaque caractère qu'une prononciation très courte, il n'y a pas de doute, la langue chinoise est monosyllabique ; M. Rémusat est le premier à le reconnaître. Mais si la plupart de ces caractères sont insignifiants par eux-mêmes et n'acquièrent de sens que par leur composition avec d'autres, ne doit-on pas les envisager alors, non plus comme des signes isolés, mais comme des éléments qui, par leur réunion, exprimeront, de même que les syllabes dans les autres langues, des noms et des idées simples ? Ce sont des syllabes d'idées au lieu d'être des syllabes de sons. La différence que l'on a remarquée entre le chinois et les autres idiomes est donc plus apparente que réelle. Elle provient de l'emploi d'une écriture dont le système est presque indépendant de la parole, qui représente immédiatement les idées par des symboles au lieu de les rappeler à la mémoire par l'intermédiaire des sons, et qui ne permet pas de ramener à l'unité les parties d'un même mot concourant à l'expression d'un sens unique. Elle ne tient qu'au mode de transcription que nous avons adopté, et l'on serait, pour ainsi dire, maître de la faire disparaître, si l'on considérait le langage indépendamment de l'écriture qui y est attachée, ainsi que cela aurait lieu si les Chinois n'avaient pas de signes représentatifs de leurs idées, ou si ces signes nous étaient inconnus. Des voyageurs, qui se trouvaient placés dans le cas de cette seconde hypothèse, ont rapporté des vocabulaires qui contiennent beaucoup de mots polysyllabiques, parce qu'ils les ont recueillis sans avoir égard aux caractères qui les représentent.

À cette première classe d'expressions composées, il faut en ajouter une autre bien plus nombreuse, bien plus intéressante à étudier, celle qui résulte de l'agrégation à l'idée simple de signes exclusivement consacrés à marquer sa liaison et ses rapports avec d'autres idées, de manière à exprimer toutes les circonstances de la pensée. On le voit, il ne s'agit plus seulement ici de discuter un simple effet de l'écriture, mais de traiter un des points les plus intéressants de la philosophie du langage ; de constater, par l'exemple d'un idiome unique et absolument primitif, le phénomène de l'introduction de la grammaire dans les langues. Il est probable qu'elles ont toutes procédé à peu près de la même manière que le chinois ; mais leurs progrès ont été obscurs, leurs variations arbitraires, au lieu qu'ici toutes les anciennes traditions se sont religieusement conservées à côté des modifications que le temps et l'usage rendaient indispensables. La marche de l'esprit, dans la formation des langues, a été la même partout. Les mêmes besoins, les mêmes passions ont d'abord affecté les hommes. La nécessité de les satisfaire a produit celle de les exprimer. On l'a fait brièvement, par instinct, par imitation plutôt que par calcul et par réflexion. Chaque idée n'était alors exprimée que par un son, qui n'était pas non plus, qui n'était pas encore lié avec les sons qui l'avoisinaient. Les nuances ne sont venues que plus tard et successivement se faire jour à travers la masse des idées matérielles. L'occasion les avait fait naître, l'habitude les perpétua et l'art les étendit en les combinant de mille manières. Les catégories de la grammaire, les formes servant à circonstancier les idées ont été imaginées, composées de la sorte. Le premier mouvement a été de dire la chose, le second d'ajouter les circonstances. Elles sont exprimées chez tous les peuples par des moyens plus ou moins analogues, mais il est indispensable qu'elles le soient. Dans les langues qui nous sont familières, dans celles que nous cultivons de préférence, il est arrivé que les termes simples, distincts et séparés, dans l'origine, de ceux qui n'étaient que modificatifs et accessoires, ont fini le plus souvent par se confondre dans un forme synthétique. La racine primordiale, qui n'était d'abord que monosyllabique, prit autant d'extension qu'il en fallait pour correspondre au nombre et à la variété des idées. Ce fut comme un noyau autour duquel on rassembla continuellement de nouvelles inflexions, susceptibles elles-mêmes de tant de développements et de modifications, que bientôt la connexité, l'analogie qui avait fait rapprocher ces divers éléments cessa d'être sensible. Les langues alphabétiques se plient merveilleusement à cette multitude de combinaisons et de dérivations par lesquelles l'homme parvient, dans la mesure d'un mot, à formuler sa pensée d'une manière absolue et complète, à en peindre tous les mouvements, toutes les alternatives, à en rendre les perceptions sensibles jusque dans leurs nuances les plus délicates, dans leurs abstractions les plus subtiles. Les Chinois, au contraire, en conservant cette écriture première et figurative qui a été celle de tous les hommes, ont rendu impossible toute réunion, toute modification de ce genre. Ils y ont suppléé du mieux qu'ils ont pu par l'invention de nouveaux signes, privés par eux-mêmes de toute signification, mais servant à compléter, à diversifier celle des autres, à peu près comme les terminaisons des noms et des verbes en latin et en grec. Là encore il n'y a d'autre différence, entre le chinois et les autres langues, que celle qui résulte de l'usage constant et invariable d'écrire avec des caractères séparés les thèmes des noms et des verbes d'un côté, et de l'autre, les marques des cas, des temps, des modes, etc. L'idée et les circonstances de l'idée sont distinctes au lieu d'être confondues.

Voilà comment M. Rémusat entend prouver que la langue chinoise ne peut être qualifiée de monosyllabique, puisqu'en effet elle réunit plusieurs syllabes pour exprimer un même mot. Cela le conduit à nous montrer comment la langue écrite, riche en expressions et formée d'après des principes savants, est venue au secours de la langue parlée, si pauvre, si imparfaite ; comment il en est résulté des combinaisons inverses, pour ainsi dire, de celles qui ont lieu dans les autres idiomes, où c'est la parole qui a le plus concouru à perfectionner, à étendre l'écriture ; combinaisons variées à l'infini. qui, dans l'un et dans l'autre cas, satisfont également l'esprit et l'imagination. Quant à balancer le mérite de ces systèmes et à prononcer sur celui qui présente le plus d'avantages, c'est là tout une autre question que M. Rémusat discutera plus tard. Ici il lui suffit d'établir comment, par des moyens entièrement opposés, on arrive au dernier et même résultat, l'intelligence de la pensée, quelle que soit la forme qu'elle revête. Plus qu'à tout autre il lui aurait été facile de soutenir sa thèse à l'aide de raisonnements spécieux ou d'allégations spirituelles ; mais le préjugé qu'il avait à combattre, fortifié par l'usage, justifié par le nombre et l'autorité des écrivains, exigeait cette méthode forte de raisons et de vérités, qui exclut les conjectures sans fondements et les idées hasardées. Il ne s'appuya donc que sur des faits avérés, des exemples faciles, et sur ces rapprochements philosophiques qui sont la base de l'étude comparative des langues. L'opinion qu'il émettait, faible parce qu'elle était naissante, n'a pas été examinée assez mûrement ou avec une suffisante connaissance des faits par ceux qui l'ont taxée d'être paradoxale ; accusation légère, qui serait sans importance en toute autre occasion, mais qui en acquiert ici une double, et par l'homme à qui elle s'adresse, et par le doute qu'elle peut laisser dans les esprits sur une matière où l'on n'est déjà que trop habitué à prendre des systèmes pour des réalités. des conjectures pour des certitudes, l'erreur pour la vérité. C'est parce que nous la considérons ainsi, que nous nous sommes laissé entraîner à des développements qui ne seront pas trop étendus si nous avons réussi à la détruire. Si nous ne l'avions fait que bien imparfaitement, si, comme il n'arrive que trop souvent, nous avions affaibli les preuves en voulant les étendre, il nous suffirait, pour porter dans les esprits la conviction que nous aurions désiré y faire naître, de rappeler que M. de Sacy et M. de Humboldt, appréciant mieux la rectitude de l'esprit de M. Rémusat et l'intérêt qui s'attache à de semblables recherches, n'ont pas hésité à adopter ses conclusions, auxquelles l'un d'eux applaudissait en ces termes ;

« L'auteur donne dans cette dissertation, dit M. de Sacy, une nouvelle preuve du jugement exquis avec lequel il met en œuvre les trésors de l'érudition, et nous croyons que toute personne qui aura lu ce morceau sans préjugés, et avec le seul désir de connaître la vérité et de lui rendre hommage, ne pourra s'empêcher de souscrire au résultat que M. Rémusat tire de son travail. »


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