Dr Pierre Richard

LES PETITS MÉTIERS CHINOIS

À travers le monde. Hachette, Paris, 27 janvier 1906. 12e année, pages 25-28.

Pékin, rue des imagiers. À travers le monde. Hachette, Paris, 1906, pages 25-28.
Une boutique dans la rue des imagiers, à Pékin.


Les corps de métier répondant aux besoins généraux de l'existence et qui diffèrent peu, en somme, quel que soit le pays, sont moins intéressants que ceux qu'ont créés ou modifiés les goûts traditionnels d'une race, son caractère, ses aptitudes spéciales. C'est à ces derniers, étudiés chez les Chinois, que nous consacrons cette chronique.

Les boucheries, les épiceries, les magasins des drapiers, les ateliers de menuiserie et de charpentage ne sont remarquables en Chine, que par un aspect superficiel d'exotisme, et surtout par ce fait qu'on y peut entrer et séjourner sans aucune idée d'emplette ou de marchandage. Mais il est d'autres métiers qui présentent des caractères plus originaux.

Le fabricant de sparterie possède une échoppe de peu d'apparence, encombrée de rouleaux de nattes qui ne laissent entre eux qu'un étroit passage par lequel on accède à la cour où travaillent les ouvriers. Dans des baquets pleins d'une solution de salpêtre trempent les roseaux et les joncs coupés au bord des marais voisins. Après une macération d'un mois, on les porte sur une aire où ils sont aplatis par un lourd cylindre de pierre. Avant qu'ils soient secs, on les tisse sur de grands châssis de bois, véritables métiers où la natte terminée reste exposée à l'air pendant deux ou trois jours. Ces nattes rustiques et pourtant souples servent non seulement de matelas et de tapis, mais encore de palissades, de bâches pour les chariots, de cloisons et même, souvent, de toitures.

Dans toute localité un peu importante siège un marchand de tabac, car les Chinois et même les Chinoises fument beaucoup. Après la récolte, les feuilles de tabac sont séchées, puis, aux environs des équinoxes, elles sont dirigées vers les villes où se tiennent traditionnellement les deux grands marchés de tabac de l'année. Le marchand doit encore leur faire subir les préparations qui les rendent aptes à être consommées ; il les met à fermenter dans de l'eau salée, additionnée ou non d'une décotion de plantes aromatiques, selon le goût de la clientèle. Les feuilles sont ensuite séchées de nouveau, coupées en fines lanières ou pulvérisées, selon qu'elles sont destinées à la pipe ordinaire ou à la pipe à eau. La pipe chinoise ordinaire se compose d'un long tuyau de roseau noir, d'un fourneau de laiton ou de cuivre nickelé, et d'une embouchure en jade ou simili-jade ; quant à la pipe à eau, elle ne diffère en rien de toutes celles qu'on rencontre dans l'Asie orientale.

Nombreux sont les marchands d'images peintes ; on en trouve jusque dans les plus humbles « shien », mais leur véritable centre est Pékin, où leurs boutiques occupent une rue entière, qui prend de ce fait une allure des plus originales. C'est là qu'on trouve les images des génies du foyer, destinées à être collées sur les portes ; les cartons où sont peints à la gouache des démons, des sages, des allégories de vertus, des animaux ; les planches murales étalant des fleurs symboliques ou des sentences confucianistes et plus particulièrement destinées aux yamens et aux demeures de lettrés. C'est là encore qu'on se procure des kakémonos de soie, encadrés de bois noir ou de thuya, des éventails variés et des albums de miniatures curieuses interprétant des épisodes de légendes, ou des scènes plus ou moins galantes. C'est là enfin, que ce pays des lanternes voit naître la floraison monstrueuse de ses lampions multiformes et prodigieusement décorés.

Au milieu des acheteurs et des curieux travaillent les artistes — ou tout au moins les ouvriers d'art — au service du marchand. Avec légèreté et précision ils interprètent les sujets que leur fournit leur imagination, étendant les couleurs en teintes plates serties de linéaments selon les lois de l'esthétique chinoise.

Notons également, parmi les importantes, la boutique du pelletier. Moukden, en temps ordinaire, prépare les fourrures de prix, peaux de petit-gris, de renard bleu, de renard blanc, d'hermine, qui, réservées aux fonctionnaires, sont comme un insigne de leur rang. Ailleurs on trouve des articles plus modestes : la peau de loup y est l'objet de luxe, et le fourreur étale à sa devanture les peaux de chèvre, les peaux de chien et surtout les peaux de chat qu'il a préparées dans sa cour, ou sur le toit de sa maison, à l'aide d'une mixture, où les ordures de chien tiennent le rôle le plus important. D'origine tartare en général, cet estimable commerçant est astucieux et retors, et rares sont les pratiques qu'il n'a pas enjôlées en leur vantant la doublure d'un manteau composée des dépouilles d'un certain nombre de matous, ou des toisons de quelques vieux moutons.

Les sculpteurs de figurines sur bois, ayant besoin de jour, s'établissent sur le pas de leur porte, ou au niveau d'une large baie, grande ouverte. Dans du bois de peuplier, de cèdre ou de thuya, ils sculptent, à l'aide d'un jeu de fins couteaux à lame triangulaire : pour les pagodes des statuettes, pour les riches intérieurs des miniatures naturistes ou humoristiques : tireurs de voitures, pousseurs de brouettes, portefaix, courtisanes dans leur chaise à porteurs, etc. Les détails des objets sont soigneusement rendus, les gestes des personnages finement indiqués, leur physionomie interprétée de façon piquante. Leur chef-d'œuvre est — fantaisie macabre — une minuscule boîte à parfums, ou à bonbons, en forme de cercueil.

Les sculpteurs sur bois sont plus particulièrement cantonnés dans les provinces de Kiang-Sou, de Tche-Kiang et de Fou-Kien ; leur centre principal est Ning-Po. De là, dès que la température s'élève, ils partent pour les provinces de l'ouest et du nord, où ils vont écouler leur stock de marchandise.

Ils se mêlent à la foule des colporteurs, des marchands ambulants, des ouvriers portant sur leur dos leur matériel de travail, et qui encombrent les chemins. Les villages n'ont, en effet, ni forgeron, ni raccommodeur, ni savetier. Ces métiers, et bien d'autres, sont exercés par des hommes qui, vont à l'aventure, restant dans les diverses localités le temps exigé par les paysans, qui n'ont que rarement dans l'année l'occasion de recourir à leurs services.

Forgeron ambulant. À travers le monde. Hachette, Paris, 1906, pages 25-28.
Un forgeron ambulant et son matériel.



Le forgeron promène sur une mule sa forge portative, son soufflet, son enclume. — Lui-même, aidé d'un apprenti, porte dans des boîtes à compartiments ses marteaux, ses pinces à étirer, ses cisailles. — C'est en hiver qu'il fait sa tournée, quand les travaux des champs ont pris fin ; il répare les instruments agricoles faussés ou détériorés, il retrempe le fil des socs de charrue et des serpes, il rive les anneaux des étables, il refait les ferrures des maisons, il renouvelle la provision du maréchal ferrant. — Autour de son feu les gens s'attroupent, pérorent et discutent : c'est l'analogue de la boutique de notre barbier. Le soir, il trouve pitance et logis dans n'importe laquelle des maisons notables de l'endroit. Toute besogne faite, il décampe pour recommencer plus loin.

Moins sédentaire encore est le « kiu-kaô », le racommodeur de faïences, qui fait chaque jour des étapes d'une vingtaine de kilomètres, passant une heure ici, une heure plus loin... Sur son épaule repose, par son milieu, une perche longue et flexible, à chaque extrémité de laquelle pend une boîte cylindrique en bois rouge, qu'on prendrait à première vue pour un tambour. — Son matériel est composé d'un vilebrequin à ficelle, d'une bouteille d'eau-forte, d'attaches en fer doux, d'un pot de colle dont il ne manque pas de vanter les vertus adhésives ; un chalumeau ordinaire lui sert à fondre les vernis teintés à base d'aluminate de plomb ou de mercure, destinés à dissimuler les raccords. Généralement beau parleur, grand raconteur d'histoires, le kiu-kaô est prisé dans la région qu'il parcourt. — Il est particulièrement demandé avant les fêtes du nouvel an, car dans chaque ménage, tout doit, à cette époque, être remis en état, et les avares maîtresses de maison évitent, autant que faire se peut, l'achat de faïences et de porcelaines neuves, en faisant rajuster les débris de celles qui ont faibli.

Cordonnier. À travers le monde. Hachette, Paris, 1906, pages 25-28.
L'échoppe d'un cordonnier.


Comme le kiu-kaô, le cordonnier est un batteur d'estrade ; son bagage tient aussi dans des boîtes rouges et cylindriques en équilibre aux deux bouts d'une perche. C'est de même en hiver, qu'il travaille le plus, mais pour des raisons différentes : en été, le paysan et l'ouvrier chinois se dispensent ordinairement de porter chaussures. Sitôt qu'il a posé son bagage, et qu'il s'est accroupi tout auprès, les ménagères se hâtent de lui porter les souliers troués, auxquels il met des pièces ou des semelles faites de cordes de chanvre, qu'il tresse lui-même et qu'il fixe à la tige à l'aide de bandelettes de cuir.

Voici venir une charrette aux roues massives, aux ferrures résistantes, et qu'enveloppe une vaste bâche brune. À côté des mules de l'attelage, marche un homme que ses traits et son allure décèlent Mongol... c'est le marchand de feutre. — Le feutre mongol est renommé : on s'en sert pour les harnais et pour les coussins ; les gens riches l'utilisent pour les chaussures... Dans les provinces du nord, c'est encore en feutre mongol que sont les calottes ressemblant à des écuelles de bois renversées, et que, des premiers jours d'octobre à la fin des froids, on voit sur la tête de tous les gens du peuple. Les tissus en poil de chameau, que colporte l'homme d'Anga ou de Kiachta, sont fort estimés, et font des tapis doux et chauds.

Parmi les plus humbles, retenons le marchand de bibelots, déballant en plein vent son chargement de tabatières, de cachets en marbre, de brûle-parfums bon marché, de magots, toute une boutique de choses folles et inutiles qui sont le luxe moyen du Céleste-Empire, et dont la laideur n'est rachetée que par un rien de puéril et de grotesque.

Enfin toute une théorie de marchands de pâtes, de bonbons graisseux, de beignets à la graisse rance, de pâtisseries à l'huile de ricin et à la mélasse (mélange écœurant), vont et viennent, gagnant péniblement de quoi ne pas mourir de misère.

Cette route que parcourent ouvriers et marchants ambulants est sans cesse sillonnée de convois de mules, de particuliers en voyage, de courriers, car les chemins de fer sont encore très peu répandus en Chine, et ils ne peuvent pas encore assurer les communications entre les villes et les provinces. Dignitaires, employés du fisc, envoyés des mandarins, commerçants se déplaçant pour leurs affaires, entreprennent de longs voyages à cheval, en voiture, en chaise à porteurs. — Sur cette route, il faudra qu'ils trouvent l'abri pour la nuit, et de la nourriture ; aussi les auberges sont-elles florissantes en Chine, comme elles l'étaient chez nous du temps où il fallait huit jours pour aller de Bordeaux à Paris. — Les auberges chinoises ont cette particularité qu'elles dépendent de l'administration civile des provinces ; elles ne peuvent se tenir qu'aux gîtes d'étape prévus pour les courriers du gouvernement ou du vice-roi. Elles sont soumises directement à l'autorité du mandarin local, qui peut requérir le tenancier de traiter des voyageurs, des étrangers, de loger des soldats. Les frais sont à la charge du mandarin, et l'aubergiste n'y peut rien, au contraire...

Comme entrée, un grand portail flanqué d'un mât auquel pend une enfilade de cercles de bois où s'attachent des oriflammes rouges. Le seuil franchi, on pénètre dans une vaste cour carrée. Sur deux ou trois lignes s'allongent des crèches massives ; au-dessus d'elles court un cordeau tendu à deux mètres du sol ; les bêtes qui viennent d'arriver sont attachées par une longe à ce cordeau, ce qui leur fait lever la tête, position favorable pour « rafraîchir la bouche du cheval », disent les Chinois. Dans un coin on voit les mules que le Yamen doit fournir aux voyageurs démunis, lorsqu'ils en ont besoin pour gagner l'étape suivante ; elles sont entretenues, moyennant rémunération, par l'aubergiste.

Celui-ci est le plus souvent un personnage gras, obséquieux et important. Il jauge d'un coup d'œil les clients, et les répartit selon leur classe, dans les bâtiments qui entourent la cour. Aux gens riches il ouvre des salles à peu près convenables, munies d'une literie suffisante, et fermant bien, les y laisse boire leur thé de choix, et leur envoie les meilleurs morceaux de sa cuisine, se mêlant parfois d'en surveiller la cuisson. Aux autres, et plus particulièrement aux ouvriers, aux marchands ambulants dont nous avons parlé, il indique la porte de la grande salle commune ou ils se groupent selon leurs goûts, leurs intérêts, ou au hasard des rencontres. Ils y boivent non seulement du thé mais de l'alcool, ils y fument, ils y jouent ; les discussions s'élèvent et parfois dégénèrent en rixes. Quand la nuit vient, ils s'étendent les uns contre les autres, et s'endorment dans l'atmosphère empestée de cette salle grasse et noire.

Quand ils s'en iront, ils trouveront à la porte le patron ou un de ses fils, qui leur fera payer leur écot, et ils repartiront, les uns d'un côté, les autres d'un autre, continuant leur vie monotone ancrée dans la profession qu'ils ont héritée de leur père, et qu'ils passeront à leur fils.

À travers le monde. Hachette, Paris.