Florence Ayscough (1878-1942)

Florence Ayscough (1878-1942) : Un miroir chinois (A travers la Chine inconnue). Librairie Pierre Roger, Paris, 1926.

UN MIROIR CHINOIS
(A travers la Chine inconnue)

Traduit de l’anglais par Maurice Thierry. Librairie Pierre Roger, Paris, 1926, 298 pages.

  • Introduction : « Dans les jours d’antan, l’Empereur Jaune, souverain auguste, fit fondre du métal précieux et en fit des vaisseaux imprégnés des divines influences qui révèlent à l’homme toutes choses transcendantes. Parmi ces vaisseaux se trouvaient des miroirs, quinze en tout, pour lesquels il choisit les essences vitales de Yin, principe des Ténèbres, et de Yang, principe de la Lumière ; et il incorpora en parts égales les pouvoirs créateurs du ciel et de la terre. »
  • « Voilà pourquoi l’éclat des miroirs représenta la lumière combinée du soleil et de la lune ; et ils transmirent les desseins des puissances souterraines et des esprits célestes. Ils protégèrent des démons à face d’homme et au corps de bête et ils écartèrent la méchante créature à quatre pieds qui vit dans la forêt et dont le visage ressemble à celui d’un être humain. »
  • "Le miroir moderne à verre plat a même le don présumé de transformer en bien les influences mauvaises, et son prédécesseur de métal devait, dans la profondeur de sa perspective, dévoiler la pure réalité se cachant derrière toute image projetée à sa surface. C’est un peu le rôle de ce dernier miroir que je vais tâcher de jouer vis-à-vis du lecteur, en exposant dans ce livre certaines réalités de la vie chinoise, telles qu’elles se sont manifestées à moi pendant ce dernier quart de siècle."

Extraits : La Pose de la Crête de la Cabane de Verdure - L’Idée chinoise d’un jardin
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La Pose de la Crête de la Cabane de Verdure

D’après le calendrier chinois, c’est aujourd’hui le vingt-sixième jour de la sixième lune en l’année de Jen Sin ; d’après le nôtre, c’est le 18 août 1922.

Ce jour a été choisi à dessein pour poser la crête de ma Cabane de Verdure, cérémonie la plus importante de la construction et qui, par conséquent, doit être accomplie selon les rites.

Les maisons chinoises sont bâties d’après le même principe que nos bâtiments de béton armé, c’est-à-dire que l’on pose d’abord la charpente qui supporte le toit et que l’on maçonne les murs ensuite. La charpente, qui, en Chine, est de bois, doit être soigneusement préparée et mortaisée en même temps, en sorte que la crête ne peut être posée que quelque temps après que les fondations aient été damées. En principe, on ne se sert pas de clous dans la construction d’une maison chinoise et ceux dont on a besoin pour clouer les planchers non chinois que nous voulons avoir sont comptés à part dans le contrat.

En Chine, les personnes fortunées se servent d’un carrelage de terre cuite ou de pierres de belle qualité, et les pauvres se contentent du plancher que leur fournit la terre maternelle. La boiserie est assez longue à terminer, car, dans le Kiangsu, les poutres transversales de la salle de réception sont généralement ornées de motifs sculptés, représentant des scènes historiques et des figures légendaires ou contemporaines. La coutume veut que la principale poutre, qui fait face au midi, représente la vie d’un héros pour lequel on a une spéciale admiration. Tchou-ko Leang, le sage et modeste ministre de Lieou Pei, est très populaire, de même que Kouo Tseu-yi, le sauveur de la dynastie T’ang ; mais j’ai choisi Yo Fei qui est pour moi un des caractères les plus sympathiques de l’histoire chinoise. Il a vécu au déclin de la dynastie Song et fut terriblement affligé de la conduite nonchalante de l’Empereur qui ne voulut point le soutenir dans son effort à repousser les Tartares jaunes qui envahissaient alors la Chine. En fait, l’Empereur était complètement sous l’influence du premier ministre Ts’in Kouei qui était à la solde des Tartares jaunes. Un des officiers de ceux-ci écrivit secrètement à Ts’in Kouei, lui disant : « Vous parlez toujours de « paix, paix, paix », et en même temps, ici, dans le Nord, Yo Fei ne fait que « guerre, guerre, guerre ». Tuez-le et alors régnera la paix. » Aussitôt Ts’in Kouei ourdit contre Yo Fei une trame perfide et s’arrangea pour qu’il fût jeté en prison sur des accusations forgées de toutes pièces. On investigua son cas immédiatement et quand l’envoyé impérial le questionna, Yo Fei retira son habit et montra quatre grands caractères que sa mère lui avait tatoués sur le dos quand il était petit : Tsin Tchong pao kouo (loyal jusqu’au bout pour la défense de son pays). Aucune preuve ne put être apportée contre lui ni contre son fils Yo Yun, qui était aussi en prison ; alors, un jour, Ts’in Kouei appela un messager et lui confia un « écrit » adressé au gardien chef de la prison ; là-dessus, le geôlier, dans un Mémoire au trône, annonça la mort de Yo Fei. Cela se passait le vingt-neuvième jour de la douzième lune de l’année 1141 de notre ère. La neige tombait et le froid était vif. La poutre de ma salle de réception représente la scène où Yo Fei se met le dos à nu. D’autres motifs historiques ornent les autres poutres, et sur les plus courtes, s’étale toute la théorie de mes amis comme Li T’ai Po le poète, Wang Hi-tche le merveilleux calligraphe ; les frères jumeaux Ho Ho qui sont morts de rire, dans leur joie d’avoir inventé l’abaque ; les Huit Immortels qui vivent parmi les pêchers du Paradis occidental, et ainsi. de suite. Les sculptures sont en relief assez accentué et les figures qui ne sont pas colorées ressortent très clairement sur le fond peint en noir. Les ouvriers sont venus de la ville pour sculpter les poutres et ils ont apporté dans leur travail une grande diligence, beaucoup de sûreté et de maîtrise. Un léger contour à l’encre noire était leur seul guide. A un moment donné, on a craint que les sculptures ne fussent point terminées pour le jour fixé, alors d’énormes lampes à arc furent pendues dans le hangar et les sculpteurs sur bois travaillèrent plusieurs nuits sans arrêt. Tout était prêt ce matin pour la cérémonie.

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C’était un jour merveilleusement clair, de chaleur intense, un de ces jours où le principe de Yang semble à son sommet. Le ciel était de ce lumineux bleu tendre qu’on voit souvent dans la Chine centrale et une forte brise venant de la mer Jaune roulait d’énormes nuages arrondis. A dix heures, tous les gens d’alentour s’étaient rassemblés et, sans arrêt, battaient des gongs, frappaient des cymbales et faisaient partir des pétards. La lumière et le feu sont supposés être des parties intégrantes du grand principe de Yang et sont par là destructeurs des esprits qui fréquentent le Monde de l’Ombre. C’est pourquoi le feu, les bougies et les lanternes servent à toute la nation chinoise de protection contre le mal. Pour augmenter l’effet redoutable des feux de joie, on dit que, dans l’âge des Ténèbres, des morceaux de bambou produisant des crépitements et des détonations étaient jetés dans les flammes. Plus tard, des tubes de papier remplis de poudre prirent la place des bambous et ces tubes, en se transformant, sont devenus les pétards d’infinie variété dont on se sert aujourd’hui. Je suppose que l’effet terrifiant du bruit est à la base de la conviction que les tambours, les cymbales et les gongs sont une protection contre les démons. Quoi qu’il en soit, faire du bruit en Chine est un travail méritoire. Le vacarme, ce matin, était bien organisé et, espérons-le, effectif.

Devant l’espace destiné à devenir la salle de réception, une chaise se trouvait placée, face au midi ; elle portait une longue bande de papier où était imprimé, en brillantes couleurs, le portrait de Lou Pan, le Saint Patron des Charpentiers. Celui-ci, lorsqu’il vivait, était un jeune homme nommé Pan, du Clan K’ong, habitant dans l’État de Lou, aux environs de 400 avant Jésus-Christ. Pendant son apprentissage, il se consacra à la sculpture, au dessin et au ciselage des métaux ; il fit des plans de palais, construisit des bateaux, des charrettes et mit la main à plusieurs inventions. On dit aussi qu’il épousa une dame nommée Nuage, qui était experte dans la fabrication des vases artistiques. Le père Doré, dans ses Superstitions de la Chine, raconte une grande partie des légendes qui se sont créées autour du nom de Lou Pan. A l’âge de quarante ans, il vécut en ermite sur le mont Li et c’est là qu’il fut initié aux secrets de sorcellerie grâce auxquels il pouvait parcourir le monde en planant sur un nuage et se transporter, sans encombre, jusqu’aux régions célestes ; on lui attribue, en outre, la création de pies en bois, capables de voler. On raconte que Lou Pan et Tchang Pan, le Saint Patron des Maçons, ont bâti un palais dans les jardins de l’Empereur de Jade, où fleurit le pêcher ; les charpentiers disent que lorsque les piliers du ciel furent menacés de ruine, on confia à Lou Pan la tâche de les réparer. Sous la dynastie Ming, en l’année 1415 environ, il reçut le titre posthume de Grand Maître et Soutien de l’Empire et son esprit, croit-on, ne restera jamais sourd aux prières des artisans.

Le festin qui se déroula ce matin devant l’effigie de Lou Pan fut d’une nature extrêmement compliquée. Chaque point du menu avait sa raison d’être. Le boy numéro deux, en vertu de son ancienne carrière d’instituteur, joue toujours le rôle de Maître de Cérémonies, dans les occasions solennelles ; dès les premiers rayons de l’aube, il était sur les dents et veillait à tous les détails. Il me donna la liste suivante, ainsi conçue :

Lou Pan, le premier maître. Pose de la crête en un jour propice.

Numéros préparés :

Un bonheur complet : Ceci est une bande de papier écarlate sur lequel sont écrits les mots : « Puisse une grande joie venir en levant la poutre. » Le papier est collé sur la crête avant que les rites ne commencent.

Une paire d’oies : Emblèmes de la félicité conjugale.

Une paire de poissons : Parce que le mot yu, poisson, est un homonyme de yu, surplus ou excès, le poisson est devenu un symbole de richesse.

Une tête de porc : Par un calembour on change la tête de goret en un symbole de prospérité commerciale.

Boulettes garantes de prospérité : Des gâteaux cuits au bain-marie et faits de farine de riz. Ces gâteaux ont joué un rôle important durant la cérémonie.

Haricots au lait caillé : Le mot fou, lait caillé, est un homonyme de fou, bonheur, et on s’en sert pour suggérer la joie.

Bougies d’offrande : Les bougies sont généralement rouges, mais, dans ce cas, on préféra le vert. Le rouge évoque le feu et aurait pu donc être dangereux.

Lingots d’argent : Argent pour l’Esprit, destiné à être brûlé et à servir à Lou Pan pour son voyage de retour au Monde de l’Ombre.

Parfum de bois de santal : Bâtons d’encens destinés au même voyage de retour.

Parfum de longue vie : Des morceaux de bois de santal remplissaient un brûle-parfums, placé au centre de la table. On les alluma avant le commencement de la cérémonie, de sorte que, lorsque la foule s’assembla, l’air était embaumé par les nuages de fumée qui montaient dans la lumière en traçant de gracieuses volutes.

Gravir les hauteurs : D’énormes pétards, capables de faire un bruit dont n’importe quel démon puisse être infailliblement terrifié.

Cordonnets de Han : Des files de pétards minuscules qui à l’origine étaient une spécialité de Hankow.

Oignons souï, haricots au lait caillé et sel : Ces aliments sont considérés comme les ingrédients d’une nourriture rationnelle et servent, par là, à exprimer le souhait « vent harmonieux, pluie en rapport ». Cela veut dire « le vent et la pluie en quantités convenables et à des époques convenables », ce qui est un souhait normal pour ceux qui considèrent l’agriculture comme la première occupation de l’existence.

L’Herbe favorable, gage de prospérité : Un grand bouquet de feuilles d’iris parfumés.

Rouge du Lauréat Classique : Le nom d’un vin délicieux. Tous les trois ans, les examens des étudiants du troisième degré avaient lieu dans le palais et celui qui était reçu le premier était appelé tchouang yuan, lauréat classique.

Avant la pluie : Nom d’un thé très délicat., fait de feuilles cueillies très tôt dans la saison.

Vert dix mille années : Un bouquet de feuilles du toujours vert Rodhea Japonica ; c’est un emblème de longévité dont on se sert aussi comme formule de félicitations à cause d’un jeu de mots : ts’ing, vert, se prononce comme ts’ing, féliciter.

Nid du sommet : Un ornement de la forme d’une feuille de lotus doré, destiné à être placé au milieu de la crête.

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La crête elle-même était posée derrière la chaise de Lou Pan. Un charmant dessin en décorait le centre. Une bande verte aux bords dorés s’entrecroisait sur un fond écarlate, formant ainsi des espaces ovales, où étaient écrits en caractères verts « qui éloignent le feu » ces phrases antithétiques :

« Sur la crête suspendue au-dessus, mille années de richesse et de rang. »

« Sur le poteau qui se dresse, dix mille générations de splendeur et de gloire. »

Après que les châssis, destinés à soutenir la crête, eurent été soigneusement mortaisés ensemble, la cérémonie commença. Ping Yong remplit une toute petite tasse avec le Rouge du Lauréat Classique et la posa devant Lou Pan, après en avoir bu quelques gouttes lui-même; alors il vint à l’extrémité sud de la table et s’agenouilla longtemps sur un tabouret placé devant le saint patron, en inclinant., par intervalles, la tête jusqu’à terre. Il était vêtu d’un élégant costume marron foncé d’
« étoffe gravée ». Cette étoffe est faite de soie tissée à jours, d’un fort joli modèle. Quand sa fabrication est achevée, on l’enduit d’un vernis vert ou marron foncé, qui lui donne une certaine raideur et l’empêche de coller au corps. On porte, sans aucun dessous, l’habit et les pantalons d’étoffe gravée, pendant la grande chaleur. On a ainsi un costume très frais. L’air passe librement à travers les jours, qui, étant opaques, ne donnent aucune indécence au vêtement. Ping Yang accomplit tous les rites avec une grande solennité et quand il se leva, les châssis furent haussés à leur base de granit, étayés et solidement fixés. Une formidable salve de pétards et un violent battement de gongs écarta les mauvais esprits pendant la cérémonie. Le Nid du Sommet, qui était un don de Ping Yong, fut alors fixé sur la crête et l’Herbe favorable, gage de prospérité, aussi bien que le Vert dix mille années, liés par de longs rubans de soie rouge et verte, furent attachés à son milieu. La crête fut hissée en position au moyen de cordes et fut fixée par des chevilles de bois superbement sculptées, qui avaient au moins trois pieds de long. Pendant ce temps, les gongs et les pétards jouaient fidèlement leur rôle. Alors s’ensuivit la partie la plus intéressante de la cérémonie. Une planche fut mise sous la crête et un des jeunes charpentiers y grimpa, puis se plaça juste sous le Nid du Sommet ; on lui remit un plateau décoré en vert, pas en rouge, et rempli de Boulettes garantes de prospérité ; il jeta celles-ci, en chantant, aux quatre points cardinaux. Les Boulettes tombèrent dans la foule en extase qui se précipita pour les ramasser. Quant au jeune homme, vêtu seulement d’une paire de pantalons bleu clair et d’un foulard, il dressait sous les rubans rouges et verts son corps cuivré qui étincelait au soleil et qui se détachait sur un immense nuage blanc, formant ainsi un tableau extraordinaire. Il chanta alors une longue chanson où il invoqua les Saints Patrons et où il appela sur la maison des prospérités infinies.

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Une fois la chanson terminée et les boulettes distribuées, le jeune charpentier descendit et on enleva la planche. A ce moment, Amah, qui me soufflait ce que j’avais à faire, me mit dans la main des petits paquets remplis « d’argent à donner » que je présentai dûment aux différents contremaîtres, lesquels, changeant en sous les dollars d’argent, les distribuèrent à leurs hommes : les charpentiers, les maçons et les sculpteurs sur bois. Il y avait aussi un présent pour « l’homme couleur de mastic » qui avait décoré la crête. Les entrepreneurs et les contremaîtres s’inclinèrent ensuite à plusieurs reprises devant le clair portrait de Lou Pan. Il ne restait plus qu’à prendre congé de l’esprit à son départ ; aussi prépara-t-on une pile d’argent pour l’esprit. L’effigie de Pan fut déposée respectueusement sur cette pile et on y mit le feu. Pendant que les flammes rouges léchaient le petit tas, Ping Yong et ses assistants se tenaient aux quatre coins, en saluant avec énergie, chaque homme se serrant les mains à lui-même selon la coutume chinoise. Nous avions commandé cinq cents Boulettes garantes de prospérité ; toutes n’avaient pas été jetées aux quatre points cardinaux, aussi l’on distribua ce qui restait parmi la foule ; le festin fut transporté ailleurs et consommé plus tard par les ouvriers et nos domestiques ; ce fut la fin de la cérémonie.

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L’Idée chinoise d’un jardin

C’est un fait qui, de prime abord, peut paraître étrange, mais qui, néanmoins, est profondément vrai, que la compréhension d’un jardin chinois nécessite la compréhension de la philosophie chinoise. Cette compréhension serait également primordiale si j’avais à traiter de la peinture, de la poésie, en un mot, de la vie chinoise, en général. Pour bien se pénétrer de cette philosophie, imaginons un diagramme, où sont tracés deux cercles.

Au centre du cercle supérieur, se trouve Chang Ti, le Créateur, l’Empereur Suprême ou Céleste ; au centre du cercle inférieur, est le K’i ou l’Essence Vitale, le « souffle » tout-puissant de Chang Ti, grâce auquel le T’ai Ki, ou l’Ultime Principe, est mis en mouvement. Ce dernier produit les deux « Essences » Secondaires, les fameux Yin et Yang ou Essences négative et positive dans la nature, d’où découlent toutes choses.

Le Yin ou Essence négative correspond aux éléments féminins, à la faiblesse et aux ténèbres ; ses symboles sont la terre et l’onde.

Le Yang ou Essence positive correspond aux éléments masculins, à la force et à la lumière ; ses symboles sont le ciel et le soleil.

Au bas du diagramme, imaginons un cercle, où le noir et le blanc sont inégalement disposés. Ce cercle, dont l’importance est capitale, est la représentation conventionnelle de ces deux principes.

Dans cette philosophie, l’homme ne tient pas la position suprême de Maître de l’Univers. Bien qu’il soit la plus importante et la plus haute des « Dix Mille Choses » (ou Créations de la Nature), il est cependant considéré comme l’une d’elles et il trouve sa plus grande joie dans le lien de fraternité qui l’unit à ces choses.

La seule intelligence de cette philosophie n’est cependant pas suffisante pour comprendre l’idée chinoise d’un jardin. Il faut avoir également la connaissance du folk-lore, surtout de la partie qui concerne la croyance au Paradis Occidental et aux Iles des Immortels. Le Paradis Occidental est situé, dit-on, dans les Montagnes K’ouen Louen de l’Asie centrale et on pense que les îles se trouvent près de la côte orientale de la Chine du Nord : selon le folk-lore chinois, les deux endroits sont habités par des êtres d’origine surnaturelle et par d’autres créatures, qui, bien qu’ayant été mortelles dans une vie antérieure, ont atteint l’immortalité en vivant, dans les montagnes, une vie de contemplation. Quand la métamorphose est complète, elles sont transportées au Paradis par un dragon ou une grue, et là, elles cueillent les herbes magiques et vivent pour jamais dans un cadre enchanteur.

Il est aussi très important de considérer quelle était la vie menée par un membre de l’aristocratie chinoise avant la Révolution. La seule aristocratie qui ait jamais existé en Chine, à part les membres du Clan Impérial, était une aristocratie d’intelligence. Tous ceux qui avaient passé leurs examens de littérature pouvaient accéder à la classe officielle ; ces examens étaient ouverts à tous, aux pauvres comme aux riches ; seules en étaient exclues certaines classes sociales que les Chinois considèrent comme inférieures, telles que celles des acteurs, des coiffeurs, etc. Après avoir occupé une position officielle, et après avoir atteint la richesse et un rang élevé, le fonctionnaire établissait une kia ou grande maison patriarcale, dans laquelle trouvaient abri et hospitalité toutes les ramifications de son arbre familial. Pour un homme qui avait passé des années à étudier la littérature en vue d’examens futurs, et qui, pendant des années, s’était imprégné d’art et de poésie, pour cet homme, l’inévitable brouhaha de la kia devait être très fatigant ; il va sans dire, également, que le poste de fonctionnaire n’était pas, en lui-même, une sinécure. Il faut ajouter que celui-ci avait probablement aussi acquis une connaissance complète des sept beaux arts qui sont : la calligraphie, la peinture, le jeu du luth de table, le jeu d’échecs, la poésie, la dégustation du vin et la culture des fleurs. Pour goûter pleinement ces joies rares, il lui fallait, la paix, le calme, la douceur de l’amitié et le charme de l’entourage. C’est pourquoi l’idéal d’un intellectuel est de se réfugier dans une maison de campagne, perchée au flanc de la montagne, où lui et ses amis puissent se retirer à leur gré et laisser leurs cœurs — qui sont, bien entendu, regardés comme le siège de la pensée — battre à l’unisson du pouls harmonieux de la grande nature.

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Ce n’est qu’après avoir compris ce point de vue, universel en Chine, que j’ai pu répondre moi-même à cette question si simple en apparence, si complexe en vérité : quelle est l’idée chinoise d’un jardin ? L’idée chinoise d’un jardin est celle-ci : le jardin sera la reproduction aussi exacte que possible des aspects innombrables de la nature, et particulièrement de la retraite montagnarde où l’intellectuel a goûté autrefois les douceurs de la méditation. C’était un fait assez rare, du reste, que de voir un fonctionnaire s’isoler du monde ; et comme, selon le système social en vogue alors, les femmes de Chine n’avaient pas accès à la retraite désolée de la montagne, leur curiosité naturelle était satisfaite puisqu’on amenait littéralement la montagne à Mahomet et que l’on transplantait, pour ainsi dire, la montagne dans le plan qu’on traçait d’un jardin chinois.

En discutant le plan des jardins, Monsieur-le-Cultivateur-de-Bambous me dit :

— Vous me demandez pourquoi un jardin est désirable ? Peut-être l’endroit où l’on vit retentit de bruits chaotiques ; aussi le cœur n’est pas ouvert (idiome chinois qui veut dire : être en paix). Quand un homme vient en ce monde, il ressent trois grands besoins : la nourriture, les vêtements et une demeure. La nourriture et les vêtements doivent être variés, et la demeure ne doit pas être monotone. L’homme aime la variété. Même celui dont l’intelligence n’est pas cultivée séjourne dans les montagnes, bien qu’il ne les apprécie pas toujours, mais l’homme raffiné en goûte immensément les délices. Il n’est pas important qu’un homme soit riche pour créer un jardin, bien que, naturellement, il lui faille de l’argent, mais il doit être cultivé, et avoir le sens de l’art. Il désire ardemment ramener les montagnes vers lui pour avoir une vue de la nature, et pour cela, il lui faut un jardin. Si le site choisi est plat et banal, le jardin sera comme « coupé du bois ». Pour lui donner de l’intérêt, on devrait pouvoir embrasser un lointain horizon, et dans ce but, on doit avoir des collines. Il n’y a pas de jardin sans collines. On doit aussi avoir de l’eau. Les hautes collines d’où coulent les eaux ont toujours des torrents sur leurs flancs et autour de leur base. On peut dire, d’après la nature de ces collines faites de main d’homme et d’après l’aspect naturel ou artificiel des torrents, si le savoir d’un homme est profond ou superficiel. Il va de soi que les jardins peuvent être placés dans n’importe quel endroit, mais l’homme cultivé ira dans la partie la moins peuplée de la ville, près des remparts, et ainsi, quand il gravira ses collines, son regard embrassera la campagne, et, lui, oubliera qu’il est entouré de maisons. »

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Beaucoup de jardins historiques ont existé dans le Céleste Empire et il est important de noter que deux cents ans avant l’ère chrétienne, l’empereur Wou de Han créa un parc immense appelé le Chang Lin ou Parc Royal, où il désirait passer des heures et des jours heureux. Cependant, l’opinion publique, toujours si puissante en Chine, vit d’un mauvais œil cet accaparement de terre arable et l’empereur fut obligé d’abandonner son parc et dut laisser ses fermiers le cultiver à nouveau. Cet incident prouve que les Chinois n’ont jamais permis que, pour son usage privé, une personne, si élevé que fût son rang, empiétât par trop sur la terre labourable. Les jardins, quoique pleins de collines, de lacs, de vallées et de panoramas, n’occupent, en réalité, qu’un très petit espace, et nos jardins d’Occident avec leurs vastes gazons et leurs larges bordures ne seraient jamais tolérés en Chine, où l’agriculture tient une place capitale.

A ce propos, il est intéressant de rappeler que la classification chinoise du système social est ainsi : les savants, les agriculteurs, les laboureurs, les commerçants. Quant aux soldats, aux marins et aux autres classes que nous honorons, elles ne sont pas même mentionnées dans le Système social.

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Nanking, Soochow et Hangchow, cités de la Chine centrale, sont renommées pour la beauté de leurs jardins ; à Shanghaï, également, on trouve les adorables vestiges d’un jardin fameux. Les Annales de cette cité nous apprennent que l’espace compris au nord du Temple du Gardien de la Cité était occupé pour un jardin primitivement dénommé le Yu Yan ou Jardin du Sans-Gêne et appartenant à un certain Pan Ngen qui l’avait créé pour le plaisir de sa mère. Les Annales citent les propres paroles de Pan Ngen, qui sont les suivantes :

« A l’ouest de ma maison, il y avait d’abord un jardin potager, des champs et des arbres. En l’année 1559, ayant terminé ma fonction au bureau des Rites, à Pékin, et ayant devant moi une certaine période de loisir, j’ai ramassé quelques rochers et j’ai demandé à des ouvriers de les disposer à mon gré. J’ai creusé une mare, construit un pavillon et planté des bambous. »

Ces derniers sont d’une importance primordiale dans un jardin. Le fameux poète Sou Tong-po dit : « S’il n’y a pas de bambous, alors les gens sont sans culture et sans instruction. » Les quatre choses que mentionne Pan Ngen, c’est-à-dire les rochers, les mares, les pavillons et les bambous, peuvent être considérées comme les piliers d’un jardin, piliers sur lesquels repose tout le reste. Mais revenons au récit du vieux fonctionnaire :

« Pendant vingt ans, j’ai continué à édifier un jardin. Sur un siège, je me suis assis, avec une pensée, j’ai pensé, et, d’un bon repos, je me suis reposé ; mais ce n’était pas encore très bon. Quand, en 1577, j’ai quitté Szechuen, où j’avais rempli le poste de trésorier provincial, j’ai donné mon cœur entier à l’affaire. Toute ma pensée a été pour le jardin. J’ai acheté quantité de champs et j’en ai consacré les produits à embellir mon jardin. A l’est, j’ai élevé plusieurs bâtiments à deux étages pour étouffer les rumeurs et les bruits de la ville. Au centre, j’ai placé une porte sur laquelle une plaque portait les caractères « Yu Yuan » (Jardin du Sans-Gêne). Il y avait encore une porte quelque part à l’ouest, où s’étalait l’inscription suivante : La Beauté pénètre petit à petit. Plus loin, au fronton d’une arche, on voyait écrits les quatre caractères « Jen King Hou T’ien » (La place des hommes est dans le Ciel des immortels). Au nord de l’arche se dressait, comme curieux exemple de travail de la nature, un rocher merveilleux, considéré comme le plus beau de l’Empire. »

Je note, en passant, que le rocher parfait doit, en Chine, posséder les qualités suivantes : il doit être maigre, ridé, hideux comme un épouvantail et criblé de trous.

Le rocher dont parle Pan Ngen a disparu, mais dans la ville chinoise de Shanghaï se dresse encore un rocher fameux, qui appartenait au Jardin du Sans-Gêne et qu’on appelle « l’Étoile de la Littérature » à cause d’une soi-disant ressemblance avec l’aspect du Saint Patron du Savoir.

Mais poursuivons le récit :

« Derrière une grande salle, perchait au bord de l’eau une petite maison avec une grille rouge, où l’on pouvait s’accouder pour donner en pâture aux poissons des gâteaux de farine. On l’appelait « le kiosque des joyeux poissons ».

Après bien des détails minutieux, Pan Ngen parle d’un grand étang couvert de lotus et d’un ruisseau fleuri qui coule de « l’ouest à l’est » et qu’on peut encore contempler aujourd’hui.

Une légende raconte que l’empereur, ayant entendu vanter les splendeurs du jardin de Pan Ngen, vit d’un mauvais œil un sujet se permettant une telle magnificence et que ce dernier jugea prudent de rendre public l’accès de son jardin, dont on se servit comme Temple des Murs et Fossés de la Cité. Les Annales ne mentionnent pas ce fait. Au contraire, elles disent que la demeure de Pan Ngen, sur l’emplacement de laquelle se dresse aujourd’hui la cathédrale catholique, occupait, avec ses jardins, une superficie d’environ 5 hectares et que les habitants de Shanghaï ont acheté, en 1761, le jardin de Pan Ngen à ses successeurs, l’ont remis en état avec les fonds publics et l’ont appelé le Jardin occidental. Elles mentionnent encore, entre autres détails, une salle que Pan Ngen a fait construire quand il eut atteint l’âge de quatre-vingts ans. Il dénomma cette salle « la Salle des Quatre Vieux ». Trois de ces quatre vieux étaient ses frères qui dépassaient chacun soixante-dix hivers. Quant au quatrième, c’était Pan Ngen lui-même.

En 1861, des maisons étrangères furent bâties pour abriter les soldats occidentaux. Les collines de rochers qui ornaient les jardins furent mises en pièces pour remplir les étangs et servir ainsi de bases solides aux constructions nouvelles. Et les Annales terminent l’histoire du « Jardin du Sans-Gêne » avec ces mots mélancoliques : « Depuis lors, à quels endroits s’élevaient les collines ? A quels endroits s’étendaient les mares ?... on ne peut plus le savoir.»

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Le neuvième jour de la neuvième lune, le Jardin occidental présente un aspect extraordinaire. On y entre gratuitement, et une foule bizarre d’hommes, de femmes et d’enfants de tout âge et de toute condition l’envahit et couvre les sentiers et les collines rocheuses. La ferme croyance que l’ascension d’une colline en ce jour particulier est un certificat de santé pour l’année qui suit, a son origine dans la légende suivante :

Au commencement de l’ère actuelle, vivait, dans la cité de Jou-nan, un certain Houan King, à qui son ami Fei Tch’ang-fang dit un jour :

— Le neuvième jour du neuvième mois, une calamité fondra sur la ville. Il te faut prendre un sac et le remplir avec une certaine plante. Pends-le à ton bras ; monte ensuite avec ta famille au sommet d’une montagne et bois du vin de chrysanthème. Vous serez tous ainsi hors de danger.

Houan King obéit, et, à son retour, il trouva morts toutes les volailles et tous les animaux. « Ils ont péri à ta place », lui dit Fei Tch’ang-fang. Et depuis, la coutume de grimper sur une colline, en ce jour fatidique, a été universellement observée. Ceux qui peuvent se le permettre mangent même des crabes et ornent leur table d’un vase de chrysanthèmes jaunes.

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En plus de ce « Jardin du Sans-Gêne » qui est donc maintenant le Jardin occidental, il y a, à Shanghai, un Jardin oriental ou Jardin intérieur qui fut créé en 1710. Celui-ci est entretenu par la corporation des banquiers. Il a été récemment renouvelé à la perfection et on en a fait un véritable joyau.

Soit dit en passant, tous les empereurs et toutes les impératrices de la Chine ont toujours eu la tentation de faire tracer de magnifiques jardins de plaisance. On raconte que la dernière impératrice douairière a dépensé la somme destinée à la création d’une marine à faire construire les merveilleux bâtiments qui ornent le présent palais d’été. Quant à ses prédécesseurs, ils ont dépensé des sommes fabuleuses dans le merveilleux Yuan Ming Yuan (Clair Jardin Rond), dessiné dans le style français et qui fut complètement rasé, en 1860, par les troupes alliées, en guise de représailles.

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Après avoir considéré les jardins d’un point de vue général, entrons maintenant dans certains détails d’« ameublement ». On prépare des places définies pour certaines fleurs et, en transposant le proverbe, on pourrait dire « chaque fleur à sa place ». L’emplacement des arbres à fleurs est soigneusement choisi ; les pivoines sont étagées en terrasses ; les lotus s’épanouissent dans leurs mares ; les chrysanthèmes et les orchidées poussent généralement dans des pots, entourés d’un soin minutieux.

Il m’a été impossible de trouver un traité sur les jardins, ce qui est facile à comprendre, puisque la création d’un jardin est le fait d’une ardente imagination ; mais il y a de nombreux ouvrages relatifs à la culture des fleurs. Un écrivain de la dynastie Yuan, laquelle s’épanouissait au temps des croisades, a divisé les pivoines en trente-neuf variétés. Antérieurement, au début du onzième siècle, Leou Ming écrivit un ouvrage sur les chrysanthèmes, les divisant en trente-cinq variétés.

Les expositions de fleurs sont très populaires. Les plus importantes sont les expositions de pruniers nains, de chrysanthèmes, de pivoines moutan, de melons et surtout de lan houa.

Les lan houa, petites fleurs subtiles au parfum délicieux, sont divisées en deux classes principales : la première qui éclot au printemps et la seconde en automne. Les pétales de ce bijou sont étrangement variés. Dans les expositions, les lan houa sont dressées sur des étagères surélevées. Le culte du peuple est si grand pour ces fleurs que, lorsque les bateaux reviennent des montagnes, avec une abondante moisson d’orchidées, les amateurs envoient leurs domestiques au-devant de ces odorantes cargaisons. Ils risquent l’achat de tout un bateau rien que pour la délicate surprise de trouver par hasard une toute petite fleur d’une variété nouvelle.

Les chrysanthèmes sont dotés de noms charmants et raffinés. Le bouton jaune, celui qui se rapproche de la forme sauvage, s’appelle « Ciel-plein-d’Étoiles » et le grand mauve échevelé se nomme « Ivre-du-vin-fait-des-pêches-des-Immortels ». Chaque fleur a une appellation spéciale et poétique, mais il serait trop long de les énumérer toutes. La pivoine moutan est considérée comme la fleur du principe de Yang, — celui de la lumière, de la force et de la virilité, — et elle est la reine des fleurs. Son nom seul, mou signifiant mâle, et tan vermillon, suggère les qualités que l’on a attribuées à la fleur et qui l’ont fait choisir comme un symbole de bonne fortune. On la dénomme souvent jou kouei, c’est-à-dire bonheur et richesse, ou Lou Yang Houa, fleur de Lou Yang, parce qu’elle est, dit-on, originaire de cette cité. Comme il n’y a pas de variété dans les pétales, les noms des pivoines évoquent seulement leur couleur; ainsi les fleurs rouge foncé, qui sont très prisées, sont appelées Encre, les blanches, Jade et les crèmes, Clair Moutan.

Les expositions d’azalées sont plus modernes, comme les délicieuses expositions de citrons à main de Bouddha et de melons. Ces courges et ces citrons sont arrangés d’une manière quasi rituelle. Ceux qui sont réservés à l’usage de la grande salle sont placés sur des assiettes, en forme pyramidale, trois en bas et un en haut, mais pour la bibliothèque, ils reposent dans des bols de grande valeur sur un tapis de riz ou de sable blanc.

L’« ameublement » d’un jardin, en dehors des plantes et des arbres, des rochers et des mares que fournit la nature, mais que l’homme transplante, est très varié. La partie la plus importante en est formée par les inscriptions et les fresques enchâssées qui embellissent les différents murs et bâtiments. Les houa k’iang ou murs ornementés sont d’un intérêt tout spécial. Ils sont de deux sortes. D’abord, les murs dont les ouvertures aux formes fantastiques laissent une petite échappée sur l’horizon, et ensuite ceux dont la surface minutieusement préparée permet aux invités de peindre une scène de la nature ou d’écrire un poème. Ces derniers portent à leur fronton des figures d’argile représentant des scènes historiques, dont l’authenticité est parfois sujette à caution ; on voit, par exemple, un héros en costume de la dynastie Tcheou, qui livre bataille à un adversaire vêtu du costume qu’on portait sous la dynastie T’ang, laquelle régnait mille ans plus tard.

Les maçons, qui ne sont pas des gens éduqués, suivent leur propre fantaisie, et pourvu qu’ils fassent des personnages pleins de vie, le propriétaire est satisfait. Les Chinois ont un proverbe qui dit : L’ornement n’a pas d’ordre défini ; s’il apporte de la distraction, c’est suffisant.

Les murs surmontés de dragons sont très populaires, et la sinuosité du corps du serpent évoque la sinuosité des collines. L’addition d’une tête et d’une queue est probablement assez moderne, mais elle est très en faveur à notre époque. Au-dessus de la porte d’entrée du Jardin du Sans-Gêne, se dressent deux superbes dragons qui supportent entre eux la perle enflammée. Dans le Jardin intérieur se trouve une tête de dragon très bien modelée ; la bête semble vouloir avaler le tch’an ou crapaud à trois pattes, qui vit dans la lune. Le symbole absolu de ce groupe demeure obscur, malgré plusieurs théories qui en ont tenté l’explication. La légende a, cependant, inspiré nombre de poètes qui désignent souvent la lune sous le nom de tch’an ou crapaud à trois pattes.

Tandis que nous nous servons du mot « jardin » pour les terrains de plaisance de toutes sortes, les Chinois, eux, font une différence. Un hua yuan ou jardin des fleurs, doit avoir un mur et être un endroit d’importance ; mais ce que nous appellerions un jardinet, ils l’appellent hua p’ou, lieu où les fleurs sont répandues.

La description la plus fameuse et la plus vivante d’un jardin chinois est probablement celle qui se trouve contenue dans ce roman indigène Hong Leou Mong ou Rêve de la Chambre rouge. Ce conte, écrit en cent vingt chapitres, raconte l’histoire d’une famille riche nommée Chia, dont le fils Pao-yu ou Jade Précieux, garçon très doué, est le héros. Une fille, Yuan Tch’ouen, devient Fei ou impératrice consort, c’est-à-dire celle des femmes de l’empereur qui vient immédiatement après l’impératrice. Selon les rites, il est nécessaire que lors de son accession à cette haute fortune, elle aille rendre visite à ses parents, et c’est en honneur de cette visite que le jardin est agrandi et nouvellement décoré. Ce conte original, qui nous fait pénétrer dans la vie domestique des Chinois, a été merveilleusement traduit, par un consul d’Angleterre, mort aujourd’hui et nommé M. Joly.

Après avoir donné les détails de la réception où la promotion de la jeune fille fut annoncée et après avoir décrit l’émotion des parents, le récit continue de la manière suivante :

« A partir de ce jour, on embaucha, en aussi grand nombre que possible, les ouvriers de chaque métier, et on entassa sans arrêt, au fur et à mesure qu’on les apportait, les articles d’or, d’argent, de cuivre et d’autres métaux, aussi bien que de la terre, du bois, des tuiles et des briques.

Les rochers et les arbres, n’étant pas en nombre suffisant, étaient transportés sur le devant. Toutes ces transformations avaient lieu sous la direction absolue d’un vieillard nommé Hou, Homme de qualité et surnommé « le fils des collines et des landes ».

Les tablettes et les inscriptions présentaient une difficulté, car, selon la coutume, c’est l’impératrice consort qui devait les écrire. Cependant, comme dit la famille :

« Si nous attendons que les inscriptions soient composées par Son Altesse au cours de la visite, dont nous lui demanderons d’honorer nos terres, un paysage si vaste, avec tellement de pavillons et de kiosques, même s’il est peuplé de fleurs, de saules, de rochers et de ruisseaux, ne sera pas le cadre suffisant à sa beauté, tant qu’il y manquera le caractère des devises. »

Alors, on proposa de faire visiter le jardin à plusieurs membres de la famille, et de faire écrire au jeune Pao-yu des inscriptions temporaires. Ce plan fut approuvé et la compagnie s’en fut vers la porte du jardin. Le maître de la maison dit alors :

— Veillez à ce que la porte du jardin soit fermée un instant, nous verrons le dehors et ensuite nous entrerons.

Kia Tcheng, le père, regarda d’abord droit devant lui, vers la porte et embrassa du regard une enfilade de cinq appartements. Les tuiles cylindriques des toits ressemblaient à des dos d’anguilles.

Les murs étaient peints à la chaux et aucune de ces couleurs disparates et éclatantes alors à la mode ne frappait le regard. Il en ressentit naturellement une grande joie et quand il demanda que la porte fût ouverte, une ligne de collines qui masquaient l’horizon s’offrit à la vue de chacun.

— Sans ces collines, expliqua Kia Tcheng, tout ce que contient le panorama éclaterait à vos yeux, dès que vous auriez fait un pas dans le jardin, et alors, dites-moi, où serait le plaisir ?

— Parfaitement, répliquèrent les invités. Mais si l’on n’avait pas, dans le cœur, les ravins et les vastes collines, comment pourrait-on être doué de tels trésors d’imagination ?

Alors, jetant un regard devant eux, ils aperçurent des rochers blancs et rugueux semblables à des démons ou à des bêtes sauvages, les uns croisés, les autres en hauteur on en largeur, et dans ces masses, comme l’intestin d’un mouton, serpentait un petit sentier.

On nous décrit ensuite minutieusement la promenade, on pourrait même dire l’excursion de la famille dans le jardin, et on nous raconte toutes les discussions relatives aux devises convenables. Les oncles de Pao-yu admiraient celles que le jeune homme avaient suggérées, mais son père portait un jugement sévère en disant : « Vous devriez vous moquer de lui, et rien d’autre. » Cependant, Pao-yu composa une paire de tablettes à antithèses, de sept mots chacune :

Les saules sur le bord du sentier tortueux, et les trois perches de vert bambou échangent leurs tons de martin-pêcheur.

Les fleurs, sur les rives opposées, remplissent d’un même parfum la distance qui les sépare.

Tout en continuant la promenade, on est arrivé à un petit kiosque, entouré de bambous et autour duquel coulait l’eau fraîche d’une source :

— Cet endroit, observa Kia Tcheng, plein de sourires, est plaisant en vérité, et si on pouvait, par une nuit de lune, s’asseoir sous le saule et se plonger dans l’étude, on ne gâcherait pas sa vie.

On demanda au jeune Pao-yu une autre paire de phrases à antithèses, et celui-ci récita :

Le thé de l’antique urne à trois pieds est consommé, mais la sombre fumée s’élève encore.

Le jeu d’échecs près de la tranquille fenêtre est terminé,

Mais les doigts portent encore la froide empreinte des figures de pierre.

Puis on continue la promenade en admirant les chaumières, les arbres multiples, l’harmonieux cours d’eau qui ornaient et embellissaient le jardin. La description se poursuit avec infiniment de détails jusqu’au point culminant de l’histoire, où Sa Majesté impériale arrive.

Sitôt entrée dans la maison, où elle fut déposée par ses demoiselles et ses dames d’honneur, elle procéda à un changement de toilette dans un pavillon rouge noyé dans la verdure ; après quoi, elle alla respirer l’air du jardin, où elle fut caressée par l’odeur de l’encens et éblouie par la coloration des fleurs. Le saule, l’amandier et tout le bouquet des arbres étaient, du fait de l’hiver, dépouillés de leurs fleurs et de leurs feuilles, mais des fleurs de soie et de papier de riz avaient suppléé au deuil de la nature. Du haut de chaque branche se balançaient d’innombrables lanternes. C’était comme un monde de cristal, de perles et de pierres précieuses.

— Quelle folle dépense, quelle perte excessive !, murmura-t-elle.

Yuan Tch’ouen remarqua les diverses tablettes, mais elle avait grande hâte de voir ses parents. A leur vue, elle éclata en sanglots, et son émotion gagna tous les siens.

— Hier, on m’a envoyée, dit-elle, dans ce palais, où nous sommes cachées aux regards du monde, et aujourd’hui, après d’immenses difficultés, je suis revenue dans ma maison natale ; et maintenant que nous avons été réunis, au lieu de rire ou de bavarder, nous laissons, au contraire, couler d’abondantes larmes. Bientôt, je serai partie et qui sait si nous pourrons jamais nous revoir. Les familles de paysans, ajouta-t-elle, se nourrissent de leurs choux salés et portent des vêtements en étoffes de coton ; mais ils peuvent naturellement jouir entre eux des liens du sang. Nous, hélas ! quoique nous soyons d’un même os et d’une même chair, nous sommes, avec tout notre luxe et nos honneurs, obligés de vivre à part, et cet éloignement tue le bonheur.

Après avoir dominé son émotion, l’impératrice consort, suivie de sa famille, alla visiter le jardin, qu’elle dénomma « Jardin de la Vaste Perspective ». Elle goûta la splendeur du panorama et admira les poèmes écrits par Pao-yu et les autres.

Il y eut ensuite une représentation théâtrale et une distribution de présents.

Puis, les eunuques annoncèrent respectueusement :

— Il est déjà trois heures moins le quart et s’il plaît à Votre Majesté, Votre Majesté pourra monter dans son char impérial.

Sa mère et les autres intimes avaient tellement pleuré à l’idée d’une séparation définitive que les sanglots s’étouffèrent dans leur gorge. L’impératrice avait eu beau les consoler, leur dévoilant la grâce suprême que l’empereur lui avait accordée en lui permettant de recevoir sa famille au palais, une fois par mois, mais rien n’arrêtait les larmes des siens. Cependant, les usages de la Maison impériale étaient plus forts que le sentiment. On ne pouvait pas les enfreindre, et Yuan Tch’ouen n’avait d’autre alternative que de faire taire l’angoisse de son cœur, de monter dans son char et de partir pour suivre sa destinée.

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Les descriptions de jardins chinois et les histoires qui s’y rattachent sont, à proprement parler, innombrables et je me trouve confondue devant leur multiplicité. Les jardins de plaisance du clan Hou, dans les murs de Nankin, sont délicieux, avec leur terrasse et leur lac ; on y voit aussi une chapelle, de nombreux pavillons, des rochers bien empilés les uns sur les autres, et un des murs les plus exquis qu’il m’ait jamais été donné de voir. Ce mur est percé d’ouvertures qui affectent la forme de papillons et dont le dessin est des plus originaux.

Les rochers naturels les plus fameux en Chine se trouvent dans le Che Tseu Lin (Forêt du Lion) à Soochow ; c’est un jardin qu’on est heureusement en train de restaurer d’une manière splendide. Les rochers y sont tout à fait remarquables et furent à l’origine placés dans leur position actuelle par Ni Tsan, un artiste qui vivait au quatorzième siècle. Ce dernier était un homme timide, nerveux, aux dispositions d’anachorète, vivant sa vie loin du monde, et les Chinois considèrent ses esquisses de plantes et particulièrement d’arbres nus comme incomparables. Cet artiste a aussi dessiné un autre jardin fameux, à Soochow, qu’on appelle le Jardin Fou (Revenu) parce que, après avoir été longtemps désert et inculte, il fut remis en état par un nommé Kiang. Son charme est exquis. Dans le Jardin « Revenu » est exposée une longue inscription gravée dans la pierre et qui est l’œuvre d’un écrivain fameux, Chen To-ts’ien, lequel a visité le jardin vers le milieu du dix-huitième siècle. J’ai réussi à en pénétrer le sens. Voici ce que dit Chen To-ts’ien :

« La première fois que j’ai visité le jardin, je ne l’ai pas vu d’une manière complète, car j’étais obligé de partir pour Pékin ; mais quelques années plus tard, je suis revenu et je me suis promené dans le jardin.

« Il me semblait que les collines étaient plus hautes, les mares plus profondes et les pics plus nombreux. Les nuages du ciel se reflétaient sur la surface de l’eau, c’était encore plus joli qu’autrefois. L’endroit était bien le vieil endroit, mais les sentiers tortueux, les courbes des mares semblaient en nombre plus grand, c’était comme si mes yeux les voyaient pour la première fois. Les hautes branches des arbres, en se pressant l’une contre l’autre, empêchaient les rayons du soleil de pénétrer ; les basses branches écrivaient des caractères sur le miroir de l’eau. Le seigneur du jardin préparait du vin et en offrait à ses hôtes ; on chantait des chansons, on bavardait et on jouissait de l’heure. Les oiseaux volaient, les poissons nageaient ! c’était comme aux temps très anciens où ni poisson ni oiseau n’avaient crainte de l’homme.

« Je complais sur mes doigts qu’il y avait quatre ou cinq ans depuis que le jardin avait repris sa beauté première, et c’est pourquoi nous l’avons nommé Fou (Revenu). »

L’impression personnelle que m’a laissée ma visite à ce jardin est encore extrêmement vivante.

D’abord, je suis entrée dans une cour carrée qui semblait complètement envahie par une gigantesque glycine. Il était impossible de dire avec certitude l’âge de cet arbre, dont l’énorme tronc, couvert de mousse et tortueux comme un corps de dragon, pouvait avoir, il y a mille ans, plongé ses racines dans le sein de la terre. La cour, cependant, ne fait plus partie du Fou Yuan ; pour atteindre le jardin « Revenu », on doit descendre le long d’une allée étroite qui court au pied des murs. Le jardin est beaucoup plus petit qu’aux jours de sa perfection et il est maintenant dans un état de triste abandon. Malgré tout, dans la claire et métallique lumière d’un jour de printemps, son charme est infini, et il réalise à merveille l’idée type d’un jardin chinois, qu’une petite fille chinoise avait essayé d’exprimer au cours d’une composition anglaise, où la pauvre enfant se débattait péniblement. Voici ce qu’elle écrivait :

« Un jardin chinois est quoi ? Il y a beaucoup de définitions qu’on peut sortir. En un mot, c’est la vaste assemblée de beaucoup de beaux paysages, comme des lacs, des montagnes, des ponts, des oiseaux qui chantent, des poissons d’or, des animaux sauvages, des ruines anciennes, et ainsi de suite, avec des kiosques magnifiques parfaitement bâtis. »

Et c’est bien vrai !

Le but capital de la conception et de la réalisation du jardin chinois est de garder pour toujours au cœur de l’homme l’idée de son identification avec le Yin et le Yang, ainsi qu’avec le grand T’ai Ki, l’Esprit du Créateur en qui toutes les choses ont leur être.

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