Alexandre Jacovleff (1887-1938) et Tchou Kia-kien

LE THÉÂTRE CHINOIS

Peintures, sanguines, croquis, et préface d'A. Jacovleff. Texte de TCHOU Kia-kien
M. de Brunoff, éditeur, Paris, 1922.

  • Préface : "Sous la forme d'une suite d'impressions fugitives et de visions plastiques, en Occidental guidé par mon imagination et mon instinct de peintre, je voudrais expliquer l'attrait de l'art théâtral chinois et l'importance que je lui attribue... Stylisé mais profondément humain, cet art, créé par un peuple, s'est formé par le temps. Cet art, où l'initiative de l'individu est réglée par les nobles traditions des dynasties passées, nous rattache aux époques les plus anciennes..."
  • "Devant des châssis hérissés d'une quarantaine de pinceaux — un pour chaque teinte, — des pots de couleurs grasses sont rangés sur des réchauds en fonte. Les couleurs vives, intenses, de cette palette ne sont pas appropriées au maquillage imitatif ; elles servent à peindre le masque rituel et absolument conventionnel, qui absorbe chez l'acteur tout élément personnel. Des odeurs de suif et de sueur se combinent. Les acteurs se griment. Prodigieuse est l'habileté des mains jaunes émaciées, dont l'une tient un petit miroir, l'autre — se retournant à la chinoise, — le pinceau qui travaille avec vitesse et précision, distribue des taches colorées, délimitées avec une netteté pure et primitive, sur les surfaces lisses des visages imberbes."
  • "Le masque peint rappelle ceux que l'on voit sur les peintures anciennes ou les gravures populaires ; c'est un vrai masque, où, seuls, les yeux vivent d'une vie exagérée, roulent, louchent, s'agitent plutôt qu'ils ne miment. Parfois immobiles, au contraire, ils rappellent ces incrustations en quartz et agate, qui évoquent, avec tout l'ensemble de l'attirail somptueux, certaines déités des temples Tao-Ist. Souvent la bouche, la partie la plus mobile du visage, se couvre entièrement d'une barbe lisse et touffue. Même sans la barbe, l'ornementation du masque peint est si précise et conventionnelle que la bouche ne participe presque pas à la mimique de la physionomie. C'est pourquoi, quoique les masques à proprement parler s'emploient très rarement, le théâtre chinois est le théâtre des masques. Il est aussi le théâtre des caractères créés et définis par les traditions séculaires."

Extraits : L'origine - Les théâtres - Des acteurs et des actrices - Coulisses, discipline et superstitions. Maquillage et travesti - Personnages, costumes et parures - Symboles et sources - Conclusion - Alexandre Jacovleff, par Félicien Challaye
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Le théâtre chinois. Peintures, sanguines, croquis, et préface d'Alexandre JACOVLEFF (1887-1938). Texte de TCHOU Kia-kien. de Brunoff, éditeur, Paris, 1922.
Une scène de la pièce Fang-mien-hao (Filage du coton). Deux comiques chantent des chansons populaires.
Le théâtre chinois. Peintures, sanguines, croquis, et préface d'Alexandre JACOVLEFF (1887-1938). Texte de TCHOU Kia-kien. de Brunoff, éditeur, Paris, 1922.
Acteur chinois.


L'ORIGINE

Vers quelle époque l'art dramatique a-t-il pris naissance en Chine ? L'histoire de ce pays ne nous le dit pas. Elle nous apprend seulement que l'empereur Ming-houang, des T'ang, qui a régné de 712 à 755 de l'ère chrétienne, avait à sa disposition une troupe de trois cents comédiens qu'il dirigeait et instruisait en personne dans le « Jardin des Poiriers ». Les lettrés chinois sont d'accord pour dire que les plus anciennes pièces de théâtre, connues sous le nom de Tchouan-k'i, remontent à cette époque.

La même histoire nous rapporte un autre fait plus précis : durant la dynastie des T'ang postérieurs, l'empereur Tchouang-tsong, qui n'a régné que pendant trois ans (923-926), connaissait très bien la musique et les jeux de scène. Il se fardait et se déguisait pour jouer lui-même des pièces dans sa résidence privée, parmi les comédiens — ce qui lui a fait perdre d'abord son prestige aux yeux de ceux-ci, et ensuite sa vie, par l'attentat commis par un de ses comédiens favoris.

En raison de bouleversements politiques, l'art théâtral a subi une éclipse, qui s'est prolongée pendant un demi-siècle, jusqu'à l'avènement des Song.

Sous la dynastie des Song, qui est restée au pouvoir trois siècles durant, on a repris les anciennes traditions dans toutes les branches artistiques. Et le théâtre a recommencé sa vie normale. Les pièces dramatiques composées par les auteurs de cette époque sont connues sous la dénomination de Hi-k'iu.

Mais c'est sous les Yuan (dynastie mongole, 1280-1368) que l'art dramatique a pris un développement considérable. Malgré la courte durée de cette dynastie, les pièces écrites par les lettrés d'alors sont d'un nombre important et d'un style remarquable. Une collection contenant cent pièces de cette époque nous offre des chefs-d'œuvre dramatiques qu'on joue encore dans certaines parties de la Chine.

Le théâtre chinois. Peintures, sanguines, croquis, et préface d'Alexandre JACOVLEFF (1887-1938). Texte de TCHOU Kia-kien. de Brunoff, éditeur, Paris, 1922.
Acteur chinois.

Ici l'histoire du théâtre chinois enregistre une modification profonde. Car les pièces des T'ang, des Song et des Yuan représentent l'ancien théâtre chinois, et ce genre prend fin avec la chute des Yuan (1368). Je n'entreprendrai pas l'analyse de ces pièces. Je me bornerai à dire que chacune d'elles est composée de plusieurs actes dans lesquels le chant est mêlé au dialogue parlé et se joue sur une musique très savante. Dans la représentation de ce genre de pièces, le principal instrument de musique est la flûte en bambou.

Comme ce genre de théâtre est particulièrement apprécié des gens de la ville de K'ouen-Chan qui y excellent, on lui donne le nom de K'ouen-K'iang (Chant de K'ouen-Chan). Seulement, par son langage très littéraire et par sa musique très savante, il ne peut plaire qu'à un nombre restreint de gens cultivés. Ne pouvant pas intéresser le grand public, et par conséquent rester populaire dans le pays, il est bientôt remplacé sur presque toutes les scènes par un nouveau genre de théâtre plus accessible aux spectateurs de moindre culture. À l'heure actuelle, il n'existe plus en Chine qu'un seul théâtre où l'on joue encore le K'ouen-K'iang.

Le besoin d'amuser le grand public a fait naître, avec la dynastie des Ming (1368-1644), dans la ville de Houei-tcheou, d'où était sortie la famille impériale d'alors, le nouveau genre de théâtre qu'on appelle Houei-tiao. À partir de ce moment les pièces théâtrales sont devenues très courtes (généralement d'un acte), très peu littéraires, et se jouent sur une musique très bruyante. Le Houei-tiao a eu d'abord un grand succès et est reste très populaire jusqu'au jour ou, sous la domination des Mandchous (1644-1912), le King-tiao (Chant de Pékin) est venu prendre sa place. On peut dire qu'à partir de cette époque le King-tiao s'est répandu dans tout le pays et a été adopté par presque tous les théâtres.

Cependant, par suite des relations de plus en plus fréquentes entre les Chinois et les Occidentaux, le théâtre de Chine, comme tous les arts en général, n'est pas sans subir quelque influence européenne ; le Wen-ming-hi (théâtre de civilisation) témoigne de cette influence. C'est une sorte de comédie à la manière européenne, tout en dialogue parlé, et qui se joue sans orchestre.

Cette nouvelle création est encore dans un état embryonnaire et n'a pas jusqu'à aujourd'hui pris une position bien ferme. Pourra-t-elle se développer ? Prendra-t-elle un essor comme les autres genres ? C'est ce que l'avenir nous dira. Pour le moment, disons que le seul genre dramatique qui soit en vogue en Chine est encore le King-tiao.

Aussi celui-ci fera-t-il le seul objet de notre étude dans la suite.

Le théâtre chinois. Peintures, sanguines, croquis, et préface d'Alexandre JACOVLEFF (1887-1938). Texte de TCHOU Kia-kien. de Brunoff, éditeur, Paris, 1922.
Actrice jouant en costume de deuil.

LES THÉÂTRES

En Chine, il existe des théâtres publics un peu partout. Dans les grands centres, comme Pékin, Shanghaï, etc., leur nombre est de 4 à 6. Leur construction est très simple et ne comporte pas, sauf quelques ornements de façade, une architecture extérieure spéciale. Tous les théâtres vraiment chinois ont le même aspect. On croirait volontiers qu'ils ont été construits d'après un seul plan plus ou moins agrandi. L'entrée principale est une grande porte à deux battants. Elle est surmontée d'un arc de triomphe en bois peint en rouge, avec le nom du théâtre inscrit au milieu, en caractères dorés. Cette inscription est éclairée, le soir venu, par des lampes électriques. Quelques théâtres plus modernes se servent de l'enseigne lumineuse. À droite et à gauche de la porte, de grandes affiches rouges aux caractères noirs sont collées sur les murs. Ce sont les programmes des représentations du jour et des jours suivants.

Quand on a passé la porte principale, on pénètre, par une seconde porte du vestibule, dans une salle spacieuse et presque carrée, pouvant contenir 700 à 800 spectateurs. La scène est au fond de la salle, contre le mur, faisant face à l'entrée. Elle est presque carrée, haute de deux mètres environ. On y voit deux grosses colonnes en bois peint en rouge. Elles sont couvertes d'inscriptions poétiques. Chacune d'elles s'élève d'un angle du devant de la scène jusqu'à une hauteur de 10 mètres environ pour supporter une voûte en forme de dais qui couvre tout le haut de la scène, jusqu'au mur. Les trois côtés de cette voûte sont entourés d'ouvrages de boiserie sculptée et peinte. La scène est bordée de balustrades en bois peint or et rouge. Au fond de la scène, deux portes sont percées dans le mur, une à droite, une à gauche. Chacune d'elles est couverte d'un rideau de soie brodé et orné de petits miroirs très brillants. La tradition veut que les acteurs entrent en scène par la porte de droite et qu'ils se retirent par la porte de gauche. Tout le mur du fond de la scène est couvert de tentures de soie brodées et ornées de miroirs. Contre le pan de mur qui se trouve entre les deux portes de la scène se place l'orchestre.

La scène est couverte de tapis et garnie de tables, chaises, bancs, coussins, etc. Suivant les péripéties qui se déroulent dans les pièces représentées, on change de tapis et la disposition des meubles. Et cela se fait sous les regards des spectateurs, car dans un théâtre vraiment chinois, le rideau de la scène est une chose inconnue.

Le toit d'un théâtre est plat. Sa partie centrale est surélevée et entourée de vitres. Ce qui fait que la salle est suffisamment éclairée dans la journée. Sur les côtés latéraux de la salle se placent des galeries. Celles du premier étage sont divisées en loges. Chaque loge contient 8 à 10 personnes. Là se trouvent les meilleures places. Les galeries latérales du rez-de-chaussée sont garnies de bancs, sur lesquels s'asseyent les spectateurs modestes. En face de la scène, au-dessus de l'entrée, une autre galerie se place au premier étage. Elle est divisée aussi en loges et communique avec les galeries latérales du même étage. Deux escaliers en bois, un à droite et un à gauche de l'entrée, conduisent les spectateurs aux loges. Entre la scène et l'entrée se trouve le tch'eu-tseu (parterre). Il est garni de chaises, de bancs et de tables (nous expliquerons pourquoi il y a des tables).

La salle était autrefois éclairée avec des lampes à pétrole. Mais depuis une quinzaine d'années, l'éclairage au gaz ou à l'électricité est installé dans les grands théâtres. Seuls, l'usage des jeux de lumière, l'emploi ingénieux des projecteurs que nous ont révélé il y a une vingtaine d'années la science et l'art de la mise en scène moderne, y restent encore ignorés.

 

Le théâtre chinois. Peintures, sanguines, croquis, et préface d'Alexandre JACOVLEFF (1887-1938). Texte de TCHOU Kia-kien. de Brunoff, éditeur, Paris, 1922.
Un mandarin comique.

DES ACTEURS ET DES ACTRICES

En Chine il n'y a pas d'école pour l'enseignement du chant, de la déclamation et de la musique. Les acteurs sont tous formés par les soins d'un vieux comédien ou d'un directeur de troupe de comédiens. Les jeunes gens qui se destinent à la carrière théâtrale sont ordinairement des enfants de familles pauvres. Ils sont soumis chez leur maître à une discipline très sévère.

L'apprentissage consiste pour chacun d'eux à apprendre par cœur un certain nombre de rôles ; à chanter et à déclamer pour les uns, à manier les armes en bois et à faire de l'acrobatie pour les autres. La durée de leur apprentissage varie de quatre à six ans. Comme durant toute cette période le maître doit généralement subvenir aux besoins de ses élèves, il n'est que juste que ceux-ci, l'apprentissage terminé, travaillent gratuitement pour le bénéfice du maître, pendant une durée équivalente à celle de leur apprentissage. Après cet acquittement de dette, les élèves sont libres de s'engager où bon leur semble.

Au point de vue social, les comédiens sont des indignes. Cela vient de ce qu'ils sont le plus souvent de basse extraction, et, par cette raison, ils sont classes hors des rangs de la société. C'est plutôt le vice de leur naissance qui les rend méprisables que le fait qu'ils jouent un rôle sur la scène. Autrement, on concevrait mal pourquoi les anciens empereurs que j'ai déjà cités se seraient amusés dans les jeux de théâtre, si ceux-ci devaient avilir les êtres humains.

En ce qui concerne les actrices, les annales chinoises nous apprennent que, pendant le règne des empereurs mongols, les femmes jouaient la comédie, mais qu'au XVIIIe siècle leur apparition sur la scène fut interdite par un décret, après que l'empereur K'ien-long eut admis une actrice au nombre de ses concubines. Depuis lors et jusqu'en 1900, les théâtres chinois furent privés d'actrices, et les rôles de femmes furent remplis par de jeunes garçons (je reviendrai sur ce point dans la question du travesti).

On peut cependant citer la troupe de comédiennes (composée uniquement de femmes) qui s'est formée, il y a une quarantaine d'années, dans la ville de Shanghaï, et qui jouait dans un théâtre qu'on appelle « Mao-eul-hi » (théâtre des chattes ; il existe encore). Seulement, dans ce théâtre, les rôles d'hommes sont remplis par des femmes ; et ce n'est qu'à partir de 1900 que les actrices purent de nouveau apparaître sur la même scène et dans les mêmes pièces que les acteurs. Seulement leur admission, à l'heure actuelle, n'est pas encore générale, car certains théâtres préfèrent se passer de leur concours.

Ainsi, parmi les théâtres chinois, tous dits à la pékinoise, on distingue trois groupes. Les théâtres du premier groupe n'admettent que les acteurs ; ceux du deuxième groupe n'admettent que les actrices ; et ceux du troisième admettent les uns et les autres.

Signalons toutefois le fait bizarre que, dans le premier groupe, les rôles de femmes sont joués par des hommes, tandis que, dans les théâtres du deuxième groupe, les rôles d'hommes sont joués par des femmes, et que, dans ceux du troisième groupe, certains rôles de femmes, les plus difficiles, sont encore tenus par des hommes.

Dans chaque théâtre il y a deux catégories d'acteurs : ceux qui composent la troupe permanente et ceux qui ne sont engagés que pour un temps très limité. Ceux-ci sont généralement des « étoiles ». Comme les acteurs célèbres ont des engagements partout, ils ne séjournent pas dans une seule ville, Ils sont généralement très capricieux et ne figurent pas fréquemment dans les représentations, même quand le théâtre leur appartient.

Le théâtre chinois. Peintures, sanguines, croquis, et préface d'Alexandre JACOVLEFF (1887-1938). Texte de TCHOU Kia-kien. de Brunoff, éditeur, Paris, 1922.
Maquillage pour le rôle du général Kiang Wei.

LES COULISSES, LA DISCIPLINE ET LES SUPERSTITIONS CHEZ LES COMÉDIENS

Les coulisses d'un théâtre chinois ne sont séparées de la scène qui par un pan de mur. C'est un lieu dont l'accès est rigoureusement interdit au public. On ne peut y pénétrer qu'après avoir obtenu une autorisation spéciale.

Quand on a franchi l'entrée des artistes, située derrière le théâtre, on se trouve immédiatement dans les coulisses. C'est une grande salle rectangulaire remplie de tables, caisses, armes en bois, drapeaux et toutes sortes de décors pour la scène. Ses murs sont couverts de masques, perruques, fausses barbes, chapeaux et costumes de tous genres et de différentes époques. Au milieu de la salle, près des fenêtres, se place une grande table chargée de boîtes à fards, de miroirs et de pinceaux. C'est là que les acteurs se maquillent et se déguisent.

Aux heures des représentations, cette salle est extrêmement animée. Tous les acteurs qui doivent jouer y sont réunis. Les uns, tous costumés, se tiennent à proximité de l'entrée de la scène pour paraître tout de suite, ou se promènent de long en large en attendant patiemment leur tour. Les autres, leur rôle terminé, rentrent pour se déshabiller et se laver. Ceux-ci se fardent et se déguisent en femmes. Ceux-là se peignent le visage en guerrier, en traître ou en comique.

Rien n'est plus curieux que d'assister à une de ces séances de maquillage. On voit d'abord des visages peints à moitié, des personnages mythologiques en costumes de ville, des êtres bizarres coiffés en femme et habillés en homme. Mais peu à peu les traits se transforment, les visages naturels s'effacent sous les couleurs, le sexe originaire disparaît sous le déguisement.

Le théâtre chinois. Peintures, sanguines, croquis, et préface d'Alexandre JACOVLEFF (1887-1938). Texte de TCHOU Kia-kien. de Brunoff, éditeur, Paris, 1922.
Maquillage de scène chinois.

Dans ce lieu où toute la troupe d'un théâtre doit s'assembler, les comédiens sont soumis à une discipline très sévère. Ils ont chacun leur siège, c'est-à-dire une grande caisse en bois peint, dans laquelle ils rangent leurs effets. À l'exception des comiques — à qui on accorde certains privilèges — il leur est strictement interdit de plaisanter entre eux. Et l'acteur qui joue les rôles de femme de mœurs légères ne peut jamais s'asseoir sur le siège d'un autre comédien sans entendre des paroles désobligeantes : car celui-ci attribue à ce fait une influence néfaste pouvant lui attirer des malheurs.

Pour montrer jusqu'à quel point les comédiens chinois sont superstitieux, il me faut donner un autre exemple. Contre le mur qui sépare les coulisses de la salle des spectacles, se place un objet qu'on ne montre jamais sur la scène, et dont le public ne soupçonne guère l'existence. C'est une statue en bois présentant l'apparence d'un enfant. Quel est ce personnage ? Est-ce une divinité ? La réponse ne peut être qu'affirmative, puisque les acteurs lui offrent tous les jours des parfums et ne montent jamais sur la scène sans lui avoir rendu hommage.

Cette idole — appelée vulgairement Lang-lang-p'ou-sa — est vénérée par tous les acteurs chinois comme une divinité protectrice de leur corporation. Mais malgré sa popularité et son influence acquises dans le monde des comédiens, l'origine de ce personnage reste très obscure. Les gens bien informés affirment que ce n'est autre que l'empereur Tchouang-tsong — dont j'ai déjà parlé — qu'on veut représenter ; car de son vivant il avait toujours protégé les comédiens, et ceux-ci, après sa mort tragique, l'auraient déifié en signe de reconnaissance.

LE MAQUILLAGE ET LE TRAVESTI

Le simple fait de se poudrer la figure et d'appliquer du bleu autour des yeux, du rouge aux lèvres et aux joues est un procédé connu de tout le monde et utilisé par tous les acteurs. Il ne me paraît pas assez intéressant pour être traité ici. Le maquillage dont je veux parler est d'un genre tout particulier. On peut dire que c'est une sorte de masque en couleurs peint à même le visage. Je n'entreprendrai pas d'étudier son origine qui ne me paraît pas être autre chose que le masque proprement dit.

L'avantage du masque peint sur le masque proprement dit réside dans le fait que les couleurs étalées sur le visage n'entravent pas la diction.

Le masque peint peut être de couleurs très différentes, unies ou combinées. On peut tirer quelque signification de l'emploi de la couleur de ces masques, mais pas toujours ; exemple : Masque blanc, un homme d'État perfide ; masque rouge, un homme droit ; masque noir, un homme sévère ou brutal. Il y en a bien d'autres qui ne donnent aucune signification.

Le théâtre chinois. Peintures, sanguines, croquis, et préface d'Alexandre JACOVLEFF (1887-1938). Texte de TCHOU Kia-kien. de Brunoff, éditeur, Paris, 1922.
Maquillage d'un guerrier.

Pour se maquiller, les acteurs doivent suivre les indications traditionnelles déterminant la physionomie des personnages représentés. Ces indications sont purement théâtrales et ne se trouvent mentionnées dans aucun livre. Elles sont en outre traditionnelles et classiques, parce qu'elles sont transmises du maître à l'élève et qu'aucun acteur n'ose s'en écarter.

D'ailleurs les vieux amateurs de théâtre les connaissent bien, et ne tolèreraient pas la moindre infraction aux règles du maquillage traditionnel des personnages. Un acteur qui commettrait une faute de ce genre serait sûrement accueilli par des huées, tant les spectateurs sont intransigeants et sans pitié !

Je dois faire remarquer en passant que le maquillage des chen et des tsing couvre entièrement la figure ; tandis que celui des tch'eou (comiques) n'est que partiel.

Quand un tch'eou joue un rôle de belle-mère comique, il monte sur la scène avec la figure couverte d'une épaisse couche de poudre, les joues sanguines, une coiffure de campagne, un costume démodé et des chaussures grandes et larges en forme de petits bateaux.

Dans les rôles féminins non comiques, le travesti est une chose très difficile ; car il s'agit là d'imiter les petits pieds de femme. Pour cela les acteurs spécialistes de ces rôles (les tan) se chaussent d'une paire de pieds en bois, attachés à la pointe des pieds. Ainsi ces acteurs doivent se tenir pendant toute la durée de leur rôle dans la position d'une danseuse qui fait des pointes.

Cet exercice d'équilibre devient encore plus difficile dans le rôle d'une femme guerrière, car l'acteur doit y exécuter des bonds et des sauts périlleux. Cependant, si dangereux que cela puisse paraître, on n'a pourtant jamais entendu parler d'accidents, de foulure ou d'entorse.

Le théâtre chinois. Peintures, sanguines, croquis, et préface d'Alexandre JACOVLEFF (1887-1938). Texte de TCHOU Kia-kien. de Brunoff, éditeur, Paris, 1922.
Un comique. Un personnage mâle, rôle secondaire.

LES PERSONNAGES DES PIÈCES

Pour faciliter la compréhension de ce qui va suivre, surtout en ce qui concerne le maquillage et le travesti, il me faut dire un mot des personnages traditionnels des pièces. Je dis traditionnels, parce que les personnages du drame chinois sont désignés par des termes qui indiquent leur rôle d'emploi. Ces désignations sont générales ou spéciales.

Les désignations générales sont au nombre de cinq, à savoir :

— Chen, personnage mâle sans maquillage, excepté dans les rôles mythologiques (voir plus loin la signification spéciale du maquillage) ;
— Tsing ou Hoa-Lien (visage fleuri), personnage mâle maquillé ;
— Tan, personnage féminin sans maquillage ;
— Mo, personnage mâle, âgé et sans maquillage, rôle secondaire ;
— Tch'eou, personnage comique des deux sexes, toujours maquillé.

Les désignations spéciales sont en grand nombre. Il est superflu de les énumérer ici, et il me suffit d'indiquer que le Tsing et le Tch'eou sont toujours maquillés et que le Chen ne se maquille que dans les rôles militaires mythologiques. Les lecteurs verront dans la suite les différentes sortes de maquillages.

LES COSTUMES ET LES PARURES DE SCÈNE

Comme les drames chinois peuvent se rapporter à des époques très différentes et être tirés de sources très diverses, les costumes que portent les personnages de ces pièces sont extrêmement variés. Ils se divisent en trois catégories : 1° Costume national ancien ; 2° Costume national moderne ; 3° Costumes étrangers.

Les costumes de la première catégorie sont de beaucoup les plus intéressants, aussi les acteurs les revêtent-ils habituellement sur la scène. Ces costumes feront donc seuls l'objet de ce chapitre ; ils sont en effet d'une rare magnificence et jouent un rôle important aux yeux des spectateurs ; par la variété de leurs couleurs et la richesse de leurs ornements, ils compensent avantageusement la pauvreté des décors de la scène qui sont d'un nombre trop limité.

Voici les trois éléments constitutifs de la beauté d'un costume de scène : la soie, la broderie et les ornements métalliques.

Dans un grand théâtre chinois, tous les costumes de scène sont en soie, et la plupart ornés de broderie et de miroirs métalliques. La détermination des conditions et des rangs sociaux des personnages ne s'établit pas par la richesse plus ou moins grande du tissu, mais par le style, la couleur et la forme des vêtements. Ainsi, un mendiant peut porter sans inconvénient une robe de soie, mais cette robe doit être confectionnée à l'aide de petites pièces multicolores.

Le théâtre chinois. Peintures, sanguines, croquis, et préface d'Alexandre JACOVLEFF (1887-1938). Texte de TCHOU Kia-kien. de Brunoff, éditeur, Paris, 1922.
Un comique. Un domestique.

Du fait que les couleurs jouent un rôle très important dans la distinction des conditions et des rangs sociaux des personnages et qu'elles servent en outre à marquer les circonstances de la vie, il est indispensable que j'en indique les significations traditionnelles.

Le rouge symbolise la joie, la dignité ; Le blanc est réserve au grand deuil ; Le noir est réservé au petit deuil, symbole de la sévérité, de la condition humble ; Le jaune, symbole de la famille impériale, des religieux des vieilles femmes ; Le bleu, symbole de la simplicité et de l'honnêteté ; Le vert, couleur des concubines et des servantes ; Le rose, couleur de la gaieté, de la légèreté.

Il est entendu que ces indications sont loin d'être complètes et ne représentent qu'une règle générale dans l'emploi des couleurs, et que je n'y ai pas tenu compte des cas d'exception qui sont si fréquents qu'il est impossible de les mentionner intégralement. Si les personnages historiques ou légendaires ont leurs couleurs et leurs costumes déterminés, ce sont les romans — source principale des drames chinois — qui nous fournissent les indications précises ; et les acteurs n'osent jamais s'en écarter.

Avant d'entrer dans l'étude des différentes sortes de costumes anciens il faut d'abord, pour faciliter notre tâche, diviser les personnages des pièces selon les quatre catégories suivantes : 1° Personnage mâle civil ; 2° Personnage mâle militaire ; 3° Personnage féminin civil ; 4° Personnage féminin militaire.

Les personnages mâles civils portent une longue robe très large, en forme de kimono, qui descend jusqu'à une hauteur de 30 cm du sol, et dont un pan est ramené et rattaché sous le bras droit. La couleur de cette robe (avec ou sans ornements) varie suivant les conditions sociales du personnage représenté et les circonstances dans lesquelles il doit se trouver. Exemple :

Un domestique porte une robe noire, des manchettes blanches, une ceinture jaune, des bottines et un pantalon noirs, et un bonnet octogonal de même couleur, écrasé sur le côté.

Un simple particulier porte une robe bleue avec des manchettes blanches sans ornement brodé et sans ceinture, un bonnet noir droit, un pantalon bleu et des bottes en satin noir.

Un jeune bachelier porte une robe blanche ornée de fleurs roses brodées et munie de manchettes blanches, un chapeau bicorne de la même couleur et également brodé, un pantalon non apparent et des bottes en satin noir.

Un sous-préfet porte une robe bleue avec des manchettes blanches, une ceinture ornée de jade blanc, un chapeau de magistrat (toujours noir) avec deux pattes retombant sur les épaules, un pantalon non apparent et des bottes de satin noir.

Un gouverneur de province porte une robe rouge avec des manchettes blanches, une ceinture ornée de jade blanc, un chapeau de magistrat, des bottes de satin noir.

Le théâtre chinois. Peintures, sanguines, croquis, et préface d'Alexandre JACOVLEFF (1887-1938). Texte de TCHOU Kia-kien. de Brunoff, éditeur, Paris, 1922.
Garçon de restaurant. Personnage du tigre.

Un empereur porte une robe jaune brodée de dragons or et garnie de manchettes blanches, une ceinture garnie de jade, un diadème d'or ciselé et des bottes en satin noir.

Les personnages mâles militaires se divisent en : a. Le guerrier à cheval ; b. Le guerrier à pied.

Le premier est toujours coiffé d'un casque, vêtu d'une robe de combat garnie de plaques métalliques, et porte souvent quatre petits drapeaux fixés sur le dos, les hampes dépassant ses épaules. Sa robe et ses drapeaux sont toujours d'une même couleur.

Le guerrier à pied est coiffé d'un chapeau de soie octogonal orne de pompons (rouges, roses ou bleus) et de miroirs ; vêtu d'une espèce de redingote très serrée et bien boutonnée, tombant un peu plus bas que la taille et laissant voir un pantalon assorti ; et chaussé de bottes de satin noir ; il porte une ceinture de soie, nouée par devant et laissant pendre jusqu'aux genoux ses deux extrémités ornées de franges.

Tous ces guerriers portent souvent, en dehors des combats, une grande cape de soie d'une couleur très vive ornée de broderie or ou argent.

Les personnages féminins civils portent une robe moins longue et moins large que celle des hommes et une jupe couvrant un pantalon dont on voit les extrémités inférieures. Seules, les femmes de basse condition ne portent pas de jupe. Une servante porte toujours un long gilet couvrant une jaquette très serrée ; le gilet est maintenu par une ceinture de soie pendante.

Les femmes guerrières se divisent aussi en deux catégories : la guerrière à cheval et la guerrière à pied.

La guerrière à cheval est vêtue d'une longue robe de combat analogue à celle du guerrier, mais plus petite. Elle porte sur la tête une sorte de diadème garni de petits miroirs.

Derrière son dos se redressent deux plumes de faisan, et deux queues de renard descendent chacune d'un côté du cou pour pendre devant la poitrine.

Le costume d'une guerrière à pied est très simple. Il se compose d'une veste boutonnée et très serrée et d'une jupe à plis garnie de flots de ruban.

En ce qui concerne les coiffures de scène, je fais grâce aux lecteurs d'une description aussi longue que fastidieuse : car cette question seule pourrait me retenir très longtemps. Je dirai simplement que les hommes seuls portent de chapeaux extrêmement variés, tandis que les femmes ne se garnissent la tête que d'ornements comme diadème, fleurs, rubans et bijoux, en laissant voir une partie de leurs cheveux.

Le théâtre chinois. Peintures, sanguines, croquis, et préface d'Alexandre JACOVLEFF (1887-1938). Texte de TCHOU Kia-kien. de Brunoff, éditeur, Paris, 1922.
La sœur de l'empereur des Wou fait un sacrifice au fleuve Bleu. Les enfants portant les drapeaux décorés de poissons représentent le fleuve.

QUELQUES OBJETS REPRÉSENTATIFS OU SYMBOLIQUES

J'ai déjà dit que sur la scène d'un théâtre chinois les décors sont plus que sobres, et que certaines choses y sont vues en imagination. Il est donc nécessaire de faire supposer la présence de ces choses — qu'on ne se donne pas la peine de représenter en peinture — au moyen d'objets ou de représentations conventionnelles.

Voici quelques exemples : le fouet représente le cheval ; un drapeau orné d'un poisson représente l'eau ; deux drapeaux ornés chacun d'une roue représentent la voiture ; un radeau bleu orné de lignes blanches représente le rempart ; deux panneaux ornés de rochers représentent la montagne ; un paquet cubique enveloppé de soie jaune représente le sceau d'un magistrat ; un paquet enveloppé de toile rouge représente une tête humaine ; le chasse-mouche est le symbole de la pureté, de la religion et des esprits ; l'éventail est le symbole de la frivolité et de l'extravagance.

LES SOURCES DES PIÈCES

L'histoire de la Chine est, sans conteste, à la base des emprunts d'ordre théâtral ; mais il est plus exact de dire que les romans historiques ont servi d'intermédiaires entre l'histoire et le théâtre, car il existe presque pour chacune des périodes d'histoire un roman intéressant, d'où l'on a extrait des drames.

Le théâtre chinois. Peintures, sanguines, croquis, et préface d'Alexandre JACOVLEFF (1887-1938). Texte de TCHOU Kia-kien. de Brunoff, éditeur, Paris, 1922.
Une scène de la pièce Tchan-Houan-Prao. Sur le rempart : Tchao-Kouan-yin, fondateur de la dynastie des Song. En bas : Kao-Houai-to, son général.

On doit citer comme modèle du genre le San-kouo-yen-yi (le roman des Trois royaumes).

En regard des romans historiques on trouve des romans de genres très divers : romans d'amour, de voyages, de mœurs sociales, de religions, de mythologie, de superstitions, de brigandages, etc.

La plupart de ces romans sont des chefs-d'œuvre. Tous les Chinois aiment à les lire ou à les entendre lire, si bien que les personnages et les évènements historiques ou imaginaires leur paraissent toujours récents, réels et familiers, et ils vivent avec eux.

De tous ces romans de natures très variées, se dégage un principe général et prédominant : le droit prime la force.

Comme les pièces de théâtre sont tirées de ces romans, le même principe est honoré sur la scène. Ainsi le bon est toujours récompensé, le méchant puni, l'innocent justifié et le coupable exécuté.

Quant aux personnages qui figurent dans les pièces ils sont tirés de toutes les classes de la société chinoise. Seuls les personnages des pièces de pure fiction sont créés par les auteurs.

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Conclusion

Dans l'exposé que je viens d'écrire, j'ai fait connaître aux lecteurs le théâtre chinois dans son ensemble, et je me suis appliqué à le leur montrer sous les trois aspects importants : moral, artistique et musical.

Étant donnée la sévérité des mœurs chinoises, les pièces de théâtre doivent — à quelques exceptions près — être inspirées d'un sentiment élevé, et jamais un drame d'un caractère licencieux ne peut être présenté sur une scène publique sans que la pudeur des spectateurs en soit offensée. Cela va si loin que — contrairement à ce qui se passe en Europe — le sentiment de l'amour ne joue qu'un rôle très effacé dans les pièces, aussi bien la danse proprement dite est-elle une chose inconnue sur la scène. Mais cette absence de l'amour dans le drame n'est pas exclusive à l'égard des rôles féminins importants ; et jamais un programme de théâtre ne manque de donner une pièce avec un personnage féminin en vedette. Seulement ce personnage féminin est généralement un jeune homme travesti.

En raison de ce déguisement et de l'absence presque totale des décors scéniques, l'acteur chinois a un rôle plus difficile à tenir qu'un acteur européen. Sans parler des longues études qu'il doit faire pour arriver à imiter la voix, les gestes, la démarche et les attitudes d'une femme, on conçoit aisément la grande difficulté qu'il a à feindre les sentiments d'un autre sexe.

Quand il s'agit d'ouvrir ou de fermer une porte qui n'existe pas, de faire le simulacre de lancer une pierre, de rouler un fil imaginaire, de coudre une robe inexistante, c'est toujours avec des gestes précis et expressifs que l'acteur inspire un sentiment de réalité aux spectateurs.

Quand il fait semblant de monter sur un cheval ou de le panser, on voit, pour ainsi dire, l'animal. Quand il fait le geste ue ramer et de lutter contre les flots, on a la sensation de la résistance de l'eau et des balancements de la barque. Après ceci, est-il exagéré d'affirmer que l'art des gestes est particulièrement développé chez les comédiens chinois ?

Il faut dire aussi que tous les gestes sont secondés par des sons de musique bien combinés qui concordent parfaitement avec chaque mouvement de l'acteur. On peut voir par là quelle est l'importance d'un orchestre dans un théâtre chinois, puisque la musique doit non seulement accompagner le chant d'un personnage, mais encore régler ses pas, ponctuer ses paroles et marquer ses mouvements.

En résumé, on peut dire que la représentation d'une pièce chinoise est une sorte de danse animée de sentiments divers, accompagnée de chants et de dialogues et exécutée aux sons de la musique.

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Alexandre Jacovleff, par Félicien Challaye

Le théâtre chinois. Peintures, sanguines, croquis, et préface d'Alexandre JACOVLEFF (1887-1938). Texte de TCHOU Kia-kien. de Brunoff, éditeur, Paris, 1922.
L'orchestre du prieur des lamas de Mendel Gigen Soumu (Mongolie).

Alexandre Jacovleff est né en 1887 à Pétrograd. Il fit ses études à l'Académie des Beaux-Arts, sous la direction du professeur Kardovsky. En 1913, il quitta l'Académie, titulaire d'une bourse de voyage qui lui permit, à partir de 1917, de visiter la Chine, la Mongolie et le Japon.

De son séjour en Extrême-Orient, que rapporte Jacovleff ? Des peintures aux nobles couleurs, synthétiques et décoratives ; — des dessins, généralement en deux couleurs, où il s'essaie à de curieuses transpositions de valeurs ; — enfin des croquis, remplissant une douzaine de carnets, que nous étudierons ici.

Ses peintures et dessins — signés de quatre caractères chinois, transcrivant de façon approximative son nom : Ja Kou Lo Fou — ont été exposés à Paris, en avril 1920, à la galerie Barbazanges ; plusieurs se trouvent encore à l'atelier montmartrois de l'artiste. Impossible d'oublier, quand on les a une fois admirés, ces p.184 types saisissants : l'actrice chinoise en tunique rouge, tordant en un beau geste de supplication ses bras souples et ses longs doigts ; — les spectateurs d'un théâtre populaire pékinois, contemplant, d'une galerie, un drame émouvant, avec un intérêt ardent qui crispe les fronts, soulève les paupières, élargit les petits yeux, fait ouvrir les bouches.

...Ce qui l'intéresse le plus dans la nature, c'est l'humanité ; dans l'humanité, ce sont les types et les mouvements des corps. Dans ses carnets, peu de paysages ; — et, quand il en trace, de très sommaires, ¡l fixe surtout certains aspects du monde transformés par l'homme : la grande muraille de Chine grimpant des collines, les petites maisons aux toits de chaume d'un village japonais. Pas de monuments, ni d'œuvres d'art. Quelques objets familiers, créés par l'homme pour satisfaire ses besoins ou ses goûts. En revanche, à profusion, des hommes et des femmes ; des figures, des silhouettes, des gestes, des attitudes expressives.

Voici des Chinois, les uns gras, luisants, comme il convient à des hommes dont l'embonpoint décèle l'existence confortable, la richesse, la haute situation sociale ; d'autres, maigres, moins bien nourris, de profession plus modeste ; les uns étonnamment fins, les autres parfaitement stupides. À regarder ces croquis, le plus routinier des Européens sentirait combien les Chinois diffèrent les uns des autres, et à quel point il est absurde de croire, comme on le fait trop souvent en Occident, que ces quatre cents millions d'hommes sont d'un seul et même type ! Ils ne se ressemblent guère, ce riche commerçant, ce conducteur de pousse-pousse, cette modeste ama (servante) ? Quand le croquis est poussé, devient un petit portrait, c'est autour des yeux que le visage est organisé ; c'est d'eux qu'il reçoit sa valeur expressive.

En Mongolie, Jacovleff dessine les habitants, surpris dans l'intimité de leur vie quotidienne. Il retrouve ici les lamas, ces prêtres représentants d'un bouddhisme déformé, qu'il a rencontrés en leur beau temple de Pékin ; il note leur étrange aspect, la tête rasée des uns. la haute mitre, en forme de casque, des autres. Quelques-uns de ces croquis, coloriés à la hâte, montrent des musiciens-lamas, tête nue ou coiffés d'un petit chapeau conique, soufflant avec une gravité attentive dans leur flûte p.188 ou dans leur biskhour, ou bien laissant errer leurs doigts au gré de l'accoutumance sur leur guitare, ou promenant l'archet sur les cordes d'un petit violon.

En Mongolie, Jacovleff a dessiné quelques animaux. Voici des buffles, à côté des voitures qu'ils traînent. Voici, en couleur, des silhouettes de chameaux bruns se dressant sur le fond vert d'un horizon bas. Voici un beau cerf au repos, — l'une de ses cornes brisées, — d'une grâce inintelligente et comme aristocratique.

Le théâtre chinois. Peintures, sanguines, croquis, et préface d'Alexandre JACOVLEFF (1887-1938). Texte de TCHOU Kia-kien. de Brunoff, éditeur, Paris, 1922.
Cerf (Mongolie).


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L'homme-ombre. Peintures, sanguines et croquis d'Alexandre JACOVLEFF (1887-1938). Texte de TCHOU Kia-kien de Brunoff, éditeur, Paris, 1922.
L'homme-ombre.

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