Virgile Pinot (1883-1936)

LA CHINE ET LA FORMATION
DE L'ESPRIT PHILOSOPHIQUE EN FRANCE (1640-1740)

Librairie orientaliste Paul Geuthner, Paris, 1932, 480 pages. Thèse de doctorat.

  • Avant-propos : "Lorsqu'on lit les ouvrages du XVIIIe siècle, récits de voyages ou articles de journaux, écrits des philosophes ou des économistes, on est étonné de voir revenir si souvent le nom de la Chine et de trouver tant de preuves de l'admiration qu'elle a provoquée... La Chine sans aucun doute est à la mode au XVIIIe siècle."
  • "Mais qui dit mode ne dit pas nécessairement influence... On a pu costumer à la chinoise en France au XVIIIe siècle des personnages de romans ou de tragédies, sans que ces personnages aient rien de chinois. On a peut-être bu du thé dans de la porcelaine des Ming, voire en devisant de Confucius, sans éprouver le besoin de rectifier ses idées morales ou politiques d'après les idées des Chinois. Et même l'admiration pour une nation étrangère n'est pas une preuve d'une influence exercée par cette nation sur ceux qui l'admirent. Il y eut peut-être beaucoup de gens qui ont été dans le même état d'esprit que Saint-Évremond, qui était prêt à célébrer la vertu des Chinois, mais qui n'eût pas voulu vivre à Pékin, parce qu'on n'y trouvait pas de beurre et qu'on n'y mangeait pas d'huîtres. Le docte et grave Mathieu Marais, bien qu'en termes moins choisis, a exprimé exactement la même idée. Leur admiration pour la Chine ne leur a pas donné le désir de « s'inoculer l'esprit chinois »."
  • "Pour avoir le désir de « s'inoculer » l'âme d'une nation étrangère il faut semble-t-il éprouver d'abord une inquiétude d'esprit, ou de sentiment qui empêche de se satisfaire entièrement de tout ce qui constituait, jusqu'à ce jour, la vie intellectuelle et morale. Mais il faut, en outre, que cette nation étrangère vienne, au moment précis où se manifeste cette inquiétude, apporter de quoi satisfaire des besoins et des désirs qui, pour être informulés ou inconscients, n'en sont pas moins déterminés." Lire la suite ci-dessous >>>

Extraits : Suite de l'Avant-propos - Mathématiques, astronomie, et bimbeloterie
Bayle et la Querelle des Cérémonies chinoises - Discussions sur la morale et la politique chinoises
Conclusion
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[c.a. : Lors de la première édition (québécoise), nous signalions ne pas avoir les dates de naissance et de décès de V. Pinot ; nous avons reçu depuis ce message de sa petite-fille : "Virgile Pinot est né le 16 février 1883 à Lorient. Il est décédé le 2 mai 1936 à Levallois, où il est enterré. Il avait donc 53 ans. Son maître était Gustave Lanson, il était l'ami de Julien Benda. Effectivement, il n'y a plus eu de publication après 1932, année qui correspond à la date du décès de ma grand-mère : il était alors en poste à l'Université de Jassy en Roumanie, en tant que Lecteur de Langue Française. Très marqué par cet événement, il est alors rentré en France pour y retrouver ses enfants. Docteur ès-Lettres, il a terminé sa carrière comme professeur au collège de Melun puis en tant qu'Inspecteur d'académie à Aurillac avant de succomber à la maladie."]


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Suite de l'Avant-propos

Et le mot de Pascal s'applique ici aussi « Tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais déjà trouvé ». Si Bernier, la dernière année de sa vie, s'appliqua à traduire la morale de Confucius, c'est que, après avoir philosophé cinquante ans, il doutait des choses qu'il avait cru les plus assurées ; et Confucius lui apportait, avec sa politique fondée sur la morale, de quoi satisfaire non seulement le philosophe qu'il avait toujours été, mais le philosophe vieilli qui ne voulait plus construire uniquement des systèmes dans les nuages, mais cherchait à les appuyer solidement sur les fondements de l'expérience.

Nous risquons donc de trouver une influence étrangère à des époques névralgiques, à des moments de crises, crises individuelles ou crises sociales, et c'est le cas pour la Chine dont l'action s'est exercée surtout à deux périodes : après 1685, lorsqu'on commence à passer au crible les idées religieuses, politiques et morales traditionnelles, et après 1760 lorsque les philosophes et les économistes cherchent à constituer une science sociale, qui doit servir de base à la politique et à la morale. Or, remarquons-le, au moment où l'influence de la Chine est le plus considérable, c'est-à-dire après 1760, l'admiration pour la Chine, qui avait été pour ainsi dire un dogme jusque vers 1750, n'est plus entière. On doute même alors de la vertu des Chinois. On range le gouvernement chinois dans les gouvernements despotiques, et les physiocrates, pour faire admettre le gouvernement chinois comme modèle de tout bon gouvernement, sont obligés de constituer leur théorie du despotisme légal. D'autre part, la plus belle époque de la mode chinoise ne coïncide pas avec ces périodes d'influence. Elle se place entre 1745 et 1755 lorsque Mme de Pompadour, qui donne le ton, se plaît à s'entourer de chinoiseries : c'est le moment où la Compagnie des Indes fait ses plus beaux bénéfices (qui diminueront ensuite), c'est le moment où Boucher dessine ses femmes chinoises, où tout le monde veut avoir dans ses appartements des trumeaux à sujets chinois. Sans doute il serait faux de prétendre que cette mode a été sans action sur la période qui l'a suivie — Quesnay, l'inventeur de la théorie du despotisme légal, qui était le médecin de Mme de Pompadour, a vécu dans sa familiarité — mais les deux courbes, celle de la mode et celle de l'influence pendant une période déterminée de l'art et de la littérature, restent indépendantes l'une de l'autre ; bien qu'elles se rapprochent ou se confondent même quelquefois pendant un certain temps, elles conservent chacune leur individualité.

C'est l'influence exercée par la Chine au XVIIIe siècle sur les idées et les mœurs françaises, et rien d'autre, que nous avons l'intention d'étudier, sans pour cela négliger à l'occasion l'action que la mode des chinoiseries a pu avoir à certaines époques. Nous avions songé tout d'abord à traiter ce sujet en un seul ouvrage en prenant Voltaire pour centre, puisqu'aussi bien il est souvent considéré comme le grand propagateur du « virus » chinois. Mais nous avons dû nous rendre compte que bien longtemps avant que Voltaire parlât de la Chine, ce pays avait préoccupé et passionné érudits, savants et philosophes. Entre 1640 et 1740, il se fait un lent travail d'information et l'on déploie beaucoup d'érudition pour arriver à connaître la chronologie, l'ancienne histoire, la philosophie, la morale des Chinois. Il faut donc connaître toute cette période d'élaboration pour savoir quelle est la grandeur de la dette de Voltaire à l'égard de ses devanciers, pour savoir par suite quel est son apport personnel. Avant de parler de Voltaire et la Chine, ce qui, nous l'espérons, ne tardera guère, il faut étudier le rôle de la Chine dans la formation de l'esprit philosophique du XVIIe siècle.

Et d'autre part, en examinant les ouvrages d'information sur la Chine dans la première moitié du XVIIIe siècle, on ne peut pas ne pas être frappé de ce fait que ce sont uniquement — à part quelques relations de voyages sans grande importance — des écrits de Jésuites. Contre l'impartialité de ces ouvrages, quelques voix se sont élevées : St-Simon, Fréret, d'autres encore, sans parler des Missionnaires de la Société des Missions étrangères, ou des Dominicains, ennemis des Jésuites. Il était donc nécessaire de faire une étude critique de ces ouvrages, pour savoir si les Jésuites nous ont donné au début du XVIIIe siècle une idée — nous ne dirons pas exacte — mais tout au moins impartiale de la Chine. Étude critique qui devait aussi être historique, à cause de cette Querelle des Cérémonies chinoise que quelques-uns de ces écrits ont déchaînée et qui a duré pendant tout le temps que se sont élaborés les principaux éléments d'information sur la Chine au XVIIIe siècle, Lettres édifiantes et curieuses et Description de la Chine du P. du Halde.


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Mathématiques, astronomie, et bimbeloterie

Les Jésuites ont à l'envi célébré l'esprit chinois, à cause de l'amour et du respect que les Chinois portent aux mathématiques et à l'astronomie, à un tel point même que pour l'amour de ces sciences, disent-ils, les Chinois se laissent instruire des mystères du christianisme. Et en vantant les Chinois, les Jésuites se vantaient du même coup, car ils voulaient voir dans ce respect des Chinois pour les sciences une action providentielle qui désignait tout spécialement pour la prédication en Chine l'ordre des Jésuites, ordre savant, plutôt que les moines mendiants et les petits frères. La réalité n'est pas aussi belle que voudraient le laisser supposer les Jésuites. Au cours du rapide exposé que nous avons fait de l'entrée des Jésuites en Chine, nous avons vu qu'ils ont eu au début autant de peine à faire accepter l'astronomie européenne que la doctrine chrétienne. Il leur a fallu biaiser longtemps avant de s'introduire au tribunal des mathématiques, il leur a fallu se ménager l'appui de mandarins influents. Et lorsqu'ils eurent forcé l'entrée de ce tribunal, ils n'y furent pas tous employés ; du temps de Kang hi, nous l'avons vu, il y avait vingt-quatre Jésuites à Pékin et trois d'entre eux étaient des mathématiciens officiels. Que faisaient donc les autres pour être tolérés à Pékin ?

Kircher nous a raconté l'arrivée de P. Ricci en Chine qui ressemble, toutes proportions gardées, à l'arrivée de n'importe quel voyageur dans une région encore inexplorée. Comme tout explorateur, il commence par déballer sa bimbeloterie pour exciter l'intérêt des indigènes ; mais, comme la Chine est un pays civilisé, au lieu d'étoffes voyantes et de petits miroirs, il exhibe son horloge :

« Parmi tant de belles curiosités qu'avaient ces Pères, il y avait un horologe qui estoit très beau, en ce que les roues estoient admirablement bien travaillées et qui, outre qu'il marquoit tous les jours le cours de la lune et du soleil, il faisoit encore reconnoistre toute la différence des heures qu'il y a d'un pays à l'autre. Il estoit couvert d'un cristal fait à triangles qu'ils [les Chinois] se persuadoient estre une pierre précieuse d'une valeur inestimable ou bien quelque petite partie du Ciel. »

Le bruit de l'arrivée du P. Ricci et de ses compagnons se répandit dans la province de Canton et dans les provinces environnantes, et tout le monde voulut les voir.

« Ceux qui ne pouvoient pas les voir ni entendre ce qu'ils disoient demandoient qu'on les exposast en public et que l'on envoyeroit pour cet effet des lettres par tout l'empire pour en avertir tous ceux qui les voudroient voir avec leurs raretés. »

Pour satisfaire à cette curiosité, Ricci montra aux Chinois des cartes géographiques où toute la terre était marquée, mais ils furent déconfits en remarquant que la Chine n'était pas le centre du monde. Aussi s'empressa-t-il de faire une nouvelle carte générale, et il la divisa en deux hémisphères, faisant en sorte que la Chine se trouvât au milieu du monde.

Le P. Ricci, qui était un homme habile, composa pendant son séjour en Chine, un certain nombre d'ouvrages d'enseignement pour les Chinois sur les sujets les plus variés. On trouve naturellement, dans ce singulier catalogue d'auteur, des traités de morale et des ouvrages de mathématiques, mais aussi une « méthode de faire des horloges solaires appelées « Gnomica », « un abrégé de la façon de se servir et de faire des Astrolabes », enfin un livre « de la musique et de la fabrique du Clavesymbale européen ».

Ce n'est donc pas seulement grâce aux nobles sciences de la mathématique et de l'astronomie que les Jésuites réussirent à s'introduire en Chine, mais aussi grâce à ce que l'on appelait alors « les arts », c'est-à-dire pour parler franc, grâce à toute sorte de métiers dont la nouveauté était capable de séduire la curiosité des Chinois. Ainsi le P. Pantoya s'assurait les faveurs des mandarins en leur donnant des « cadrans d'yvoire que ce Père faisoit à la perfection ». Le P. Schall, comme nous l'avons vu, fondait des canons. Au XVIIIe siècle, les Jésuites qui partaient en Chine, même s'ils étaient mathématiciens ou astronomes — ce qui pourtant, suivant les Jésuites eux-mêmes, aurait dû suffire — ne manquaient pas d'apprendre avant de quitter l'Europe, un métier manuel qui leur donnait une chance de plus de se pousser dans la faveur de l'empereur. Nous voyons par exemple, en 1739, le P. de la Roche et le P. d'Incarville, avant leur départ, travaillant plusieurs mois dans une verrerie pour apprendre à faire du verre plat, tandis que le P. de la Roche apprenait à graver sur cuivre.

Nous avons une description vivante de l'existence des PP. Jésuites de Pékin au commencement du XVIIIe siècle. Cette description nous vient d'un officier de la Compagnie de la Chine, qui n'aime pas particulièrement les Jésuites, mais ses affirmations, qui pourraient nous paraître suspectes à cause de cette antipathie, sont confirmées par quelques confidences des jésuites eux-mêmes. Or, d'après cette description, les métiers manuels — disons si l'on veut les arts mécaniques — tiennent dans la vie des PP. une place plus grande que les mathématiques.

« Le P. Gerbillon est supérieur des PP. françois, il va présentement rarement au palais, s'il n'est appelé pour servir d'interprète au sieur Ghirardini, peintre italien, quy travaille souvent en présence de l'empereur.
Le P. Bouvet est comme le curé des chrétiens de l'église des PP. françois, c'est luy quy leur administre les sacremens, il a esté aussi bien que le P. Visdelou, maistre des mathématiques du Prince héritier.
Le P. Pernon fait les instrumens quy servent à l'empereur comme clavecins, épinettes et les accorde lorsqu'ils ne le sont plus, il joue de ces instrumens aussy bien que de la flute devant l'empereur et c'est luy quy, après le P. Pereyra, a montré à S. M. à se servir de ces instrumens ; il joue aussy un peu de violon.
Le P. Parennin connaît la flute et le flageolet et un peu la trompette marine, c'est luy quy a présenté le premier ce dernier instrument à l'empereur...
Lorque l'empereur veut prendre le divertissement de la symphonie, il fait appeler ces deux PP. avec le sieur Ghirardini quy joue de la basse, de la viole et de la trompette marine...
Le P. Pereyra a esté le premier maistre de musique de l'empereur. C'est de tous les PP. celuy quy a l'honneur de le voir et quy luy parle le plus souvent. Il est machiniste et comme armurier de l'empereur, il raccommode et met en état les armes de S. M. et les tient propres il travaille aussy aux montres, aux horloges et aux cadrans... »

Comme on le voit, ce ne sont pas les plus grands mathématiciens qui sont le plus en faveur. Le P. Pereyra, le mieux en cour, est surtout un maître de musique. Quant au savant P. Parrenin, son grand mérite est d'avoir introduit la trompette marine à la cour de Pékin.

Cependant au XVIIe siècle s'établit la légende que c'était par les mathématiques et l'astronomie qu'on pouvait parvenir à la cour de l'empereur de Chine. La chose est vraie sans aucun doute et assez curieuse pour qu'elle suscitât un intérêt passionné. Les Jésuites insistèrent sur ce fait, car ils y voyaient une sorte de miracle en faveur de leur compagnie, et la gravure, plus encore que toutes les déclarations enthousiastes, rendit familière cette idée que les Jésuites étaient en Chine présidents du tribunal des mathématiques et mandarins. N'avait-on pas vu dans le beau livre du P. Kircher, les PP. Ricci, Schall et Grimaldi habillés en mandarins ou portant le bonnet de docteur chinois ?

La preuve que cette légende existait dès le moment où on songea à envoyer des Jésuites français en Chine, c'est que le P. de la Chaize et les Jésuites français s'y laissèrent prendre eux-mêmes. Les Jésuites qui partirent en Chine en 1685 étaient des savants et rien autre chose. Ils s'aperçurent vite de leur erreur. Pour supplanter les Portugais à Pékin, il fallait non seulement des savants, mais des hommes habiles en toute sorte de métiers et capables d'exciter la curiosité de l'empereur. Ce sont des hommes de ce genre que le P. Bouvet revint chercher en 1697. Revenant en Europe, le P. Bouvet avait pour mission « d'amener un plus grand nombre de Jésuites françois en la Chine sous le nom de mathématiciens, de musiciens, de joueurs d'instrumens, d'horlogeurs, etc., qu'ils sçavoient estre agréables à l'empereur et capables de le divertir et de détruire ou du moins d'affaiblir le crédit que les PP. Jésuites portugais s'étoint acquis par ces sortes de talens ». Heureusement le P. Parrenin, que le P. Bouvet ramena cette fois-là, savait jouer de la trompette marine. Sans cela nous aurions été privés des savantes lettres de ce Père à M. de Mairan.

Une légende était donc formée dès avant le départ de la première mission française, légende qui reposait sans doute sur un fait exact, mais légende malgré tout, parce qu'on avait singulièrement grossi le fait initial qui lui avait donné naissance ; légende importante pour la suite de cette histoire, parce qu'elle eut une influence sur le choix des Jésuites que l'on envoya en Chine la première fois ; légende heureuse au total parce que nous n'aurions sans doute pas les belles collections des Jésuites sur la Chine, si l'on s'était contenté d'y envoyer des horlogers ou de simples joueurs de trombone.


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Bayle et la Querelle des Cérémonies chinoises

En 1697, avant le moment critique de la Querelle des Cérémonies chinoises, Bayle a peu connu la philosophie des Chinois : il ne connaît que la doctrine des Siamois d'après La Loubère, les hypothèses des disciples de Fo en Chine d'après un extrait de la préface du P. Couplet. Mais ces faits si peu nombreux et si fragmentaires qu'ils soient, l'avertissent qu'en Extrême-Orient il y a des doctrines matérialistes, donc des doctrines athées.

Mais de cela que peut-on conclure pour les rapports de la religion et de la morale ? Les Siamois et les Lettrés de la Chine sont athées, mais cet athéisme n'est que la doctrine philosophique d'une petite caste : ces philosophes ont inventé pour le peuple, à la place de la Providence, l'idée d'une fatalité aveugle qui récompense ou punit, ce qui semblerait indiquer qu'ils ont cru à la nécessité sociale de quelques idées religieuses comme fondement de la morale. Mais cette morale ainsi constituée n'est qu'une morale « mercenaire » c'est-à-dire utilitaire. Son principe est l'intérêt et non l'obéissance aux suggestions les plus rares de la raison et de la conscience. Les athées chinois pratiquent-ils une morale non utilitaire et cette morale peut-elle se concilier avec l'athéisme ? Il semble qu'en 1697 Bayle ne se soit pas encore posé la question. Tout au plus peut-on dire qu'à la suite des critiques de Du Rondel et à cause de l'exemple des Siamois, il ne croit plus à la nécessité absolue de la croyance en un Dieu Providence comme fondement de la moralité.

Cependant Bayle, en grand lecteur qu'il était, s'intéressait aux rivalités entre Jésuites et Missionnaires, bien qu'il ne prît pas encore définitivement parti pour les uns ou pour les autres sur le fait des cultes chinois. En 1699, il écrit à Minutoli qu'il a lu le VIe volume de la Morale pratique, qui lui semble
« plus curieux que les deux précédents ; car il traite du culte qu'on rend à Confucius à la Chine et des démélez que les Dominicains ont suscitez aux Jésuites, prétendans et soutenans par leurs subtilitez que ce culte n'est point de Religion mais civil, et en quelle manière on y peut participer sans idolâtrie ».

Cependant en 1701, son opinion semble se modifier, à cause de l'ouvrage de Hyde, où il trouve une confirmation des idées du P. Le Comte. Tout en déclarant qu'on est las de la multitude d'écrits qui ont paru coup sur coup touchant les disputes des Missionnaires de la Chine et des Jésuites, il avoue qu'il les lit, non sans plaisir, parce qu'il trouve que « le feu de la passion [y] éclate beaucoup». Notamment il a eu entre les mains un recueil en cinq tomes grand in-12 de ce que les Jésuites ont publié « et il y a là des Traités dont le tour est fort adroit ». C'est le moment où le contradicteur auquel il aura affaire dans la Continuation des Pensées diverses sur la Comète se plaint à lui, dans les lettres qu'il lui adresse, que la Sorbonne ait censuré les propositions du P. Le Comte qui apportaient un argument si fort en faveur du consentement universel. Or Bayle, bien qu'il connaisse dès lors les principaux écrits des Jésuites, notamment ceux du P. Le Comte et du P. Le Gobien va se séparer de son correspondant et conclure à l'athéisme des Chinois, pour ruiner l'argument du consentement universel.

Dans ses Pensées diverses sur la Comète, il avait cherché à montrer que l'athéisme est supérieur à l'idolâtrie contre les théologiens qui pensaient que l'idolâtrie étant un théisme, devait encore être préférée à la négation absolue d'une divinité ; l'athéisme en effet provenant d'une « corruption du cœur », ne pouvait être le soutien de la morale, et par conséquent avait un caractère antisocial. Cependant les Siamois dont parle La Loubère sont une preuve de fait du contraire. Peu importe que la doctrine de la fatalité aveugle qui fait l'office de justice distributive soit une invention des philosophes pour maintenir le peuple. Le peuple et les Lettrés n'en sont pas moins athées, donc une société d'athées peut avoir une morale ; une société d'athées peut exister.

L'argument du consentement universel — argument de fait puisqu'il consiste à découvrir chez tous les peuples connus des traces d'une croyance à une divinité — n'est en somme que l'ancien argument des théologiens qui cherchaient dans l'antiquité païenne des traces du christianisme — mais adapté aux préoccupations nouvelles, provoquées par les nombreux récits de voyages en Orient et en Occident. Dans ces relations de voyageurs chez les peuples civilisés d'Extrême-Orient ou chez les sauvages d'Amérique on croyait trouver un sentiment religieux quelconque, si bien que la religion devenait une sorte d'instinct naturel et nécessaire à l'homme.

Pour ruiner cet argument, Bayle fait deux objections, l'une rationnelle, l'autre de fait.

En raison, si l'on veut conclure du consentement de tous les peuples que la religion est vraie, il faut admettre ce postulat « qu'un instinct de la nature ne peut estre faux estant si universel ». Or cela n'est nullement prouvé, l'expérience montrant que la nature comporte plus de mal que de bien. Les contradicteurs de Bayle, Jaquelot, Bernard, invoquent la raison « qui rend impossible à l'homme de se passer d'une Divinité », mais en raisonnant ainsi ils admettent comme prouvé ce qu'il s'agit précisément de démontrer : l'universalité de la croyance.

L'objection de fait est plus importante, et c'est de ce côté que Bayle fait porter tout son effort. Pour que l'argument du consentement universel fût valable, il faudrait que l'enquête fût complète dans toutes les parties du monde, et qu'on eût examiné tous les peuples. Or cela est impossible car il reste encore des terres à découvrir, notamment les Terres Australes. Conclure sans attendre des faits dignes de foi sur ces terres neuves, c'est faire preuve de la même témérité que l'épicurien Velleius qui « se vantoit du consentement de tous les peuples avant de connoître l'histoire de l'Orient ». Mais il ne suffit pas que le consentement des peuples soit universel dans l'espace, il faut aussi qu'il soit universel dans le temps. Il faut que tous les peuples, de tout temps, aient conservé l'idée d'un Dieu unique, car s'il est prouvé qu'il y eut un temps, comme à l'époque des Apôtres et de leurs disciples, où le polythéisme était répandu sur toute la terre, l'argument du consentement universel peut être retourné contre ses défenseurs : « Si le consentement général des nations à reconnoitre l'existence divine est une preuve de vérité il faudroit rejetter l'unité de Dieu et embrasser le polythéisme qui est pire selon quelques-uns que l'athéisme ».

Dans la première partie de la Continuation des Pensées diverses, Bayle se contentait de montrer qu'il était impossible de faire la preuve de l'argument du consentement universel. Dans la seconde partie et dans la Réponse aux Questions d'un Provincial, il va démontrer que cet argument est faux. Mais comme c'est l'argument essentiel, il faut apporter des faits qui en fassent apparaître la fausseté. Or il n'est pas d'exemple plus probant que l'exemple chinois, exemple probant parce que la Chine est une nation très ancienne, et qui pratique la plus pure morale. Bien loin que son athéisme ait empêché la nation chinoise de se former et de subsister, il semble que cet athéisme l'ait aidée à se maintenir et à prospérer. Mais il faut prouver son athéisme, ce qui est précisément la pomme de discorde entre les Missionnaires et les Jésuites.

Bayle qui a déjà signalé dans son Dictionnaire (1e édition, 1697) l'athéisme des Siamois et l'athéisme de la secte des Lettrés de la Chine (2e éd. du Dictionnaire, 1702) veut montrer en 1705 que l'athéisme en Chine n'est pas seulement une doctrine particulière à un petit groupe de philosophes, mais la théorie philosophique dominante. Sans doute parce qu'il ne se sent pas assez sûr de lui, n'ayant pas lu la préface du P. Couplet, qui d'ailleurs eût infirmé sa thèse au lieu de la vérifier, il jette allègrement par-dessus bord la question de l'athéisme ou du spiritualisme des disciples de Confucius : « Je ne vous dirai pas que Confucius qui a laissé d'excellens préceptes de morale était athée. Ceux qui l'affirment trouvent des contredisans ; je passe donc à des faits non contestés ».

L'athéisme de la nation chinoise se démontre par une affirmation du P. Le Gobien dans sa Préface de l'Histoire de l'Edit de l'Empereur de la Chine en faveur de la religion chrétienne. C'est une source non suspecte puisque le P. Le Gobien est Jésuite, et que les Jésuites se sont fait condamner pour avoir nié l'athéisme des Chinois. Or le P. Le Gobien énumérant les quatre principales sectes de la Chine avoue que le nombre de ceux qui « reconnoissent dans le monde un esprit supérieur, éternel, tout-puissant » n'est pas fort grand, tandis que la secte « dominante, quoique moins étendue que quelques autres, est celle des nouveaux philosophes. Ces philosophes « ne reconnaissent dans la Nature que la Nature mesme, qu'ils définissent le principe du mouvement et du repos. Ils disent que c'est la Raison par excellence, qui produit l'ordre dans les différentes parties de l'univers et qui cause tous les changements qu'on y remarque. La matière, selon eux, est éternelle, incréée, infiniment étendue et en quelque manière toute-puissante, quoique sans discernement et sans liberté. Ils ajoutent que cette matière, toujours occupée au Gouvernement de l'Univers est néanmoins aveugle dans ses actions les plus réglées qui n'ont d'autre fin que celle que nous donnons et qui par conséquent ne sont utiles qu'autant que nous savons en faire un bon usage. Quant à la divinité ils en parlent comme si ce n'était que la nature même, c'est-à-dire cette force ou cette vertu naturelle qui produit, arrange et conserve toutes les parties de l'univers. En somme par cette divinité ils entendent « je ne scay quelle âme insensible du monde qu'ils se figurent répandue dans la matière, où elle produit tous les changemens ». Donc ces philosophes, qui sont la secte dominante de la Chine professent « un athéisme raffiné », et s'abstiennent « de tout culte religieux ». Or ces philosophes athées s'opposent précisément par la pureté de leurs mœurs au libertinage des bonzes et des prêtres des idoles. Les voyageurs s'étonnent précisément que des philosophes si aveugles aux vérités de la vraie religion soient de tous les Chinois ceux qui pratiquent le mieux l'honnêteté. Ce sont donc des athées spéculatifs et non des athées pratiques, et par là est démontré qu'il n'y a pas contradiction de fait entre l'athéisme et la morale.

J. Bernard, remarque Bayle, est bien obligé de s'apercevoir que des voyageurs toujours plus nombreux découvrent dans les différentes parties du monde des peuples sans aucune connaissance de la divinité comme le P. Le Gobien aux îles Mariannes par exemple, mais il critique la sincérité ou la perspicacité des voyageurs. Les récits de voyages deviennent pour lui « les romans des honnêtes gens ». Sur quoi donc veut-il édifier son argument du consentement universel ? D'ailleurs, ajoute Bayle, la découverte de l'athéisme de ces peuples primitifs n'a qu'une importance secondaire, car ce sont des « athées négatifs », tandis que l'exemple chinois a une importance capitale, car les Lettrés de la Chine sont des philosophes, qui « ont comparé ensemble le système de l'existence de Dieu et le système opposé ». Ce sont des « athées positifs ».

Mais ici Bayle risque d'achopper à une difficulté qu'il avait lui-même signalée à Bernard dans la première partie de la Continuation des pensées diverses, lorsqu'il examinait en soi l'argument du consentement universel et l'impossibilité d'arriver à une certitude, si l'on ne connaît parfaitement la langue, les traditions des peuples que l'on cite comme exemples. Cette objection, valable contre les théologiens qui affirmaient une croyance universelle à la divinité était également valable contre Bayle qui la niait. Or Bayle ignorait tout de la Chine. Allait-il donc se contenter de choisir, parmi les récits des missionnaires, des garants favorables à sa thèse, quitte à ignorer ou à repousser ceux qui ne l'étaient pas ? Il eût fait la partie trop belle à Bernard. Et d'ailleurs, cela eût répugné à son esprit critique. Il lui fallait donc trouver un criterium de vérité, extérieur pour ainsi dire aux faits eux-mêmes, qui lui permît d'affirmer la vérité de ces faits. Ce fut la Querelle des Cérémonies chinoises qui le lui fournit. En effet, comme les Jésuites et les Missionnaires ont été en désaccord sur l'interprétation de la religion des Chinois, toutes les fois que sur cette question particulière ils sont d'accord en quelque point, ce point peut être considéré comme vrai. Or certains Jésuites célèbres parlent positivement de l'athéisme qui règne à la Chine parmi les Lettrés. Mais ce témoignage est confirmé par celui de leurs antagonistes :
« Cette confirmation est d'un grand poids parce que les Missionnaires qui ont des différens avec les Jésuites ne leur pardonnent rien : il faut donc qu'une chose soit certaine et évidente dans la Chine lorsqu'aiant été racontée par les Jésuites, elle n'est point contestée par leurs ennemis ».

La Querelle des Cérémonies chinoises apporte donc à Bayle en 1706 un criterium qui lui permet de conclure à l'athéisme des Chinois.

Ainsi se trouve fixée, grâce à Bayle et à la diffusion de ses ouvrages l'opinion du public cultivé sur la religion des Chinois. Voltaire lui-même, jusqu'au moment où il se sera reporté aux écrits mêmes des Jésuites pour écrire les premiers chapitres de son Essai sur les Mœurs, c'est-à-dire jusqu'à 1742 environ, partagera les idées de Bayle sur l'athéisme des Chinois. À l'égard de l'opinion publique dans la première moitié du XVIIIe siècle, les Jésuites sont grâce à Bayle les vaincus de la Querelle des Cérémonies chinoises.


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Discussions sur la morale et la politique chinoises

Le livre de Leguat-Misson tendait à renforcer l'idée que les Jésuites voulaient inspirer aux Européens sur l'excellence de la morale chinoise par leurs Lettres édifiantes et curieuses. Exposer par de petits faits, anodins en apparence, mais curieux, l'excellence de cette morale, c'était à leur avis un bon moyen de prouver la croyance des Chinois à l'immortalité de l'âme ; en tout cas la plupart des lecteurs de ces Lettres étaient prêts à se contenter de cette démonstration. Mais encore une fois les Jésuites trouvèrent sur leur chemin un de leurs pires ennemis, l'abbé Eusèbe Renaudot.

On n'a peut-être pas oublié le rôle que joua l'abbé Renaudot dans la Querelle des Cérémonies chinoises. Comme agent du Cardinal de Noailles, il essaya de faire condamner les Jésuites en s'efforçant de démontrer d'une part que les philosophes chinois étaient athées, puisqu'ils n'avaient même pas de terme pour désigner Dieu, suivant les affirmations du Jésuite Martini ; et d'autre part que les cérémonies cultuelles du peuple chinois étaient idolâtriques.

Mais même après la Constitution Ex illa Die de 1715 les Jésuites purent continuer à défendre leurs idées sur les cultes chinois, ou du moins à propager dans le public par leurs Lettres édifiantes et curieuses leur admiration pour les sciences, pour la morale et pour la politique des Chinois, ce qui pouvait créer un préjugé favorable à la Religion. C'est à ruiner ce préjugé que s'emploie Renaudot dans les cinq éclaircissements qui suivent la publication de ses Anciennes Relations des Indes et de la Chine. Mais s'il s'attaque à la morale et à la politique des Chinois, c'est surtout parce qu'il veut s'en prendre à leur religion, du moins telle qu'elle est interprétée par les Jésuites.

À la suite du P. Couplet les écrivains qui s'étaient intéressés à la morale chinoise avaient remarqué que certains principes de cette morale se rapprochaient des principes essentiels de la morale chrétienne, mais en même temps ils avaient constaté que ces règles n'étaient pas déduites d'un principe abstrait ou d'une loi transcendante mais qu'elles étaient seulement le résumé d'une longue expérience qui avait assuré le bonheur de l'empire et maintenu sa durée. Donc une morale toute pratique et heureuse dans ses résultats, mais non imposée par une loi religieuse ; ce qui risquait de laisser entendre qu'il pouvait y avoir une morale exacte, même rigoureuse et féconde, sans l'appui de la religion. C'est à cette idée d'une morale indépendante que s'attaque Renaudot :
« Il est difficile de comprendre, dit-il, comment on peut admirer une Morale et une Politique qui n'ont aucuns Principes, mais qui consistent en des Sentences vulgaires et en des exemples tirez de l'histoire et sans aucun examen des actions et des passions humaines, de leurs motifs et de leur fin, puisqu'il est certain que les Chinois n'ont aucune opinion fixe sur l'immortalité de l'âme et que presque tous conviennent que la récompense des bons et la punition des méchants se fait en cette vie, sur eux ou sur leur postérité ».

Ainsi les Chinois ne sauraient avoir une véritable morale puisqu'ils n'ont pas de religion qui leur permette de croire à l'immortalité de l'âme, et la morale qu'ils ont, qui exclut tout dogmatisme, prouve bien qu'ils n'ont pas de religion spiritualiste. Et puisque les cultes chinois sont idolâtriques, rien ne trouve grâce devant Renaudot, pas même les honneurs funèbres, car ces cérémonies pourraient s'excuser chez ceux
« qui croyoient l'âme immortelle, comme la plupart des anciens Payens, mais elles sont inexcusables dans les Chinois qui.... ne croyoient rien de semblable ».

Quant aux cérémonies civiles, elles sont ridicules par leur complication.
« Elles sont si peu conformes à la simplicité des premiers siècles que ce caractère seul suffit pour prouver qu'elles ne sont pas aussi anciennes que s'imaginent les Chinois ».

Après la morale, la politique. On dit souvent que si les philosophes régnaient, les peuples seraient heureux. Or, constate Renaudot, les philosophes, plus qu'en aucun autre pays du monde, ont gouverné la Chine. Cela n'a pas empêché les Tartares de conquérir la Chine :
« Tous les défauts qui ont été considérés comme la cause de la ruine des plus grands empires d'Orient, le pouvoir despotique, le luxe des Princes enfermés dans un Palais avec des femmes et des Eunuques, la négligence pour les affaires publiques, le mespris de l'art militaire et la mollesse se trouvent dans le gouvernement de la Chine. Les Tartares peu Philosophes se sont rendus maistres de ce grand Empire en fort peu de temps, lorsqu'ils l'ont attaqué, et lorsqu'ils ont pris les mœurs chinoises, ils se sont trouvez dans la suite exposez aux mesmes disgrâces que leurs prédécesseurs ».

L'affaire des Cérémonies chinoises n'était ni oubliée ni même terminée, aussi la Chine ne peut trouver grâce devant Renaudot. Sans doute cette querelle s'efface-t-elle devant la querelle plus grave de la Bulle Unigenitus mais elle reparaît de temps en temps lorsque la crise devient particulièrement aigu, entre Jésuites et Jansénistes. Le jeune Silhouette, élève du P. Tournemine put s'apercevoir de la vigueur des haines que les théories des Jésuites sur la Chine pouvaient encore susciter en 1729, lorsqu'il reçut de tous côtés des volées de bois vert à la suite de son livre, pourtant bien faible et bien anodin « Idée générale du gouvernement et de la morale des Chinois ». Il ne faisait cependant que reprendre les idées du P. Lecomte — censurées il est vrai par la Sorbonne et notamment la troisième proposition — lorsqu'il écrivait :
« La lecture des ouvrages de Confucius est curieuse, elle fait connoître l'Empire de la Chine, mais elle est encore plus utile. On y voit des préceptes de vertu dont un Philosophe chrétien s'applaudiroit. Ces préceptes se trouvent confirmés par des exemples dont les Héros Grecs ou Romains n'ont point approché. Un autre motif encore m'engage d'en faire l'extrait : les livres du Philosophe chinois nous font voir ce que la nature seule est capable de faire lorsqu'on écoute ses conseils ».

Et les Nouvelles Ecclésiastiques, d'accord avec l'évêque de Montpellier, en rapportant ce passage, doutaient fort que la Sorbonne de 1731, qui n'était plus qu'une ombre de Faculté, parce que tous ses docteurs avaient reçu la Constitution Unigenitus, osât condamner ce que la Sorbonne de 1700 avait si résolument flétri.

Sur la morale et la politique des Chinois, pas plus que sur leur religion, le livre de Silhouette n'apporte rien que l'on n'eût pu lire chez le P. Le Comte ou dans les Lettres édifiantes et curieuses. La morale des Chinois est une morale intellectualiste,
« La Raison est un présent céleste, c'est d'elle que nous devons prendre des règles de vertu ; elle est intérieure à l'homme même, et n'en peut être séparée... C'est la science qui guide le choix et l'examen : elle doit accompagner toutes les autres vertus. »
« Par conséquent pour devenir sage, il faut se défaire de ses préjugés, ensuite méditer, raisonner sur toutes choses, tâcher de s'en former des idées claires et distinctes, peser tout, examiner tout».

Les enseignements de Descartes avaient donc porté leurs fruits et en 1729 un élève des Jésuites pouvait se prévaloir de la méthode cartésienne : la nécessité d'accepter la morale de Confucius n'avait peut-être pas été étrangère à cette sympathie en somme assez nouvelle pour la méthode cartésienne.

Les préceptes de la morale de Confucius que Silhouette met particulièrement en valeur sont ceux-là mêmes qui avaient séduit Bernier et Simon Foucher :
« Ce principe de la Loi naturelle : Ne fais à autrui que ce que tu veux qui te soit fait est regardé par Confucius comme le fondement de toutes les Loix ».

Et aussi cet autre principe qui avait semblé si admirable à Bernier : « Le sage a pour baze de toutes les vertus l'humanité ». Mais Silhouette rapporte aussi cette maxime qui peut être grosse de conséquences : « La vertu veut être pratiquée pour l'amour d'elle-même ». Ce qui exclut l'idée de récompense et tend à ruiner l'argument moral en faveur de l'immortalité de l'âme.

Les observations de Silhouette sur la politique des Chinois ne sont pas plus originales. Il remarque lui aussi que suivant Confucius
« la vertu est la baze d'un Empire et la source d'où découle tout ce qui peut le rendre florissant ».

Les rois eux-mêmes doivent pratiquer la vertu parce que les peuples se conforment aux exemples de leur roi. Les rois doivent conserver leur gravité, leur majesté, car de cette manière ils conserveront leur autorité (c'était déjà l'idée de La Bruyère) :
« Toutes les fois qu'un foi se montre à son peuple il doit le faire avec majesté. La vertu qui n'est point soutenue par la gravité n'acquiert point d'autorité sur les hommes ».

En Chine l'autorité de l'Empereur est despotique en principe, mais en fait deux choses limitent ce despotisme, d'abord le pouvoir de la loi qui engage l'Empereur lui-même (idée chère à Fénelon) et la manière dont on compose l'histoire de son règne. Si l'auteur rapporte des particularités du gouvernement chinois qui peuvent paraître des critiques du gouvernement français ce sont les mêmes faits que l'on se plaisait à citer à la fin du XVIIe siècle, et par conséquent les mêmes critiques, la vénalité des charges et la faveur. En Chine Hégésippe ne trouverait un emploi que si son mérite personnel l'en rendait digne.

Hors la question de religion, rien dans ce livre n'était capable de motiver les critiques qui lui furent faites, mais les Nouvelles Ecclésiastiques ainsi que l'évêque de Montpellier n'étaient pas fâchés de faire encore une fois une diversion contre les Jésuites en les attaquant sur leur point faible, et le Nouvelliste du Parnasse était heureux de pouvoir constater à l'occasion de ce livre que les Chinois étaient athées. Mais sur la morale et sur la politique des Chinois ce livre n'apportait rien de neuf qui justifiât la publication d'un livre séparé en dehors des Lettres édifiantes et curieuses. On n'y trouve rien sur le rôle particulier des grands tribunaux qui devait attirer particulièrement l'attention de Voltaire, et à peu près rien sur les conseils donnés à l'Empereur par les grands mandarins qui semblent avoir séduit Montesquieu en faveur de la Chine dès 1717, avant qu'il eût constitué son système des trois formes de gouvernement :

« Les historiens de la Chine, dit-il, attribuent la longue durée, et, si je l'ose dire, l'immortalité de cet empire, aux droits qu'ont tous ceux qui approchent du Prince, et surtout au principal officier nommé Kotaou de l'avertir de ce qu'il peut y avoir d'irrégulier dans sa conduite. L'empereur Tkeou, qu'on peut justement nommer le Néron de la Chine, fit attacher en un jour à une colonne d'airain enflammée vingt-deux mandarins qui s'étoient succédés les uns aux autres à ce dangereux emploi de Kotaou. Le tyran, fatigué de se voir toujours reprocher de nombreux crimes, céda à des gens qui renaissoient sans cesse. Il fut étonné de la fermeté de ces âmes généreuses et de l'impuissance des supplices, et la cruauté eut enfin des bornes, la vertu n'en eut point ».

Le marquis d'Argens, faisant promener un Chinois en Europe, se sert de ce moyen, déjà bien usé mais fort commode, de critiquer les idées et les mœurs françaises. Or suivant le Chinois, porte-parole du marquis, si la France est inférieure à la Chine c'est qu'elle néglige la morale alors qu'elle s'applique avec succès à la physique et aux sciences expérimentales. Mais si les Français négligent la morale c'est que la morale a été accaparée par les Théologiens :
« Les sages philosophes européens n'ont pas eu d'adversaires plus redoutables et d'ennemis plus opiniâtres que les Théologiens. Par qui Descartes a-t-il été injurié, maltraité, persécuté ? Par des Théologiens françois. Qui sont les gens qui ont voulu rendre Locke odieux ? Des Théologiens anglois. Qui sont ceux qui ont écrit avec aigreur contre Mallebranche ? Des Théologiens encore. Le Vulgaire qui suit toujours aveuglément et sans examen toutes les opinions de ceux qu'il regarde comme les dépositaires de la Religion, méprise les plus grands Philosophes sans les connoître, et préfère l'étude vague incertaine et infructueuse d'une métaphysique et d'une morale scolastique à celle d'une philosophie presque divine ».

Les Chinois peuvent donc s'attacher à la vertu parce que la morale est indépendante de la théologie. Mais cet amour qu'ils ont de la vertu prouve-t-il qu'ils sont nécessairement et par là-même vertueux ? Un Français le fait remarquer au Chinois à l'Opéra. « Un Chinois n'est pas plus vertueux qu'un Européen, mais il trouve son avantage dans la pratique de la vertu ». C'est le premier doute que nous trouvions, non certes sur les vertus pratiques des Chinois dont les voyageurs pouvaient douter beaucoup, mais sur la valeur morale de l'attachement des Chinois à l'éthique. La vertu, lorsqu'elle confère les honneurs et les dignités, risque de n'être plus qu'une « vertu plâtrée » qu'un masque qui dissimule, mais sans les supprimer toutes les faiblesses d'une très médiocre et débile humanité.

Mais si la vertu, dont les Chinois se vantent si fort, n'est souvent que le masque d'un intérêt bien compris (ce qui ne saurait évidemment conférer aucune supériorité aux Chinois sur les Européens) les Chinois ont du moins l'avantage incontestable de pratiquer la tolérance. Tandis que l'Europe a été ensanglantée par les guerres de religion et par les cruautés qui ont été exercées — catholiques et protestants peuvent être renvoyés dos à dos — la Chine a été à l'abri de cette calamité, non pas parce qu'elle veut être tolérante mais parce que sa religion n'est pas, comme le christianisme, intolérante. Donc le christianisme, ferment d'intolérance, doit être proscrit de Chine :
« Si jamais... on est instruit à la Chine des divisions criminelles et meurtrières des Lettrés français, je ne doute pas que cela ne porte un grand préjudice aux Missionnaires. On craindra les suites de leur Religion et l'on voudra éloigner des gens, qui prêchant sans cesse la tolérance lorsqu'ils sont faibles, ne cherchent qu'à contraindre les consciences dès qu'ils en ont le pouvoir ».

Nous retrouvons ici l'idée de Bayle, ce n'est pas la tolérance qu'il faut instituer, c'est l'intolérance qu'il faut détruire. C'est aussi l'idée que Voltaire avait voulu mettre en lumière dans ses Lettres philosophiques lorsqu'il avait décrit les différentes sectes anglaises, et c'est aussi l'idée de Montesquieu.


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Conclusion

La Chine, nous l'avons dit, et ce long exposé ne l'a que trop montré, ne s'est pas dévoilée en un seul jour aux Européens. Il fallait d'abord vouloir la découvrir, c'est-à-dire trouver un certain intérêt, matériel ou intellectuel, à cette découverte, et partant il fallait laisser de côté, du moins provisoirement, le préjugé européen. Cette excitation préliminaire, mais nécessaire, ce furent les premières relations sur la Chine qui la fournirent. Sans doute on connaissait déjà l'ouvrage de Marco Polo, dont les éditions furent nombreuses au XVIe siècle et se continuèrent au siècle suivant. Mais les récits à la fois merveilleux et imprécis du Vénitien semblaient tenir du roman d'aventures autant que de la relation de voyage. À tout le moins, l'imagination y trouvait son compte, si le besoin de précisions géographiques n'était pas satisfait.

Les premières relations des Jésuites, les lettres écrites annuellement de la mission au début du XVIIe siècle, mais surtout le livre du P. Trigault qui condensait en un seul volume de multiples renseignements, et qui avait l'avantage d'être traduit en français, eurent une influence beaucoup plus considérable. Non seulement parce que la position de la Chine se précisait, que son existence ne pouvait plus être mise en doute, mais aussi parce qu'à l'intérêt géographique se superposait un intérêt religieux. La Chine était le pays béni des missionnaires, où ils faisaient une abondante moisson d'âmes. Elle apparaissait donc dès le début, grâce aux Jésuites, comme une terre privilégiée qui allait, peut-être, par la conversion d'une centaine de millions d'habitants, fournir la preuve expérimentale de la vérité du christianisme, en montrant sa force d'expansion, et aussi de la vérité du catholicisme, qui allait peut-être enfin réaliser sa définition, c'est-à-dire devenir vraiment l'Église universelle.

Le nombre relativement important de traductions françaises de relations sur la Chine, écrites tout d'abord en latin ou en espagnol, aussi bien que les adaptations qui en furent faites par des polygraphes montrent suffisamment que dès la première moitié du XVIIe siècle, cet intérêt pour la Chine commençait à s'éveiller.

L'extension du commerce en Extrême-Orient, la création de la Compagnie des Indes, avec la réclame habile que lui fit Colbert, suscitèrent une vive curiosité dans l'opinion publique, non seulement chez les marchands de Nantes et de Saint-Malo, mais encore chez tous ceux qui s'intéressaient au sort des âmes errantes, plus qu'au poivre ou à la cannelle ; car si les missionnaires en s'insinuant dans les pays infidèles frayaient la voie aux négociants, les compagnies de commerce, comme elles le devaient d'ailleurs d'après les termes du privilège qui leur était accordé, leur rendaient ce service de toutes sortes de manières, en les transportant sur les lieux de leur mission, en les aidant même matériellement au besoin. Ainsi commerçants et missionnaires, bien loin de soutenir des intérêts contraires, ou même seulement différents, avaient partie liée, si bien que tout progrès d'une compagnie de commerce était une conquête pour la mission, et réciproquement ce qui ne pouvait qu'augmenter considérablement en France le nombre de gens désireux de s'intéresser aux pays d'Extrême-Orient.

Joignons à cela l'intérêt que, grâce à Colbert, on porte de plus en plus au développement des sciences. Si Colbert s'est préoccupé du progrès des sciences théoriques, comme il apparaît notamment par la fondation de l'Académie des Sciences et de l'Observatoire astronomique de Paris, il n'a jamais perdu de vue les applications immédiates des sciences. Il a voulu avoir de bons mathématiciens et de bons astronomes, mais peut-être surtout pour avoir de bons géographes. Il a eu le souci de posséder des cartes exactes, permettant aux navigateurs de gagner plus sûrement les ports des Indes, sans l'aide des pilotes hollandais, qui n'étaient d'ailleurs pas disposés à mettre leur expérience au service des Français. D'où lui vint — peut-être — l'idée d'envoyer en Chine des mathématiciens et des astronomes. Mais où prendre ces savants ? A l'Académie des Sciences ? Il en eût sans doute trouvé pour un rapide voyage. Mais ce n'était pas son affaire. Il lui fallait des savants capables de faire un travail de longue durée, dans des pays lointains, et les savants de ce genre, il ne pouvait les trouver que chez les religieux et les missionnaires, parce que pour eux l'intérêt de la mission se superposait à l'intérêt des sciences.

Pour réaliser un semblable projet, il y avait bien des hostilités à briser, bien des susceptibilités à endormir. Les hostilités devaient venir des Portugais qui défendaient âprement leur droit de patronage en Extrême-Orient ; les susceptibilités étaient celles du Saint-Siège qui, avec l'aide de la Compagnie du Saint-Sacrement de l'Autel, et de la Société des Missions étrangères qui en était issue, venait de créer des vicariats apostoliques. En vertu de la séparation des deux pouvoirs, le spirituel et le temporel, il était impossible au roi d'envoyer en Chine des missionnaires, mais il lui était possible d'y envoyer des savants, même missionnaires, s'ils avaient brevet de mathématiciens du roi. C'était sans doute une fiction diplomatique, à laquelle Louis XIV n'aurait peut-être pas consenti, si la question du serment, imposé par les vicaires apostoliques aux missionnaires pour les obliger à reconnaître la suprématie du pouvoir spirituel, n'avait été contraire aux principes gallicans qu'il s'efforçait précisément de défendre contre la papauté. Il ne fallait plus de ces missionnaires, qui, bien que Français, se croyaient déliés de leur serment de fidélité envers le roi.

Une autre cause générale de cette décision fut l'approche de la Révocation de l'Édit de Nantes. Le nombre des conversions, plus forcées sans doute que volontaires, semblait permettre d'entrevoir la prochaine unité religieuse de la France. D'autre part les missionnaires laissaient espérer la conversion du roi de Siam, et par suite, suivant les idées du temps, (Regis ad exemplum...) la conversion de tout le peuple siamois. Nul doute que la même aventure merveilleuse n'arrivât en Chine, si des missionnaires habiles parvenaient à s'emparer de la faveur de l'empereur — et les Jésuites s'étaient déjà glissés à la cour de Pékin depuis le début du siècle. Mais pour réaliser ce grand projet il fallait flatter les passions dominantes des Chinois, et les voyageurs et les Jésuites avaient déjà répandu l'histoire — ou la légende — d'une Chine savante, honorant les sciences, et versée particulièrement dans les mathématiques et dans l'astronomie.

À ces causes premières s'ajoutent des causes secondes qui emportèrent l'adhésion du roi, malgré ses hésitations. Le P. Couplet était venu à Paris, il avait été reçu à la cour, et nous savons l'intérêt de curiosité que sa visite provoqua. Mais nous savons aussi, grâce au questionnaire qui lui fut remis, que ce ne fut pas un simple intérêt de curiosité mondaine. Le gouvernement voulait être renseigné sur les sciences des Chinois, sur leur histoire, sur leur chronologie, non moins que sur les possibilités de commerce entre la Chine et l'Europe. Mais le P. Couplet n'était pas français ; le gouvernement eût mieux aimé confier cette mission à des Français, et dès ce moment le départ des Jésuites mathématiciens fut décidé. Il ne restait plus qu'à trouver l'occasion de les faire partir, et ce fut l'ambassade des Siamois qui la fournit.

Les années 1684, (visite du P. Couplet) et 1685, (départ des Jésuites mathématiciens pour la Chine) sont des dates importantes dans l'histoire des relations intellectuelles entre la Chine et la France. Les Jésuites qui partaient ainsi emportaient bien des espoirs, non seulement l'espoir de l'unité religieuse, mais aussi l'espoir de la découverte intellectuelle d'une ancienne civilisation, désormais soupçonnée, mais encore inconnue.

La Chronologie du P. Couplet, publiée dès 1686, et le Confucius Sinarum Philosophus qui parut l'année suivante semblaient devoir satisfaire toutes les curiosités. Ces deux publications avaient la prétention d'apporter tous les éléments nécessaires pour qu'on se fît une idée précise de la chronologie, de l'histoire, de la religion, de la morale et de la politique des Chinois.

La Chronologie passa presque inaperçue. Elle était prudente sans doute et permettait une conciliation avec les données chronologiques de la Bible, mais personne alors ne doutait que cette conciliation ne fût possible, à part les libertins que l'on réduisait d'ailleurs facilement au silence par la menace du bûcher, comme ce fut le cas de La Peyrère. Le véritable problème chronologique, c'est-à-dire la confrontation des chronologies des peuples profanes avec celle du peuple de Dieu n'était pas encore posé. Les difficultés de la chronologie ne regardaient que les théologiens — ce qui ne veut pas dire que les discussions n'étaient pas vives entre eux — mais les dissensions portaient seulement sur le choix de la version de la Bible que chacun d'eux adoptait pour le calcul des temps. Fallait-il s'en tenir à la Vulgate, ou, comme le croyait le P. Pezron, adopter la Version des Septante ? Tous néanmoins étaient d'accord pour prendre les données chronologiques de la Bible comme norme des différentes chronologies de tons les peuples du monde.

Le Confucius Sinarum Philosophus eut une tout autre destinée. Ce fut une véritable révélation. Non certes au point de vue religieux. La préface du P. Couplet sur la religion et les cultes chinois (passée un peu à la pierre ponce il est vrai par les reviseurs de Paris) n'offrait rien qui pût émouvoir les esprits, même les plus orthodoxes. Mais la morale ! Mais la politique des Chinois ! Voilà de quoi enchanter les esprits.

C'était en effet le moment, où, comme l'a marqué M. G. Lanson, de bons esprits qui n'étaient ni philosophes ni moralistes de profession, mais seulement des honnêtes gens, cherchaient dans leur conscience individuelle les règles de leur vie morale. Ils n'avaient pas la prétention de construire des systèmes et ne cherchaient pas à déduire de l'idée du bien les règles pratiques de leur vie journalière. Mais ils voulaient traduire en idées claires et formuler comme des principes universels les suggestions de leur conscience personnelle. La morale de Confucius vint leur apporter précisément ce qu'ils cherchaient. C'est qu'elle avait de quoi les satisfaire, non seulement à cause de sa méthode mais aussi à cause de ses résultats.

La morale de Confucius, telle qu'elle était exposée dans le livre des PP. Jésuites, ne se présentait pas comme une morale dogmatique ; elle n'était qu'un recueil de préceptes et d'enseignements suggérés au philosophe chinois par l'expérience de sa vie, parfois brillante à la cour des rois, mais aussi parfois dénuée de tout secours, selon les hasards de la fortune. La lecture de ce livre présentait donc l'expérience d'un homme qui avait connu la grandeur et la bassesse et qui révélait tout simplement les conclusions (plutôt encore que les règles morales) auxquelles l'avaient conduit les événements de sa vie.

En outre cette morale de Confucius apparaissait comme tout humaine : elle ne présentait pas comme idéal une vertu farouche, escarpée, inaccessible mais une vertu du juste milieu, une sagesse qui était un équilibre parfait entre les passions et la raison, en somme un idéal que certains sages de l'antiquité classique avaient eux aussi trouvé et réalisé. Au surplus cette morale, qui n'avait besoin pour se soutenir d'aucun dogme religieux, et qui partant était vraiment une morale indépendante, enseignait certains préceptes que l'on trouve sans doute dans la morale chrétienne, mais qui ne peuvent venir d'une révélation particulière, puisque Confucius les avait enseignés de nombreux siècles avant le christianisme. Il y avait donc non seulement une morale indépendante mais une morale naturelle, que les différentes religions avaient accaparée en la présentant comme une conséquence de leurs dogmes, comme si cette morale naturelle n'était pas une émanation, un produit de la conscience de tout homme venant en ce monde et en n'importe quelle partie du monde.

C'était aussi le moment où l'on cherchait les principes rationnels de la politique. Non que l'on eût l'intention de combattre, et encore moins de ruiner l'absolutisme de Louis XIV. Mais malgré le loyalisme des Français de cette époque, on ne pouvait s'empêcher de remarquer qu'il y avait bien des misères dans le royaume de France. Etait-ce le principe même de l'absolutisme qui était mauvais, était-ce seulement l'application de ce principe qui était défectueuse ? La Chine révélée par les PP. Jésuites vint à point fournir l'exemple d'une monarchie, où le souverain tout comme en France était absolu, mais où cet absolutisme produisait des résultats remarquables, comme le constataient tous les voyageurs. Or, le principe sur lequel reposait l'absolutisme des empereurs de Chine était le même qui justifiait le pouvoir absolu des rois de France, à savoir l'autorité du père de famille. L'exemple de la Chine ne pouvait donc que renforcer le loyalisme des Français et les empêcher de discuter le principe même du gouvernement. Mais il y a les résultats ! Comment expliquer la différence entre la richesse inouïe de la Chine et la pauvreté de la France ? C'est que sans doute ce despotisme des empereurs de Chine doit avoir un correctif qui, malgré tout, le limite. On ne s'inquiète pas encore des détails du fonctionnement du gouvernement chinois — ce sera l'œuvre des philosophes après 1740 — et l'on se contente de chercher cette limitation dans la définition même du pouvoir paternel qui ne peut être absolu que pour le bien des enfants : c'était d'ailleurs l'idée de La Bruyère et de Fénelon. La connaissance du gouvernement chinois ne bouleversait donc pas les idées courantes ; la Chine fournissait seulement un exemple précis et réel et non pas des fictions comme celles du Télémaque.

La morale et la politique des Chinois sont les grandes révélations des publications du P. Couplet, parce qu'elles correspondaient à des préoccupations particulières à cette époque. Mais peu à peu la question de la religion des Chinois tourmente de plus en plus les esprits : c'est l'approche de la Querelle des Cérémonies chinoises.

L'affaire des Cérémonies chinoises ne fut d'ailleurs qu'une phase, particulièrement aiguë de la perpétuelle hostilité entre les Jésuites et leurs adversaires. Déjà et bien avant qu'on s'occupât de la Chine, les Jésuites avaient adopté au sujet du problème du salut des infidèles, une attitude libérale qui les rapprochait des sceptiques comme La Mothe le Vayer, et qui, par suite, les faisait vilipender par les protestants et les jansénistes. La thèse du péché philosophique, qui n'est somme toute que l'interprétation théologique d'idées longtemps soutenues par la Compagnie sur le salut des Infidèles, et le bruit qu'elle suscita marquent que dans les dernières années du siècle une résistance particulièrement vive — nous ne dirons pas une cabale — s'organise contre les Jésuites. Un peu plus tard la Lettre des cinq évêques, qui dénonce le scandale et le danger de cette thèse, faite « pour flatter les Chinois », indique une détermination des adversaires des Jésuites de les attaquer sur leurs doctrines théologiques à l'occasion des idées qu'ils soutiennent sur les cultes chinois. Le livre du P. Le Comte en fournit le prétexte, mais on attendit quatre ans avant de se risquer à l'attaque : c'est que Bossuet était occupé par sa lutte avec Fénelon. Or, en 1700, il était libre et l'Assemblée du Clergé allait se réunir. D'autre part, pendant ces quatre années le crédit des « triumvirs », l'archevêque de Paris, Bossuet et l'évêque de Chartres, n'avait fait que grandit, grâce à Madame de Maintenon. Les circonstances ne pouvaient pas être plus favorables.

Le bruit immense que l'on fit en France en 1700 au sujet de l'affaire des Cérémonies chinoises et qui se répercuta à travers toute l'Europe, donne une importance considérable, moins encore à la condamnation elle-même qu'aux raisons pour lesquelles les Jésuites furent condamnés. Dans ce débat, en effet, la question des rites et celle des tolérances accordées par les Jésuites, — ce qui n'était qu'affaire de discipline ecclésiastique — disparaissent devant un autre problème, plein de dangers parce qu'il n'était pas seulement théologique mais philosophique, déjà au sens où le XVIIIe siècle entendra ce mot ; les Chinois sont-ils idolâtres, déistes ou athées ? Sans doute la Sorbonne ne prit pas parti dans cette question de la religion des Chinois, mais elle sembla pencher pour l'opinion qu'ils étaient déistes, et comme elle condamna les Jésuites pour avoir prétendu que les Chinois, malgré cette religion, qui s'apparentait au déisme, avaient toujours pratiqué une morale parfaite, elle signifia par son arrêt, claironné de tous côtés, que des théologiens et des religieux avaient dénoué le lien que l'on devait croire indissoluble entre la morale et la religion révélée.

Les suites de la Querelle des Cérémonies chinoises et l'âpreté des adversaires des Jésuites eurent peut-être encore des conséquences plus considérables. Les ennemis des Jésuites s'efforcèrent, en effet, de prouver que les Chinois étaient athées. Or, d'après les théologiens, l'affirmation que l'athéisme pouvait exister tendait à diminuer l'horreur naturelle que tous les hommes devaient avoir de l'athéisme. En outre, les théologiens étaient persuadés, contrairement aux idées de Bayle, que l'athéisme non seulement est incompatible avec la morale mais qu'il rend impossible l'existence d'une société. Prétendre que la Chine, nation solidement charpentée, puisqu'elle durait depuis des millénaires, pratiquait communément l'athéisme, c'était donner raison à Bayle. Aussi Bayle se saisit de l'argument et par son Dictionnaire il répandit dans tous les milieux l'idée de l'athéisme des Chinois.

Somme toute, la Querelle des Cérémonies chinoises profite surtout à Bayle : l'exemple de la Chine est le meilleur qui se puisse trouver pour étayer les idées essentielles qu'il a soutenues avant de s'intéresser à la Chine. Il est certain, en effet, que la démonstration de l'athéisme de la Chine achève de ruiner l'argument du consentement universel. Sans doute un peu plus tard Elie Benoist et Ramsay vont essayer de modifier l'argument, et, abandonnant l'idée du consentement universel dans l'espace à l'époque moderne, ils chercheront à montrer un consentement universel à l'origine des temps. Mais il leur aurait fallu montrer de quelle manière l'athéisme a pu s'introduire et se répandre, démonstration qu'ils n'apportèrent pas.

En outre les Jésuites avaient montré que les Chinois, bien qu'il n'eussent pas eu la révélation, mais en vertu de leur religion qui s'apparentait de très près au déisme, s'étaient constitué une morale qui souvent rappelle la morale chrétienne et peut être comparée avec elle. Ainsi la révélation n'était pas nécessaire pour trouver les lois morales dont s'enorgueillissent les Chrétiens: d'autres religions avaient pu les trouver elles aussi. Mais l'acharnement que mirent les adversaires des Jésuites à prouver l'athéisme des Chinois eut une influence plus grave encore. S'il est vrai que les Chinois sont athées, et si l'on ne conteste pas l'excellence de leur morale — comme on a oublié de le faire, du moins avant Renaudot, mais il vient trop tard — on donne raison à Bayle qui avait démontré par des arguments rationnels que l'athéisme était supérieur à l'idolâtrie, c'est-à-dire au théisme au point de vue moral et au point de vue social. Lorsque Bayle eut pris acte de l'athéisme des Chinois, il était prouvé que la morale et la religion étaient des choses étrangères l'une à l'autre. Sans doute, la morale n'y perdait rien, mais la religion perdait ce rôle éminent qu'on lui accordait généralement : elle cessait d'être la clef de voûte de la société.

La Querelle des Cérémonies chinoises étant sinon terminée, du moins apaisée, l'intérêt pour la Chine n'en fut pas supprimé, car la curiosité européenne avait été trop vivement excitée en faveur de ce pays dont la religion avait provoqué de si vives dissensions parmi les théologiens. Mais on se rendait compte que l'on connaissait en somme peu de choses de la Chine, et que l'on manquait de faits précis parce que les études des PP. Jésuites sur l'astronomie et la chronologie chinoises tardaient à paraître. Cependant les libertins redoublaient d'audace : si les uns, comme autrefois La Peyrère à la suite de Bayle, montraient l'impossibilité de l'origine du monde telle que la rapporte la Bible, d'autres comme Tyssot de Patot insinuaient l'idée de l'éternité du monde. On avait pu imposer silence à La Peyrère par la menace du bûcher, mais cet argument décisif avait déjà perdu de sa valeur démonstrative au début du XVIIIe siècle. Le problème de la chronologie et notamment de l'accord des chronologies profanes avec la chronologie biblique devient dans les premières décades du XVIIIe siècles un des problèmes les plus importants que doivent résoudre les défenseurs de l'orthodoxie religieuse.

Problème d'autant plus essentiel qu'une découverte scientifique, celle du Chevalier de Louville sur les variations de l'obliquité de l'écliptique semblait favoriser les idées des libertins sur l'éternité du monde. S'il est vrai qu'il y eut un temps où, les nuits étant égales aux jours tout le cours de l'année, la terre jouissait d'un printemps perpétuel, les récits des poètes sur l'âge d'or ne sont peut-être pas des fictions mais des réminiscences de traditions très lointaines. Et les récits bibliques sur la beauté du Paradis terrestre, sur l'Eden qui ne connaissait ni les frimas ni l'ardeur du soleil d'été, ne sont que des adaptations de ces mêmes traditions. Or, comme le Chevalier de Louville en confrontant les observations de Pythéas au IVe siècle après J.-C. et les siennes propres sur la valeur de l'angle formé par l'écliptique et l'équateur avait pu déterminer la déclinaison annuelle de cet angle, il avait pu également par un simple calcul fixer à 400.000 ans environ l'époque à laquelle la terre jouissait du printemps perpétuel. Période astronomique sans doute et que l'on établit par un calcul, mais qui, chose curieuse, correspond à peu près à la chronologie dont se vantaient certains peuples orientaux, notamment les Babyloniens, et dont l'existence réelle semblait prouvée par les anciennes traditions des mages d'Égypte recueillies par Hérodote. On voit les dangers de la découverte des variations de l'obliquité de l'écliptique à cause des conséquences extrêmes que dès l'abord on s'efforce d'en tirer contre la Bible. Il n'était donc plus possible d'écarter d'un seul mot, comme le faisait Bossuet, ou même encore l'Histoire Universelle anglaise, toutes ces chronologies orientales en les traitant de fabuleuses à cause de la date reculée de leurs origines qui ne pouvaient s'accorder avec la date de la création du monde, telle que la donne la Bible, il fallait examiner ces chronologies en elles-mêmes et par elles-mêmes, indépendamment de toute préoccupation religieuse : c'est la méthode critique que Fréret s'efforça d'apporter dans l'étude de la chronologie chinoise.

Sa méthode sans doute paraît timide, même aux Jésuites de Pékin, mais elle veut être sûre et ne s'appuyer que sur des faits certains. Elle est aussi éloignée des affirmations audacieuses des libertins que des négations méprisantes d'un Bossuet ou d'un Dom Calmet. Mais malgré ses apparentes timidités, malgré le souci qu'elle témoigne constamment de désarmer par avance toutes les susceptibilités, en montrant que cette chronologie, telle qu'elle est connue d'une manière certaine ne présente encore rien qui soit en désaccord avec la chronologie biblique, elle pose néanmoins, mais par prétérition, cette importante question : comment un peuple très éloigné des régions que l'on considère comme le berceau de l'humanité, pouvait-il être déjà un peuple nombreux, policé et capable de calculer des éclipses, très peu de temps après le Déluge ? La correspondance de Fréret, mieux encore que ses dissertations de l'Académie des Inscriptions nous montre qu'il avait vu tous ces dangers mais sa méthode était d'établir des faits précis et vérifiés, quelles qu'en fussent les conséquences, et les conséquences, même celles qu'il pouvait souhaiter n'étaient pas capables de faire fléchir sa méthode dans l'établissement des faits.

Avec Voltaire, toutes ces timidités disparaissent, toutes ces précautions qu'un Fréret croyait encore nécessaires sont désormais laissées de côté : dès les premières phrases de son Histoire Universelle, Voltaire en montrant la certitude de la chronologie chinoise qui par son antiquité ne peut s'accorder avec celle de la Bible, laisse percer le bout de l'oreille : la chronologie de la Bible ne peut être la norme des chronologies des peuples profanes, qui de beaucoup la dépassent. Non que Voltaire croie à l'éternité du monde : il lui suffit de ruiner par l'exemple de la Chine l'autorité historique de la Bible. C'est une conclusion à laquelle aucun Jésuite, si féru qu'il fût des antiquités chinoises n'aurait pu souscrire. Il n'en reste pas moins que dans la croisade que Voltaire va mener en faveur de la Chine à partir de 1740, il aura toujours les Jésuites pour alliés : il leur empruntera des faits et des arguments en faveur des Chinois, mais il sera parfois un ami un peu compromettant, lorsqu'il montrera, non sans complaisance indiscrète, que la morale est indépendante de la religion révélée, et qu'une morale parfaite peut se concilier avec le déisme, ce que précisément la Sorbonne avait condamné en 1700 dans les écrits des Jésuites. Cependant il sera résolument l'allié des Jésuites, sans aucune arrière-pensée, pour affirmer avec eux contre Bayle que les philosophes chinois ne sont pas athées, et que la philosophie et l'athéisme ne peuvent se concilier ni en Chine ni en France.


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