Henri Cordier (1849-1925)

Histoire générale de la Chine

et de ses relations avec les pays étrangers


Tome I. Depuis les temps les plus anciens jusqu’à la chute de la dynastie T'ang (907 après J.-C.)

Tome II. Depuis les cinq dynasties (907) jusqu'à la chute des Mongols (1368)
Tome III. Depuis l'avènement des Ming (1368) jusqu'à la mort de Kia K'ing (1820)
Tome IV. Depuis l'avènement de Tao Kouang jusqu'à l'époque actuelle [1920]


Librairie Paul Geuthner, Paris, 1920,572+434+428+428 pages.

  • Henri Froidevaux : "Le savant historien s'est attaché à ne laisser de côté aucune question importante, à indiquer sur chacune d'elles le dernier mot de la critique, et en même temps à permettre à chacun de poursuivre lui-même des lectures plus complètes, si le désir lui en prend. Ainsi cette histoire générale est-elle à la fois un point de départ et une base pour ceux-ci et un terme, une conclusion pour ceux-là. C'est, si l'on préfère, un instrument de travail commode et sûr, un de ces précieux mementos, qui contiennent le scrupuleux exposé de l'état actuel de la science sur tous les points auxquels ils touchent et qui constituent aussi un terrain solide d'où se lancer dans des recherches minutieuses et originales, destinées à faire progresser l'érudition par la suite".
  • [La Bibliothèque numérique Chineancienne correspond pleinement à cette idée d'Henri Froidevaux, de "poursuivre des lectures plus complètes, si le désir en prend". Grâce aux centaines de liens hypertextes inclus dans la présente édition numérique de l'ouvrage d'henri Cordier, une très large partie des références bibliographiques sont accessibles à la page même de l'ouvrage cité, en un simple clic, soit vers internet, soit, très majoritairement, vers des ouvrages parus dans la Bibliothèque. Une vaste prise de connaissance est ainsi rendue possible par un accès très en douceur.]


Tome I. Depuis les temps les plus anciens jusqu’à la chute de la dynastie T'ang (907 après J.-C.)


Extraits : Théories des origines - Le Kiang - Introduction du bouddhisme - L'impératrice Wou Heou - Manichéisme - Hiouen Tsang
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Théories des origines

La Chine, ayant peu emprunté et peu rendu, n’est pas néanmoins un bloc resté complètement immuable et intangible à travers les siècles, sans avoir dans une certaine mesure subi et influencé non seulement la civilisation des pays environnants mais aussi celle de ceux qui par leur éloignement paraissaient avoir échappé à tout contact avec le vaste empire de l’Asie orientale ; mais ces échanges réciproques se sont produits au cours des siècles dont nous connaissons l’histoire, plus en détail, au fur et à mesure qu’elle se rapproche de nous, mais dont nous n’ignorons pas, au moins dont nous soupçonnons certaines particularités d’époques fort éloignées de notre temps. Il ne me paraît pas que ces influences puissent remonter à une antiquité fort reculée ; dans tous les cas, elles peuvent être placées pendant cette période de l’histoire du monde qui appartient à la période géologique de l’époque actuelle ; c’est-à dire celle où l’homme commence à se rendre maître de la planète sur laquelle il a apparu des milliers d’années auparavant. Des civilisations asiatiques qui nous sont aujourd’hui inconnues ou sont simplement entrevues par nous ont existé avant la période à laquelle appartiennent les faits dont nous nous proposons de retracer l’histoire.

La Chine dont nous écrivons l’histoire aujourd’hui est ignorée dans son antiquité reculée aussi bien de ses habitants que de nous ; son passé préhistorique inconnu de nos devanciers, soupçonné depuis peu d’années, devient maintenant une réalité comme celui de l’Égypte. Puis nous constatons l’existence de monuments, tels les menhirs, dont les Chinois eux mêmes ne signalent pas l’existence ou méconnaissent la signification. La Chine nous apporte une fois de plus la preuve qu’il ne faut rien nier, sous le mauvais prétexte qu’on n’a rien trouvé ; le présent doit vivre dans le doute quand il ne touche pas à la réalité ; et faire crédit à l’avenir.

L’éloignement, les difficultés d’une longue route de terre ou les périls d’une navigation sur des mers soumises à l’action des moussons, souvent dévastées par les typhons, la faiblesse relative des voisins, l’énormité même de son territoire, avaient forcé la Chine à vivre sur elle même, sans tirer du dehors les choses nécessaires à la vie ; elle trouvait également en elle même les ressources intellectuelles utiles au développement et à la conservation de son génie particulier, et somme toute, en dehors du bouddhisme, elle a peu emprunté, et encore sans continuité et à des époques très différentes, à des éléments étrangers au pays. Les nations qui avaient besoin de sa soie, de sa rhubarbe, de son musc, venaient les chercher ; celles qui, au contraire, lui vendaient leur opium, les étoffes de laine et de coton les apportaient : Le Chinois n’avait pas besoin de quitter son pays pour y voir affluer les marchandises étrangères ou pour faire transporter ses produits au loin. Ce qui ne veut pas dire toutefois que, au cours de leur longue existence, les Chinois n’aient jamais éprouvé le besoin ou le désir de visiter les contrées lointaines, et l’on verra dans ces pages que, soit le zèle religieux pour les pèlerins bouddhistes, soit l’appât du lucre pour certains négociants, soit des intérêts politiques pour différentes missions comme celles de Tchang K’ien et de Tcheng Ho, soit même une ambition guerrière dans l’expédition de Pan Tch’ao dans l’Asie centrale, ont réussi, mais d’une façon irrégulière, à attirer les Chinois hors de chez eux. Si les Chinois n’ont donc pas vécu complètement séparés du reste du monde, toutefois, sans ignorer l’existence des pays étrangers, même lointains, ils n’en ont jamais eu une notion complète jusqu’à l’époque contemporaine, lorsque la facilité des communications, la durée moindre des voyages ayant placé la Chine à une quinzaine de jours de l’Europe, l’envoi d’étudiants qui ont puisé des idées nouvelles hors de chez eux, l’ont obligée à sortir de son « magnifique » isolement et d’entrer, plutôt de mauvais gré, dans le grand concert international du monde, et l’ont entraînée à étudier sans enthousiasme des problèmes politiques et économiques qu’elle avait négligé de se poser jusqu’alors.

On verra que, si pendant des siècles, pour la Chine, la morale de Confucius a été le fil conducteur de sa pensée, et la base même du système politique qui a mis à la tête du pays constitué en une vaste famille un empereur « Fils du Ciel », cette nation ne s’est pas figée dans une administration immuable, qu’elle a été comme les autres agitée par de nombreuses révolutions, qu’elle a été gouvernée, par différentes dynasties, quelques unes même étrangères ; qu’elle a connu tous les modes de gouvernement depuis l’autocratie impériale jusqu’au socialisme d’État de Wang Ngan-che, revenant toutefois à sa civilisation primordiale jusqu’au jour récent où, battu en brèche par les étrangers devenus ses voisins ou qui l’ont trop pénétré, le vieil édifice vermoulu semble s’écrouler devant la pression de l’Occident : reflux d’une marée qui, il y a quelques siècles, avait porté jusqu’au cœur de l’Europe les descendants des tribus du nord de l'empire chinois. Mais que nous réserve l’avenir ? Une telle histoire est plus propre que n’importe quelle autre à nous faire suivre les vicissitudes des empires et des royaumes, leur développement ; leur grandeur, leur décadence. Témoin unique dans l’histoire du monde, la Chine est le seul empire qui ait soutenu jusqu’aujourd’hui l’assaut des ans, du désordre intérieur, de la concurrence et de la rivalité extérieures. Le philosophe, autant, plus même que l’historien, trouve dans l’enchaînement des faits qui constituent sa vie matière à de sérieuses leçons.

L’Europe, qui tire la soie de la Chine depuis une haute antiquité, n’a longtemps considéré cet empire que comme une terre ayant sa vie propre ; ne se rattachant par aucun lien au reste du monde ; elle a été l’objet de spéculations fantaisistes de la part de quelques savants ; et pour la masse des gens elle ne fut qu’une simple curiosité. Claude Duret, au commencement du XVIIe siècle, dans l’énumération des langues que contient son Thresor de l’histoire des langues, cite les langues indienne orientale, chinoise, japonaise, sans parler des sons, voix, bruits, langages ou langues des animaux et oyseaux. Bossuet, dans son Discours sur l’Histoire Universelle, fera une place aux Scythes, mais il passera la Chine sous silence, ne soupçonnant pas le rôle que cette masse d’humains a joué dans l’histoire générale du monde dont elle forme le tiers de la population, ignorant ou oubliant que c’est la seule nation dont l’histoire se continue sans interruption depuis les âges les plus reculés jusqu’à nos jours ; qu’aux temps lointains de l’Égypte et de l’Assyrie, il existait déjà une Chine et que cette Chine existe encore aujourd’hui. Au XIIIe et au XIVe siècles, à l’époque de l’hégémonie mongole, le voile mystérieux qui cache cette distante contrée est soulevé par Marco Polo et quelques zélés missionnaires, mais il retombe pour ne se relever partiellement qu’au XVIe siècle, et ce ne sera qu’au milieu du XVIIe siècle que les missionnaires de la Compagnie de Jésus, comme Martini dans son Atlas sinensis, nous donneront enfin des notions exactes sur l'empire du Milieu. Et comme on sera sans doute étonné qu’un chapitre aussi important de l’histoire du Monde ait pu se dérouler pendant des milliers d’années sans que l’Occident y ait eu sa grande part, on inventera des relations imaginaires, ou on tâchera de se la rattacher à l’aide de théories abracadabrantes qui, poursuivies jusqu’à nos jours, donnent un des plus curieux exemples des folies que peut engendrer l’ignorance ou une science insuffisante. Nous allons examiner quelques-unes de ces théories par lesquelles les savants d’Europe, désireux de trouver à l’humanité une origine commune, ont cherché à relier la vieille Chine à différents pays de l’Asie antérieure, voire de l’Europe.

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Le Kiang

Le Kiang prend sa source au Tibet dans les montagnes Tang La et, d’après les cartes indigènes, par trois cours d’eau qui descendent, du versant sud du Bayan Kara. Le fleuve se dirige d’abord vers l’est, puis descend vers le sud jusqu’à la boucle de Li Kiang, passant par Ba Tang qui se trouve sur la routé du Se Tch’ouàn à Lha Sa au Tibet. M. Bonin a reconnu la grande boucle que fait le Kiang avant son confluent avec le Ya Loung. Dans cette haute région, outre les noms de Kin Cha Kiang (fleuve au sable d’or) et de Pe Chouei, le Kiang est nommé aussi Oulan Mouren et Mouroui Ousou, la rivière tortueuse ; Marco Polo l’appelle Brius qui représente le tibétain Dré tch’ou.

Le Kiang traverse les provinces de Yun Nan, de Se Tch’ouan, de Hou Pé qu’il sépare du Hou Nan, pendant une certaine distance, de Kiang Si, de Ngan Houei et de Kiang Sou. A gauche, le Ya Loung se déverse dans le Kiang à Loko Mi tien ; il prend sa source non loin du Houang Ho ; entre le 28° et le 30° de latitude nord, après avoir arrosé Baurong et Meterong, il fait un coude brusque vers le nord pour descendre, après un nouveau crochet dans une direction nord-sud. Cette partie du fleuve a été explorée par le Dr Legendre, le capitaine Noiret et le lieutenant Dessirier ; cette région est très accidentée. Le Ya Loung depuis Ho Si à son embouchure a été relevé par le lieutenant de vaisseau Audemard ; des rapides, dont le Mao Mao t’an et le Houng Pi t’an offrent de sérieuses difficultés ; dans la dernière partie de son cours, à 30 kilomètres environ du confluent, les eaux du Ya Loung s’étalent en une nappe tranquille.

« Au point de vue hydrographique, le Ya Loung présente le caractère d’un grand fleuve et non celui d’un torrent qu’on serait porté à lui attribuer, a priori, en raison de l’altitude élevée de son talweg (1.560 m et 1.220 m). sa largeur atteint 200 et 250 m ; elle descend rarement au-dessous de 100 m. en dehors des rapides... la faible vitesse du courant moyen ne dépasse pas 7 kilomètres à l’heure pour une pente en somme très considérable de 1,68 m par kilomètre, alors que le Yang Tseu, avec une pente bien inférieure, (1,03 m), accuse une vitesse moyenne de 11 kilomètres le pont de Tseu Li Kiang et Soui-Fou. »

Le Ya Loung peut se ranger dans la catégorie des cours d’eau praticables à la batellerie (Audemard). A gauche, il reçoit le Ngan Ning qui forme la limite occidentale de la région du Se tch’ouan appelée Ta Leang chan (grandes montagnes froides), passe près de Ning Youen, capitale du Kien Tch’ang, et de Te Tch’ang. Dans sa partie inférieure le Ya Loung est aussi appelé Ta Tch’oung ; à son confluent, le Yang Tseu est appelé Pe Chouei Kiang.

La ville de Li Kiang, principal centre des Mosos, est placée dans une grande boucle que fait le Kiang en remontant vers le nord ; du sommet de cette boucle il descend vers le sud jusqu’à To Mi ; la vallée est dominée par de hautes montagnes. A partir du grand rapide de Ta Tsin K’eou, le biet est navigable ; à partir de To Mi, le fleuve qui se rapproche du lac de Ta Li qui est au sud ouest forme un coude jusqu’à Kin Kiang Kai, à 60 km environ de Ta Tsin K’eou ; la vallée est large ici, mais elle se termine par un couloir étroit d’environ 150 km de long qui conduit à Ma Chang, sur la rive gauche, à 40 km. du confluent du Ya Loung ; c’est le centre de la batellerie entre Kin Kiang Kai et Loung Kai. Du Ya Loung, le Kiang descend vers le sud jusqu’à Loung Kai ou Kiang Pien, puis se dirige avec beaucoup de sinuosités vers l’est en remontant légèrement vers le nord jusqu’à Chou Ki où il prend une direction franchement nord. A 75 km. de Loung Kai, confluent de Ma Kai Ho, à Ho Men Tch’ang, un grand rapide à trois gradins, le Kin Ya t’an barre la route, mais il n’est pas infranchissable ; à partir de ce point jusqu’à Yen Tsin, centre important d’une exploitation de sel, pendant 100 km., on ne compte pas moins de cinquante rapides dont treize extrêmement violents. A Yen Tsin apparaissent les premières barques qui circulent jusqu’à Kiao Kia t’ing, sur une longueur de 130 km. C’est à Kiao Kia t’ing ou Mi Leang pa, située à 2 km. du fleuve, que viennent s’approvisionner les Lolos. De Kiao Kia t’ing à P’ing Chan le fleuve, faisant des sinuosités, remonte vers le nord, il n’est pas navigable ; « les jonques légères, nous dit le lieutenant de vaisseau Hourst, ne dépassent pas P’ing Chan ; elles peuvent à la rigueur aller jusqu’à Tso T’an, mais la descente est très hasardeuse ; les embarcations un peu fortes étant ingouvernables à cause des tourbillons et des contre courants qui les lancent en tous sens. »

Dans cette partie de son cours, le Kiang longe le massif des Ta Leang Chan habité par les Lolos. Le 8 juillet 1898, M. de Vaulserre partit de Soui Fou avec trois Annamites, un petit interprète de seize ans, huit montures ou animaux de bât et trois palefreniers chinois. Il remonta le fleuve Bleu jusqu’à la hauteur de Ta Li fou dans le Yun Nân sans s’écarter de son cours.

« P’ing Chan, dit l’abbé Chevalier, est une petite sous-préfecture, bâtie au pied d’un groupe de montagnes, sur un plateau bas dont elle ne couvre qu’une partie. Son enceinte, sans être vaste, l’est encore trop pour le nombre de ses habitants. Presque pas de faubourgs, même aux portes de la ville ; pas un seul bateau au port. »

Le fleuve suit alors une direction sud ouest nord est jusqu’à Wan Hien ; à Kouei Tcheou il fait une courbe pour redescendre à I-tch'ang ; il est calme dans cette partie de son cours, semé d’îles de sable et de galets ; sa direction est est ouest d’I Tch’ang à Wan Hien ; ici le cours est torrentueux, coupé de rapides, encaissé de hautes collines. Voici les principaux rapides : le Premier en amont est le Sin T’an de Young Yang hien, le plus dangereux de tous, situé à 15 km. en amont de cette ville et à 3 km. en aval du bourg de Pan T’ouo ; le I T’an, à 6 km. en amont de Kouei Tcheou, dans le Hou Pe ; le Sin T’an de Kouei Tcheou, à 10 km. au dessous de Kouei Tcheou, entre les gorges Mi-Tsang en amont et les gorges Nieou Kan ma fei, en aval ; ces trois rapides sont les plus dangereux ; le Koung Lin T’an qu’on rencontre à la sortie des gorges Nieou Kan ma fei, en descendant ; le Ta Toung T’an.

« Entre les gorges Nieou Kan ma fei et les gorges d’I Tch’ang, écrit l’abbé Chevalier, ou plus exactement entre le village Hé Pien tseu, situé sur la rive gauche, à 3 kilomètres des gorges de Nieou Kan ma fei, et celles d’I Tch’ang, s’étend une région unique sur tout le haut Yang Tseu tant au point de vue géologique qu’au point de vue géographique. C’est le seul endroit où j’ai rencontré des roches de granit. On l’a appelée parfois la région des rapides en raison des nombreux endroits dangereux pour les jonques qui en jalonnent le parcours. Le lit du fleuve y est très élargi et varie de 700 à 1200 m. environ à l’époque des grandes eaux. Aux eaux basses au contraire, il est resserré dans un chenal qui assez souvent n’a plus qu’à peine 200 m. de large. Ce chenal est assez profond et généralement libre de tout obstacle pouvant entraver la navigation à vapeur. La principale. exception à cette règle générale est celle du Ta Toung T’an. A cet endroit le lit est divisé en deux par trois amas de roches dont le plus considérable est en aval des deux autres. Ils ne sont pas tout à fait au milieu mais rangés en ligne le long de la rive droite. La passe principale, la seule praticable à l’étiage pour les grandes jonques, se trouve donc entre eux et la rive gauche. »

Le lieutenant de vaisseau Hourst, qui, avec la canonnière Olry, a franchi ces rapides ; remarque qu’en remontant au delà d’I Tch’ang, le Yang Tseu subit au point de vue hydrographique un changement correspondant à celui du système orographique de son immense bassin ; de même que le sol devient un réseau inextricable de collines, n’ayant que de vagues directions générales, le cours du fleuve se poursuit en sinuosités nombreuses suivant le caprice du terrain qu’il rencontre.

La navigation à vapeur n’est possible que pendant quelques mois de l’année et ne peut dépasser P’ing Chan.

La distance entre ce point et I Tch’ang est d’environ 750 milles.

Dans cette partie de son cours, le Yang Tseu reçoit les fleuves suivants : à 30 milles en aval de P’ing Chai, à Soui Fou, 2.750 km. de la mer, sur la rive gauche, le Min Kiang ou Fou Ho, rivière de Tch’eng Tou, capitale du Se Tch’ouan ; considéré par les Chinois comme le fleuve principal. Le Fou Ho se compose de deux artères principales réunies à Kia T’ing : 1° le Fou Ho proprement dit, qui prend sa source aux points de réunion du Se Tch’ouan, du Tibet et du Kou Kou nor près des Min Chan ; au nord, au delà de Soung P’an ; on le désigne aussi, sous les noms de Si Ho (rivière de l’ouest) et de Lari Ho (rivière bleue) ; 2° le T’oung Ho ou Ta Tou Ho qui prend sa source entre le Ya Tchou, affluent du Kin Cha Kiang, et le Ma Tchou (Houang Ho supérieur) ; le T’oung Ho est formé lui-même de deux branches : le Ta Tou ou T’oung Ho qui passe à Ta Ts’ien lou, et est impraticable pour les bateaux et la rivière de Ya Tcheou, Yaq Ho ; les jonques remontent de Soui Fou à Kia T’ing.

Le Tch’oung Kiang, beaucoup moins long que le Min, prend sa source dans la plaine au nord de Tch’eng Tou et se jette dans le Kiang près de Lou Tcheou ; il baigne Kien Tcheou, pointe où il devient navigable, Tche Tcheou, Fou Chouen ; dans sa partie inférieure, une contrée fertile, il porte le nom de To Kiang.

Toujours sur la rive gauche, le Kiang reçoit à Tch’oung K’ing, le Kia Ling Kiang qui prend sa source dans le Kan Sou ; traverse le Chen Si et arrive au Se Tch’ouan où à Kouang Youen hien il se jette dans le Pe Chouei, grossi du He Chouei. Il baigne Pao Ning où il devient navigable pour les jonques ; près de Ho Tcheou, à gauche, il reçoit le Souei Ho, navigable jusqu’à Souei Ting fou, et à droite le Feou Kiang qui descend de Loung Ngan fou et passe à Mien Tcheou et à T’oung Tchouan ; il est navigable depuis Tchang Ming hien, au dessus de Mien Tcheou.

Sur la rive droite, le Kiang reçoit en descendant : à Loung Kai ou Kiang Pien le Ma Kai ho ou Tso Ling ho, exploré par le Dr. Legendre qui écrit que ce fleuve « large quelquefois de 50 m. n’est pas navigable, dont le lit est presque partout encombré de blocs gréseux rouges ou verts ou de quartzites laminées qui limitant, à un degré extrême, la profondeur du fleuve, n’en font qu’un mauvais torrent, inutilisable même pour les petites barques. »

Le Nieou Lan ho et le Houng Kiang qui se jette à Ngan Pien, en amont de Soui Fou, route commerciale du Se Tch’ouan au Yun Nan, exploré par la Mission Lyonnaise, groupe Rocher, janvier 1896. Le Siu Young ho se jette dans le Kiang à Na K’i entre le Min et le Tch’oung Kiang. Le Ho Kiang ou Tch’é Chouei, arrose Ta p’ing tou, se jette dans le Kiang à Ho Kiang bien, entre le Tch’oung Kiang et le Kia Ling. Le Wou Kiang, route du Kouei Tcheou, se jette dans le Kiang, à Fou Tcheou ;

« les jonques du Wou Kiang ont une forme spéciale qu’on ne rencontre pas ailleurs. Leurs bordages sont tordus de telle sorte qu’à l’avant le côté tribord est plus haut que le côté babord ; à l’arrière, c’est l’inverse et la différence est encore plus accentuée : De plus, tandis que l’avant est bas, l’arrière est très élevé, et, sur l’angle aigu que forme la pointe, gauche arrière, est fixé le long assemblage de poutrelles servant de gouvernail. Cette étonnante construction est ainsi faite afin de mieux présenter les bordages aux courbes brusques de la rivière. Tout cela est vieux, sale, noir, couvert de mauvaises paillottes. C’est la misère flottante. Ces jonques n’assurent du reste pas un trafic important. Les marchandises courent de trop. grands risques. Celles d’un prix élevé, comme l’opium, sont envoyées à la montée par la voie de terre, plus coûteuse, mais plus sûre. (Mission Lyonnaise.) »

A partir d’I Tch’ang, à 1.550 km. de la mer, le Kiang baigne Cha Che sur la rive gauche, jusqu’au déversoir du lac Toung T’ing ; cette masse d’eau, singulièrement réduite en hiver, s’étend en été sur une surface d’environ 120 km. de long sur 100 de large ; il reçoit les eaux du Siang Kiang qui prend sa source au nord du Kouang Si, grossi à droite près de Heng Tcheou, du Lai Ho et, à gauche près du lac du Tseu Kiang, de celles du Youen Kiang venant du Kouei Tcheou et celles du Li Chouei ; Yo Tcheou ouvert au commerce étranger par décret impérial du 31 mars 1898, se trouve sur le canal qui met en communication le lac avec le Yang Tseu ; sur la rive gauche du Youen Kiang est situé le grand marché de Tch’ang Te fou ; la capitale du Hou Nan se trouve sur la rive droite du Siang Kiang. Au cours d’eau de cette région se rattache l’origine de la fête des bateaux-dragons. Au IVe siècle avant notre ère, K’iu Youen, nommé P’ing, de la famille régnante de Ts’ou, auteur du poème Li sao, accusé faussement par un des princes, se noya dans la rivière Mi Lo. En souvenir de ce triste événement, fut organisée la fête des bateaux dragons, T’ien tchoung tsié, qui se célèbre par des régates le cinquième jour de la cinquième lune dans le sud de la Chine.

Du Toung T’ing, le Kiang remonte vers le nord est jusqu’au confluent du Han, affluent de gauche. Ce fleuve descend du Chen Si ; torrentueux, obstrué par des rapides dans sa région supérieure, il devient navigable depuis Lao-Ho K’eou ; il reçoit à gauche le Tan Kiang venant également du Chen Si en amont de Lao Ho K’eou, et en face de Siang Yang le Pe Ho, grossi du T’ang Ho qui vient du Ho Nan. Au confluent du Han et du Kiang se trouve une des agglomérations les plus considérables de Chine : sur la rive gauche du Han, Han K’eou, sur la rive droite, Han Yang ; en face sur la rive droite du Kiang, la capitale de la province de Hou Pe, Wou Tch’ang.

A partir de Han K’eou, le fleuve descend au sud ouest jusqu’à Kieou Kiang, ville près de laquelle se déverse à droite, à Hou K’eou le lac P’o Yang, poche de 120 km. sur 28. Ce lac est profond dans sa partie nord et dangereux à cause des fréquentes tempêtes qui s’y élèvent ; il reçoit au sud le Kan Kiang, qui sous le nom de Koung Chouei prend sa source au sud est du Kiang Si ; il recueille à gauche le Tchang Chouei ; en amont de Ki Ngan fou, il forme les rapides de Che Pa T’an ; près du lac il baigne les murs de Nan Tch’ang, capitale du Kiang Si. Du P’o Yang, le fleuve remonte vers le nord est jusqu’au Canal impérial ; il arrose à gauche Ngan King, capitale du Ngan Houei, à droite Wou Hou et Nazi King ; le joli rocher du Little Orphan monte du fleuve entre Kieou Kiang et Ngan King ; à Tchen Kiang, le Kiang coupe le Grand Canal, puis redescend légèrement vers le sud ouest jusqu’à la mer par l’estuaire où se trouve l’île de Tsoung Ming. Avant son embouchure, il reçoit à droite la rivière de Wou Soung ; jadis cette rivière remontait à Sou Tcheou et portait le nom de rivière de Sou tcheou ; ce dernier nom n’est plus donné au cours d’eau que de Chang Hai à Sou Tcheou ; le Houang P’ou comme on désigne généralement la rivière qui passe à Chang Hai, coulait à peu près depuis Soung Kiang jusqu’au Kao Tchang miao, où se trouve l’arsenal actuel, puis se jetait directement dans la mer ; un canal ancien, élargi en 1403, sous l’empereur, Young Lo, de la dynastie des Ming, le Fan Kia Pang ou Van Kia Pang, réunit le Houang P’ou, depuis Kao Tchang miao, à la rivière de Wou Soung ; c’est ce canal, désormais désigné sous le nom de Houang P’ou, qui baigne la ville indigène actuelle de Chang Hai et les concessions française et anglaise.

Jadis le Kiang déversait ses eaux dans la mer par trois branches ainsi que nous l’avons dit plus haut.

Ce grand fleuve est appelé par les Chinois le Ta Kiang, grande rivière, ou simplement le Kiang, pour le distinguer du Ho (Houang Ho, Fleuve Jaune). Yang Tseu Kiang paraît être le nom donné au fleuve dans son cours inférieur ; ce nom ne veut pas dire Fils de l’Océan ; Yang est le nom d’une ancienne province faite de la majeure partie du Kiang Nan, du Tche Kiang, du Kiang Si et du Fou Kien. Une tradition plus ou moins apocryphe raconte qu’un certain lettré, tseu, nommé Yang avait découvert au milieu du fleuve une source d’eau particulièrement bonne pour faire le thé et que, d’après lui, cette partie de la rivière qui s’étend de Kin Chan à Tchen Kiang avait reçu le nom de Yang Tseu Kiang. Le fleuve porte d’ailleurs un grand nombre de noms : Ta Kiang K’eou (embouchure du grand fleuve) en face de l’île de Tsoung Ming ; Yang Tseu Kiang ou Ta Kiang, aux environs de Tchen Kiang ; Houei Kiang, le long de la province de Ngan Houei ; la portion du Houei Kiang, qui est en face de T’ai P’ing fou reçoit le nom de Wou Kiang, fleuve noir ; Tsang (Tch’an) Kiang, le long de la province du Kiang Si ; Tch’ou Kiang, Tch’ou, nom de la province de Hou Kouang ; Pe Chouei-Kiang et Kin Cha Kiang (le fleuve au sable d’or) dans sa partie supérieure.

Le fleuve a une longueur totale d’environ 5.000 km. Voici en milles nautiques, les distances des principaux points par la route d’hiver de Chang Hai : Wou soung, 13 ; Tchen Kiang, 156 ; de Tchen Kiang : Nan King, 45 ; Wou Hou, 100 ; Ta T’oung, 164 ; Ngan King, 209 ; Little Orphan, 260 ; Kieou Kiang, 297 ; de Kieou Kiang à Han K’eou, 151 milles. La marée se fait sentir jusqu’en amont de Wou Hou.

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Introduction du bouddhisme en Chine

D'après le T'oung Kien Kong mou (Mailla, III, pp. 357 seq.) : « C'est à cette époque (65 ap. J.-C.) que la secte de Foé vint infecter la Chine de ses dogmes pernicieux. Le prince de Tch'ou, sixième fils de Kouang Wou Ti, séduit p.263 par les tao che, qui lui avaient promis de lui faire avoir communication avec les esprits, apprenant qu'il y avait dans le pays de Tien Cho un esprit appelé Foé, pressa l'empereur de le faire venir. L'officier chargé de la commission de l'aller chercher, ne ramena qu'un de ses ministres, que les gens du pays appellent cha-men, en chinois ho-chang et en tartare lama. Il en rapporta encore un livre contenant leur doctrine, qui n'admet pour principe de toutes choses que le néant et le vide... Ce fut à la 10e lune de la 8e année, du règne de Han Ming Ti, qu'on éleva la première statue à Foé, et que sa doctrine commença à se répandre. Les princes, les grands et les lettrés la rejetèrent. Le seul prince de Tch'ou s'en déclara le partisan et embrassa cette secte comme il avait déjà fait pour celle des tao che.

« C'est une tradition courante que l'empereur Ming (58-75 ap. J.-C.) vit en rêve un homme de haute taille qui avait une lueur brillante au sommet du crâne ; il interrogea ses ministres et quelqu'un d'entre eux lui dit : « Dans la région d'Occident il y a un dieu appelé Fo (Buddha) ; sa taille est haute de seize pieds et il a la couleur de l'or jaune ». L'empereur envoya donc une ambassade avec Ts'in King dans le T'ien Tchou pour s'y informer de la doctrine du Buddha. C'est alors que dans le Royaume du Milieu on se mit à figurer des images. Ying, roi de Tch'ou, fut le premier à ajouter foi à cette doctrine et c'est ainsi que dans le Royaume du Milieu il se trouve quelques personnes pour pratiquer cette religion. Plus tard, l'empereur Houan (147-167 ap. J.-C.) fut adonné aux choses divines et sacrifia plusieurs fois à Buddha et à Lao Tseu ; le peuple se mit graduellement à pratiquer cette religion qui, par la suite, devint très florissante. »

La légende de l'introduction du bouddhisme en Chine, sous l'empereur Ming, a été combattue, victorieusement il me semble, par M. Henri Maspero. Le songe de Ming Ti est raconté pour la première fois dans la préface du Sutra en 42 articles, postérieure à cet ouvrage ; elle remonterait aux dernières années du IIe siècle, par conséquent longtemps après le règne de Ming Ti ; le Meou tseu li kan, traité d'apologétique en forme de dialogue, de la fin aussi du IIe siècle, ajoute au récit de la préface du Sutra en 42 articles des traditions inconnues à celui-ci, relatives à des statues du Buddha rapportées de l'Inde et à la fondation par l'empereur du Po-ma se, le premier monastère bouddhique de Lo Yang.

« Enfin, dit M. Maspero, au IVe ou au Ve siècle, la légende se précise encore : on découvre que les ambassadeurs de Ming Ti avaient ramené deux moines hindous, dont on connaît les noms ; on sait qu'ils ont transporté leurs livres sur le dos d'un cheval blanc ; enfin on a appris que les portraits exécutés par ordre de Ming Ti étaient la copie de celui qu'avait fait jadis le roi Udayana et que les deux moines hindous avaient apporté. Le Ming siang ki, le premier, nous donne la légende dans tous ses détails, sur la fin du Ve siècle.

M. Maspero conclut : « En somme, l'histoire traditionnelle de l'introduction du bouddhisme en Chine repose toute entière sur quelques légendes pieuses de la fin du IIe siècle. L'autorité des histoires dynastiques qui l'ont acceptée, le Heou Han chou, le Wei chou, le Souei chou, ne doit pas faire oublier la faiblesse des sources. Il est important de constater que, juste à l'époque où Meou-tseu écrivait, le Wei lio racontait l'introduction du bouddhisme en Chine de façon toute différente et sans la moindre allusion à l'empereur Ming. Il est malheureux que la source du Wei lio soit inconnue : peut-être son récit n'est-il pas plus authentique. Du moins rend-il mieux compte des faits connus. »

L'ambassadeur de Ming Ti serait revenu à Lo Yang le 22 janvier 68, or nous savons que dès 65, il y avait des bouddhistes au Kiang Sou.

On avait déjà placé l'introduction du bouddhisme en Chine à diverses dates du IIIe siècle avant notre ère. Le passage suivant du traité sur les Sacrifices Foung et Chan dans le Che ki de Se-ma Ts'ien avait suggéré à l'ingénieux Terrien de Lacouperie l'idée que des missionnaires bouddhistes se trouvaient en Chine en 219 av. J.-C. sous l'empereur Che Houang Ti :

« Ensuite Che Houang se rendit à l'est sur le bord du Po Hai [golfe de Pe Tche-Li] et y accomplit les rites. Il sacrifia aux montagnes célèbres, aux grands fleuves et aux huit dieux. Il envoya chercher les hommes saints qui sont Sien men et ses compagnons. »

Terrien avait vu dans sien men une transcription chinoise de çramana, cha man, un bonze bouddhiste ; ce qui le confirmait dans cette opinion c'est une légende bouddhiste rapportée par le Fan youen tchou lin et autres ouvrages très postérieurs à l'ère chrétienne, d'où il ressortait qu'en 217 des bonzes bouddhistes sous la conduite du cha man Li fang arrivèrent à Lo Yang, la capitale, et que d'abord persécutés, ils furent ensuite remis en liberté par ordre de l'Empereur.

Déjà Landresse, dans son introduction à la traduction du Fo kouo ki de Rémusat (p. XXXVIII), avait raconté la légende de l'introduction du bouddhisme en Chine :

« Un Samanéen, nommé Che li fang, paraît être le premier missionnaire bouddhiste qui soit venu des contrées occidentales à la Chine pour y répandre sa religion. Il arriva dans le Chen Si l'an 217 avant notre ère ; ainsi, cette province qui passe pour avoir été le siège du gouvernement des premiers souverains de la Chine, et où l'on a des raisons de croire que la civilisation chinoise a pris naissance, fut aussi celle qui, la première, connut le bouddhisme. Che li fang était accompagné de dix-huit religieux et avait avec lui des livres sacrés. Sous Ngaï Ti, de la dynastie des Han, la première année youan cheou (2 av. J.-C.), d'autres livres furent apportés par I Tsun keou, envoyé des Gètes ; et vers le même temps le roi de ce pays ordonna à un savant disciple de la secte de Buddha, nommé King lou, de se rendre dans l'Inde pour y étudier les préceptes. A cette époque, disent les historiens chinois, les sectateurs de Bouddha étaient répandus partout sur nos frontières ; leur doctrine était connue dans l'empire, mais on n'y croyait pas.

Ainsi que le fait remarquer W. F. Mayers, cette légende ne paraît pas avoir une base historique. En résumé nous pouvons nous en tenir, pour la date de l'introduction du bouddhisme en Chine, à celle que nous avons déjà donnée : l'an 2 avant notre ère sous l'empereur Ngai.

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L'impératrice Wou Heou

L'empereur Kao Tsoung, alors qu'il était prince héritier, était tombé amoureux d'une princesse Wei Che que son père T'ai Tsoung, frappé de sa beauté, fit entrer dans son sérail en 637 ; lorsque ce grand prince mourut, Wei Che avec ses compagnes furent envoyées dans un couvent, où la tête rasée, elles devaient finir leurs jours comme nonnes ; les intrigues du palais en firent décider autrement. Par un hasard heureux pour la recluse, l'empereur et l'impératrice visitèrent (650), après leur deuil, le couvent dans lequel elle était enfermée ; à la vue de Wei Che, Kao Tsoung sentit se réveiller son ancienne passion ; l'impératrice était sans p.431 enfants ; elle redoutait l'influence d'une des concubines, la princesse Chou Fei qui avait une fille ; pour la combattre, elle fit venir Wei Che, et Kao Tsoung, facilement persuadé, admit la nouvelle venue parmi ses femmes et lui donna le nom de Tchao-yi (654). Mais si la favorite causait la chute de Chou Fei, elle diminuait aussi le crédit de l'impératrice qui ne devait pas tarder à s'apercevoir qu'elle avait elle-même introduit dans le palais l'artisan de sa ruine. Wei Che eut une fille que l'impératrice vint voir ; l'artificieuse concubine supprima l'enfant (654) dans des conditions telles que l'empereur crut sa femme coupable et voulut la dégrader pour mettre Tchao-yi à sa place. Kao Tsoung consulta sur ses projets Tchang-soun Wou-ki, Li Che-tsi, Yu Tche-ning et Tchou Souei-leang ; ce dernier n'approuva pas l'empereur qui ayant déjà pris une résolution le renvoya de la cour (654). Au contraire, Li Che-tsi, hostile à l'empereur, désireux de le perdre en lui faisant commettre des fautes, approuva la conduite de Kao Tsoung qui proclama Tchao-yi impératrice (22 nov. 655), disgracia l'impératrice Wang Che et la première reine Siao Che qu'il fit enfermer dans des appartements particuliers où il continuait d'ailleurs à leur rendre visite à la grande irritation de Tchao-yi qui fit couper les pieds et les mains de ses rivales, les fit jeter dans une cuve remplie de vin, et enfin les fit décapiter, sans que Kao Tsoung subjugué par elle osât protester. Ainsi débutait, dans une longue carrière de crimes qui l'ont rendue célèbre, Tchao-yi connue depuis lors sous le nom de Wou Heou et de Wou Tche-t'ien (655). L'année suivante, à Li Tchoung, prince héritier, elle substituait son propre fils Li Houng, qu'elle fit sans doute empoisonner et remplaça par un autre de ses fils, Li Hien (675) ; cinq ans plus tard, ce dernier était destitué à son tour et remplacé par Li Tche que l'ambitieuse impératrice ne destinait sans doute au trône pas plus que ses frères ; d'ailleurs quelques années plus tard (660), Li Tchoung fut exilé à Kien Tcheou à cause de sa mauvaise conduite. Wou Heou se vengeait de ceux qui s'étaient montrés hostiles à ses projets ambitieux, et malgré le chagrin de l'empereur, elle fit périr Tchang-soun Wou-ki, sort frère Tchang-soun Tsiuen ainsi que Tchou Souei-leang et Han Youen (659). En 660, elle conduisait Kao Tsoung à P'ing Tcheou, son pays, où elle faisait décerner des titres d'honneur à toutes les femmes âgées de plus de 80 ans ; à la fin de cette année, le faible empereur, sujet à des vertiges, d'ailleurs d'une mauvaise santé, abandonna complètement les affaires du gouvernement entre les mains de Wou Heou qui s'empara peu à peu de toute l'autorité.

Cependant quelques années plus tard, l'empereur conseillé par l'eunuque Wang Fou-Tcheng et le prêtre taoïste Kouo Hing-tchen, fit un effort pour reprendre l'autorité, mais son impérieuse compagne réprima immédiatement ces velléités d'indépendance chez son faible époux, auquel elle arracha les noms de ceux qui avaient été ses inspirateurs, Chang Kouan-yi, fonctionnaire de l'ancien prince héritier, Li Tchoung, et Wang Fou Tcheng, que Wou Heou s'empressa de faire mettre à mort ; Li Tchoung lui-même fut obligé de se suicider, quoique innocent (664).

...Le prince héritier, Li Hien (Tchoung Tsoung) avait succédé à Kao Tsoung sans opposition ; son premier soin fut de proclamer, à la première lune de 684, impératrice sa femme, Wei Che, et de donner un haut rang à Wei Hiouen-tchen, le père de cette princesse ; cet acte de favoritisme fut pris contre l'avis de l'exécuteur des volontés du défunt empereur, Pei Yen, qui en référa à Wou Heou qui, trouvant une excellente occasion de ressaisir le pouvoir, déclara son fils Li Hien déchu du trône, le réduisit au rang de prince de Liu Ling, et le remplaça par le prince de Li Tan, dont la femme Lieou Che fut proclamée impératrice et le fils Li Tcheng-ki, prince héritier. Toutefois Wou Heou exerçait le pouvoir et se préparait à substituer sa propre famille à celle des T'ang en destituant les uns et en envoyant les autres en exil. Pei Yen qui excitait la méfiance de l'ambitieuse princesse fut impliqué, à tort paraît-il, dans un complot pour rétablir Tchoung Tsoung sur le trône, et décapité. Toujours sous prétexte de ce complot elle faisait attaquer les princes Li King-ye et Li King-yeou, petits-fils du général Li Tsi, par le général Li Hiao-yi qui, d'abord vaincu, défait les deux princes qui sont assassinés par le traître Wang Na-siang (684). Le vainqueur, Li Hiao-yi, ne devait pas survivre longtemps à son triomphe : l'impératrice, inquiète de sa popularité, l'envoya en exil à Tan Tcheou, frontières du Se Tch'ouan et du Hou kouang, où il mourut de chagrin (686).

Joignant à ses cruautés le scandale de sa vie privée, Wou Heou s'amouracha du bonze Houai Yi qu'elle plaça à la tête du principal couvent (le Cheval blanc) de Lo Yang et le fit même entrer dans le gouvernement (685). Un nouveau complot des princes de la famille impériale échoua piteusement (688). Rien ne faisait obstacle désormais aux projets ambitieux de Wou Heou.

Au commencement de 689, Wou Heou revêtit les « habits de cérémonie des empereurs et fit elle-même un grand sacrifice, où tous les grands assistèrent en habits de cérémonie : elle se fit aider par le simulacre d'empereur qu'elle avait élevé et par le prince héritier, l'un et l'autre vêtus seulement comme le sont les princes qui ont coutume d'accompagner l'empereur dans ces sortes de cérémonies. Le sacrifice fini, debout sur le seuil de la porte, elle accorda p.443 une amnistie générale ; de là elle se rendit aux salles de ses ancêtres avec tout l'appareil de l'ancienne dynastie des Tcheou, qu'elle prit pour modèle : après quoi, elle déclara son ho chang [bonze] grand général de l'empire et prince du troisième ordre. Sur la fin de l'année (689), cette impératrice changea le nom de la dynastie des T'ang ; elle en apporta pour raison, que puisque dans les cérémonies de ses ancêtres, on y observait les rites de l'ancienne dynastie des Tcheou, il fallait aussi qu'on en prît le nom, et que comme c'était aux ancêtres de sa propre famille qu'elle faisait ces cérémonies, celui qu'elle avait fait empereur ne s'appellerait plus à l'avenir du nom de Li, nom de la famille T'ang, mais de celui de Wou, qui était le nom de sa famille. »

« Par suite l'année civile commença à la 11e lune (Tseu yué) sous le nom de Tcheng yué (lune initiale)) ; la 12e lune (Tch'eou-yué) fut appelée La-yué (lune hivernale), la 1e, I-yué (lune unième ou première). Toutes les autres lunes conservaient leurs anciens noms. »

Le 19 octobre 690, elle prenait le titre de saint et divin empereur Cheng Chou Houang Ti.

« Elle n'en resta pas là : ayant fait examiner les registres où l'on inscrivait tous les enfants mâles de la dynastie impériale, elle les fit effacer, et ordonna qu'à l'avenir on ne donnerait aux descendants de la famille impériale dans ces registres que le nom de Wou et non celui de Li. »

Il en résulta un mécontentement général dans l'empire : sentant le danger qui la menaçait, Wou Heou s'entoura d'espions, encouragea la délation, et fit mettre à mort tous ceux qui lui paraissaient suspects. La servilité des fonctionnaires ne connut plus de bornes. Au commencement de 693, les ho chang (bonzes), ayant à leur tête un de leurs chefs appelé Fa-ming, présentèrent à l'impératrice un ouvrage de leur secte, dans lequel ils prétendaient lui prouver qu'elle était fille du Foé appelé Milée, et qu'elle devait succéder à la dynastie des T'ang, comme maîtresse souveraine et unique de l'empire ; elle reçut avec des transports de joie ce livre qu'elle fit répandre dans les provinces, et elle ordonna que dans toutes les villes de l'empire on bâtit des temples pour honorer Foé. Dans le courant du neuvième mois de 693, Wou prit le titre « d'empereur saint et divin de la roue d'or ».

...Cependant Wou Heou sentait le besoin de fortifier sa situation en préparant sa succession ; elle hésitait entre ses deux neveux Wou Tcheng-seu et Wou Fan-tseu ; elle renonça à son projet sur le conseil de Ti Jen-kiei, et avisée par Wou Fan-tseu, elle se décida à faire revenir à la cour Tchoung Tsoung et sa famille ; Wou Tcheng-seu, frustré dans son ambition, en mourut de chagrin. D'autre part, Me tch'ouo causait de sérieuses inquiétudes à l'impératrice ; le kagan avait refusé d'accorder une de ses filles en mariage à Wou Yen-sieou, fils de Wou Tcheng-seu, l'avait même fait arrêter et avait déclaré que toutes ses sympathies étaient pour les T'ang qu'il aiderait à remonter sur le trône ; ses actes suivirent promptement ses paroles et son armée menaçante s'avança vers les frontières de Chine. L'impératrice crut conjurer le danger en déclarant Tchoung Tsoung prince héritier, lui imposant le nom de sa famille Wou, et en le nommant généralissime des troupes chargées d'opérer contre les Turks, avec Ti Jen-kiei comme lieutenant. Cinquante mille hommes se rangèrent immédiatement sous la bannière de Tchoung Tsoung ; effrayée de cette force imposante, Wou Heou, prétextant que Tchoung Tsoung était trop faible pour entreprendre une rude campagne, le remplaça à la tête des troupes par Ti Jen-kiei qui arriva lorsque Me tch'ouo était rentré dans ses possessions ayant pillé Tchao Tcheou et Ting Tcheou et massacré dix mille prisonniers. Telle était la terreur de Wou Heou qu'elle fit promettre à Tchoung Tsoung et à Li Tan qu'ils laisseraient sa famille en paix après sa mort.

... L'année suivante, Wou Heou tombait malade, veillée par ses créatures les frères Tchang Yi-tche et Tchang Tchang soung ; l'occasion parut favorable pour secouer un joug détesté. Le Président du Ministère de la Justice, Tchang Kien-tche, et le grand général Li To-tso font tuer les deux frères et obligent Wou Heou à restituer le pouvoir à Tchoung Tsoung avec le sceau impérial et le palais dont elle s'était emparée (705). Tchoung Tsoung s'empressa de rendre à sa dynastie son nom de T'ang, changé par l'usurpatrice en Tcheou, rétablit les anciennes coutumes et accorda une amnistie générale. Mais, à défaut d'autres qualités, Wou Heou avait une main énergique que n'avait pas le faible Tchoung Tsoung qui laissa prendre une part prépondérante dans les affaires de l'État à sa femme Wei Che, sa consolatrice dans les jours de disgrâce. Une fille de Chang Kouan, Wan-eul, introduite au palais, devient la maîtresse de Wou Fan-tseu, neveu de Wou Heou, qui réussit aussi à séduire l'impératrice ; il est chassé du palais mais le scandale n'en éclate pas moins. Sur ces entrefaites, à la fin de 705, mourut Wou Heou, âgée de quatre-vingts ans, avec la douleur d'avoir vu avorter son grand projet de substituer sa famille à celle des T'ang.

« C'était une princesse dont l'esprit et la beauté faillirent perdre la famille des T'ang. Il y a eu peu d'impératrices qui aient eu de plus grandes et de plus mauvaises qualités, et comme celles ci l'emportaient sur les bonnes, sa mémoire a été et sera toujours en exécration dans l'empire. »

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Manichéisme

En 805, mourait Houaï Sin, kagan des Ouighours, et il fut remplacé, avec le consentement impérial, par son fils Teng-li Pi-Kia qui, à la fin de l'année 806, envoya en Chine un ambassadeur chargé de porter le tribut ; il amenait avec lui un Mo ni à qui l'empereur permit de demeurer en Chine et d'y élever un temple ; ce Mo ni que le T'oung Kien Kang mou qualifie de « prêtre de la secte de Foé » était non un bouddhiste mais un manichéen. Aussi bien est-ce le moment de parler de l'introduction de cette religion en Chine. Mo ni est la transcription de Mani, appelé aussi Manès, le fondateur chaldéen de cette religion empruntée à celle des Chaldéens et des Perses, ou tout simplement au mazdéisme avec un bien faible apport, et encore est-il douteux, de christianisme. Mani fut mis à mort vers 274, mais sa doctrine se répandit rapidement non seulement en Perse mais aussi en Asie centrale. La découverte de documents à Idiqut Chahri par von Lecoq et à Touen houang par Pelliot, a jeté un jour nouveau sur l'expansion du manichéisme de l'Asie Orientale et a permis de juger de la beauté d'un art qu'on croyait perdu. Le savant chinois Tsiang Fou pense que le manichéisme a commencé de pénétrer en Chine sous les Tcheou du nord (558-581) et sous les Souei, pendant la période k'ai houang (581-600), mais il semble que cette doctrine n'est mentionnée pour la première fois dans les livres chinois qu'au VIIe siècle par le célèbre pèlerin Hiouen Tsang. En 621, on cite un temple à Tch'ang Ngan ; « dans ce temple, dit Devéria, il y a un administrateur des Sapao qui dirige le culte de l'esprit T'ien ; »

Devéria identifie ce titre de Sapao avec le syriaque sâbâ qui signifie vieillard, ancien, et répond à « prêtre ».

Il y avait donc « un bureau officiel chargé de régler les affaires de la religion céleste persane, sous quel nom les Chinois semblent confondre le mazdéisme et le manichéisme. Les fonctionnaires de ce bureau étaient assimilés aux fonctionnaires réguliers de l'administration chinoise, sans cependant être absolument comptés parmi eux. La raison de cette situation insolite se trouve peut-être dans le fait que parfois des étrangers remplissaient ces charges. Le bureau du sa-pao remonte probablement aux premières érections sous les T'ang de temples du dieu céleste du feu, c'est-à-dire aux alentours de 621 ; il est encore mentionné en 713-741, et dura vraisemblablement jusqu'aux mesures de proscription de 843 et 845. »

En 631, un mage nommé Ho lou ou Ha lou arriva en Chine, et il est alors question des Mo ni, mais il paraîtrait que les allusions faites alors à une religion étrangère s'appliquent plutôt au mazdéisme, qui florissait au Chen Si dès le premier siècle de notre ère, qu'au manichéisme. En tous cas la première mention certaine du manichéisme se rapporte à l'arrivée d'un fou-to-tan persan qui, en 694, fait connaître à la capitale le Eul Tsoung King ou Livre des deux Principes. Nous notons l'arrivée d'un astronome manichéen en Chine en 719 et sa science eut certainement une grande influence sur le développement de sa religion, qui ne paraît pas avoir souffert d'un édit de Hiouen Tsoung, en 732, qui déclarait perverse la doctrine de Mo-ni se dissimulant sous le nom de bouddhisme.

Nous avons vu que les Ouighours, commandés par Pou Kou houai nghen, étaient entrés à Lo Yang le 20 novembre 762 ; ils mirent au pillage la ville qu'ils ne quittèrent qu'en novembre 763 ; le kagan s'y convertit au manichéisme, et lorsqu'il se retira il emmena quatre de ses prêtres avec lui, ainsi que le marque l'inscription de Kara Balgasoun. Il semble bien que c'est vers cette époque que l'écriture syriaque pénétra avec les manichéens chez les Ouighours de l'Orkhon. En 768, les Houei Hou (Ouighours) convertis obtinrent pour la première fois un décret leur permettant d'élever un temple de la « Lumière resplendissante dans les grands nuages » (Ta Yun Kouang Ming Se). En 771, ils demandaient l'autorisation de construire des temples semblables sur les bords du Yang Tseu, à Yang Tcheou (Kiang Sou), King Tcheou (Hou Pe) et Nan Tch'ang (Kiang Si) ainsi que dans le Tche Kiang à Chao Hing. Même demande fut faite le 22 février 807 pour ériger des temples à T'ai Youen (Chan Si) et à Ho Nan Fou (Lo Yang). Les textes chinois constatent que « leur religion prescrit de ne manger que le soir, de boire de l'eau, de manger des légumes forts et de ne pas manger de lait ni de beurre. »

La fortune des manichéens allait suivre celle des Ouighours dont la puissance fut détruite par les Kirghiz en 840. En 843, les manichéens furent proscrits en Chine et obligés de prendre le costume chinois ; un décret ordonna la destruction de tous les temples de Mo-ni, que leurs images fussent brûlées et leurs biens confisqués ; plus de soixante-dix religieuses mo-ni moururent dans la capitale ; les Mo-ni mêlés aux Ouighours furent exilés dans des districts différents et plus de la moitié périrent. Malgré ces persécutions, les manichéens ne disparurent pas complètement. Un texte de 920, sous l'empereur Mo Ti, des Leang, nous apprend que les Mâ ni de la sous-préfecture de Tcheng Tcheou (Ho Nan) se révoltèrent et déclarèrent Fils du Ciel un certain Mou-yi qui fut décapité par les troupes envoyées contre lui. On parle encore des manichéens au XIIIe siècle.

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Hiouen Tsang

Mais au-dessus de tous ces noms rayonne celui de Hiouen Tsang, dans lequel s'incarne l'effort de plusieurs siècles de prosélytisme bouddhique. Hiouen Tsang était le nom d'enfance du Maître de la Loi qui portait dans le monde le nom de famille de Tchin ; originaire de Tchin Lieou, il était le plus jeune des quatre fils de Houei qui « se distinguait par l'éclat de ses talents, la pureté de ses mœurs et la noblesse de son caractère. »

L'un des frères de Hiouen Tsang, Tchang Tsi, qui avait embrassé la vie religieuse, le prit avec lui au couvent de Tseng T'ou se de la capitale orientale, Lo Yang, où le jeune néophyte s'étant fait remarquer par son zèle et son intelligence, ne tarda pas à être admis parmi les religieux : il n'avait pas treize ans. Au milieu de la tourmente qui marque la fin de la dynastie des Souei, les deux frères, suivant l'exemple de nombre de leurs confrères qui avaient émigré aux pays de Mien (Birmanie) et de Chou (Se Tch'ouan) pour échapper aux misères de l'empire, passèrent à Tch'eng Tou et se fixèrent au couvent Koung Houei se.

En 622, Hiouen Tsang, ayant accompli ses vingt ans, reçut le complément des règles monastiques à Tch'eng Tou ; il se mit alors à voyager dans les différentes parties de l'empire pour visiter les maîtres et s'établit enfin à Tch'ang Ngan dans le monastère Ta K'io se, étudiant sous les maîtres Yo, Tch'ang et Pien ; il eut bientôt épuisé leur savoir, et constaté les nombreuses différences dans leur enseignement. Il résolut donc d'aller à la source même de la loi, à l'Inde, pour consulter les docteurs sur les points de la doctrine qui lui paraissaient douteux.

Il se mit en route à la 3e lune du 8e mois de 629, à l'âge de 26 ans, accompagné de Hiao ta, religieux de Ts'in Tcheou qui retournait dans son pays. Il traverse Lan Tcheou, Liang Tcheou, Yu men Kouan et, sur son invitation, se rend chez K'io wen t'ai, roi de Kao Tch'ang, qui aurait voulu le retenir près de lui mais fut obligé d'accéder au désir du religieux de continuer sa route, lui fournissant même une escorte de soldats ouïghours. Hiouen Tsang entra dans le royaume d'Akini (Agni ?) et traversa le mont In-chan qui, dit-il « est très élevé et très large. Il renferme de riches mines d'argent, et c'est de là que les princes des royaumes de l'ouest tirent tout l'argent dont ils ont besoin pour fabriquer leurs monnaies. »

Après avoir échappé aux brigands, notre pèlerin fut reçu par le roi d'Akini (Yen K'i, Karachahr) qui vint au-devant de lui mais refusa toutefois de lui fournir des chevaux à cause de l'escorte ouïghour fournie par Kao Tch'ang dont les sujets l'avaient attaqué à diverses reprises. Plus loin à Kiu Tche (Kou Tche), il couvre de honte le religieux Mokchagoupta ; le roi lui donne des chameaux, des chevaux, des domestiques, etc. Hiouen Tsang arrive au royaume de Po lou kia (Bâlouka), traverse un désert et arrive au mont Ling Chan ou la Montagne de glace (Monsour aola), qui forme l'angle nord des monts Ts'oung Ling.

« Cette montagne est fort dangereuse et son sommet s'élève jusqu'au ciel. Depuis le commencement du monde, la neige s'y est accumulée et s'est changée en blocs de glace qui ne fondent ni au printemps ni en été... Au bout de sept jours, il commença à quitter la montagne. Treize ou quatorze de ses compagnons moururent de faim et de froid ; le nombre des bœufs et des chevaux fut encore plus grand. »

Sorti de ces terribles épreuves, Hiouen Tsang atteignit le lac Issik-Koul dont il suivit les bords vers le nord et arriva à la ville de Sou Che où il rencontra le Khan des Turks, Che Hou, qui chassait et l'invita à venir à sa résidence.

« Les Tou Kioue, nous dit notre voyageur, adorent le feu ; ils ne font pas usage de sièges en bois, parce que le bois contient du feu (c'est-à-dire leur paraît contenir du feu) ; c'est pourquoi ils ne s'y asseyent point par respect ; ils se contentent d'étendre sur la terre des nattes doubles ou des tapis de peaux. »

Par égard pour son hôte, le khan lui fit apporter un fauteuil à bras en fer massif.

Lorsque Hiouen Tsang prit congé du Khan, Che Hou lui donna un interprète qui l'accompagna jusqu'à Kia pi che (Ka-pi-ça). Le pèlerin poursuit sa route, passe à Talas (Ta-lo-se), arrive à Tche Che, royaume voisin à l'ouest du fleuve Che-Che-ho (Yaxartes) ; il visite Samarkand (Sa-mo-kien) dont « le roi et le peuple ne croient point à la loi du Buddha ; ils font consister leur religion dans le culte du feu », le royaume de Pou Kho (Bokhara), franchit les Portes de fer qui ferment la barrière des Tou-Kiue, passe le fleuve Fo tsou (Oxus) et atteint le royaume de Hou, résidence du fils aîné de Che hou, nommé Ta Tou, qui avait épousé la sœur du roi de Kao Tch'ang ; Ta tou meurt pendant le séjour de Hiouen Tsang qui assiste à ses funérailles. Le pèlerin reprend sa route vers le sud et arrive à Fo-ko-lo (Baktra-Balkh) ; « au sud-ouest de la ville s'élève le Nouveau Couvent, appelé Na-fo-kia-lan (Nava samghârâma) qui se distingue par sa construction imposante et l'éclat de sa décoration. A l'intérieur, on voit, dans la salle du Buddha, le pot à l'eau dont il se servait pour ses ablutions, et qui peut contenir deux téou. On y possède aussi une de ses dents antérieures ; elle est d'un blanc jaune, sa longueur est d'un pouce, et sa largeur de huit à neuf lignes ; elle jette constamment un éclat d'heureux augure. On conserve, en outre, le balai du Buddha, fait avec l'herbe kia che (Kâçâ) ; il a trois pieds de long et sept pouces de circonférence ; son manche est orné de diverses choses précieuses. Chaque jour de fête, on sort ces trois reliques, et les religieux, ainsi que les laïcs, viennent les visiter et les adorer. Les personnes qui sont animées d'une foi sincère en voient jaillir des rayons divins. »

En quittant Balkh, Hiouen Tsang, accompagné du religieux Houei Sing, traverse le royaume de Kie Tchi (Ga Tchi), s'engage dans les grandes montagnes neigeuses, sort des frontières du Tou ho lo (Toukhara) et entre dans le royaume de Fan-yen-na (Bamian) ; passe les montagnes noires (Hindou Kouch) et arrive au royaume de Kia-pi-ché (Kapiça). « Ce royaume a quatre mille li de tour ; du côté du nord, il est adossé aux montagnes neigeuses. Le roi est de la race des tcha-li (kshatriyas) ; Il est versé dans l'art militaire et possède une puissance imposante ; dix royaumes sont soumis à ses lois. »

Après une retraite pendant l'été, le Maître de la Loi se dirigea vers l'est, franchit l'Hindou Kouch, entra dans l'Inde du nord et arriva au royaume de Lan-po (Lamghan) puis au royaume de Na-kie-lo-ho (Nagarhâra). Après avoir visité la grotte de l'Ombre du Buddha, il part pour le royaume de K'ien t'o lo (Gandhara) qui, du côté de l'est, est voisin du fleuve Sin tou (Sindh-Indus) et a pour capitale Pou-lou-cha-pou-lo (Purusapoura-Peshawar). Nous suivrons Hiouen Tsang à Po-lo-na-sse (Benarès), Ou-to-kia-han-tch'a (Outakhanda) et au royaume de Ou-tchang-na (Udhyana). « Dans ce pays, on éprouve un froid rigoureux, et l'on y voit constamment de la glace pendant le printemps et l'été. Souvent la neige vole en tourbillons mêlés de pluie, brillant de cinq couleurs ; on dirait des nuages de fleurs qui volent dans l'air. »

Il passe au royaume de Kia-che-mi-lo (Cachemire), où il demeura deux ans, puis traverse divers royaumes et atteint la source du fleuve King Kia (Gange). « La source de ce fleuve est large de trois ou quatre li ; il coule au sud-est, et, à l'endroit où il entre dans la mer (à son embouchure), il a dix li de large. Son eau a une saveur douce et agréable et entraîne avec elle un sable d'une finesse extrême. Dans les livres et les mémoires de ce pays, on l'appelle l'eau du bonheur. »

Traversant divers pays et passant le Gange, Hiouen Tsang arrive au royaume d'Ayu-tho (Ayôdhyâ) dans l'Inde centrale, Aoudh, passa à Kapilavastu, au Nepâl, au Magadha d'où il se rendit au royaume de I-lan-na (Hiranya parvata). D'I-lan-na, il suivit la rive méridionale du Gange et, ayant fait trois cents li à l'est, il arriva au royaume de Tchen po (Tchampa) ; il est invité à la cour du roi de Kia-mo-leou-po (Kamaroupa-Assam).Mais il est temps pour Hiouen Tsang de retourner en Chine ; il reprend sa route, repasse par Kapiça, perd une partie de ses livres en traversant le Sindh, franchit l'Oxus puis le Pamir, arrive à Kachgar, Khotan, Pimo dont Sir Aurel Stein fait Ouzoun Tati ; il nous fait une peinture du désert de Takla Makan que l'on peut rapprocher de celle qu'a donnée Sven Hedin : « Il entra, à l'est, dans une immense plaine de sables mouvants que le vent faisait voler en tourbillons. On n'y voyait ni eaux ni pâturages et l'on était exposé à mille périls de la part des démons. Lorsqu'on regardait dans le lointain, on n'apercevait nulle part ni routes, ni sentiers, et les voyageurs, allant ou venant, n'avaient pour se guider d'autres indices que des amas d'ossements d'hommes et d'animaux. »

Arrivé enfin à la frontière de Chine à Cha Tcheou, Hiouen Tsang avertit l'empereur de son retour ; Fang Youen-ling, gouverneur de la capitale de l'ouest (Si Ngan fou) envoie au devant de lui trois hauts fonctionnaires avec ordre « de le conduire depuis le grand canal jusqu'à la capitale et de l'installer dans l'hôtel des ambassadeurs appelé Tou-ting-i. Ils étaient accompagnés d'une multitude immense. Ce jour-là, les magistrats adressèrent aux religieux de tous les couvents l'ordre de préparer des tapisseries, des chaises à porteurs, des fleurs, des bannières, etc., et d'accompagner les livres sacrés et les statues dans le couvent Houng-fo-se (du grand bonheur). Tous les religieux furent transportés de joie et firent à l'envi de pompeux préparatifs. Le lendemain, ils se réunirent en foule au sud de la rue Tchou-tsio-kiai (de l'oiseau rouge). Ils formaient ensemble plusieurs centaines de groupes rangés avec ordre et symétrie. On déposa immédiatement (dans le même couvent) les objets que le Maître de la Loi avait rapportés des contrées de l'ouest. »

Cette entrée triomphale de Hiouen Tsang à Si Ngan, après seize années d'absence, eut lieu au printemps de la 19e année de la période Tcheng Kouan (645). C'est dans le couvent de Houng-fo-se que Hiouen Tsang traduit cinq sutras et çastras et achève la rédaction du Si Yu Ki, Mémoires sur les Contrées de l'ouest, dans lequel il traite des 128 royaumes qu'il a visités lui-même ou dont il a entendu parler (648). Reçu par l'empereur à Lo Yang, Hiouen Tsang obtient du souverain qu'il écrive une préface qui contient 781 caractères ; Le grand voyageur ne voulut accepter aucune fonction publique et passa sa vie entière à traduire les livres sacrés qu'il avait rapportés de l'Inde ; il mourut en 664, âgé de 68 ans.

Ses biographes nous ont laissé de Hiouen Tsang le portrait suivant :

« Le Maître de la Loi était haut de sept tchi ; son visage était légèrement coloré. Il avait les sourcils écartés et les yeux brillants. Son air était grave et majestueux, et ses traits étaient pleins de grâce et d'éclat. Le timbre de sa voix était pur et pénétrant, et son langage brillait à la fois par la noblesse, l'élégance et l'harmonie, de sorte que ses auditeurs ne pouvaient se lasser de l'entendre. Lorsqu'il se trouvait, soit au milieu de ses disciples, soit en présence d'un hôte illustre, on l'écoutait souvent pendant une demi-journée dans une attitude immobile. Il portait de préférence un vêtement de coton fin, proportionné à sa taille ; sa démarche était douce et aisée ; il regardait droit devant lui et ne lançait jamais de regards obliques. Il était majestueux comme les grands fleuves qui entourent la terre, calme et brillant comme le lotus qui s'élève au milieu des eaux. Observateur sévère de la discipline, il était toujours le même. Rien n'égalait sa bonté affectueuse et sa tendre pitié, la ferveur de son zèle et son attachement inviolable aux pratiques de la Loi. Il était réservé dans son amitié et ne se liait pas à la légère ; et, une fois entré dans le couvent, il n'y avait qu'un décret impérial qui pût le faire sortir de sa pieuse retraite. »

L'empereur manifesta la plus vive douleur, en apprenant la mort du sage et ordonna que ses funérailles auraient lieu aux frais de l'État.

On a pu comparer Hiouen Tsang à Hérodote et à Marco Polo, non sans raison, à cause de l'étendue de ses voyages, de la multiplicité des pays qu'il a traversés, de sa longue absence de sa patrie, mais il n'a pas la variété d'observation, ni la curiosité d'esprit de son devancier et de son successeur. En revanche les services qu'il a rendus à la géographie ne sont pas moindres que les leurs, car c'est grâce au récit de ses voyages que l'on a pu reconstituer la géographie de l'Asie centrale et celle du nord de l'Inde, témoin le général Alexander Cunningham et son ouvrage The Ancient Geography of India (1871).

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