Édouard Chavannes (1865-1918) : Confucius

Édouard Chavannes (1865-1918) Confucius La Revue de Paris, 15 février 1903, pages 827-844.

Article paru dans La Revue de Paris, 15 février 1903, pages 827-844.

  • "Si nous sommes les héritiers de la pensée grecque et si le bouddhisme reprend maintenant une force nouvelle au Siam et au Japon, les idées de Confucius, elles aussi, sont loin d’avoir terminé leur destinée ; depuis 2380 ans que le maître est mort, son autorité ne fut peut-être jamais plus respectée que de nos jours."
  • "Dans cette brève esquisse de la pensée de Confucius, nous avons peut-être altéré sa physionomie en la présentant sous une forme trop systématique ; réduite ainsi en raisonnements, elle semble une théorie abstraite et l’on serait tenté d’en discuter la valeur scientifique. Mais la doctrine de Confucius est en réalité une action plutôt qu’une spéculation ; elle ne se démontre pas, elle s’affirme ; elle n’est que l’énoncé dogmatique des principes directeurs qui ont présidé à l’organisation de la société chinoise. En Confucius le génie de la race a pris conscience de lui-même, et c’est ainsi qu’il domine de sa haute stature toute l’histoire de l’Extrême-Orient."

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Confucius vécut de l’an 551 à l’an 479 avant Jésus-Christ. Vers la même époque, Pythagore apparut dans le monde grec, et c’est dans ce temps, selon toute vraisemblance, que le Bouddha répandit ses enseignements en Inde. Ainsi, aux environs de l’an 500 avant notre ère, l’humanité parvint presque simultanément, en Chine, sur les rives du Gange et dans les îles de la mer Égée, à une maturité intellectuelle qui se manifesta par une floraison de la réflexion philosophique sur toute l’étendue du monde civilisé. Si nous sommes les héritiers de la pensée grecque et si le bouddhisme reprend maintenant une force nouvelle au Siam et au Japon, les idées de Confucius, elles aussi, sont loin d’avoir terminé leur destinée ; depuis 2380 ans que le maître est mort, son autorité ne fut peut-être jamais plus respectée que de nos jours.

Si nous nous enquérons d’abord de ce qu’a écrit Confucius, nous ne sommes pas peu surpris, au moment où nous nous attendions à trouver un philosophe, de rencontrer un historien. Le seul ouvrage, en effet, dont il soit sûrement l’auteur, est une chronique de la principauté de Lou, sa patrie, pendant les deux cent quarante-deux années comprises entre l’an 722 et l’an 481 avant Jésus-Christ. Notre étonnement augmente encore lorsque la lecture de ces annales nous en révèle toute la sécheresse et la monotonie. Dans ce livre, l’observation rigoureuse de l’ordre chronologique par années et même par mois morcelle l’action et supprime toute continuité dans le récit ; la trop grande concision nuit à la clarté, car les faits deviennent inintelligibles quand ils sont isolés des circonstances qui les amènent ou les suivent ; l’emploi constant des termes les plus généraux et les plus vagues dépouille l’histoire de tous les détails caractéristiques qui lui donnent la vie ; enfin les événements dont il est fait mention sont si peu variés qu’un érudit chinois a pu les classer en vingt-deux catégories exactement, qui toutes concernent la vie des princes ; cette chronique a l’étroitesse et l’aridité d’un almanach de cour ou d’un mémento de diplomate.

Avec ses défauts évidents, elle a cependant une importance capitale. Avant Confucius, en effet, personne en Chine n’avait eu l’idée d’écrire l’histoire. Sans doute, il existait dans chaque royaume féodal des archives, et des fonctionnaires spéciaux étaient chargés d’enregistrer les événements au jour le jour ; mais les documents ainsi formés et conservés n’avaient jamais été réunis, coordonnés, publiés. Confucius fut le premier qui entreprit une pareille tâche et il est le véritable père de l’histoire en Chine. Cela est si vrai que ses courtes annales sont devenues pour les écrivains postérieurs le fondement de la chronologie exacte ; on ne remonte guère plus loin que leur point de départ et, au siècle qui les suit, les dates perdent de leur précision.

Ce n’est pas cependant un amour désintéressé de la science qui incita Confucius à composer un tel livre. Son ambition était d’un autre ordre ; il se proposait avant tout d’exercer une influence directe sur les hommes de son temps. L’histoire est l’expérience des princes ; elle leur montre les exemples qu’ils doivent s’efforcer ou craindre d’imiter ; on peut donc la concevoir comme une politique en action, et c’est bien ainsi encore que la comprenait, au XIe siècle de notre ère, le célèbre Sseu-ma Kouang lorsqu’il intitulait son grand ouvrage historique : « Miroir général servant à bien gouverner ». Le but auquel tendait Confucius était de rendre les princes plus sages.

L’histoire est instructive, non seulement par les événements qu’elle rappelle, mais encore par la manière dont elle les raconte ; la façon même dont elle relate les faits implique souvent un jugement sur les hommes. Le VIIe et le VIe siècles avant notre ère furent en Chine une époque troublée où le régime féodal craquait de toutes parts et menaçait de se disloquer ; il y eut alors plus d’une circonstance où la règle fut violée, et plus d’un cas où la conscience publique se demanda de quel côté était le bon droit ; on loue Confucius de s’être toujours prononcé avec une parfaite équité. Nos principes de critique scientifique ne nous permettent pas de souscrire à cette appréciation sans réserves : lorsque le Fils du Ciel reçut d’un de ses vassaux l’ordre de venir à une réunion et fut contraint de s’y rendre, si Confucius, afin de dissimuler ce que l’incident avait d’outrageant pour la majesté royale, déclare que le souverain se trouva au lieu du rendez-vous parce qu’il était allé chasser, nous estimons que l’auteur manque à la véracité. Il n’en reste pas moins certain que, aux yeux de ses contemporains, il fit preuve de sens moral en blâmant ainsi sous une forme voilée la conduite d’un seigneur assez arrogant pour faire violence à son suzerain. Il ne faut pas d’ailleurs donner dans le travers de certains critiques chinois qui voient sous chaque mot des annales de Confucius une intention cachée, mais il serait tout aussi absurde de prendre le contre-pied de l’opinion généralement admise en Chine, et de nier que cet ouvrage expose certains faits avec le désir de transformer l’histoire en une leçon morale.

Ainsi Confucius ne fut historien que parce qu’il se proposait d’être l’instituteur des rois. Bien plus, il n’écrivit sa chronique que dans sa vieillesse, lorsqu’il eut reconnu l’inutilité de ses efforts pour agir autrement que par le livre. Mais avant d’avoir recours à ce pis-aller, il avait voulu jouer lui-même un rôle à la cour des princes. Confucius va donc nous apparaître maintenant comme un homme politique.

Sa vie entière se passa à chercher entre les divers royaumes qui se partageaient la Chine celui où ses avis pourraient être suivis. Il était si convaincu de l’excellence de ses principes qu’il disait :

— Si quelqu’un savait m’employer, en un an il obtiendrait un résultat passable, et, après trois ans, il obtiendrait la perfection.

Ses efforts pour trouver un souverain qui l’écoutât furent vains ; à diverses reprises il fut bien accueilli ; il occupa même des charges importantes et put faire preuve des vraies qualités d’un homme d’État ; mais, au bout d’un certain temps, quelque raison toujours l’obligeait à partir et interrompait son œuvre commencée. Parmi les princes qui le reçurent à leur cour, l’un, effrayé sans doute de la tâche énorme qu’il lui proposait, lui déclara qu’il se trouvait trop vieux pour mettre ses préceptes en pratique ; un deuxième fut détourné de lui par ses ministres qui craignaient de se voir évincés ; un troisième, l’ayant appelé à de hautes fonctions, devenait puissant grâce à lui, lorsque le souverain d’un État rival lui envoya, pour le détacher de son conseiller, quatre-vingts jolies danseuses dont les charmes lui firent négliger son mentor ; un autre enfin, épris d’une femme aussi célèbre par sa grâce que par sa dépravation, monta en char avec elle et un eunuque, puis obligea le sage à les accompagner sur la place publique ; Confucius dit alors en soupirant :

— Je n’ai encore vu personne qui aime la vertu comme on aime une belle femme.

Ces échecs successifs n’étaient pas sans l’attrister :

— Suis-je donc, disait-il, comme une courge amère qui ne peut que pendre à sa tige et qui n’est pas mangeable ?

Un jour qu’il avait été fortuitement séparé de ses disciples, un homme qui l’avait aperçu le décrivit comme ayant l’apparence d’un chien qui avait perdu son maître ; Confucius, à qui l’on rapporta ce propos, l’approuva, disant :

— Que je ressemble à un chien sans maître, c’est bien cela, c’est bien cela.

De tels regrets auraient pu produire le découragement dans une âme ordinaire. Mais Confucius avait une trop haute idée de sa mission pour se laisser abattre. De son temps, certains sages dégoûtés du monde cherchaient dans une vie obscure et inactive à préserver leur intégrité morale ; quelques-uns feignaient même la folie ou la stupidité pour paraître incapables d’être utiles à leurs semblables ; ils blâmaient Confucius de son obstination à lutter :

— Vous ne réformerez point le siècle, lui disaient-ils, et votre mérite ne peut que vous mettre en péril ; retirez-vous, cachez-vous, et vous atteindrez au seul bonheur auquel il soit permis, dans les circonstances actuelles, de prétendre.

Confucius cependant condamnait comme une désertion du devoir social la prudence de ces solitaires, orgueilleux de leur vaine perfection :

— On ne saurait, répondait-il, s’associer avec les oiseaux et les animaux. Si je ne m’associe pas avec les hommes d’aujourd’hui, avec qui aurais-je des relations ? Si l’empire était vertueux, qu’aurais-je besoin de le changer ?

Il trouvait ainsi dans la perversité même de son époque une raison nouvelle d’agir.

— N’est-il pas, disait-on encore de lui, celui qui sait que son œuvre est impossible et qui cependant s’y applique ?

Ce sarcasme est le plus grand des éloges ; ceux-là sont les prophètes qui savent que la cime vers laquelle ils tendent est inaccessible aux yeux du vulgaire et qui gardent pourtant au plus profond de leur cœur une telle foi dans les principes sacrés dont ils sont les dépositaires qu’ils en proclament le triomphe prochain au mépris des apparences. Confucius était un inspiré ; il sentait en lui une force surhumaine qui l’obligeait à marcher dans sa voie ; il se croyait un instrument entre les mains d’une puissance invisible et sans égale ; il devait être le héraut que le Ciel avait chargé d’annoncer la vérité dans le monde comme le fonctionnaire qui, la cloche à battant de bois à la main, allait par les villes et les villages répandre les enseignements du souverain. En deux occasions où sa vie fut en grand danger, il se montra sans aucune crainte ; le Ciel, en lui confiant la cause du bien et de la justice, ne l’avait-il pas rendu inviolable ?

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Confucius ne parvint pas à transformer le monde politique ; cependant son influence fut énorme sur ses contemporains ; il ne cessa jamais d’être entouré d’auditeurs fidèles et nombreux ; les relations qu’il entretint avec ses disciples durent lui causer ses plus douces joies ; il les traitait comme un père traite ses fils et les appelait ses jeunes enfants ; il ne cherchait à leur en imposer par aucun artifice :

— Pensez-vous, leur disait-il, que je vous dissimule quelque chose ? je ne vous dissimule rien ; il n’est rien que je fasse sans vous le montrer ; voilà comme je suis.

Parfois il se plaisait, par une délicate familiarité, à diminuer la distance que sa supériorité morale maintenait entre eux et lui ; il les exhortait à lui confesser leurs sentiments en toute franchise, sans le considérer comme un maître :

— Quoique je sois peut-être d’un jour plus âgé que vous, n’en tenez pas compte.

Confucius recevait tous ceux qui venaient à lui, sans se préoccuper de leur vie passée, car il estimait que le seul désir d’entendre ses enseignements était une preuve suffisante de conversion ; il les admettait, quelque pauvre que fût le présent que, suivant la coutume, ils lui apportaient pour se faire agréer de lui ; il ne leur demandait qu’une sincère volonté d’apprendre et une intelligence prompte à saisir le sens de ses paroles souvent énigmatiques. Il étudiait leur caractère, et, à une même question posée par deux d’entre eux, il faisait des réponses différentes parce que le même avis ne pouvait convenir à deux tempéraments divers. Il était véritablement leur directeur de conscience, aimant à éveiller en eux la réflexion philosophique, les raillant avec douceur quand leurs paroles ou leurs actes étaient en désaccord avec ses préceptes. Il ne se contentait pas de les instruire, il les aimait ; il a des accents qui viennent du cœur lorsqu’il parle de celui qu’une mort prématurée avait enlevé à son affection. Ses disciples, à leur tour, lui avaient voué une vénération sans bornes ; à leurs yeux, nul ne pouvait lui être comparé et, si le Ciel avait voulu que ce roi non couronné régnât, il aurait sans doute sauvé le monde en établissant cette prédominance du bien qu’il souhaitait et qu’il croyait possible :

— Notre maître, disait l’un d’eux, ne peut être égalé, de même qu’on ne peut monter au ciel par un escalier. Si notre maître avait été à la tête d’une principauté, alors on aurait pu dire : ce qu’il rend ferme reste ferme ; la voie qu’il montre, on y marche ; il assure la tranquillité et on vient à lui ; il donne une impulsion et l’harmonie se produit ; pendant sa vie il est glorieux ; après sa mort il est pleuré ; un tel homme, comment pourrait-on l’égaler ?

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Ainsi la biographie de Confucius nous le révèle comme un puissant ouvrier d’action morale ; tous ceux qui vécurent dans son intimité subirent son ascendant invincible ; lui-même se croyait destiné à régénérer le monde et ne cessa jamais d’affirmer que sa doctrine était capable d’amener sur la terre le règne de la justice et du bonheur. Quels étaient ces principes qu’il professait ? Notre tâche devient ici difficile, Confucius n’ayant jamais fait un exposé systématique de ses croyances. Le seul livre qui nous fasse connaître quelques-unes de ses opinions est le Liun iu, dans lequel sont rapportées ses conversations avec ses disciples ou avec des princes. On pourrait comparer cet ouvrage aux Entretiens mémorables de Socrate par Xénophon ; mais, tandis que Socrate a eu la bonne fortune d’être immortalisé par un des écrivains les plus élégants de la Grèce, la mémoire de Confucius n’a été conservée que dans un recueil anonyme auquel une école tout entière a collaboré. D’un bout à l’autre de ce livre on ne découvre pas trace de composition ; les propos du maître se suivent sans qu’aucun lien logique les rattache les uns aux autres, sans qu’aucune raison sérieuse puisse être donnée de la division en sections telle qu’elle est acceptée aujourd’hui. Si l’on n’a pas de fil directeur pour se guider, on se perd dans cette poussière de menues anecdotes et on risque de méconnaître le vrai caractère de la pensée de Confucius. Aussi les lecteurs superficiels du Liun iu ont-ils accrédité l’opinion que le grand sage chinois ne fut qu’un brave homme plein de bon sens qui débite des lieux communs et qui radote parfois un peu.

Cependant on n’a pas le droit de traiter aussi légèrement un homme qui a exercé dans le temps et dans l’espace une influence si prodigieuse qu’elle ne peut être comparée qu’à celle du Bouddha, du Christ ou de Mahomet. Confucius, il est vrai, n’a pas forgé de toutes pièces une philosophie spéculative. Il a fait mieux que cela : il a donné une règle d’action, une direction de vie. Ceux qui remuent et transforment l’humanité, ce ne sont pas les abstracteurs de quintessence ; ce sont ceux qui disent simplement à la foule incertaine :

— Suivez-moi, je vous montrerai le bon chemin.

Leur parole a de l’autorité parce qu’ils ont eu l’intuition de quelques-unes de ces notions plus fécondes que celles auxquelles se hausse la dialectique des logiciens ; ils portent en eux des idées mères dans le sein desquelles s’élaborent des métaphysiques latentes, et ce sont elles qui donnent à leur front le rayonnement surnaturel, lueur divine qui jette une clarté sur l’obscure destinée humaine.

Si les grands fondateurs dans l’ordre religieux et moral ne sont pas des raisonneurs subtils, ils ne se glorifient pas non plus de la rareté ou de l’originalité de leurs conceptions. Ce qu’ils annoncent aux hommes leur est apparu avec l’évidence des vérités éternelles, et leur voix éveille de longs échos dans le cœur innombrable de la multitude parce qu’elle n’est que la révélation de ce qui existe confusément dans les profondeurs inconscientes de toute âme.

— Je n’invente rien, disait Confucius, je ne fais que transmettre.

Ce qu’il transmettait ainsi à la postérité, c’était la réponse qu’avaient balbutiée avant lui pendant des siècles les plus sages parmi les Chinois, lorsqu’ils se demandaient quel est le but de l’activité humaine et par quels moyens il convient de la guider.

Cherchons donc maintenant à découvrir dans les enseignements de Confucius l’essence de la morale telle que l’a conçue la race chinoise.

Tout d’abord, il y a une morale, c’est-à-dire une discipline des mœurs qui refrène les désirs égoïstes et les passions des sens :

— L’homme qui agit toujours en vue de son intérêt, disait Confucius, est fort haïssable. L’homme supérieur comprend la justice ; l’homme vulgaire comprend son intérêt.

La richesse n’est sans doute pas méprisable en elle-même, et le sage consentirait à prendre le plus humble métier s’il était sûr de pouvoir ainsi l’atteindre ; mais, comme la possession des biens matériels est incertaine, il vaut mieux ne pas la rechercher. La pauvreté est préférable à l’opulence mal acquise. Le maître disait :

— Avec du riz grossier à manger, avec de l’eau à boire, avec mon bras plié pour oreiller, je puis encore être heureux dans de telles conditions ; mais les richesses et les honneurs qui viennent de l’injustice sont pour moi comme des nuages flottants ;

« les richesses et les honneurs sont ce que les hommes désirent mais, si on ne peut pas les obtenir par la voie correcte, il ne faut pas s’y arrêter ; la pauvreté et une condition humble sont ce que les hommes redoutent : mais il ne faut pas les éviter si on ne peut y parvenir par la voie correcte.

Ce n’est donc pas l’attrait des choses sensibles qui doit déterminer les hommes dans leur conduite ; c’est le désir de bien agir ; la noble maxime : « Fais ce que dois, advienne que pourra » se retrouve dans cette phrase : « Mettre en premier lieu la considération de ce qui est à faire et en dernier lieu la considération du succès, n’est-ce pas là honorer la vertu ? » Souvent le devoir se présente à nous sous une forme peu attrayante, mais le sage doit avoir l’énergie de l’accomplir quoi qu’il lui en coûte : « Voir ce qui est juste et ne pas le faire, c’est manquer de courage. » Rien enfin n’est plus éloigné des maximes utilitaires que cette pensée :

« Le sage résolu, l’homme de bien ne rechercheront point la vie au détriment de l’excellence ; ils iront jusqu’à sacrifier leur vie pour rendre parfaite leur excellence. »

Puisque le devoir existe, sur quoi se fonde-t-il ? Substituera-t-on à la considération de nos intérêts immédiats celle des récompenses et des peines d’une vie future ? Admettra-t-on qu’il existe un être suprême qui doit être le justicier du monde ? Confucius ne recourt pas à ces postulats pour établir la morale ; il ne se préoccupe point de ce qui arrivera après la mort ; il refuse de s’expliquer sur les dieux ; sa philosophie s’adresse aux vivants et trouve dans la vie même sa raison d’être. Le maître disait :

— S’appliquer à la justice qui est due aux hommes, respecter les mânes, mais se tenir loin d’eux, c’est ce qu’on peut appeler la sagesse.

Un de ses disciples lui ayant demandé de quelle manière on devait servir les mânes, il répondit :

— Quand vous n’êtes pas encore capable de servir les hommes, comment pourriez-vous servir les mânes ?

Et, comme le même disciple l’interrogeait sur la mort, il ajouta :

— Quand vous ne savez pas encore ce que c’est que la vie, comment sauriez-vous ce que c’est que la mort ?

Un des rédacteurs du Liun iu nous dit :

— Les sujets sur lesquels le maître ne parlait pas étaient les prodiges, les actes de violence, les rébellions et les dieux. »

La morale confucéenne n’a donc sa source ni dans l’intérêt qui résulte des rapports de l’homme avec le monde extérieur, ni dans une religion qui supposerait des rapports entre l’homme et un monde suprasensible. Elle n’a d’autre base que la connaissance de la nature humaine. Cette nature est foncièrement bonne ; de naissance, l’homme a dans son cœur des instincts excellents ; c’est plus tard seulement que se développent en lui les sentiments mauvais. S’il apprend à connaître sa vraie nature, il distinguera sans peine les germes de perfection qui subsistent dans son âme aussi longtemps qu’ils n’ont pas été étouffés par les passions des sens ; quand il aperçoit ainsi ce qui constitue l’essence de son être, c’est pour lui comme une illumination qui lui révèle le sens de la vie ; elle le renouvelle et le régénère, et de cette connaissance résulte nécessairement la vertu. Mais encore faut-il définir ce qu’on entend par le bien et par la vertu. L’homme est un être social et le bien en soi n’est autre que le bien social. Ce qui est mauvais et artificiel dans l’homme, ce sont les désirs égoïstes ; ce qui est bon et primitif en lui, ce sont les tendances altruistes. L’individu est un membre de l’humanité ; il est solidaire de ses semblables, et il n’a pas le droit d’agir comme s’il était seul au monde. Le fondement de la morale est donc la constatation faite par notre intelligence que nous ne sommes que des parties d’un grand tout, et que notre nature ne peut se développer normalement que si nous contribuons pour notre part à la prospérité de l’ensemble. La morale et la politique ne sont pas d’ailleurs deux choses distinctes, car la vie privée et la vie publique s’inspirent en définitive toutes deux des devoirs sociaux. En morale comme en politique, l’individualisme est l’erreur, le socialisme est la vérité.

Mais il y a socialisme et socialisme, et celui de Confucius n’a rien de commun avec les théories qu’on désigne de nos jours par ce nom. Confucius n’est pas un révolutionnaire ; la société qu’il veut améliorer, non bouleverser, est celle même qu’il a sous les yeux et qu’il a contribué plus que tout autre à faire durer jusqu’à nos jours. La société chinoise est constituée sous la forme patriarcale. La famille est comme un organisme indissoluble qui se perpétue de génération en génération et dont tous les membres sont animés d’un même esprit. Un organisme vivant est une hiérarchie dans laquelle l’ordre est maintenu par des centres nerveux subordonnés les uns aux autres ; de même la famille repose sur l’autorité paternelle et sur le droit d’aînesse, le père commandant à ses enfants et les aînés à leurs cadets. Au-dessus de la famille s’étage toute une série d’associations de plus en plus vastes, coulées dans le même moule, et aboutissant à un dernier terme qui est l’État. L’État est une famille infiniment agrandie. Entre le prince et le père il y a une différence de degré, non de nature. Comme le père élève ses enfants, ainsi le prince nourrit et instruit son peuple ; et comme les enfants obéissent à leur père sans discuter ses ordres, ainsi le peuple se laisse guider par son souverain sans chercher à comprendre ses intentions. Despotisme au sommet, servilité à la base, tel est l’état que suppose cette conception politique.

En appliquant à la forme patriarcale le principe que le fondement de la morale est la connaissance de la nature humaine, nous allons voir se construire toute la doctrine de Confucius.

Si nous considérons la société patriarcale depuis son aspect moléculaire qui est la famille jusqu’à son aspect total qui est l’État, elle se présente à nous comme un ensemble d’éléments de valeurs différentes qui sont sous la dépendance les uns des autres. Pour que la machine fonctionne bien, il faut que chaque élément, d’une part, soit soumis à ceux qui lui sont supérieurs, et, d’autre part, dirige ceux qui lui sont inférieurs. Si le prince agit en prince et le sujet en sujet, si le père agit en père et le fils en fils, le bon ordre ne peut manquer de régner. On pourrait assurer ce résultat par un code pénal inflexible et minutieux ; mais on n’obtiendrait ainsi que l’apparence de l’harmonie, et les hommes, maintenus par la crainte seule, ne seraient pas réellement vertueux. À la force qui s’impose du dehors, Confucius substitue une énergie interne qui doit émaner de l’âme même. Le souverain bien étant le bien social, ceux qui gouverneront les autres seront ceux qui connaîtront quel est ce bien et comment la nature humaine peut y atteindre ; ainsi le père est le chef de la famille parce qu’il sait quel est le bien de la famille et quels ordres il doit donner à ses enfants pour qu’ils y concourent ; de même le prince est le chef de l’État parce que ses décrets ont pour effet de faire réaliser par ses sujets le bien de l’État dont il est seul juge. Cette connaissance est une supériorité morale devant laquelle les hommes s’inclinent parce qu’ils éprouvent devant elle du respect ; la discipline est ainsi obtenue, non par la contrainte, mais par une adhésion volontaire. La soumission est motivée par le respect ; le commandement se légitime par la connaissance. Telle est l’origine de toute autorité et de toute obéissance.

Examinons d’abord la notion du respect et montrons les conséquences qui en dérivent.

Le respect devant varier suivant le degré de supériorité de la personne à laquelle il s’adresse, il est nécessaire de réglementer les formes par lesquelles il s’exprime. Quand un paysan est tiré de son village pour être incorporé dans l’armée, il apprend qu’il a des supérieurs et on lui enseigne l’attitude qu’il doit observer devant eux ; bien plus, la hiérarchie des chefs se traduit par des insignes déterminés qui fixent d’une manière visible et nette le respect qui leur est dû. Dans les cours, l’étiquette est un ensemble d’usages qui prévient toute infraction au respect exigé par le souverain. Enfin le protocole des affaires étrangères est la science des formes que doit prendre le respect. Nous voyons donc que, partout , où les relations des hommes sont fondées sur ce sentiment, on a codifié la manière dont il devait se manifester.

Dans la philosophie de Confucius, le respect étant à la base de toutes les relations humaines, il a fallu rédiger un protocole universel qui prévît la manière dont un homme devra se conduire dans les diverses circonstances de la vie. Telle est l’origine des rites chinois. Les rites sont des prescriptions qui ont leur raison d’être dans les positions diverses que les hommes occupent les uns par rapport aux autres et qui marquent le respect des uns, la prééminence des autres. Ils distinguent l’homme de la bête, car l’animal ne connaît d’autre supériorité que la force physique, et c’est pourquoi le respect et les rites qui en dérivent lui sont inconnus. C’est aussi par les rites, c’est-à-dire par les formes du respect, que la piété filiale diffère des soins que nous donnons aux animaux.

Aux rites, Confucius ajoute la musique. La hiérarchie sociale a des degrés qui sont marqués par les rites, mais un lien rassemble toutes ces parties, et c’est ce que symbolise la musique. Les rites divisent, la musique unit, et, par leur double opération, se trouve réalisée la simplicité dans la multiplicité. Quand un régiment passe, musique en tête, officiers, sous-officiers et soldats forment autant de catégories qui se spécifient par leur costume, leur rang et leur attitude, mais dans les sons de la fanfare, hymne de triomphe ou appel aux armes, respire l’âme commune qui plane sur eux tous. Cependant cette comparaison n’est pas suffisante pour faire comprendre toute la pensée de Confucius. La musique dont il parle consistait en danses mimées avec accompagnement de chants et d’instruments de musique ; ces représentations, qui commémoraient des événements anciens et qui sont peut-être l’origine du théâtre chinois, se donnaient dans des circonstances solennelles ; on peut les rapprocher des fêtes nationales où la Révolution française trouvait un moyen d’éducation civique. Les danses, les chants et l’orchestre faisaient vibrer à l’unisson les cœurs des assistants et leur révélaient par quelles fibres mystérieuses ils se rattachaient les uns aux autres et dépendaient du passé de leur race.

Les rites et la musique sont d’une insondable profondeur. Celui qui en comprendrait parfaitement la valeur symbolique serait celui qui aurait présente à son esprit la constitution sociale de l’humanité entière. Il existe un rite suprême qui est celui du sacrifice ti par lequel le souverain exprime son respect au Ciel :

— Celui qui saurait le sens de ce sacrifice, dit Confucius, apercevrait aussi clairement le monde que la paume de sa main.

En effet, ce rite est comme l’axiome primordial duquel se tirent, par voie de conséquence logique, la série infinie des rites secondaires ; en pénétrant ce symbole on aurait la vision soudaine de toute la morale et de toute la politique. À des degrés divers, les rites, quels qu’ils soient, supposent, pour être accomplis d’une manière consciente, une connaissance exacte des rapports plus ou moins complexes qui existent entre les hommes ; les rites de la piété filiale, par exemple, ne s’expliquent que par une analyse rigoureuse des notions qui sont contenues dans les concepts de « père » et de « fils ». Mais il est manifeste que cette science ne peut être l’apanage que d’un très petit nombre de personnes. Quel sera donc le sentiment qui fera se conformer aux rites la foule incapable d’en comprendre le sens ?

C’est ici qu’intervient de nouveau le respect. Le respect est l’origine de l’imitation. L’homme tend à imiter ce qu’il admire : « Tel maître, disons-nous, tel valet. » Confucius a bien vu l’importance capitale de ce fait psychologique. À ses yeux le peuple n’a pas besoin de comprendre ; il n’a qu’à imiter. C’est aux classes dirigeantes, et plus particulièrement au souverain, qu’il appartient de donner le bon exemple. Cet exemple sera nécessairement suivi.

— Si le prince, disait Confucius, conduit le peuple au moyen des lois et le retient dans l’union au moyen des châtiments, le peuple s’abstient de mal faire, mais il ne connaît aucune honte. Si le prince dirige le peuple par sa vertu et fait régner l’union par les rites, le peuple a honte de mal faire et il atteint au bien. »

« Celui qui gouverne son peuple en lui donnant de bons exemples est comme l’étoile polaire qui demeure immobile pendant que toutes les autres étoiles se meuvent autour d’elle. »

« La vertu du prince est comme le vent ; la vertu des hommes ordinaires est comme l’herbe. L’herbe ne peut manquer de s’incliner sous le souffle du vent.

Le problème qui se présentait à Confucius était en somme celui-ci : le but de la morale et de la politique est de faire accomplir aux hommes leurs devoirs sociaux ; mais, pour accomplir ces devoirs sociaux d’une manière consciente, il faudrait posséder une connaissance de l’humanité à laquelle le vulgaire ne saurait prétendre. Comment donc moraliser la foule ? Confucius a répondu en disant que les rites, la musique et l’exemple suffisaient à gouverner le peuple. Les rites, si on n’en considère que la pratique, sont des façons d’agir constamment identiques à elles-mêmes, ce sont des habitudes. L’exemple suscite et développe l’imitation. La musique provoque l’émotion collective. C’est par l’habitude, l’imitation et l’émotion collective que Confucius entend diriger la foule des hommes. On ne saurait méconnaître la singulière valeur de ces trois principes. La civilisation entière résulte de l’habitude et de l’imitation qui, par la répétition, amplifient et conservent les efforts individuels, et qui empêchent le progrès de s’évanouir aussitôt que produit ; dans la vie psychologique de l’homme, l’habitude et l’imitation ont une part immense, et on peut dire avec Confucius qu’elles sont tout pour les esprits ordinaires., Quant à l’émotion collective qui résulte de la musique, il suffit de se rappeler l’usage qu’en ont fait les religions de tous les temps pour comprendre l’influence sociale qu’elle exerce sur les âmes.

Image 5. Édouard Chavannes (1865-1918) Confucius La Revue de Paris, 15 février 1903, pages 827-844.

Si la foule se laisse guider, il faut qu’une élite soit chargée de donner le bon exemple ; il n’importe que ces initiateurs soient en petit nombre ; « c’est par peu d’hommes que vit le genre humain ». Cette aristocratie, entre les mains de laquelle est déposé le flambeau de vie, se composera de ceux qui, par l’étude, auront accru leur connaissance de la nature humaine de manière à comprendre quelle est la place de l’homme dans la famille et dans l’État, et quel rôle lui est assigné.

Pour la reconnaître, cette nature, il ne suffit pas de s’observer soi-même ; la conscience individuelle ne fournit que des renseignements incomplets, car l’homme isolé est un être de raison qui n’a aucune réalité : à la psychologie il faut ajouter la science sociale. Une société se développe dans le temps, et sa forme actuelle ne s’explique que par sa vie passée ; la science sociale est donc inséparable de l’histoire, et c’est sans doute pour cette raison profonde que Confucius fut un historien. Mais l’histoire conçue au point de vue social n’est pas une érudition dont le seul but serait d’exposer les faits avec exactitude ; elle se propose se découvrir sous les événements les rapports nécessaires qui existent entre les hommes, et de dégager ainsi les lois d’une morale et d’une politique qui permettront de rendre plus rationnelle la structure de la société. Dans un régime patriarcal, les gouvernants, ayant charge d’âmes, ont dû, de tout temps, se préoccuper de discerner et d’appliquer ces lois ; aussi pourra-t-on trouver dans leur conduite et dans leurs discours des enseignements profitables. L’histoire, pour Confucius, est avant tout l’étude des actes et des propos des princes.


Une des conséquences de l’organisation patriarcale de la société est de conférer au passé un prestige merveilleux ; le respect qu’on doit au père s’augmente encore lorsqu’il se reporte sur les ancêtres, et, plus on remonte le cours des âges, plus il semble qu’on se rapproche de la perfection. C’est pourquoi les souverains dont il importe surtout de connaître les hauts faits et les paroles, ce sont les très anciens. Confucius croyait trouver dans les plus vieux monuments de la littérature les leçons les plus hautes ; il fit lui-même une recension des deux principaux ouvrages que l’antiquité avait légués à son époque, le Chou king ou « Livre par excellence » et le Cheu king ou « Livre des vers ». Le Chou king est essentiellement une réunion de discours ; c’est une sorte de Conciones dans lequel se sont conservés les harangues et les ordres des princes d’autrefois ; quant au Livre des vers, il se compose, en majeure partie, de poésies qui, d’après la tradition, étaient recueillies dans les divers royaumes pour qu’on pût ainsi être informé de l’opinion publique et pour que les chefs d’État apprissent à corriger leurs fautes. Ces deux recueils qui, au regard de la critique européenne, ne paraissent contenir que des documents historiques, sont devenus pour les Chinois des sujets perpétuels d’édification ; c’est dans leurs pages qu’ils découvrent les vérités fondamentales de la science sociale.

Les hommes qui sont aptes à gouverner, ce seront en définitive ceux qui auront compris la signification des enseignements politiques et moraux contenus dans ces textes. Ainsi a pris naissance la classe des lettrés, qui prétend être investie de toutes les fonctions publiques, car elle a prouvé sa connaissance de la nature humaine par son habileté à amplifier, dans des concours littéraires, telle ou telle maxime extraite des classiques.

À prendre cependant le système de Confucius dans sa rigueur, il n’y a qu’une seule personne qui puisse posséder la science intégrale : c’est le souverain. Son rang suprême lui permet, s’il est parfaitement intelligent, d’embrasser d’un regard l’ensemble de la société ; d’autre part, il est aussi le seul homme dont la moralité importe vraiment, puisque, s’il est bon, il déterminera, par la force de son exemple, la vertu de tous ceux qui sont au-dessous de lui. Voilà pourquoi Confucius a cherché, sa vie durant, un prince qui voulût suivre ses conseils ; s’il l’avait trouvé, il aurait fait de lui le régénérateur d’un royaume.

Les philosophes confucéens se sont longuement complu à décrire l’utopie du souverain parfait ; c’est elle qu’exposent notamment deux petits traités, qui émanent de l’école du maître, le Ta hio ou « la grande étude », et le Tchoung young ou « le centre et l’harmonie ». « La grande étude » enseigne au prince à développer en lui-même les principes de vertu qui sont innés dans son âme, à rénover son peuple, et en outre à rendre durable cette double excellence. Pour accomplir cette tâche, il doit commencer par connaître exactement la nature humaine ; de cette connaissance dériveront successivement, et par un enchaînement nécessaire, la réformation de sa propre personne, puis celle de sa famille, enfin celle de son royaume.

Ce n’est pas seulement dans la société des hommes que le souverain parfait assure le bon ordre, c’est encore dans le ciel et sur la terre, comme l’indique le Tchoung young en traçant le portrait merveilleux du Saint. Le Ciel, la Terre et l’Homme forment une trinité mystique ; le Ciel couvre toute chose ; la Terre supporte toute chose ; l’Homme est placé entre le Ciel et la Terre et les unit. Si l’Homme agit mal, des cataclysmes se produiront dans le Ciel, des fléaux sur la Terre ; si l’Homme au contraire est vertueux, il donnera à l’action bienfaisante du Ciel et de la Terre un complément nécessaire et, grâce à lui, l’harmonie régnera. Un bon prince est donc comme la clef de voûte qui maintient la stabilité tout à la fois de l’édifice social et du monde physique.

« Il est ample et étendu comme le ciel ; c’est un abîme, c’est une source, il est semblable à une eau profonde ; quand il apparaît, il n’est personne dans le peuple qui ne le respecte ; quand il parle, il n’est personne dans le peuple qui ne le croie ; quand il agit, il n’est personne dans le peuple qui ne soit heureux. C’est pourquoi sa renommée inonde tout le royaume du Milieu et parvient jusqu’aux barbares du Sud et du Nord. Dans tous les lieux où vont les bateaux et les chars, dans tous ceux où pénètre la force de l’homme, dans tous ceux que recouvre le ciel et que supporte la terre, dans tous ceux qu’éclairent le soleil et la lune et où tombent le givre et la rosée, quiconque a le sang et la respiration l’honore et l’aime. Et c’est pourquoi l’on dit : « Il est l’égal du Ciel. »

À son faîte, la morale confucéenne aboutit ainsi à la conception de l’absolue sagesse d’un roi que tous les hommes tendent spontanément à imiter dans la mesure de leurs forces et de leur intelligence, et que l’univers matériel lui-même révère. N’est-ce pas, sous une autre forme, l’idée du royaume de Dieu sur la terre, et ne retrouvons-nous pas ici le rêve dont se sont bercés tous ceux qui ont eu foi dans la justice, tous ceux qui ont pensé qu’un jour viendrait où le bien serait vainqueur, plus fort que les lois de la physique, plus fort que les passions humaines ?

Image 6. Édouard Chavannes (1865-1918) Confucius La Revue de Paris, 15 février 1903, pages 827-844.

Dans cette brève esquisse de la pensée de Confucius, nous avons peut-être altéré sa physionomie en la présentant sous une forme trop systématique ; réduite ainsi en raisonnements, elle semble une théorie abstraite et l’on serait tenté d’en discuter la valeur scientifique. Mais la doctrine de Confucius est en réalité une action plutôt qu’une spéculation ; elle ne se démontre pas, elle s’affirme ; elle n’est que l’énoncé dogmatique des principes directeurs qui ont présidé à l’organisation de la société chinoise. En Confucius le génie de la race a pris conscience de lui-même, et c’est ainsi qu’il domine de sa haute stature toute l’histoire de l’Extrême-Orient. Au bord lointain de l’horizon se dresse, dans l’attitude que les rites prescrivent, le colosse qui de ses fortes mains a pétri la plus nombreuse des agglomérations humaines. Il a vu se fonder et s’écrouler des empires, et les dynasties les unes après les autres lui rendirent hommage ; des peuples divers, Annamites, Japonais, Coréens et Mandchous, sont venus tour à tour se soumettre à sa règle ; des religions aussi se sont succédées, et le vieux penseur assistait au crépuscule de ces dieux qu’il avait vus naître. Maintenant, c’est encore lui que nous rencontrons devant nous, au moment où nous posons le pied sur le rivage de la Chine immense, et, comme le laboureur de Virgile, qui, devant les ossements gigantesques exhumés par sa charrue, s’émerveille de la taille de ces guerriers d’un autre âge, nous sommes étonnés de le trouver si grand.

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