Jacques Hardy et Charles Lenormand

COMMENT LES CHINOIS FONT LEUR THÉ

À travers le monde. Hachette, Paris, 9 juin 1906. 12e année, pages 177-179.

Marchand de thé. À travers le monde. Hachette, Paris, 1906, pages 177-179.
Un marchand de thé en Chine.


On sait l'importance capitale du thé en Chine ; c'est la boisson nationale, plus encore peut-être que le riz ne constitue le fond de l'alimentation. Les détails qui suivent nous enseignent comment les Chinois cultivent, traitent et préparent un breuvage qui tous les jours se répand davantage en Occident.

Le Chinois est un mangeur de riz ; c'est encore plus un buveur de thé. Toute la journée, qu'il soit riche ou pauvre, vice-roi ou coolie, le Chinois a auprès de lui une tasse de thé brûlant, dans laquelle il trempe les lèvres de temps à autre. Ce n'est pas d'ailleurs l'infusion plus ou moins amère et colorée que l'on fait en Angleterre ou chez nous. Quelques feuilles très parfumées, mises au fond de la tasse même, et sur lesquelles on jette l'eau bouillante, donnent à celle-ci un léger arôme qui suffit au Chinois. Pendant les grandes chaleurs, cette infusion, bue lentement, à petites gorgées, éteint la soif, tonifie les muscles et délasse infiniment mieux, et plus sainement surtout, que toutes les absinthes et tous les cocktails du monde.

Le thé (tchâ en langue mandarine, ou en dialecte du Fou-Kien) est un arbre toujours vert de la famille des camellias. Ses fleurs, solitaires et petites, sont blanches. Ses fruits sont de petites capsules sphériques contenant deux ou trois graines. En certaines provinces de la Chine, on utilise l'huile que contiennent ces graines pour la cuisine et l'éclairage ; mais un estomac chinois peut seul admettre l'ingestion de cette huile, amère et nauséabonde.

La feuille est oblongue, dentelée, rappelant un peu, comme forme, la feuille de chêne (longueur de 5 à 9 centimètres).

Le thé peut atteindre et atteint quelquefois, dans l'Inde, 9 à 10 mètres de hauteur ; mais c'est à l'état sauvage. La récolte des feuilles arrête sa croissance, et les arbustes en exploitation atteignent rarement plus de 2m 50. Les Chinois les arrêtent même bien en deçà, en étêtant les plants ; et ils ne leur laissent guère dépasser 90 centimètres ou 1 mètre. Les rameaux sont nombreux, mais courts, enchevêtrés, et s'éloignent peu du tronc.

Quoique d'origine tropicale, le thé s'accommode parfaitement d'un climat moyen, température chaude en été et descendant l'hiver jusqu'aux environs de 0°. Il supporte la gelée blanche, et même la neige ; mais il préfère cependant les cantons où le thermomètre ne descend pas au-dessous de 5 degrés.

Ce qu'il lui faut surtout, c'est en été une forte chaleur humide, au printemps des nuages et de la pluie. En fait, il ne dépasse guère en Chine le 35e degré de latitude.

Les provinces qui produisent le plus de thé sont le Tche-Kiang, le Kiang-si, le Kiang-sou, le Ngan-hoei, le Fou-Kien. Mais c'est cette dernière qui produit le meilleur thé de la Chine. Les environs de Fou-Tcheou réunissent admirablement les conditions que demande cette culture. Le sol est un peu maigre et sec, mais les paysans s'entendent à l'améliorer par l'addition de matières organiques en décomposition, et par des arrosages continuels. Les pentes des montagnes sont couvertes de plantations de thé, et l'on rencontre partout de véritables processions de paysans et de femmes charriant sur les coteaux des paniers de cendres végétales et de plumes de volaille destinées à fumer les terrains.

Le thé se reproduit par graines, quelquefois aussi par boutures ou par segmentation des vieilles souches.

La terre bien labourée et sarclée, on fait les semailles aux approches du printemps. On creuse des trous à 1m 50 environ de distance les uns des autres ; on y met quelques graines que l'on couvre de fumier. La plante commence à rapporter au bout de 3 ans, et dure fort longtemps. On rencontre des plants qui ont 30 ou 40 ans. Encore, quand le plant est trop vieux, le rajeunit-on souvent en le couchant en terre, comme l'on fait chez nous pour la vigne.

On fait communément trois récoltes de feuilles dans l'année. La première a lieu dans les premiers jours d'avril. On choisit pour cela une belle matinée ensoleillée. À ce moment les feuilles sont encore roulées en bourgeons qui s'entr'ouvrent à peine, et couvertes d'un duvet blanc ; les mots chinois pe-ko, qui s'appliquent à une des qualités provenant de cette récolte, signifient tout blanc. Cette cueillette demande une certaine délicatesse de main. Il ne faut pas, en effet, détruire les bourgeons. L'ouvrier ne détache que la feuille proprement dite, respectant le pétiole, et la jette dans une corbeille suspendue à sa ceinture. Le jour de la première récolte du thé est un vrai jour de fête en Chine, et le spectacle de toutes ces mains agiles voltigeant parmi la jeune verdure est un des plus gracieux qu'il soit possible de voir. La récolte d'avril, forcément peu importante, donne les thés de luxe.

En mai, lorsque les feuilles sont ouvertes et déjà grandes, a lieu la seconde, la vraie récolte, et la plus abondante. Selon la destination des feuilles, le paysan procède tantôt comme en avril, choisissant les feuilles et les cueillant une à une, tantôt au contraire arrachant la feuille avec le pétiole, sans ménagement, et la jetant dans de grands paniers posés à terre ; quelquefois même les deux procédés sont employés concurremment.

Plus tard, vers la fin de juin, une troisième récolte a lieu, peu abondante, et qui ne produit que des thés de qualité tout à fait inférieure. Les feuilles se sont durcies et ont perdu de leur arôme ; les pétioles sont à demi ligneux et sont une gêne dans le travail de préparation.

La quantité de feuilles que donne un arbuste n'est pas considérable, 4 à 5 livres par an.

Contrairement à ce que l'on croit souvent, les thés verts et les thés noirs ne proviennent pas de deux espèces de plantes différentes. La préparation, seule, varie.

La préparation à la chinoise n'exige, comme tout ce qui se fait en Chine, qu'un outillage fort rudimentaire.

La torréfaction du thé. D'après une estampe chinoise.
La torréfaction du thé. D'après une estampe chinoise.


Aussitôt après la cueillette, on étale les feuilles en couches minces sur des nattes, et on les expose au soleil. L'humidité provenant de la rosée s'évapore et les feuilles sèchent rapidement. Puis, on les jette par poignées dans de grandes bassines lenticulaires, préalablement chauffées, et l'on secoue rapidement les bassines de façon à éviter le contact prolongé des feuilles avec le métal chauffé. Le suc végétal suinte par l'effet de la chaleur, et la feuille devient flasque.

On la jette alors sur une table en rotin où, à la main, on en forme des boules que l'on roule sur la table, en avant et en arrière, comme une pâte à gâteau, de façon à exprimer l'eau en même temps qu'on enroule la feuille. De temps à autre, on rouvre la boule, et on recommence plusieurs fois de suite l'opération, qui a pour effet à la fois de déchirer les vaisseaux et les cellules végétales et d'exprimer l'humidité par compression.

Puis, on rejette les feuilles dans les bassines, et l'on place celles-ci sur des fourneaux à feu modéré. Les ouvriers se tiennent auprès, remuant constamment les feuilles avec la main ou avec des baguettes. C'est la partie la plus délicate de l'opération, car il faut se garder de laisser brûler ou chauffer d'une façon excessive les feuilles qui perdraient leur arôme et leur qualité.

Du reste cet ensemble de manipulations s'exécute plusieurs fois de suite. Après quelques minutes de chauffage dans les bassines, on rejette les feuilles dans les corbeilles, et on recommence le roulage et le séchage jusqu'à ce que le thé ait acquis une couleur vert sombre. On le vanne alors pour chasser la poussière, et on le passe à travers des tamis plus ou moins fins.

Pour les thés qui doivent être consommés sur place, on se contente souvent de cette préparation. Mais pour ceux qui doivent être livrés au commerce, les manipulations ci-dessus n'assureraient pas une conservation suffisante. Dans ce cas, on les comprime fortement dans des sacs, puis on les torréfie de nouveau, on les remballe pour les torréfier encore au bout de plusieurs mois. Alors seulement, le thé a perdu toute espèce d'humidité ; mais il a noirci, et souvent même il a une tendance à s'altérer. Pour obvier à ces inconvénients, les fabricants y mélangent souvent des matières chimiques plus ou moins nuisibles, du sulfate de chaux, de l'alun, de l'indigo, du bleu de Prusse.

Telle est la préparation du thé vert. Le thé blanc n'est pas torréfié, mais simplement séché, ce qui exige une consommation rapide.

La préparation du thé noir diffère en deux points de celle que nous venons d'indiquer :

1° Il est exposé assez longtemps et plusieurs fois de suite à l'humidité de l'atmosphère, ce qui provoque un commencement d'altération et de fermentation ;

2° Il est plus complètement torréfié.

On expose donc le thé sur des nattes à l'air de la nuit ; puis on le chauffe dans les bassines et on le roule comme ci-dessus ; nouvelle exposition à l'air humide, nouveau chauffage, nouveau roulage et déroulage, puis torréfaction. Pour cela, on place au-dessus d'un chaudron renfermant un feu de charbon de bois une sorte de nasse en forme de sablier dont on ferme l'orifice supérieur au moyen d'un tamis dans lequel on place les feuilles. La torréfaction est prolongée de façon à donner au thé une couleur noire.

Les opérations ci-dessus sont renouvelées un certain nombre de fois, jusqu'à résultat satisfaisant.

Il résulte de ce qui précède que le thé vert, à peine torréfié, retient une plus grande proportion des principes aromatiques de la feuille, que le thé noir. Aussi est-ce le seul qu'emploient les Chinois. Mais il s'altère facilement par fermentation et est difficilement exportable. C'est pourquoi les Européens boivent peu de thé vert qui ne soit pas falsifié. Peut-être même faut-il attribuer exclusivement à ces falsifications les troubles dont se plaignent les personnes qui font du thé vert une consommation habituelle.

Les Européens ont créé des usines mécaniques, où la feuille est humidifiée au moyen de la vapeur d'eau et torréfiée dans des appareils spéciaux. On a même essayé de rouler mécaniquement les feuilles, mais c'est là le point délicat, aucun appareil ne remplaçant d'une manière satisfaisante le tour de main du coolie.

Les Chinois parfument certains thés avec des feuilles d'olivier et des plantes aromatiques dont la plus employée est une sorte de syringa ou jasmin nain, à fleurs blanches, que l'on cultive exprès dans les champs, et que les Chinois appellent môu-li ou mô-li ; les poètes aiment à la chanter.

Présentation au marchand. À travers le monde. Hachette, Paris, 1906, pages 177-179.
La présentation du thé au marchand. D'après une estampe chinoise.


Les différentes espèces de thé sont rarement livrées telles quelles à la consommation. On en fait des mélanges savants, et chaque marchand a ses formules.

Les briquettes de thé que l'on fabrique à Hankeou, dans des usines russes et chinoises, sont exportées surtout en Russie. Ce sont des galettes analogues à des briquettes de charbon, que l'on obtient en comprimant au moyen de presses à vapeur des feuilles de thé toutes préparées et humectées de vapeur d'eau. Le thé tient ainsi moins de place, et est plus facilement transportable. L'on fait son thé en grattant un morceau de briquette dans l'eau bouillante. Ces thés en briquettes sont d'ailleurs de qualité inférieure.

Les thés se vendent dans le Fou-Kien depuis 10 cents (25 centimes) la livre anglaise jusqu'à 2 dollars (5 francs). Les bons thés de consommation courante se paient 40 ou 50 cents (1 franc ou 1 fr. 25) la livre anglaise.

Nous avons dit que le thé est un camellia. A ce propos, une anecdote.

Il y a peu de romans français traduits en chinois ; nous avons eu probablement le premier entre les mains. C'est la Dame aux Camélias, traduit à Fou-Tcheou sous ce titre : Histoire (posthume) de la Parisienne aux fleurs de thé (Pâ-li tchâ-hoa niu i-sse).

Voici l'avant-propos du traducteur :

« De retour de Paris, Siao-tsi-tchou-jen racontait à Long-houng-chang, que dans cette ville beaucoup d'auteurs fameux ne dédaignent pas d'écrire des romans. Long-houng-chang le pria de lui en raconter un. Siao lui cita alors, comme des lettrés très célèbres à Paris, un père et son fils, appelés Tsong-Mâ ; et il lui indiqua, comme étant le meilleur roman de Tsong-Mâ fils, l'histoire (posthume) de Mâ-ko-ke-ni-euh, la Dame aux fleurs de thé. Puis peu à peu, à loisir, il en raconta les détails à Long-houng-chang, et celui-ci les nota soigneusement.

« Les événements et les personnages dont il est question dans mon livre, dit Tsong-Mâ fils, ne remontent pas à une époque très éloignée, et je tiens à bien faire savoir que cette histoire est véritable. Si les principaux personnages sont malheureusement morts dans un âge peu avancé, les autres sont encore vivants et pourraient attester la vérité de ce que je raconte. »

La traduction de la Dame aux Camélias a eu du succès, ce qui n'a rien d'étonnant : le roman est tout à fait dans le sentiment chinois.

Ajoutons à ces notes que, sur les 500.000 tonnes de la production mondiale du thé, la Chine en a pour sa part 300.000 environ. Malgré des concurrences pressantes le thé chinois conserve son avance parce qu'il passe au goût du plus grand nombre pour le meilleur de tous. Son invasion pacifique est une douce compensation aux terreurs du péril jaune.