Ou-tse : Les six articles sur l'art militaire

Traduction : Joseph-Marie AMIOT,
extrait de : ART MILITAIRE DES CHINOIS, Didot l'aîné, Paris, 1772, pages 161-224.

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Les six articles : le texte

 


Cavaliers
Cavaliers


Article I. Du gouvernement de l'État par rapport aux troupes

Ou-tse dit : Anciennement ceux qui avaient le gouvernement de l'État, regardaient l'instruction du peuple comme la première & la plus essentielle de toutes leurs obligations. Ils n'oubliaient rien pour rendre leurs sujets doux & polis. Ils s'appliquaient surtout à empêcher qu'il n'y eût aucune dissension parmi eux ; mais si, malgré leur extrême vigilance & tous leurs soins, le feu de la discorde s'allumait dans l'État, ils réglaient leur conduite suivant les quatre circonstances dans lesquelles cela pouvait arriver principalement.

En premier lieu, s'il y avait quelques semences de troubles avant qu'on eût levé des troupes, on avait pour maxime invariable de n'en point mettre sur pied.

Secondement, si, lorsque les troupes étaient déjà sur pied, il y avait quelques commencements de division, on ne voulait pas qu'on commençât la campagne.

En troisième lieu, si la campagne étant déjà commencée, la discorde commençait aussi, on prétendait qu'il ne fallait pas tenter le sort d'un combat.

Quatrièmement, enfin si dans le temps même du combat il arrivait qu'il y eût quelque mésintelligence ou parmi les généraux, ou parmi les différentes troupes qui composaient l'armée, on tenait pour principe certain qu'il ne fallait pas remporter une entière victoire .

Telles sont les règles que nos anciens se prescrivaient, telles sont celles qu'un prince éclairé doit suivre. Qu'il instruise le peuple, qu'il entretienne l'esprit de concorde & d'union, il peut après cela commencer la grande affaire . Qu'il se garde bien de prêter jamais l'oreille aux basses paroles de la flatterie, aux discours des hommes peu éclairés ou peu vertueux. S'il doit entreprendre la grande affaire, il se transportera d'abord dans la salle destinée à honorer ses ancêtres , comme pour les avertir de ce qu'il doit faire, il consultera les sorts , il cherchera dans les révolutions célestes s'il trouve du favorable & du désavantageux ; si tout est de bon augure, il entreprendra hardiment.

Un roi qui veut bien gouverner, doit aimer tendrement ses peuples ; ce n'est pas assez, il doit faire en sorte que jusqu'au moindre de ses sujets, tous soient persuadés de sa tendresse pour eux ; alors, quelque chose qu'il puisse leur commander, il sera toujours sûr d'être obéi, sans répugnance de la part d'un seul ; leur fit-il affronter les plus grands périls, ils y courront avec joie ; les fatigues, les peines, la mort même n'auront rien de rebutant, rien d'effrayant pour eux : ils ne craindront point de perdre la vie, quand ils l'exposeront pour le bien de l'État ; & le peuple regardera comme indigne de vivre celui qui, par faiblesse ou par lâcheté, aurait pris la fuite devant l'ennemi.

Ou-tse dit : La doctrine fait rapporter les choses à leurs principes, elle connaît la liaison qu'elles ont entr'elles, & voit comment il faut faire pour agir conséquemment. La vertu influe sur les actions, elle les rend dignes d'éloges & de récompenses ; la prévoyance rejette le mauvais pour lui substituer le bon, elle tire parti de tout : la nécessité fait naitre les ressources ; c'est à la nécessité que l'agriculture & les arts doivent leur origine.

Celui donc les actions ne sont ni réglées par la doctrine, ni soutenues par la prévoyance, ni soumises à la nécessité, ni conduites par la vertu, attirera infailliblement sur soi toutes sortes de disgrâces & de malheurs, & mettra le désordre dans l'État, s'il est du nombre de ceux qui le gouvernent, ou s'il y occupe quelque poste éminent.

Le sage suit la doctrine, se dirige par la prévoyance, se règle par la vertu, obéit à la nécessité. Il se plaît dans tout ce qui peut fomenter en lui l'amour des autres hommes ; il ne s'écarte en rien de ce que prescrivent les usages & les bonnes mœurs : avec ces qualités fondamentales on s'élève ; sans elles on se détruit. Lorsque Tcheng-tang voulut entreprendre la perte de Kie , il fut encouragé dans son projet, sollicité, pressé même & aidé par les grands & par les peuples qui étaient soumis aux Hia . Lorsque Ou-ouang entreprit la perte de Tcheou-ouang , les sujets mêmes des Yn le comblèrent d'éloges, l'aidèrent de leurs conseils & le secoururent, en lui présentant la force de leurs bras . Tcheng-tang & Ou-ouang réussirent l'un & l'autre dans leurs projets, parce que leurs vertus & leur bonne conduite les avaient rendus les favoris du Ciel & les délices des hommes.

Ou-tse dit : Pour affermir un royaume & le rendre inébranlable dans les constitutions fondamentales de son gouvernement, il faut avoir de bonnes troupes ; pour avoir de bonnes troupes, il faut les former à la discipline, à la vertu, aux manières & aux bonnes mœurs : il faut leur apprendre à rougir ; car quiconque sait rougir, ne fait jamais rien qui puisse le couvrir de honte aux yeux des hommes ; il évite même jusqu'à l'ombre du mal. Parmi les troupes ainsi formées, il faut choisir, tant officiers que soldats, ceux qui auront le plus de talents & qui vous paraîtront plus propres aux exercices militaires ; ce sont les seuls que vous devez envoyer contre l'ennemi ; ils combattront avec honneur, & ne reviendront que pour vous offrir leurs succès. Les plus faibles doivent rester pour la garde du royaume & de tous les postes qui en dépendent : ils pourront en même temps vaquer aux exercices de la vie civile, & augmenter le nombre des bons citoyens.

Il est aisé de vaincre lorsqu'on livre des batailles : l'on ne remporte point de victoire si l'on se contente de garder. Cependant, quelque royaume du monde que ce soit, je n'en excepte aucun, s'il est en guerre, & qu'il ait gagné jusqu'à cinq grandes batailles, il est nécessairement dans le désordre ; si quatre fois seulement il a été victorieux, il est sûrement en mauvais état ; si trois fois il a triomphé de ses ennemis, le souverain qui le gouverne n'ira de pair qu'avec les pa ; il égalera les ouang si deux fois seulement il a été victorieux. Mais si, après la première victoire, tous ses ennemis sont soumis, il mérite le titre de ti ; il peut gouverner l'univers. Parmi ceux qui ont remporté un grand nombre de victoires, il s'en trouve fort peu qui soient parvenus à être les maîtres du monde ; on en trouve beaucoup qui ont perdu leur empire & la vie même.

Ou-tse dit : Dans le gouvernement des troupes il y a cinq choses auxquelles il faut faire une extrême attention, parce qu'il y cinq raisons principales pour lesquelles on se détermine ordinairement à faire la guerre.

La première est l'amour de la gloire & le désir de se faire un nom. La seconde est l'envie de se procurer certains avantages, sans lesquels on se persuade qu'on ne saurait vivre tranquillement & avec honneur. La troisième est lorsqu'on a changé de bien en mal. La quatrième, lorsqu'il y a quelques dissensions intestines ou des troubles dans l'intérieur du royaume ; & la cinquième, lorsqu'on se trouve réduit aux dernières extrémités. Les troupes qu'on lève pour quelqu'une de ces raisons, peuvent être appelées chacune d'un nom particulier. J'appelle les premières, les troupes qui doivent avoir la vertu pour guide. J'appelle les secondes, les troupes qui doivent être bien disciplinées ; j'appelle les troisièmes, les troupes téméraires ; j'appelle les quatrièmes des troupes cruelles ; j'appelle les cinquièmes, des troupes opiniâtres.

Des troupes qui, dociles aux corrections qu'on leur fait, ne retombent plus dans les fautes qu'on leur a reprochées, sont sûrement des troupes vertueuses.

Des troupes dont un général punit hardiment les fautes, quelles qu'elles puissent être, & quel que soit le rang qu'occupent ceux qui les ont commises, & qui, même en punissant, a l'approbation du plus grand nombre, sont sans contredit des troupes bien disciplinées.

Des troupes qu'on aura assemblées dans des mouvements de colère, d'indignation ou de vengeance, sont des troupes téméraires.

Des troupes qui, sans aucune raison légitime & par l'appât seulement de quelque vil intérêt, s'assemblent pour combattre & mettent le trouble dans l'État, sont des troupes véritablement cruelles.

Des troupes enfin qui, dans le temps où le peuple gémit sous la tyrannie de ceux qui le gouvernent, où les vivres n'abondent nulle part & où le royaume est sur le penchant de sa ruine, achèvent de le détruire en mettant en mouvement le gros de la nation, sont des troupes plus qu'opiniâtres.

Ces cinq sortes de troupes doivent être gouvernées d'une manière particulière à chacune.

Il faut éclairer, par de sages instructions, les troupes qui ont la vertu en recommandation ; il faut leur apprendre les manières & les leur faire observer .

Il faut empêcher que les troupes bien disciplinées n'aient une trop haute opinion d'elles-mêmes ; il faut les humilier.

Il faut parler aux troupes téméraires ; il ne faut pas cesser de les exhorter, qu'on ne leur ait inspiré de la docilité.

Il faut employer toutes sortes de stratagèmes pour adoucir les troupes cruelles ; il faut les gagner par artifices.

Il faut employer l'autorité & toute la rigueur des lois avec les troupes opiniâtres : il ne faut rien oublier pour les exterminer, si l'on ne peut pas les ramener à leur devoir par d'autres voies.

Ou-heou dit un jour à Ou-tse :

— Je serais bien aise d'apprendre de vous trois choses de la dernière importance pour moi. La première, comment il faut employer les troupes ; la seconde, comment on doit gouverner les hommes en général ; la troisième, par quels moyens on peut parvenir à affermir un royaume d'une manière inébranlable.

— Je vais vous satisfaire, répondit Ou-tse.

Les grands rois, ceux qui se sont le plus distingués dans les anciens temps, mettaient tous leurs soins à cultiver la vertu ; vertueux eux-mêmes, ils voulaient que les grands & tous ceux qui les approchaient le fussent aussi : ils n'oubliaient rien pour les rendre tels. Ils établirent d'abord d'excellentes lois de subordination, & se firent un devoir capital de les observer. Ils assignèrent aux magistrats leurs obligations envers le peuple, & aux peuples, ce qu'ils devaient aux magistrats. Ils firent d'excellents établissements en tous genres, & ils eurent toujours égard aux circonstances. Ils disposaient tellement les choses, qu'ils étaient toujours prêts à tout événement, & à couvert de toute surprise.

Hoan-koung, roi de Tsi , imita leur exemple ; il avait continuellement sur pied cinquante mille hommes de troupes réglées, tous gens choisis, tous gens intrépides, qui ne demandaient qu'à aller à l'ennemi, & auxquels il n'arriva jamais de reculer. Il fut craint & respecté de ses voisins, & fut le premier des rois de son temps.

Ouen koung, roi de Tchin, avait quarante mille hommes sous les armes ; c'était l'élite de ses sujets : ils étaient toujours disposés aux plus grandes entreprises. Aussi, ni l'inquiétude ni les chagrins n'approchèrent jamais du trône de cet excellent prince .

Mou-koung, roi de Tsin, n'eut jamais que trente mille hommes sur pied ; mais comme il eut soin de les former à tous les exercices de la guerre, il les rendit robustes, vaillants & intrépides. Il fut respecté, il fut craint, & vainquit plus d'une fois ses ennemis .

Voilà, prince, quels sont les modèles sur lesquels vous devez vous former ; réfléchissez sur leur conduite, vous y trouverez une excellente réponse à la question que vous m'avez faite. Cependant je vous dirai en général qu'un roi qui est maître d'un grand État, doit faire consister le principal de ses soins à bien gouverner ses peuples, en faisant de bons règlements pour tout ce qui regarde le civil. Dès qu'une fois le corps du peuple est bien réglé, & peut vivre tranquillement à l'abri des lois, il est temps de tourner ses vues du côté des troupes ; & voici, à mon avis, comment on peut y procéder.

Les hommes qui composent une nation n'ont pas tous le même génie, la même industrie, les mêmes talents ni les mêmes inclinations. Il s'en trouve parmi eux qui ont de l'audace, du courage, de l'ardeur, de la force, de la magnanimité, de la valeur, & autres qualités semblables qui les distinguent du reste du peuple ; ce sont ceux qu'on doit choisir pour en composer le corps général de la milice. Ce n'est pas tout, il y a un autre choix à faire, qui n'est pas d'une moindre importance ; le voici :

Outre ceux qui ont été reconnus capables de porter les armes, il faut encore avoir un autre corps de troupes divisé en cinq classes.

La première sera composée de ceux qui ont de la force, de la valeur, & qui, faciles à s'enflammer, sont capables des plus hautes entreprises.

La seconde contiendra ceux qui savent faire usage de la force qu'ils peuvent avoir, quelle qu'elle soit, qui ne l'emploient qu'avec succès, qui aiment le métier de la guerre, & qui ne respirent que les combats.

La troisième classe renfermera tous ceux qui, doués d'une agilité naturelle & d'une extrême souplesse de corps, peuvent se transporter d'un lieu à un autre dans un très court espace de temps, peuvent grimper sur les montagnes, descendre dans les précipices, lasser même les chevaux à la course, supporter toutes sortes de fatigues, sans en être incommodés, sans avoir même besoin de chercher dans le repos à réparer leurs forces.

La quatrième classe sera de ceux qui, ayant possédé autrefois des charges, soit dans la magistrature, soit ailleurs, les ont perdues par leur mauvaise conduite, ou en ont été ignominieusement dépouillés en punition de leurs fautes : des gens de cette espèce voudront à coup sur se rendre recommandables par quelque fait extraordinaire ; ils voudront s'attirer la bienveillance du prince, désarmer sa colère & se frayer de nouveaux sentiers vers les honneurs qu'ils ont perdus.

La cinquième classe ne doit être composée que de ceux qui, ayant eu à défendre quelque ville ou quelques postes importants, les ont perdus, soit en les défendant mal, soit en les cédant à l'ennemi, sans y être contraints par la nécessité : revenus de leur crainte, honteux de leur lâcheté, ils feront tous leurs efforts pour effacer, par des actions de bravoure, la tache ignominieuse dont ils s'étaient eux-mêmes souillés.

Les cinq classes que je viens d'assigner doivent être composées chacune de trois mille hommes ; ce nombre suffit pour rendre une armée invincible. S'agit-il de combattre ? c'est eux qu'il faut d'abord opposer à l'ennemi. Faut-il faire le siège de quelque ville ? S'agit-il d'enlever quelque poste ? c'est eux encore qui doivent faire les premières tentatives ; il faut leur céder l'honneur des premiers exploits.

— Voilà donc, dit Ou-heou, comment il faut composer le corps de la milice ; mais apprenez-moi, je vous prie, quels sont les moyens qu'il faut employer pour faire en sorte que de telles troupes ne soient sujettes à aucun changement, ni à des vicissitudes fâcheuses. Je voudrais savoir aussi s'il y a quelque moyen d'être toujours victorieux de ses ennemis, d'empêcher qu'ils ne viennent jamais inquiéter notre royaume. Pouvez-vous me satisfaire sur toutes ces demandes ?

— Oui, prince, répondit Ou-tse ; vous viendrez à bout de tout cela, si vous voulez suivre exactement ce que je vais vous enseigner.

Un roi doit commencer par acquérir la sagesse : s'il a la sagesse en partage, il choisira parmi ceux de ses sujets qui exercent la profession des armes ce qu'il y a de plus vertueux pour les placer à la tête des autres. Ceux qui n'ont qu'une vertu commune, ou qui n'en ont point du tout, ne doivent jamais exercer des emplois qui leur donneraient quelque autorité ; c'est bien assez pour eux qu'ils servent l'État en obéissant à ceux qui doivent les commander. Faites-en de même, votre armée ne se démentira point, vos troupes ne sortiront jamais de cet état de vigueur qu'elles auront de leur nature, si elles sont telles que je vous les ai désignées.

En second lieu, si vous faites en sorte que le peuple travaille avec joie, qu'il soit toujours content, qu'il soit plein de soumission & d'obéissance pour les magistrats, qu'il puisse les envisager comme autant de pères, soyez sûr que vous conserverez vos États, qu'ils seront florissants, & que l'ennemi n'en approchera jamais, surtout si vous vous conduisez de telle sorte que vos sujets louent toutes vos actions, qu'ils ne voient rien au-dessus de ce qui s'observe dans votre royaume, qu'ils blâment au contraire les différents usages des royaumes voisins ou ennemis. Si lorsque vous avez entrepris quelque chose d'extraordinaire, il ne s'est point répandu de faux bruits parmi le peuple, si l'on interprete en bien toutes vos actions, soyez sûr que vous ne serez jamais vaincu.

Un jour que Ouen-heou avait assemblé son conseil, pour délibérer sur une affaire de grande importance, il arriva qu'on n'y pût rien déterminer, par le peu de décision ou le défaut de lumières de ceux qui le composaient. Le prince, de retour dans son appartement, ne donna aucune marque qu'il fût peu satisfait ; il avait au contraire un air serein & riant plus que de coutume ; Ou-tse s'en aperçut, & ne pouvant dissimuler ses sentiments, il lui dit, d'un ton qui sentait le reproche :

— Prince, il faut que je vous rappelle un trait d'histoire qui vient de se présenter tout à coup à mon esprit.

Tchoang-ouang, roi de Tchou, assembla un jour les États de son royaume, pour des affaires de la dernière importance ; il lui arriva précisément ce qui vient d'arriver à Votre Majesté, & l'on ne se détermina à rien. Le roi, après avoir quitté l'assemblée, avait le visage comme enflammé de colère. Chen koung, un de ceux qui approchaient le plus près de sa personne, qui lui parlait avec liberté, lui témoigna sa surprise de le voir ainsi altéré.

« Il est indigne d'un grand prince, lui dit-il, de se montrer ainsi fâché. Quel si grand sujet a pu faire disparaître ainsi votre sérénité ordinaire ?

« Ce que je viens de voir, ce que je viens d'entendre, répondit le roi. J'ai toujours ouï dire que les sages ne manquèrent jamais dans le monde, que, quelque mal gouverné que soit un royaume, il y a toujours quelques hommes habiles, quelques personnages vertueux, quelques hommes éclairs & de bon conseil ; qu'on m'amène celui qui pourrait être leur maître, sur-le-champ je le fais prince du titre de ouang ; qu'on m'indique seulement quelqu'un qui soit digne d'être leur ami, & je le décorerai du titre de pa. Je n'ai pas le talent de bien gouverner, j'en suis convaincu ; ceux qui composent mon conseil & les grands de mes États n'ont pas les lumières suffisantes pour m'éclairer : hélas ! que va devenir le royaume de Tchou ?

— Voilà ; prince, poursuivit Ou-tse, ce qui fit naître une juste indignation dans le cœur de Tchoang-ouang. Pour vous, vous n'êtes pas de même : on dirait que la joie règne dans votre cœur : vous paraissez bien aise ; moi je suis pénétré de la crainte la plus vive.

A ces mots Ouen-heou changea de couleur.

 


Arbalétriers
Arbalétriers


  Article II. Combien il est important de bien connaître ses ennemis

Ou-heou, inquiet sur l'état présent de ses affaires, s'ouvrit un jour à Ou-tse, & lui dépeignit son embarras en ces termes :

— Les choses en sont aujourd'hui à un tel point, que je ne sais quel parti je dois prendre : mes États sont tellement situés, que parmi les princes mes voisins il n'en est aucun qui ne me cause de justes alarmes.

J'ai à l'occident le royaume de Tsin, dont je me trouve fort incommodé; au midi, j'ai le roi de Tchou, qui me traverse dans tous mes desseins ; le roi de Tsi me menace du côté de l'orient ; il fait continuellement des incursions sur mes États ; par derrière, je suis barré par le roi d'Yen ; le roi de Han m'empêche de faire un seul pas en avant ; celui de Tchao me resserre du côté du nord ; enfin je suis sans cesse obsédé par quelqu'un de ces six royaumes , dont les troupes peuvent attaquer mes États, qu'elles observent sans cesse des quatre côtés. A en juger par les apparences, je ne suis pas trop en sûreté ; & je vous avoue que je commence à craindre quelque funeste revers. Ne pourriez-vous pas trouver le moyen de me mettre à l'abri de toute insulte, de me tirer d'affaire avec honneur, supposé qu'ils viennent à m'attaquer tous à la fois ?

— Il est une crainte, dit Ou-tse, qui est la source du repos & de la tranquillité d'un État : or, Prince, puisque vous craignez, je regarde tous ceux qui auraient la témérité de vous attaquer comme s'ils étaient déjà vaincus, & votre royaume me paraît aussi en sûreté que dans le temps de la plus profonde paix. Cependant, puisque vous voulez une réponse de moi, je vous dirai deux mots sur chacun de vos voisins, moins pour vous apprendre à les vaincre, que pour vous les faire connaître : Un ennemi connu est plus qu'a demi vaincu.

Le royaume de Tsi est grand, il est puissant ; mais sa grandeur & sa puissance ne sont point stables, elles manquent par les fondements, & un rien peut les faire écrouler ; d'ailleurs ses troupes sont plus lourdes que fortes, plus pesantes que vigoureuses.

Le royaume de Tsin a un grand nombre de soldats sur pied ; mais tous ses soldats ne sauraient composer une véritable armée ; ce sont pour l'ordinaire de petits corps en grand nombre à la vérité, mais si fort dispersés qu'on ne peut les réunir lorsqu'il en est besoin. Il est aisé de les battre en détail.

Le royaume de Tchou est précisément le contraire de celui de Tsin ; ses troupes ne sont ensemble qu'un seul & même corps ; elles se tiennent toujours réunies, elles ne savent ce que c'est que de se diviser pour faire diversion ; aussi gardent-elles difficilement une exacte discipline.

Le royaume de Yen n'a des troupes sur pied que pour garder ses propres États. Il se tient sur la défensive, & ne se met en mouvement que lorsqu'il est attaqué.

Les trois Tsin ont de fort bonnes troupes, on ne saurait en disconvenir ; mais ils ne pensent nullement à remuer ; les embarras de la guerre ne sont pas de leur goût.

Ceux qui composent le royaume de Tsi sont opiniâtres & de mauvais naturel ; ils sont riches & opulents, mais leurs richesses sont mal partagées. Les grands, à l'exemple de leur roi, sont indolents, mous, fastueux & superbes ; le peuple foulé ne cherche que l'occasion de secouer le joug sous lequel il gémit. Ce royaume est étendu, le gouvernement est partagé entre beaucoup de personnes ; mais comme les récompenses leur sont mal distribuées, que leurs appointements sont mal payés, qu'on n'y a nul égard au mérite, il y règne une mésintelligence générale & une si grande désunion, qu'une même personne n'est souvent pas d'accord avec elle-même. Par devant ils sont pesants, par derrière c'est la légèreté même, & dans leur plus grande pesanteur, ils n'ont pas la moindre solidité ; en un mot, il n'y a rien qui soit fixe chez eux, rien n'y est de durée.

Vous n'aurez pas de peine à les vaincre, si, partageant votre armée en trois corps, vous allez hardiment au combat. N'employez d'abord que les deux tiers de vos troupes, dont une partie tombera sur leur gauche tandis que l'autre donnera sur leur droite ; de ce qui vous restera, vous en ferez une espèce de camp de réserve pour vous en servir au besoin.

Ceux de Tsin ne paraissent pas d'abord pouvoir être domptés aisément : ils sont naturellement forts & robustes. Leur pays est entrecoupé par un grand nombre de montagnes & de rivières, leur gouvernement est exact & sévère, les récompenses & les châtiments y sont distribués à propos, il n'est aucun d'eux qui ne soit porté d'affection aux exercices militaires ; souvent même on les voit se partager en plusieurs corps d'armée, & aller porter la guerre de différents côtés ; du reste ils sont opiniâtres & ne savent ce que c'est que de se céder mutuellement. Voulez-vous les vaincre ? présentez-leur l'appât de quelque gain ou de quelque rapine avantageuse, ils s'y laisseront prendre, ils y courront avec avidité, ils auront promptement des troupes sur pied, ils commenceront la campagne mais ils ne la tiendront pas longtemps. Chacun d'eux n'ayant en vue qu'un intérêt propre, à peine auront-ils mis quelque village à contribution, à peine se seront-ils emparés de quelques troupeaux, ou de telle autre chose semblable que vous aurez voulu leur livrer, qu'ils penseront à s'en retourner chez eux. En vain leurs généraux voudront leur donner des ordres, ils ne seront plus écoutés ; ce ne sera plus une véritable armée, ce seront différents partis, ce seront plusieurs petits corps qui, n'écoutant plus la voix de la raison ni celle de l'équité, ne se conduiront plus que par les lois du caprice ou d'un petit intérêt présent. Voilà leur manière de faire la guerre.

Dès que vous les saurez ainsi divisés, faites aller contre eux celles de vos troupes que vous aurez mises en embuscade ; ne vous amusez pas à vouloir tailler en pièces ceux des ennemis qui pourront se rencontrer sous vos pas : allez droit à leur camp, vous y surprendrez leurs généraux & la plupart de leurs officiers, qui, se trouvant comme abandonnés & hors d'état de défense, se rendront à vous presque aussitôt ; les chefs une fois pris, il n'y a pas à craindre que le reste puisse se rallier aisément ; vous pouvez les regarder comme s'ils étaient déjà vos prisonniers & vos vassaux .

Ceux du royaume de Tchou sont naturellement faibles ; leur pays est large, leur manière de gouverner est pleine de minuties ; ils ont un nombre prodigieux de lois ; ce qui rend le peuple triste & craintif. Les troupes qu'ils ont actuellement sur pied sont toutes réunies ; mais cela ne saurait durer. Commencez par les harceler ; allez les attaquer chez eux ; affaiblissez leur puissance le plus que vous pourrez ; emparez-vous de leurs villages & de celles de leurs villes qui sont sans défense ; mais ne faites aucun mal à ceux qui les habitent. Après quelques légères contributions, affranchissez-les de toutes ces lois minutieuses qui les gênent ; bientôt ils seront vos amis, & vous en procureront d'autres, par les éloges qu'ils feront de leurs vainqueurs. Quand vous irez contre eux, n'emportez rien avec vous qui puisse vous embarrasser : allez & revenez sur vos pas ; retournez & revenez encore. Il n'est pas nécessaire que vous livriez un seul combat ; vous viendrez à bout de les vaincre & de vous les soumettre en les harcelant.

Ceux qui composent le royaume de Yen sont bons & sincères : ils sont pour la plupart doux & attentifs à remplir leurs devoirs ; ils aiment la vertu & estiment la valeur ; mais ils n'ont pas d'industrie, & leurs lumières sont courtes. Ils ne forment aucun projet ni pour l'agrandissement de leur royaume ni pour toute autre chose : ils se contentent de garder leurs possessions, sans penser à envahir celles de leurs voisins. Observez-les, agacez-les, serrez-les de près, faites-les mouvoir, engagez-les dans de petites actions, bientôt vous les aurez réduits. Leurs généraux sont indéterminés, leurs soldats sont craintifs ; au seul aspect de vos chars armés en guerre & de votre cavalerie, la peur les saisira, vous les vaincrez sans difficulté.

Les trois Tsin, qu'on appelle autrement le royaume du milieu (ou la Chine), ne sauraient vous nuire en aucune façon. Ceux qui l'habitent ne respirent que la paix ; leur gouvernement est fort uni ; le peuple n'est point propre à la guerre ; le seul bruit des armes leur resserre le cœur & les fait trembler. Ils n'ont pas de bons généraux : ceux qui sont destinés pour le commandement de leurs armées sont tous sans expérience ; d'ailleurs on en fait peu de cas & leurs appointements sont très modiques ; leurs troupes savent assez bien la théorie de la guerre ; mais comme elles ne sont pas d'humeur à exposer leur vie, vous n'avez pas à craindre de grandes actions de leur part. La manière de les combattre avec succès n'est pas difficile : après avoir rangé votre armée en bataille, soyez prêt à combattre ; mais ne commencez pas, laissez à l'ennemi le soin de faire les premières tentatives. Si vous voyez qu'il soit en trop grand nombre pour oser l'attaquer, reculez un peu ; mais en bon ordre. S'il vous poursuit, attendez qu'il ait rompu les rangs ; alors vous vous tournerez tout à coup contre lui. Si, après qu'il vous aura poursuivi quelque temps, il se désiste & retourne sur ses pas, poursuivez-le à votre tour, & ne le quittez point que vous ne l'ayez entièrement défait.

Parmi les troupes dont une armée est composée, il y a toujours quelques braves, quelques hommes plus forts & plus robustes que les autres ; il y a toujours quelques hommes agiles & d'une légèreté plus qu'ordinaire, il y a toujours quelques hommes d'une intrépidité à toute épreuve. Ces hommes distingués des autres par quelqu'une des qualités que je viens de nommer doivent l'être aussi par les bons traitements & les récompenses : ils sont l'âme d'une armée, c'est d'eux en partie que dépendent tous les succès ; ainsi il faut qu'un roi, il faut qu'un général sache les employer suivant leurs talents.

Les braves doivent rester dans les rangs : par leur contenance & leur manière d'agir ou de combattre, ils inspireront du courage & de la valeur aux plus lâches même.

Ceux qui ont de la force & qui sont robustes, doivent avoir leur place parmi les travailleurs ; faudra-t-il creuser des canaux, des puits ou des fossés ? faudra-t-il planter ou arracher des pieux ? faudra-t-il abattre des portes ou des murs ? ce sont eux qu'il faut commander ; ils se feront obéir par la multitude & viendront à bout de tout ce qu'ils entreprendront.

Ceux qui sont agiles & légers à la course, doivent sans cesse courir ; ils doivent harceler les ennemis, les provoquer, les insulter, & leur enlever sans cesse quelques provisions ou quelques partis.

Les intrépides doivent être employés aux choses extraordinaires : qu'ils aillent enlever les étendards des ennemis jusqu'au milieu de leurs rangs, jusqu'au centre de leur armée ; qu'ils portent la terreur & la mort sous la tente même de leurs généraux. De tels hommes doivent vous être chers : il faut que vous leur témoigniez votre attachement & votre tendresse en les flattant, en leur donnant des éloges, en leur faisant des dons, en les avançant dans les grades militaires ; il faut que vos bienfaits s'étendent sur toutes leurs familles ; il faut que leurs pères & mères, que leurs femmes & leurs enfants ne puissent jamais regretter leur présence ; il faut quelquefois leur aplanir le chemin du retour, en leur accordant une honnête retraite ; il faut que, rendus à leur famille, ils puissent briller encore parmi leurs concitoyens, & se distinguer dans les charges ou dignités civiles comme ils l'ont fait dans les emplois militaires. Les sujets d'un royaume où le mérite sera ainsi récompensé, travailleront tous à se rendre dignes des bienfaits du sage roi qui les gouverne. Le peuple sera un composé de vertueux & de sages, & l'armée sera une assemblée de héros.

Cependant comme l'espérance des récompenses & des honneurs peut engager à faire le bien, il faut que la crainte des châtiments & de l'ignominie puisse empêcher de faire le mal : c'est pourquoi un bon général doit être instruit jusques dans le plus petit détail, de tout ce qui concerne ceux de ses officiers ou de ses soldats qui se sont distingués des autres par quelqu'une des qualités dont je viens de parler ; il faut qu'il sache tout leur bon & tout leur mauvais, & qu'il ait sans cesse l'œil sur eux, afin que s'ils viennent à s'égarer, il puisse les reprendre ou les punir, suivant la qualité de leurs fautes. Voilà, prince, la réponse à la question que vous m'avez faite.

— Cela est très bien, dit Ouen-heou.

Ou-tse dit : Abstraction faite de tout le reste, il y a huit manières de combattre l'ennemi, en considérant la situation où il peut se trouver lorsque vous l'attaquerez, & où vous pourrez vous trouver vous-même.

Premièrement : pendant les rigueurs d'un froid très piquant, ou bien lorsqu'il souffle quelque vent impétueux, soyez toute la nuit sur pied, travaillez de toutes vos forces, rompez les glaces, passez les rivières, qu'aucune difficulté ne vous arrête ; faites en sorte de pouvoir attaquer dès le grand matin. Les ennemis qui vous croiront encore bien loin, ne seront point sur leurs gardes : uniquement occupés à se garantir des injures de l'air, ils ne penseront à rien moins qu'à combattre. Le désordre où ils se trouveront à votre arrivée ne leur permettra pas même de se mettre en état de défense ; vous les enfoncerez, vous les battrez, vous les aurez à discrétion.

Secondement : pendant les plus grandes chaleurs de l'été, lorsque le soleil semble devoir tout embraser, mettez-vous en marche dès le soir, ne vous arrêtez pas de toute la nuit, ne prenez ni repas ni repos ; précipitez vos pas jusqu'au terme que vous vous êtes proposé.

En troisième lieu : après que les armées auront été longtemps à s'observer, si les vivres commencent à vous manquer, si les troupes sont menacées de quelque grand malheur, & si vous ne voyez aucune issue pour vous tirer d'embarras, allez au combat.

Quatrièmement : si les provisions sont épuisées au point qu'on en soit venu jusqu'à manger les chevaux ; si au défaut de riz on n'a pas même des herbages, que de plus un ciel constamment couvert annonce des pluies qui doivent durer quelque temps, hâtez-vous d'aller au combat.

En cinquième lieu : si vos troupes, en moindre nombre que celles des ennemis, sont outre cela campées en des lieux peu avantageux ; si les maladies règnent parmi les hommes ou parmi les chevaux ; si, pressé de toutes parts, vous n'avez raisonnablement aucun secours à attendre, il faut absolument en venir aux mains ; risquez le sort d'une bataille.

Sixièmement : quoique le soleil soit déjà prêt à se coucher, si tout à coup il vous vient des avis certains que l'ennemi n'est pas loin, qu'il a fait un long trajet, que son intention est de se trouver le lendemain en présence, & de vous attaquer ; ne perdez pas un moment ; allez le surprendre lorsqu'il est sans armes & sans boucliers & qu'il ne pense qu'à se délasser de ses fatigues, à préparer son repas ou à se livrer au sommeil.

En septième lieu : si chez les ennemis il y a des généraux dont ils ne fassent pas grand cas ; si leurs officiers ne sont pas estimés, qu'en conséquence les soldats n'osent pas se produire, allez au combat.

Huitièmement enfin : avant que les ennemis aient rangé leur armée en bataille, avant même qu'ils aient campé, lorsqu'ils auront passé en partie par quelque défilé ou par des endroits escarpés, attendez-les au passage, combattez-les.

Telles sont les occasions & les circonstances ou vous ne devez point hésiter d'en venir aux mains & d'attaquer le premier ; j'ose vous répondre d'un heureux succès.

Un bon général ne doit pas se contenter de savoir quand il doit attaquer, il faut qu'il sache aussi quand comment il doit battre en retraire & éviter tout combat. Il y a six sortes de circonstances où il faut bien se donner de garde de vouloir se mesurer avec l'ennemi.

La première : si vos ennemis sont maîtres d'un pays vaste & bien peuplé ; si malgré la multitude des hommes qui l'habitent, la plupart y vivent à leur aise ou dans l'abondance, & si leurs armées sont nombreuses & bien entretenues, le meilleur parti que vous ayez à prendre, est d'éviter tout combat, & de ne pas même entreprendre la guerre.

La seconde : si vos ennemis sont gouvernés par un bon roi, par un roi qui gagne le cœur de ses sujets en les comblant de bienfaits, vous ne gagneriez rien en combattant ; vos victoires mêmes vous deviendraient funestes : le plus sûr & le meilleur pour vous est de vous retirer.

La troisième : des ennemis chez qui la vertu est récompensée & le vice puni, sans aucune distinction, sont des ennemis que vous devez redouter : ils ne se contentent pas d'aimer la justice en toutes choses, ils pratiquent ce qu'elle enseigne. Qu'obtiendrez-vous par les armes que vous ne puissiez obtenir par la négociation ?

La quatrième : si vos ennemis sont tels qu'ils mettent à la tête des autres ceux qui se sont rendu recommandables par quelque belle action, qu'ils donnent les emplois importants aux sages qu'ils peuvent avoir parmi eux, qu'ils choisissent pour les expéditions ceux qui ont une capacité reconnue ; évitez leur rencontre, n'ayez rien à démêler avec eux.

La cinquième : en général, ne combattez jamais avec des ennemis plus nombreux & mieux armés que vous.

La sixième : si vos ennemis peuvent recevoir du secours de quelques-uns de leurs voisins, s'ils sont sous la protection de quelque grand prince, s'ils ont beaucoup d'alliés, n'hésitez pas à prendre le parti de la retraite ou à faire la paix ; c'est le parti le plus sûr & le plus glorieux pour vous. Pour tout dire en deux mots, connaissez parfaitement toutes les difficultés que vous auriez à vaincre, n'ignorez aucun des risques que vous pourriez courir d'être vaincu : c'est sur ces connaissances que vous devez prendre votre parti.

Ou-heou dit :

— En voyant les dehors de l'ennemi, je voudrais pouvoir connaître ce qu'il a déterminé dans le secret de son conseil ; lorsqu'il vient à nous pour nous attaquer ou pour s'emparer de quelques-unes de nos possessions, je voudrais savoir au juste quelles sont les véritables raisons qui l'ont déterminé, quelles sont les mesures qu'il a prises, & ce que je dois faire pour rompre ses desseins : pourriez-vous m'apprendre le moyen d'en venir à bout ?

— Je vais tâcher de vous satisfaire, répondit Ou-tse.

Si les ennemis s'avancent tranquillement de votre coté, & avec nonchalance ; s'il paraît qu'ils ne sont en garde sur rien ; si vous voyez leurs drapeaux & leurs étendards flotter, sans ordre & sans distinction, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre ; si leurs cavaliers & leurs fantassins semblent s'entretenir en chemin, ne cherchez pas à pénétrer leurs desseins, ils n'en ont aucun ; un seul des vôtres peut en battre dix des leurs. S'ils entrent dans vos possessions avant l'arrivée des gouverneurs de province qui doivent leur amener des troupes ; si leurs généraux ne se sont point abouchés ensemble pour concerter un dessein général d'attaque ; si leur roi n'est pas d'accord avec ses grands ; s'il y a de la mésintelligence dans leur conseil ; s'ils entreprennent quelque chose avant que de s'être fortifiés dans leur camp ; si avant que d'avoir fait les circonvallations & dressé les palissades, le grand nombre de leurs soldats témoigne de la crainte, que vous importe d'en savoir davantage ? combattez hardiment, vous ne sauriez être vaincu.

Ou-heou dit à Ou-tse :

— Je veux savoir de vous quelles sont en général les circonstances les plus propres pour combattre l'ennemi.

— Il est aisé de vous satisfaire, répondit Ou-tse.

Pour combattre l'ennemi avec avantage, il faut commencer par le bien connaître ; je veux dire qu'il faut que vous sachiez en quoi il peut manquer dans la conduite des troupes, & que vous soyez au fait de tous les embarras où il peut se trouver, afin de pouvoir en profiter pour l'exécution de vos desseins. Ainsi lorsque l'ennemi viendra de loin, dans le temps que ses troupes sont le plus fatiguées, avant qu'il ait rangé son armée en bataille, attaquez-le. Vous pouvez l'attaquer encore un peu avant le temps du repos, pendant qu'il se dispose à prendre ses repas : il faut l'attaquer lorsque vous le saurez dans un état de misère ou d'extrême fatigue, lorsqu'il n'aura pas pour lui l'avantage du terrain, lorsqu'il aura laissé passer le temps favorable pour lui, qu'il s'obstinera à poursuivre des projets qu'il devrait abandonner ; lorsqu'ayant à passer par des endroits peu spacieux, la tête de son armée ne saurait être secourue par le reste de ses troupes ; lorsqu'ayant eu une rivière à passer, il n'y a que la moitié de son armée qui soit en-deçà, tandis que le reste cherche encore un passage de l'autre coté ; lorsque leurs drapeaux & leurs étendards sont pêle-mêle & sans distinction ; lorsqu'ils changent la disposition où ils étaient auparavant ; lorsqu'il y a de la mésintelligence entre les généraux & les troupes qu'ils commandent. Dans toutes ces circonstances, allez avec intrépidité contre des ennemis qui ne sauraient vous résister ; ne perdez pas un moment de temps ; il n'y a pas à délibérer ; leur situation, l'état présent où ils se trouvent, tout vous promet un heureux succès.

 

Pertuisaniers et scutati
Pertuisaniers et scutati


Article III. Du gouvernement des troupes

Ou-heou dit à Ou-tse :

— Dites-moi, je vous prie, par où il faut commencer, & ce qu'il faut faire pour bien gouverner les troupes.

Ou-tse répondit :

— Pour bien gouverner les troupes, il faut avant toutes choses savoir clairement ce que c'est que les quatre sortes de légèretés, les deux sortes de gravités, & l'unique & véritable force.

— Qu'entendez-vous par là, reprit Ou-heou ? donnez-m'en une explication claire.

— Je vais tâcher de vous satisfaire, répondit Ou-tse.

Légèreté des chevaux sur la surface de la terre, légèreté des chars sur les chevaux, légèreté des hommes dans les chars, légèreté des soldats dans le combat ; telles sont les quatre sortes de légèretés qu'il faut connaître & se procurer.

Savoir quels sont les lieux difficiles & scabreux, pour les éviter ; connaître les chemins pleins & unis, pour les suivre, c'est rendre la terre aisée sous les pieds des chevaux.

Avoir un grand soin des chevaux, ne manquer jamais de leur donner la paille & les grains dans les temps convenables, c'est rendre les chars légers sur leurs corps ; graisser à propos les roues, c'est rendre le poids des hommes moins pesant sur les chars.

Les armes bien affilées, les cuirasses à l'épreuve de tous les traits, rendent le soldat léger dans le combat. Récompenser à propos le mérite, punir les fautes, & les punir suivant leur grièveté, & sans acception de personne, voilà les deux sortes de gravités. Vous les posséderez au point qu'il faut, si les récompenses sont données avec libéralité, si les châtiments sont distribués avec rigueur. Être ferme & inébranlable quand il s'agit de faire observer la discipline, voilà l'unique & véritable force. Si vous avez toutes ces qualités, vous serez à la tête d'une armée invincible.

— Que faut-il faire encore, dit Ou-heou, pour s'assurer de la victoire ?

— Gouvernez bien vos troupes, répondit Ou-tse, & vous vaincrez.

— Quoi ! reprit le prince, ne faut-il pas outre cela avoir une bonne armée ? Ne faut-il pas avoir un grand nombre de gens de guerre, ou tout au moins en avoir autant que les ennemis peuvent en avoir eux-mêmes ?

— Cela n'est pas nécessaire, répondit Ou-tse ; eussiez-vous une armée composée d'un million d'hommes, si vous ne savez pas distinguer & récompenser le mérite, si vous n'employez pas les châtiments, si lorsque vous faites battre sur les bassins, vos troupes ne s'arrêtent pas, si elles n'avancent pas au signal que leur en donneront les tambours, ne comptez pas sur elles, vous n'avez rien à en espérer, vous serez vaincu.

Bien gouverner les troupes, c'est pouvoir les mettre en mouvement, ou les tenir dans l'inaction toutes les fois qu'on le veut ; c'est savoir & pouvoir les faire marcher sans obstacles, les faire reculer sans danger &, soit qu'elles avancent ou qu'elles reculent, les contenir de façon qu'elles gardent toujours leurs rangs ; c'est savoir mettre les différents corps qui composent votre armée dans une telle disposition qu'ils puissent tous, sans en excepter aucun, obéir aux signaux d'un même étendard toutes les fois que vous le jugerez à propos ; c'est, dans un cas de déroute, savoir rallier promptement ceux qui seraient débandés, ou qui auraient fui ; c'est savoir faire rentrer dans le devoir ceux qui s'en seraient écartés ; c'est savoir maintenir les soldats dans la joie, sans pourtant autoriser le désordre ; c'est savoir leur inspirer la crainte en même temps que la confiance ; c'est savoir les occuper continuellement sans les fatiguer ; c'est faire en sorte de mériter le glorieux titre de leur père, & de leur inspirer les tendres sentiments de fils.

Ou-tse dit : Tout homme de guerre doit regarder le champ de bataille comme le lieu où il doit finir ses jours : s'il cherche à vivre, il périra ; si au contraire il ne craint pas de mourir, sa vie est en sûreté. Des guerriers prêts à combattre peuvent se comparer à des nautoniers qui seraient dans un vaisseau percé, ou à des gens qui se trouveraient dans une maison que le feu serait sur le point de réduire en cendres, s'ils ne se donnent toutes sortes de mouvements pour éteindre l'incendie. Ceux qui sont dans l'un ou l'autre de ces cas, n'attendent pas & ne perdent pas le temps à délibérer sur ce qu'il faudrait faire ; ils agissent, ils travaillent de toutes leurs forces, ils n'espèrent pas qu'il leur vienne des secours extraordinaires pour les tirer d'embarras ; ce n'est que dans leur courage, dans leur adresse & dans leur activité qu'ils espèrent trouver leur salut. Tels doivent être les guerriers au moment du combat ; en attendant l'ennemi il faut tout prévoir ; quand on est en présence il faut faire usage de ce qu'on a prévu, il faut vaincre ou mourir.

Ou-tse dit : Un guerrier sans aucun talent pour son art est un homme mort ; un guerrier sans expérience est un homme vaincu ; c'est pourquoi, instruire les soldats, les exercer souvent, sont les deux points essentiels du gouvernement des troupes. Ayez un homme qui soit parfaitement instruit de tout ce qui concerne l'art militaire, il peut en peu de temps en rendre dix autres aussi habiles que lui ; dix peuvent en former cent ; cent en formeront mille ; mille peuvent facilement en former dix mille. Si dans votre armée il y a dix mille hommes de bonnes troupes, il ne tiendra qu'à vous de la rendre telle qu'elle ne soit composée que d'excellents guerriers, quelque nombreuse qu'elle puisse être. Rapprocher les objets éloignés, & les envisager comme s'ils étaient présents ; dans le temps de l'abondance prévoir celui de la disette & s'y préparer ; faire prendre promptement & sans embarras une forme circulaire à des troupes qui seraient rangées en carré ; savoir les faire arrêter tout à coup lorsqu'elles sont dans le plus fort de l'action ; pouvoir les faire mettre en mouvement avec diligence & sans confusion, dans le temps même qu'elles ne respirent que le repos ; les faire passer quand on le veut & comme on le veut de la droite à la gauche & de la gauche à la droite ; pouvoir changer dans un moment la disposition totale de son armée, sans le moindre désordre, c'est être en état de commander. Ce n'est qu'à ces conditions qu'on peut se flatter d'avoir des soldats bien instruits & bien exercés dans l'art qu'ils professent, & d'avoir d'excellents guerriers.

Ou-tse dit : Tous les hommes dont une armée est composée ne peuvent pas être employés indifféremment à tout : il y a un choix à faire, un général doit y avoir égard. Voici à mon avis, ce qu'il est à propos d'observer.

Les hommes de petite taille peuvent se servir avec avantage de la pertuisane & de la lance : ce sont les armes qui leur conviennent. Les flèches & les javelots doivent être destinés à ceux qui sont d'une taille avantageuse. Ceux qui ont du courage doivent être chargés des drapeaux & des étendards. Ceux qui ne sont susceptibles d'aucune crainte doivent porter les tambours & les bassins. Le soin des chevaux & de tout ce qui les concerne doit être confié à ceux qui sont de complexion faible, ou qui n'ont aucune force de corps ; il faut les envoyer au fourrage & à la découverte des lieux. Ceux qui ont des lumières & un jugement sain doivent être consultés dans tout ce qu'on entreprend, ils doivent traiter les affaires. Outre ce que je viens de dire, il faut encore que vous vous conduisiez de telle façon que tous les habitants des villages qui sont voisins des lieux où vous avez établi votre camp, que tous les paysans des campagnes d'alentour soient dans vos intérêts ; ils peuvent vous être d'un grand secours, ou vous porter un préjudice considérable, par les avis faux ou vrais, par les instructions bonnes ou mauvaises qu'ils sont en état de vous donner. Il faut que votre armée soit tellement rangée que tous les corps qui la composent puissent mutuellement se défendre & se secourir au premier besoin. Il faut que tout le monde soit attentif au son des tambours & des bassins, & obéisse promptement à tous les signaux qui seront donnés.

Les signaux ordinaires du tambour seront, le premier pour ordonner les préparatifs, le second pour obliger chaque corps à se placer dans le quartier qu'on lui aura assigné, le troisième pour inviter au repas, le quatrième pour obliger à endosser la cuirasse & à se revêtir de ses armes ; lorsqu'on entendra le cinquième, on formera les rangs & l'on se tiendra prêt à marcher ; & au sixième on déploiera les étendards, on se mettra en marche, ou on commencera l'action.

Ou-heou demanda à Ou-tse :

— Peut-on savoir sûrement quand il est à propos de faire avancer les troupes & quand il faut les arrêter ?

Ou-tse lui répondit :

— Ne couvrez jamais le foyer du ciel : ne vous élevez point jusques sur la tête du dragon. J'appelle foyer du ciel les vallées profondes ou les gorges qui sont entre des montagnes ; gardez-vous bien d'y conduire jamais votre armée. J'appelle tête du dragon le haut de ces montagnes escarpées dont la cime va se perdre dans les nues ; n'entreprenez point d'y faire monter vos troupes.

Il faut absolument que les dragons noirs soient à la gauche, & les tigres blancs à la droite. Les oiseaux rouges doivent être placés à la tête, & les esprits qui président aux armes à la queue ; le centre est la place des sept étoiles ; par leur influence & par leur arrangement, elles mettront en mouvement tout ce qui les environne. Il faut qu'en les voyant tous les corps de l'armée sachent ce qu'ils doivent faire.

Si, lorsqu'on est sur le point de combattre, le vent souffle du côté qui vous est opposé, ne sortez pas de vos lignes ; ou si vous en êtes déjà sorti, tâchez d'y rentrer pour attendre que le vent ait cessé ou qu'il vous soit devenu favorable. Le vent contraire est un ennemi beaucoup plus dangereux que celui qui est armé de flèches & de dards.

Ou-heou demanda à Ou-tse :

— Comment faut-il pourvoir à la nourriture des hommes & des chevaux, lorsqu'on est en campagne ?

Ou-tse répondit :

— Je vais vous apprendre comment il faut faire pour avoir de bons chevaux : je satisferai dans un autre temps au reste de la demande que vous me faites.

Les chevaux, pour être bons, doivent être entretenus proprement. Il faut qu'ils soient dans des lieux où il y a de bons pâturages. En hiver, il faut les tenir à l'abri des grands froids, & en été ils ne doivent pas être exposés aux excessives chaleurs. En tout temps leur nourriture ne doit être que suffisante. S'il y a du trop, ils deviennent paresseux & indociles ; s'il y a du trop peu, ils deviennent faibles & languissants ; dans l'un ou l'autre de ces deux excès, ils sont également inutiles. Il faut qu'il y ait un temps réglé pour les faire paître, un temps fixe pour les abreuver. Il ne faut laisser passer aucun jour sans les bouchonner & les étriller. Il faut surtout que leur crinière & leur queue soient toujours en bon état. La propreté sert beaucoup à empêcher qu'ils ne contractent des maladies ; elle les entretient frais & dispos, & les rend propres à tout. Il faut accoutumer leurs oreilles à toute sorte de bruit, & leurs yeux à toute sorte d'objets. Des chevaux indociles & ombrageux causent quelquefois la perte de toute une armée. Ne les faites pas courir hors de propos : donnez-leur un pas qui tienne le milieu entre le trot & le galop ; qu'ils soient formés à prendre tous les mouvements que vous voudrez leur donner : qu'ils puissent avancer ou reculer, tourner à droite ou à gauche selon que vous le leur indiquerez. Il faut que les hommes soient accoutumés aux chevaux, & que les chevaux connaissent les hommes ; qu'un même cheval ait toujours une même bride, une même selle, un même mords. Ne changez aucune de ces choses sans nécessité ; qu'elles soient toujours propres, en bon état & bien assorties. S'il arrive quelquefois que, le jour étant sur son déclin vous vous trouviez encore éloigné du gîte, ne pressez pas pour cela vos chevaux. Il vaut mieux que les hommes souffrent quelque chose, que les chevaux soient harassés. Il est même à propos, dans ces sortes d'occasions, que tout le monde mette pied à terre, & qu'on mène les chevaux par la bride ; car plus vous les ménagerez, mieux ils vous serviront, quand il s'agira de combattre l'ennemi. Si vous observez ce que je viens de dire, les mêmes chevaux pourront vous suffire à traverser le monde entier, s'il est nécessaire.

 

Article IV. Du général d'armée

Ou-tse dit : Pour être en état de commander les armées, il ne faut pas être moins habile dans les lettres que dans les armes ; il faut savoir tirer parti du faible comme du fort. Il n'est personne qui ne se croie en état de donner des avis aux généraux ; il n'est personne qui ne parle des qualités qu'il doit avoir ; mais la plupart le sont sans connaissance de cause, & regardent la valeur comme ce qu'il y a de plus essentiel pour celui qui est à la tête des troupes.

Qu'un général ait de la valeur, à la bonne heure ; mais s'il n'a que cette qualité, je ne crains pas de le dire, il n'est point digne de commander. La valeur seule n'est pas assez prévoyante, elle va toujours en avant, & ne considère pas assez ses véritables intérêts ; elle présume trop d'elle-même, & se met trop aisément au-dessus de toute espèce de crainte ; elle n'est pas assez attentive, & croirait se dégrader si elle prenait de certaines précautions, fussent-elles guidées par la sagesse elle-même. Cependant il y a cinq articles auxquels un général doit toute son attention. Le premier consiste dans la manière de gouverner en général ; le second, dans la manière de faire les dispositions & les préparatifs nécessaires ; le troisième dans la diligence à exécuter ce qu'on entreprend ; le quatrième, dans l'exactitude à employer tous les moyens & à garder tous les usages ; & le cinquième, dans la manière de prendre son parti dans les différentes occasions qui peuvent se présenter.

La manière de gouverner doit être telle qu'on puisse donner ses ordres, les faire exécuter par l'armée entière avec la même facilité qu'on trouverait à ne commander que quelques personnes. Les préparatifs seront tels qu'ils doivent être, si dès le premier jour de votre marche jusqu'à celui qui finira la campagne, vous ne cessez jamais d'être en état de faire face à l'ennemi, de le combattre, quelque part que vous puissiez le rencontrer & dans quelque circonstance que ce puisse être.

Les projets une fois concertés, les mesures une fois prises, il ne faut aucun délai dans l'exécution ; rien ne doit plus arrêter ; on ne doit plus craindre ni les fatigues, ni les peines ni les dangers, ni la mort même.

Par l'exactitude à employer tous les moyens & à garder tous les usages, je n'entends autre chose ici, si ce n'est qu'il faut toujours faire observer exactement la discipline militaire ; qu'il ne faut jamais s'endormir à l'abri de ses prospérités ; qu'après la victoire même la plus complète, il faut être prêt à se mesurer avec de nouveaux ennemis & à recommencer le combat.

La manière de prendre son parti dans les différentes occasions ne saurait se déterminer. C'est aux lumières & à la prudence du général qu'il faut s'en rapporter. Que les châtiments & les récompenses soient fixes ; que les fautes restent rarement impunies ; mais qu'une belle action soit toujours récompensée. Dès qu'un général a reçu de son souverain l'ordre de se mettre à la tête de ses troupes, il ne doit rentrer chez lui qu'après la défaite entière des ennemis. Il n'a plus de maison, il n'a plus ni parents ni amis ; le camp, ses soldats doivent lui tenir lieu de tout. S'il meurt à la tête de ses troupes, le jour de sa mort sera un jour de triomphe pour lui & pour tous ceux qui lui appartiennent.

Ou-tse dit : Il y a quatre sortes d'attentions à faire pour celui qui est à la tête d'une armée. La première regarde le temps, la seconde le lieu, la troisième les circonstances, & la quatrième l'état où les troupes se trouvent actuellement.

Dix mille officiers, cent mille soldats, toute une armée, de quelque nombre qu'elle soit composée, se trouvent à la disposition d'un seul homme ; ce seul homme, c'est le général. Quel temps plus favorable pour montrer ses vertus, pour faire paraître au grand jour ses belles qualités, pour illustrer sa patrie, pour immortaliser son nom & celui de son roi ? C'est le temps de se surpasser lui-même, &, si j'ose le dire, de se mettre au-dessus de l'humanité.

Les chemins ne sont pas toujours unis, les routes ne sont pas toujours sûres ; il y a des plaines & des montagnes, des lieux scabreux & des terrains aisés ; il y a des précipices & des défilés, des lieux arides & des lieux marécageux : un général doit les connaître, pour en tirer tout le parti qui lui paraîtra le plus convenable & le plus avantageux. Rien ne doit lui échapper.

Les circonstances ne doivent point être l'effet du hasard ; un habile général sait les faire naître à point nommé. Il sait l'art de commander & de se faire obéir ; il sait se faire aimer & craindre en même temps ; & comme il a l'estime des siens, on lui suppose les vues les plus profondes dans tout ce qu'il entreprend, n'y eût-il de sa part aucun dessein prémédité ; il sait l'art d'en imposer à l'ennemi, de semer la discorde parmi les officiers généraux tant de l'armée qu'il doit combattre que des villes qu'il veut conquérir, celui de faire en sorte que les subalternes les méprisent, de mettre la division entre leurs soldats, &, en un mot, celui de disposer d'eux tous à son gré.

Un général peut raisonnablement se flatter des plus heureux succès, s'il a fait en sorte que ses troupes soient bien exercées & propres à toutes les évolutions, s'il les a rendu ennemies de l'oisiveté & du repos, s'il les a rendu capables de souffrir la faim, la soif & la plus extrême fatigue sans se décourager ; si les chars, tant ceux qui sont armés que ceux qui sont pour le bagage, sont toujours en bon état ; s'ils ont, par exemple, de bonnes roues, de solides ferrements, & si tout ce qui les compose est assez fort pour résister aux secousses des chemins les plus mauvais ; si les barques, tant celles qui sont pour le transport des vivres & des munitions, que celles qui sont pour combattre, ont de bons avirons & de bons gouvernails, si elles sont fortes & bien lestées, si elles peuvent servir pour les différentes évolutions ; si les chevaux peuvent être d'un bon service, c'est-à-dire, s'ils sont bien dressés, s'ils sont dociles au frein, & s'ils prennent tous les mouvements qu'on voudra leur donner. Celui qui sait avoir toutes ces attentions, & qui entre dans tous ces détails, comme pour se délasser, a quelques-unes des qualités qui constituent un bon général. Mais il ne les a pas toutes encore : il faut de plus qu'il ait de la majesté, de la bravoure, de la vertu & de l'humanité ; s'il est tel, il sera obéi, respecté, estimé, aimé des siens ; il sera craint & redouté des ennemis ; ses moindres volontés seront des ordres ; tous ses combats seront des victoires ; il sera le soutien de son prince, la gloire de son règne, l'auteur de la tranquillité publique, & la terreur de ses ennemis.

Ou-tse dit : Les bassins & les tambours doivent parler aux oreilles, les drapeaux & les étendards doivent parler aux yeux, les récompenses & les châtiments doivent parler aux cœurs. Si le son des bassins & des tambours ne désigne pas clairement quels sont les ordres de celui à qui tout doit obéir, si les couleurs & les différents arrangements des drapeaux & des étendards n'instruisent pas suffisamment ceux dont ils doivent être suivis, si les châtiments & les récompenses n'ont rien qui puisse piquer l'émulation ou inspirer la crainte, quelque puissant que soit un royaume, quelque nombreuse que soit une armée, on ne doit s'attendre qu'à des défaites & à des malheurs. Un bon général doit donner ses ordres d'une manière claire & précise sans ambiguïté ni confusion : instruite de ses volontés, l'armée entière doit s'ébranler au premier de ses signaux ; tous ceux qui la composent doivent être disposés à toutes sortes de marches & d'évolutions, ils doivent être prêts à affronter la mort & à la recevoir avec joie pour l'honneur de la patrie & la gloire du souverain.

Ou-tse dit : Un des points les plus essentiels pour le bon gouvernement des troupes, lorsqu'elles sont à la veille de quelque grande action, ou lorsqu'elles sont simplement en campagne, est de connaître à fond ceux contre lesquels on doit combattre. Il faut qu'un général soit au fait de toutes les qualités, bonnes ou mauvaises, de son adversaire ; il faut qu'il ait une attention continuelle à observer toutes ses démarches, car c'est sur elles qu'il doit régler sa propre conduite ; il faut qu'il sache mettre à profit la moindre de ses fautes, la plus petite de ses inadvertances.

Si le général ennemi est d'un tempérament qui le porte à la présomption & à l'étourderie, il faut lui tendre des pièges, il faut sans cesse lui donner le change ; s'il est avare, & qu'il préfère les richesses à l'honneur, les petits avantages à la gloire de se faire un nom, il faut le séduire par les promesses & le corrompre par l'argent ; s'il est sans prévoyance, & que son camp ne soit pas abondamment pourvu de tout, il ne faut point en venir aux mains avec lui, il faut le laisser se morfondre & le réduire aux abois ; s'il souffre que les officiers généraux soient orgueilleux & dans l'abondance, tandis que les subalternes gémissent sous le poids de la misère & manquent presque de tout, s'il laisse murmurer impunément & qu'il souffre les dissensions & les inimitiés qui pourraient naître parmi eux, il faut achever de les diviser ; si, lorsqu'il s'agit d'avancer ou de reculer, il est comme en suspens, sans savoir à quoi se déterminer, il faut lui fournir de nouveaux sujets de crainte & l'engager par là à de fausses démarches ; s'il n'est pas aimé des troupes, s'il n'a pas leur confiance, qu'à peine il en soit obéi & respecté, il faut faciliter les moyens de désertion à tous ceux qui pourraient avoir envie de l'abandonner, faire naître cette envie dans le cœur même de ses plus fidèles soldats. S'il est campé dans des lieux unis, tâchez de l'en faire sortir, & conduisez-le, pour ainsi dire, dans des lieux scabreux ; quand vous l'y verrez engagé, donnez sur lui avec toutes vos forces, & ôtez-lui tous les moyens de pouvoir retourner sur ses pas ; s'il est campé dans des lieux bas, d'où l'eau n'ait aucune issue pour pouvoir s'écouler, & qu'il vienne quelque pluie abondante, achevez de l'inonder ; s'il est campé dans de fertiles campagnes où il ait à souhait grains & fourrage, profitez du premier vent pour tout consumer par le feu ; enfin s'il est campé depuis longtemps dans un même lieu, que ce soit la paresse ou la crainte qui l'y retienne, allez le prendre au dépourvu, vous l'enfoncerez sans peine.

— C'est fort bien, dit Ou-heou ; mais si je ne sais point dans quel état sont les ennemis, si j'ignore entièrement quelles sont les qualités bonnes ou mauvaises de leurs généraux, que dois-je faire pour m'en instruire ? Je suppose que les deux armées sont déjà en présence & qu'elles s'observent mutuellement.

— Voici, répondit Ou-tse, comment vous pourrez en venir à bout.

Parmi ceux qui ne sont pas entièrement de l'ordre inférieur, il faut choisir ceux qui auront le plus de courage, le plus d'ardeur, & qui sont prêts à tout entreprendre pour se faire un nom ou pour avancer leur fortune : composez-en un petit corps & envoyez-le contre les ennemis, non dans le dessein de les vaincre par le moyen de ce petit nombre de braves que vous leur opposerez, mais seulement pour les connaître & pour les essayer. De votre coté soyez continuellement sur vos gardes, ayez l'œil à tout, que rien ne vous échappe : il faut que votre petit corps d'élite avance, recule, attaque, se défende & fasse généralement toutes les évolutions nécessaires pour faire développer tous les talents des ennemis, ou pour les mettre dans l'occasion de montrer leur peu d'habileté ; vous pourrez alors faire les observations suivantes.

Si, à la première alarme que vous leur ferez donner, les ennemis ne font pas un bruit tumultueux dans leur camp ; s'ils ne sortent pas de leurs lignes ou de leurs retranchements, s'ils se donnent le temps de pouvoir tout considérer à loisir ; si, lorsque vous leur donnez l'appât de quelque avantage, ils font semblant de ne pas s'en apercevoir ; si lorsqu'ils sont sortis de leurs lignes vous voyez qu'ils marchent en silence & en bon ordre, que leurs rangs sont bien formés & serrés à propos, & que loin de se laisser prendre aux pièges qu'on pourrait leur tendre ils en dressent eux-mêmes pour attirer l'ennemi, soyez sûr que ce sont de bonnes troupes qui ont à leur tête d'excellents généraux : ne vous pressez pas de les attaquer ; vous courriez risque d'avoir du dessous. Si au contraire, dès que vos gens auront paru, les ennemis sont surpris de votre petit nombre, & courent à vous pour tenter de vous vaincre ou de vous enlever ; s'ils ne gardent aucun ordre dans leur marche ; s'ils vont avec une entière sécurité & sans prendre les précautions que la prudence exige, n'hésitez point sur ce que vous avez à faire ; un pareil ennemi ne peut être que vaincu ; eût-il à sa disposition les armées les plus nombreuses, il ne saurait vous résister.

 

Exercice de ceux qui sont armés du sabre et du bouclier, mêlés avec les pertuisaniers et les arbalétriers
Exercice de ceux qui sont armés du sabre et du bouclier, mêlés avec les pertuisaniers et les arbalétriers


Article V. De la manière de prendre son parti dans les différents changements qui peuvent arriver

Ou-heou dit :

— Si une armée dans laquelle il n'y aurait que de bons chars, d'excellents chevaux, des généraux habiles & des troupes bien aguerries, rencontrant tout à coup l'ennemi, est mise en déroute, & se trouve dans un désordre affreux, sans presque s'en être aperçue ; que faut-il faire dans un cas pareil ?

Ou-tse répondit :

— Il faut distinguer les différents temps où ce malheur peut arriver. Si c'est pendant la nuit que les ennemis soient venus vous surprendre, il faut recourir promptement aux tambours, aux trompettes & aux bassins ; si c'est en plein jour, il n'y a pas à délibérer, c'est aux drapeaux, aux étendards & aux pavillons que vous devez mettre le premier de vos soins ; tous ces instruments doivent vous servir pour donner vos ordres ; il faut par conséquent qu'ils soient à portée d'être vus ou entendus de tout le monde ; il faut qu'ils soient, pour ainsi dire, à vos cotés. Faites donner les différents signaux auxquels vos troupes doivent être accoutumées, ralliez-les promptement ; & s'il se trouve quelqu'un qui montre de la négligence à obéir, qu'il soit mis à mort sur-le-champ : dans une telle circonstance, vous ne devez votre salut qu'à votre sévérité ; l'indulgence à laquelle vous pouvez être porté dans d'autres occasions, causerait ici votre perte. Votre armée une fois ralliée, combattez en bon ordre.

— Je comprends, dit Ou-heou. Mais si, lorsque je m'y attendrai le moins, je vois tout à coup venir contre moi une armée très nombreuse, que faut-il que je fasse pour n'en être pas accablé ?

Ou-tse répondit :

— Il faut distinguer les lieux où vous vous trouverez alors : si vous êtes dans des lieux vastes & spacieux, il faut vous retirer à petit bruit, & aller camper ailleurs : si vous êtes dans des lieux étroits, il faut vous retrancher & attendre que l'ennemi vienne pour vous forcer ; en ce cas, dix contre un combattent à armes égales. En général, ce n'est que dans des lieux étroits, scabreux & de difficile accès, qu'une petite armée peut se mesurer avec une armée nombreuse, & que dix mille hommes peuvent combattre contre cent mille.

— Je suis au fait, reprit Ou-heou. Je me suppose à présent dans une position toute singulière ; la voici : je suis à la tête d'une nombreuse armée, composée d'excellentes troupes ; mais je suis campé de façon que derrière moi sont des montagnes escarpées ; à gauche, je ne vois que des précipices ; à droite, j'ai des fleuves & des rivières, & je n'ai devant moi que des lieux profonds & marécageux, pleins de dangers. Les ennemis ont élevé de fortes redoutes de distance en distance, ils sont bien armés & bien retranchés. Si je veux retourner sur mes pas, c'est comme si je voulais transporter des montagnes : si je veux avancer, c'est comme si je courais à ma perte. Les vivres ne me manquent point encore, mais enfin je ne saurais demeurer longtemps dans une pareille situation sans m'exposer à me voir réduit à ce qu'il y a de plus affreux. Dites-moi, je vous prie, ce qu'il faudrait que je fasse en pareil cas.

Ou-tse dit :

— Il n'est pas aisé, prince, de satisfaire à la question que vous me faites. Vous vous supposez dans les plus terribles embarras où un général puisse jamais se trouver : cependant comme ce que vous venez de dire peut arriver, voici comment vous pourriez vous tirer de ce mauvais pas, si vous aviez le malheur ou l'imprudence de vous y engager.

Il faudrait commencer par faire une revue générale de vos troupes ; vous les partageriez ensuite en cinq corps, qui seraient comme autant de petites armées qu'il faudrait faire défiler en même temps par autant de chemins particuliers. Il est vraisemblable que les ennemis ne sauraient alors à quoi s'en tenir, ni quel parti prendre : ils vous supposeraient des vues que vous n'auriez peut-être pas ; ils craindraient d'être attaqués, & chercheraient à deviner par quel côté ; ils n'oseraient vous attaquer les premiers, parce qu'ils ignoreraient vos desseins ; vous poursuivriez ainsi tranquillement votre route, soit pour aller au combat, soit pour battre en retraite, & vous tirer d'un lieu où vous pourriez si facilement périr vous & toute votre armée.

Dans ces circonstances, si vous croyez pouvoir vous battre avec succès, n'engagez aucun combat sans avoir fait les réflexions suivantes. Si vous devez vaincre, ce ne sera ni par la bonté de votre cavalerie, ni par la valeur de vos troupes ; votre bonne conduite, votre prudence, votre habileté peuvent seules vous donner la victoire ; ainsi, si les ennemis sont continuellement sur leurs gardes, s'ils connaissent toute l'importance des postes qu'ils occupent, s'ils maintiennent une exacte discipline parmi les soldats, contentez-vous d'abord de leur envoyer quelques détachements pour les harceler & les engager par là à vous montrer ce qu'ils peuvent entreprendre. A cette ruse ajoutez-en une autre ; envoyez-leur des députés, écrivez-leur des lettres pour les amuser par la voie des négociations : s'ils se laissent prendre à cet artifice, allez les combattre lorsqu'ils s'y attendront le moins : si au contraire ils sont dans de justes défiances, s'ils refusent d'entrer en pourparler, s'ils ne veulent pas recevoir les lettres que vous leur aurez écrites, s'ils les brûlent sans vouloir même les lire auparavant ; si voyant que les gens que vous leur aurez envoyés ne sont que des espions, ils les traitent comme tels & les font mourir en conséquence ; n'allez pas témérairement contre de tels ennemis, ne précipitez rien, donnez-vous le temps de tout prévoir & de pourvoir à tout. Si le hasard ayant fait naître l'occasion de quelque action particulière, il se trouve que vos gens aient eu du dessous, gardez-vous bien d'en venir à une action générale, évitez même avec un grand soin jusqu'au plus petit combat, jusqu'à l'escarmouche ; si au contraire vos troupes ont été victorieuses, faites aussitôt battre la retraite, empêchez-les d'aller à la poursuite des fuyards : si les ennemis font semblant de prendre la fuite, ou cherchent par d'autres voies à vous attirer au combat, allez à eux en ordre de bataille, mais au petit pas. S'ils viennent à vous dans l'intention de vous forcer au combat, préparez-vous à les bien recevoir ; disposez tellement votre armée, que tous les corps qui la composent puissent se soutenir mutuellement ; alors vous pourrez vous battre en toute sûreté & vous tirer avec honneur du mauvais pas où vous vous trouverez engagé.

— C'est fort bien, reprit Ou-heou : mais voici une autre supposition que je fais. Mon armée se trouve vis-à-vis de celle de l'ennemi qui veut me forcer à un combat que j'ai dessein d'éviter ; la terreur s'est emparée du cœur de mes soldats ; je voudrais me retirer & je ne trouve aucun chemin ; comment sortir de cet embarras ?

— C'est, répondit Ou-tse, en usant de stratagèmes, que vous pouvez, en pareil cas, vous sauver. Les circonstances, votre situation, votre crainte même pourront vous les suggérer ; cependant il faut avoir égard au nombre de vos troupes. Si elles sont supérieures à celles des ennemis, tâchez de vous ouvrir un passage au travers de leurs bataillons ; si au contraire elles sont moins nombreuses, retranchez-vous le mieux que vous pourrez ; usez d'artifices, donnez le change, attendez le reste du temps & des occasions.

— Me voici, dit Ou-heou, dans une situation encore plus fâcheuse. Je me trouve engagé dans mille périls ; je ne vois autour de moi que précipices, que montagnes escarpées, que vallées profondes, que gorges, que défilés ; & par surcroît de malheur une armée beaucoup plus nombreuse que la mienne se montre tout à coup aux environs : que dois-je faire ?

— Ne perdez pas un moment de temps, répondit Ou-tse : précipitez vos pas, soit que vous vouliez atteindre ou éviter l'ennemi. Si la rencontre des deux armées s'est faite subitement, & qu'il faille en venir aux mains, sans qu'il soit possible de l'éviter, faites pousser de grands cris à vos soldats : que le bruit des tambours, des trompettes & de tous les instruments de guerre se joigne aux hennissements des chevaux pour effrayer ou pour faire illusion à l'ennemi ; envoyez vos tireurs de flèches légères & vos arbalétriers pour faire les premières décharges ; soutenez-les, renouvelez-les, ayez sans cesse des gens aux aguets qui observent tout, & qui vous rendent compte de tout ; envoyez-en d'autres pour enlever des vivres & des bagages : faites en sorte que l'ennemi puisse se persuader qu'il y a plusieurs armées à ses trousses ; en l'attaquant de plusieurs côtés à la fois, vous le déconcerterez entièrement.

— Mais, reprit Ou-heou, si mon armée se trouve entre deux montagnes fort élevées & dans un chemin fort étroit, que dois-je faire?

— Il faut, répondit Ou-tse, que vos meilleures troupes soient à la tête des autres, que votre cavalerie & vos chars armés soient placés séparément & en état de faire face à tout en cas d'attaque, que vos pavillons & vos étendards soient déployés, mais sans être élevés. Dans cette disposition, attendez de pied ferme que l'ennemi veuille entreprendre quelque chose. S'il n'ose avancer & que vous ayez lieu de croire qu'il ne sait à quoi se déterminer, faites marcher promptement l'élite de vos troupes, ne lui donnez pas le temps de se reconnaître ; poussez-le au-delà des montagnes ; alors faites agir votre cavalerie & vos chars pour lui inspirer la crainte & le mettre entièrement en déroute.

— Voilà, dit Ou-heou, la manière de se tirer d'affaire lorsqu'on est engagé dans des défilés. Mais si, me trouvant avec mon armée dans des lieux humides, entrecoupés par des ravines & des ruisseaux, dans des lieux pleins de marais, de vase ou de boue ; si mes chevaux & mes chars sont tellement embourbés qu'ils ne puissent m'être d'aucun secours ; & si, par surcroît de malheur, n'ayant ni bateaux ni radeaux ni autres choses semblables, j'apprends tout à coup que l'ennemi vient à moi, dans la disposition de me combattre ; quel parti dois-je prendre pour me tirer d'embarras ?

— Prince, répondit Ou-tse, laissez alors vos chevaux & vos chars se tirer tranquillement d'affaire du mieux qu'ils le pourront. Pour vous, à la tête de ce que vous aurez de troupes légères, avancez promptement du côté où vous découvrirez quelque hauteur. Si vous n'en apercevez aucune, faites attention au courant des ruisseaux, remontez vers leur source, vous ne tarderez pas à voir quelques coteaux ou quelques lieux plus élevés que les autres ; rendez-vous-y le plus tôt qu'il vous sera possible ; & quand vous y serez arrivé, portez votre vue aussi loin qu'elle pourra s'étendre ; examinez la contenance des ennemis ; donnez les signaux nécessaires à vos troupes, tant à celles qui vous auront suivi, qu'à celles qui seront encore dans l'embarras. Si vous voyez que les ennemis s'engagent dans des lieux semblables à ceux que vous venez de quitter, attendez que la moitié de leur armée se soit mise hors d'état de pouvoir secourir l'autre ; alors allez tailler en pièces celle qui sera le plus à votre portée.

Ou-heou dit :

— Si le ciel constamment couvert se décharge par une si grande abondance de pluie qu'il soit impossible de faire agir les chevaux & les chars, que, dans ces circonstances, l'ennemi venant des quatre côtés, la terreur & la consternation se répandent dans mon armée, quel est le parti que je dois prendre ?

— Il ne faut pas attendre, répondit Ou-tse, que vous soyez inondé pour penser à faire agir les chevaux & les chars : dès les premières pluies mettez les uns & les autres dans une position avantageuse ; faites-leur occuper les lieux élevés. Si vous avez manqué à cette précaution, à une première faute n'en ajoutez pas une seconde, en voulant tirer parti de ce qui ne peut que vous nuire ou vous incommoder ; mettez tous vos soins à dégager vos chevaux & vos chars, & par le moyen des plus forts aidez les plus faibles, afin que tous ensemble vous puissiez gagner les hauteurs ; quand vous y serez parvenu, attendez sans inquiétude jusqu'à ce que ceux que vous aurez envoyés à la découverte des chemins viennent vous rendre compte de leur commission ; alors ou vous irez attaquer l'ennemi, ou vous vous tiendrez simplement sur la défensive, suivant que la prudence vous le suggérera. Si l'ennemi décampe le premier suivez-le pas à pas jusqu'à ce que vous ayez trouvé une occasion favorable pour le combattre avec succès.

— Je n'ai plus qu'une question à vous faire, dit Ou-heou. Ce n'est plus contre une armée entière que je dois combattre, c'est contre une infinité de petits partis ; ce n'est plus contre des troupes aguerries qui m'attaquent à découvert, c'est contre différentes bandes de voleurs qui m'enlèvent tantôt des bestiaux, tantôt des équipages, tantôt des provisions, & toujours quelque chose : comment venir à bout de pareils brigands ?

— Le parti le plus sûr que vous puissiez prendre, répondit Ou-tse, c'est d'être continuellement sur vos gardes ; il faut de plus que vos bestiaux ne s'écartent pas trop loin hors du camp ; il faut que les équipages soient toujours sous les yeux de l'armée entière ; il faut que ceux que vous enverrez au fourrage soient toujours bien soutenus, & que ceux qui les soutiennent soient toujours prêts à tout évènement ; il faut outre cela mettre des troupes en embuscade avec ordre de n'attaquer les partis ennemis que lorsque ceux-ci, chargés de butin, prendront à la débandade le chemin du retour ; vous les mettrez aisément en pièces dans un temps où ils penseront à peine à se défendre, & où ils se trouveront entre deux feux.

Ou-tse dit :

— Après que vous vous serez rendu maître de quelque ville, voici comment vous devez vous conduire. Assemblez les principaux officiers de votre armée, mettez-vous à leur tête, & rendez-vous dans le lieu où s'assemblent les magistrats pour traiter les affaires ou juger les citoyens. Là, avec un air de bonté & d'affabilité propre à gagner les cœurs, donnez vos ordres en présence des chefs & des principaux du lieu ; faites-leur voir que le premier de vos soins est d'empêcher que les soldats ne se livrent au penchant qu'ils ont à commettre les crimes qu'ils se croient comme permis dans ces sortes d'occasions ; défendez sous de rigoureuses peines qu'on ne fasse aucun dégât, qu'on n'enlève rien de force ; que les maisons des citoyens soient comme sacrées, qu'on ne tue pas même leurs animaux domestiques, qu'on n'arrache aucun arbre, qu'on ne détruise aucun bâtiment, qu'on ne brûle aucun magasin. Faites assigner, par les magistrats mêmes du lieu, des logements pour vos troupes ; tenez-vous-en d'abord à ce qu'ils auront déterminé, sauf à vous de faire ensuite les changements qui vous paraîtront nécessaires lorsque vous serez un peu mieux instruit. Dans la distribution des emplois & des grâces, n'oubliez pas entièrement les gens du pays ; en un mot, que les vaincus puissent se féliciter en quelque sorte de vous avoir pour vainqueur .

 

Ceux qui sont armés du sabre et du bouclier avec les pertuisaniers
Ceux qui sont armés du sabre et du bouclier avec les pertuisaniers


Article VI. Des véritables moyens d'avoir de bonnes troupes

Ou-heou demanda :

— Suffit-il pour avoir de bonnes troupes, de faire observer une exacte discipline, de punir sévèrement, de récompenser avec libéralité ?

— Prince, répondit Ou-tse, je n'entreprendrai pas de faire l'énumération de tous les cas & de toutes les circonstances où les récompenses doivent avoir lieu, ni de ceux où vous devez employer les châtiments. Faire usage à propos des uns & des autres est un article très important, auquel vous devez toute votre attention.

Cependant ce n'est pas sur cela seulement que vous devez vous appuyer ; il y a trois points essentiels d'où dépendent également la bonté de vos troupes & tous vos succès.

Le premier : c'est de faire de si bonnes lois que, dès qu'elles seront promulguées, tous ceux qu'elles regardent s'y soumettent avec plaisir.

Le second : c'est de faire en sorte que dès qu'il y aura la moindre apparence de guerre, vos soldats ne soupirent qu'après le moment du départ, & que dès qu'ils seront rassemblés en corps d'armée, ils soient dans la plus grande joie quand ils se croiront à la veille d'un combat.

La troisième enfin : c'est de disposer tellement le cœur de vos guerriers, que ni leur éloignement au-delà des frontières, ni leur séjour dans les lieux où ils pourront manquer de tout, ne puissent leur faire perdre courage ou ralentir leur ardeur, & qu'ils n'envisagent jamais la mort, de quelque part ou de quelque façon qu'elle leur vienne, que comme un sujet de joie & de triomphe pour le prince, pour la patrie, pour le général, pour eux-mêmes & pour tout ce qui leur appartient.

Ou-heou ne répliqua pas ; mais après avoir quitté Ou-tse, il fit donner ordre à tous les gens de guerre qui étaient dans ses États, d'avoir à se rendre dans un certain temps dans le lieu qu'il leur détermina. Il fut obéi ; & quand l'assemblée fut formée, il s'y rendit en personne, & la fit partager en trois classes. La première était de ceux qui s'étaient rendu recommandables par quelque belle action, ou par leur habileté dans l'art militaire. La seconde était composée seulement de ceux qui avaient montré de la bonne volonté, & qui, sans s'être distingués par aucun trait particulier de bravoure ou de capacité, avaient cependant toujours été très assidus à remplir leurs devoir, & n'avaient jamais commis de faute contre le service. La troisième renfermait tous ceux qui n'avaient encore donné aucune preuve de ce qu'ils pouvaient ou savaient faire dans l'exercice de leur profession .

On servit un repas magnifique, auquel le roi ne dédaigna pas d'assister avec toute la cour. Tout y était somptueux, tout y était délicat, tout y inspirait la joie. Il y avait cependant une grande différence dans la manière dont les convives furent placés & servis.

Ceux de la première classe étaient aux tables supérieures, lesquelles dressées sur une estrade fort élevée, & ornées avec beaucoup d'art & de goût, offraient un spectacle des plus brillants : les mets qu'on y servit étaient variés, abondants & délicatement apprêtés.

Au bas de ces premières tables, sur une estrade moins élevée, étaient ceux de la seconde classe. Il s'en fallait bien que leurs tables fussent aussi propres & aussi bien servies que celles de leurs voisins, mais rien ne leur manquait de ce qui pouvait satisfaire leur appétit.

Au bas de ces deux rangs de tables, on avait dressé quelques ais assez mal rangés, où ceux de la troisième classe eurent ordre de se placer. Il n'y avait rien que de très commun dans les mets qu'on leur servit & encore n'y en avait-il pas abondamment.

Pendant tout le temps du festin, le roi allait de table en table, excitant les uns à manger, les autres à boire, disant des paroles obligeantes à tous ceux en particulier qui avaient fait quelques belles actions ; il les leur rappelait agréablement ; il leur demandait des éclaircissements sur leurs familles, sur le nombre de leurs enfants, sur leurs talents, &c. & après leur avoir fait espérer qu'il allait penser sérieusement à leur fortune, il leur fit distribuer, en attendant ces récompenses, de quoi se réjouir avec leurs parents & leurs amis, & leur fit à tous quelques petits présents. Avant que de les renvoyer, il voulut savoir de leurs propres bouches si, depuis qu'ils étaient au service, ils n'avaient pas été oubliés dans la distribution des grâces, s'il n'était jamais arrivé que quelqu'une de leurs belles actions eût été sans récompense. Ceux qui se trouvèrent dans le cas furent sur-le-champ dédommagés avec usure, & tous se retirèrent pénétrés de joie, de satisfaction & de reconnaissance.

La fête n'aurait pas été complète, si les femmes de tous ces braves avaient été oubliées. Le roi y avait pourvu, en ordonnant pour elles un festin particulier, après lequel on leur fit de sa part de petits présents conformes à leur état & à leur sexe.

L'attention de ce grand prince ne se borna pas à honorer les illustres guerriers vivants ; il voulut encore que ceux qui n'étaient plus, eussent ainsi quelque part à ses bienfaits : il se fit donner une liste de tous ceux qui étaient morts au service depuis qu'il était monté sur le trône ; il en fit extraire les noms de ceux en particulier qui avaient perdu la vie ou en défendant la patrie, ou en combattant contre l'ennemi, ou seulement à l'armée, dans le simple exercice de leur emploi ; il voulut avoir une connaissance détaillée de tout ce qui concernait les pères, mères, frères, fils & parents de tous ces braves militaires ; & proportionnément au genre de mérite & à la nature des services rendus, il assigna des titres & des pensions annuelles, non moins utiles à tous ceux qui devaient en jouir, que glorieuses à la mémoire de ceux qui en étaient l'occasion.

Après cette cérémonie & ces beaux règlements, trois années s'étaient à peine écoulées que le roi de Tsin pensa à la guerre : il envoya une armée formidable pour passer la rivière Si ho & attaquer les États de Ouei, qui étaient gouvernés avec tant de sagesse par Ou heou.

Dès que la nouvelle s'en fut répandue, il y eut un empressement général & une joie universelle dans tous les ordres de l'État. Les grands, le peuple, les femmes même, tout était en mouvement, tout était en action ; les uns aiguisaient leurs épées & leurs dards, les autres nettoyaient leurs casques & leurs boucliers, les mères exhortaient leurs enfants, les femmes leurs maris, l'artisan travaillait aux machines & aux instruments ; le simple citoyen préparait les denrées & les provisions ; dans la seule capitale dix mille hommes se trouvèrent en état d'entrer en campagne avant même que le roi eut donné les ordres pour assembler les troupes.

Charmé d'une telle conduite & d'un empressement si universel de la part de ses sujets, Ou-heou fit appeler Ou-tse, & lui dit :

— Général, j'ai profité de vos instructions ; jugez-en par l'ardeur qu'on témoigne partout pour mon service ; mettez-vous promptement à la tête de mes troupes, elles seront de cinquante mille hommes effectifs ; allez combattre les Tsin, & faites-les repentir de leur témérité.

— Prince, répondit Ou-tse, il en est des hommes comme de l'air que nous respirons ; rien n'est plus sujet aux changements & aux vicissitudes, rien ne demande davantage d'être connu & éprouvé. L'air est quelquefois pur & léger, quelquefois pesant & malsain ; il est tantôt froid & tantôt chaud, suivant les saisons & les vents qui soufflent. Les hommes sont pleins d'ardeur, de courage & de bonne volonté dans un temps ; ils sont paresseux, timides & indolents dans un autre. Un feu subit qui paraît d'abord devoir briller longtemps, s'éteint quelquefois bien vite & ne laisse pour tout vestige qu'une fumée obscure. S'habiller d'une même manière dans toutes les saisons, aller & venir, voyager ou se tenir tranquille chez soi, indifféremment en hiver comme en été, sans avoir égard au temps ni aux circonstances, c'est ce que les personnes sensées ne font jamais : vouloir mener à l'ennemi, sans faire aucun choix, tous ceux qui montrent de la bonne volonté, c'est être imprudent, c'est être téméraire. Voudriez-vous, prince, que votre général se rendît la fable du royaume de Ouei, qu'il devînt l'objet des railleries de vos ennemis, qu'il se perdît de réputation à la face de tout l'univers, qu'il exposât vos États à devenir la proie de ceux qui n'ont rien tant à cœur que de les envahir ? Non ; ce n'est certainement pas ce que vous prétendez. Attendons une autre occasion pour mettre à l'épreuve la bonne volonté de ceux de vos sujets qui n'ont point encore porté les armes ; attendons que nous ayons le temps de les former dans l'exercice de plusieurs campagnes, dans l'attaque ou la défense de quelque ville, ou dans l'enceinte d'un camp. Il faut aujourd'hui tout brusquer : les ennemis entrent dans vos États ; ne leur donnez pas le temps de faire des conquêtes : ce n'est point avec cette multitude d'hommes sans expérience, dont la plupart ignorent peut-être encore les premiers éléments de la discipline militaire & de l'art des guerriers, que vous pourrez en venir à bout. S'ils veulent me suivre, j'y consens ; mais qu'il me soit permis d'emmener encore avec eux quelques corps de vieux soldats accoutumés à braver les dangers & la mort : un seul d'entre eux en vaut cent des autres, il peut devenir formidable à un millier d'ennemis ; & l'exemple de ce petit nombre peut vous former autant de héros que vous aurez de soldats.

Ou-heou fit attention à ce discours du général, & lui permit de faire tout ce qu'il jugerait à propos.

Ou-tse se contenta d'ajouter aux troupes que le roi avait déjà désignées, & qui étaient actuellement sur pied, cinq cents chars bien armés, & trois mille hommes de cavalerie ; il se met à la tête de l'armée, part, atteint l'ennemi, le combat & remporte sur lui une victoire complète. Son armée n'était que de cinquante & quelques mille hommes, tandis que celle des Tsin, ses ennemis, était de cinq cent mille. De pareils succès, avec des forces si disproportionnées, ne sont dus qu'à l'art sublime de savoir gagner les cœurs.

Avant le combat Ou-tse harangua son armée en ces termes :

— Officiers, soldats, vous tous qui êtes rangés sous mes étendards, écoutez-moi. Vous allez vaincre, mais pour vaincre suivez l'ordre que je vais vous prescrire. Vous qui combattez dans les chars, ne vous attaquez qu'aux chars des ennemis, pour les briser ou pour les enlever. Cavaliers, ne taillez en pièces d'autres corps ennemis que ceux qui seront à cheval. Fantassins, n'enfoncez d'autres bataillons que ceux qui combattront comme vous à pied. Si vous renversez cet ordre, nulle gloire particulière à attendre, nul avantage à espérer.

Ou-tse fut obéi, la victoire qu'il remporta fut célébrée dans tout l'univers , qui en parle encore aujourd'hui avec admiration.

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Ceux qui sont armés du sabre et du bouclier environnés par les pertuisaniers
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