Les Avadânas

Contes et apologues indiens

extraits d'une encyclopédie chinoise, suivis de fables et légende chinoises

Traduction de Stanislas JULIEN (1799-1873)

  • J'ai trouvé, dans une encyclopédie chinoise, les Contes et Apologues indiens que j'offre aujourd'hui au public... L'ouvrage où j'ai puisé ces fables, allégories et historiettes indiennes, est intitulé Yu-lin, ou la Forêt des comparaisons.
  • Suivant le grand catalogue de la bibliothèque impériale de Pé-king, "il a été composé par Youen-thai surnommé Jou-hien, qui obtint, en 1565, le grade de docteur, et parvint plus tard au rang de président du ministère de la Justice. Il recueillit, dans les livres anciens, tous les passages et les morceaux qui renfermaient des Comparaisons, et en forma un recueil en vingt-quatre volumes, qu'il divisa en vingt classes ; puis, il subdivisa ces vingt classes en cinq cent quatre-vingts sections, commençant chacune par un axiome de deux mots qui en indique le sujet. L'auteur n'acheva cet ouvrage qu'après vingt ans d'un travail assidu."
  • On trouvera, à la fin de ce volume, plusieurs pièces d'un caractère original qui pourront donner, par avance, quelque idée du goût et du genre d'esprit qui règnent dans les fables purement chinoises. J'y ai ajouté une légende pleine d'intérêt...

Extraits : Quelques avadânas - Quelques fables chinoises

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Quelques avadânas

IV. Le hibou et le perroquet.
(N'accusez pas les autres des malheurs qui vous arrivent par votre faute.)

Au commencement des kalpas, il y avait un roi appelé Svaranandi. Une fois, un hibou vint se poser sur le palais. Il aperçut un perroquet qui jouissait seul de l'amitié et de la faveur du roi, et lui demanda d'où lui venait ce bonheur.
— Dans l'origine, répondit-il, lorsque je fus admis dans le palais, je fis entendre une voix plaintive d'une douceur extrême ; le roi me prit en amitié et me combla de bontés. Il me plaçait constamment à ses côtés et me mit un collier de perles de cinq couleurs.

En entendant ces paroles, le hibou conçut une vive jalousie,
— Eh bien ! dit-il après un moment de réflexion, je veux absolument chanter aussi pour plaire encore plus que Votre Seigneurie. Il faudra bien que le roi me comble aussi d'amitié et de faveurs.

Au moment où le roi venait de se livrer au sommeil, le hibou fit entendre sa voix. Le roi s'éveilla tout effaré, et, par l'effet de la terreur, tous les poils de son corps se hérissèrent.
— Quel est ce cri ? demanda-t-il à ses serviteurs ; j'en suis tout ému et bouleversé.

— Sire, répondirent-ils, il vient d'un oiseau dont le cri est odieux ; on l'appelle ouloûka (un hibou).

Sur-le-champ, le roi exaspéré envoya de différents côtés une multitude de gens pour chercher l'oiseau. Ses serviteurs eurent bientôt pris et apporté au roi le coupable volatile. Le roi ordonna de plumer le hibou tout vivant, de sorte qu'il éprouva de cuisantes douleurs et se sauva sur ses pattes. Quand il fut revenu dans la plaine, tous les oiseaux lui dirent :
— Qui est-ce qui vous a mis dans ce piteux état ?

Le hibou, qui était gonflé de colère, se garda bien de s'accuser lui-même.
— Mes amis, dit-il, c'est un perroquet qui est l'unique cause de mon malheur.

Le Bouddha dit, à cette occasion :
— Une belle voix a appelé le bonheur, une vilaine voix a attiré le malheur. Le châtiment du hibou est venu de sa propre sottise ; mais, au lieu de s'en prendre à lui-même, il a tourné sa colère contre le perroquet.

V. Les corbeaux et les hiboux
(Défiez-vous des hypocrites)

Jadis, il y avait des corbeaux et des hiboux qui étaient constamment en guerre. Les corbeaux attendaient le jour, et, sachant que les hiboux n'y voyaient goutte, écrasaient et tuaient ces oiseaux, et se repaissaient de leur chair. De leur côté, les hiboux sachant que, pendant la nuit, les corbeaux étaient aveugles, les attaquaient à coups de bec, leur ouvraient les entrailles et se repaissaient, à leur tour, de leur chair. De cette manière, les uns craignaient le jour et les autres la nuit ; cela n'avait pas de fin. Dans ce temps-là, au milieu des oiseaux, se rencontra un corbeau plein de prudence. Il parla à ses compagnons, et leur dit :
— Notre hostilité mutuelle est vraiment implacable ; nous finirons par nous exterminer complètement les uns les autres ; et il est impossible que les deux partis restent sains et saufs. Il faut employer un moyen habile pour exterminer tous les hiboux, et, après cela, nous pourrons vivre tranquilles et heureux ; autrement, notre perte est certaine.

— À merveille, s'écrièrent les corbeaux ; mais quel beau projet avez-vous conçu pour exterminer nos ennemis ?

— Mes amis, répondit le corbeau prudent, vous n'avez qu'à m'assaillir à coups de bec, m'arracher les plumes et me peler le cou. J'emploierai alors un stratagème qui amènera leur extermination complète.

Les corbeaux l'ayant traité suivant son désir, il se rendit dans l'état le plus piteux à l'entrée du trou des hiboux, et poussa des cris lamentables. Un hibou ayant entendu ses plaintes, sortit et l'interrogea :
— Pourquoi venez-vous vers notre demeure, le crâne meurtri et déchiré, et le corps tout dépouillé de plumes et de duvet ? Vos cris lugubres annoncent de cruelles souffrances. Peut-on en savoir la cause ?

— La multitude des corbeaux, leur répondit-il, a conçu contre moi une haine acharnée. Ne pouvant plus vivre avec eux, je viens me réfugier auprès de vous pour échapper à leur rage.

Le hibou s'apitoya sur son sort et voulut le nourrir avec bonté, mais tous ses compagnons s'écrièrent :
— C'est un ennemi mortel que nous ne devons même pas approcher. Pourquoi le nourrir, et accroître à nos dépens sa haine et son hostilité ?

— Aujourd'hui, reprit le hibou, comme il est accablé de misère et de douleur, il vient nous demander un asile. Il est seul et abandonné, quel mal pourrait-il nous faire ?

Ils consentirent aussitôt à le nourrir, et lui apportaient constamment les restes de leurs proies. Mais, après un certain nombre de jours et de mois, son duvet revint, et ses ailes se garnirent de plumes comme auparavant. Le corbeau, témoignant une joie feinte, imagina secrètement un habile stratagème. Il ramassa des branches sèches, des herbes et des brins de bois, et les arrangea au milieu du trou, comme pour témoigner aux hiboux sa reconnaissance.
— À quoi bon tout cela ? lui demandèrent-ils.

— Dans tout votre trou, répondit le corbeau, il n'y a que des pierres froides. Ces herbes et ces branches vous garantiront du vent et du froid.

Les hiboux le crurent et ne dirent mot. Sur ces entrefaites, le corbeau chercha à devenir le gardien de leur retraite, et feignit d'exécuter leurs ordres sous prétexte de les remercier de leurs bienfaits. Dans ce même temps, il tomba une neige violente, accompagnée d'un vent glacial, et tous les hiboux se réfugièrent promptement dans leur trou.

Le corbeau profita avec joie de cette occasion ; il s'élança vers un endroit où des bergers avaient allumé du feu, apporta dans son bec une branche enflammée, et incendia la demeure des hiboux, qui, en un instant, furent consumés au milieu de leur trou.

VI. Le religieux, la colombe, le corbeau, le serpent venimeux et le cerf
(Il faut maîtriser ses passions)

Il y avait une fois un religieux nommé Vîryabala. Il demeurait au milieu des montagnes, et restait en silence au pied d'un arbre pour obtenir l'intelligence. À la même époque, il y avait quatre animaux qui habitaient tout près de lui et le laissaient constamment en paix. C'étaient une colombe, un corbeau, un serpent venimeux et un cerf. Ces quatre animaux sortaient le jour pour chercher leur nourriture, et rentraient le soir au gîte. Pendant une certaine nuit, ils s'interrogèrent l'un l'autre et se demandèrent quelle était, dans ce monde, la plus grande cause de souffrance.
— C'est la faim et la soif, dit le corbeau. Lorsqu'on est tourmenté par la faim et la soif, le corps maigrit, les yeux s'éteignent, l'esprit est agité, on se jette aveuglément dans les filets et l'on ne s'inquiète pas des armes les plus meurtrières. Notre mort prématurée n'a jamais d'autre cause. C'est pourquoi je dis que la faim et la soif sont la plus grande cause de souffrance.

— Je pense, dit la colombe, que l'amour est la plus grande cause de souffrance. Quand l'amour nous enflamme, aucune considération ne nous arrête ; les dangers que nous courons, la mort qui nous atteint n'ont jamais d'autre cause.

— Pour moi, dit le serpent venimeux, je trouve que la colère est la plus grande cause de souffrance. Dès qu'une pensée haineuse s'est élevée dans notre âme, nous immolons même nos parents, et souvent nous poussons la rage jusqu'à nous tuer nous-mêmes.

— C'est l'effroi, dit le cerf, qui est la plus grande cause de souffrance. Quand nous sommes au milieu des bois et des plaines, notre âme est constamment en proie à la crainte ; s'il nous semble entendre la voix des chasseurs ou les cris des loups, nous nous précipitons dans les fossés ou du haut des rochers ; la mère, palpitant d'effroi, abandonne ses petits. Voilà pourquoi je dis que la crainte est la plus grande cause de souffrance.

Après avoir entendu ces discours, le religieux leur dit :
— Vous raisonnez sur les causes accessoires, sans rechercher la cause première de la souffrance. Dans ce monde, le plus grand malheur des créatures est d'avoir un corps. Le corps est la plus grande source de souffrance ; c'est lui seul qui nous cause des craintes et des douleurs sans bornes.

XIX. Le chacal et la cruche de bois
(De ceux qui s'attirent eux-mêmes leur malheur)

Il y avait un brâhmane qui, par un sentiment d'humanité, avait fait construire un puits au milieu d'une plaine déserte, dans l'intérêt des bergers et des voyageurs. Tout le monde allait au puits pour boire et se laver. Un jour, vers le coucher du soleil, une troupe de chacals vint auprès du puits et but un reste d'eau qui était tombée à terre. Le chef des chacals ne but point de cette eau ; il enfonça sa tête dans une cruche de terre, qui était placée à coté du puits, et but de l'eau qu'elle contenait. Quand il eut fini de boire, il garda la cruche sur sa tête, l'éleva en haut et la brisa en la frappant contre le sol, mais sa tête resta passée dans le large goulot de la cruche. Les autres chacals dirent à leur chef :
— Si les feuilles humides d'un arbre pouvaient servir à quelque chose, il faudrait encore les conserver ; à plus forte raison auriez-vous dû respecter cette cruche qui rendait un si grand service aux voyageurs. Pourquoi l'avoir brisée ?

— C'est pour mon plaisir que j'ai fait cela, répondit le chef des chacals ; je ne recherche que mon contentement ; comment pourrais-je prendre souci d'autre chose ?

En ce moment, un voyageur dit au brâhmane :
— Voilà votre cruche brisée.

Il en remit une autre, qui eut le même sort que la première. Le chacal en brisa de suite jusqu'à quatorze. Ses compagnons lui ayant adressé maintes fois des représentations, il fit la sourde oreille et n'en tint aucun compte. Le brâhmane songea alors en lui-même et dit : « Qui est-ce qui brise toutes mes cruches ? Il faut que j'aille l'épier. » C'était justement notre chacal. Le brâhmane se dit alors : « J'avais établi ce puits pour le bien des hommes, et voilà qu'on met obstacle à mes bonnes intentions. » Cela dit, il fit fabriquer une cruche de bois fort solide et difficile à briser, où la tête pût entrer et d'où elle ne pût sortir qu'avec peine. Il porta sa cruche au bord du puits, et, s'armant d'un bâton, il se retira à l'écart et épia le coupable. Quand les voyageurs eurent fini de boire, le chef des chacals enfonça, comme auparavant, sa tête dans la cruche.

À peine eut-il bu, qu'il la frappa contre terre sans pouvoir la briser. En ce moment le brâhmane l'accabla de coups de bâton et le tua.

Du milieu des airs, un dieu prononça ces gâthâs :
« Des êtres intelligents ont parlé avec bienveillance, mais le méchant n'a point écouté leurs représentations.
En persistant dans son entêtement stupide, il s'est attiré ce malheur.
Voilà comment un chacal imbécile a éprouvé le supplice de la cruche de bois.


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Quelques fables chinoises

CXIII. Le médecin, la courtisane et le voleur

Un médecin, une courtisane et un voleur étant morts, se présentèrent ensemble devant le roi des enfers qui leur demanda quel métier ils avaient exercé pendant leur vie.
— Votre sujet, dit le premier, pratiquait la médecine. Lorsqu'un homme était dangereusement malade je pouvais le délivrer de la mort et le ramener à la vie.

Le roi entra dans une grande colère et dit :
— J'envoyais constamment des démons pour amener ici les criminels, et toi, au contraire, tu me les reprenais, et tu résistais à mes ordres ; pour ta punition tu mériterais d'être jeté dans une chaudière d'huile bouillante.

Il interrogea ensuite la courtisane.
— Pour moi, répondit-elle, par l'effet de mes caresses et de mes complaisances, j'ai ruiné une multitude d'hommes et les ai fait descendre dans votre empire.

— À merveille, s'écria le roi, je vous renvoie sur la terre et vous accorde encore douze ans d'existence.

Le roi ayant interrogé le voleur, celui-ci répondit :
— J'exerçais le métier de voleur. Si un homme faisait sécher au soleil de beaux habits, s'il laissait traîner de l'argent, je lui rendais le service de ramasser ces objets et de les mettre en lieu sûr. Beaucoup d'hommes, que j'avais dépouillés de tout, se sont dégoûtés de la vie ou sont morts de désespoir.

Le roi fut charmé de cette réponse et s'écria :
— Cet homme m'a rendu des services et a secondé mes efforts. Qu'on le renvoie sur la terre avec un supplément de dix ans de vie.

À ces mots, le médecin se jeta aux pieds du roi et lui dit en pleurant :
— Grand roi ! puisque Votre Majesté rend de tels jugements, je vous supplie de me renvoyer sur la terre. J'ai encore, dans ma maison, un fils et une fille. J'ordonnerai à mon fils de se mettre voleur et à ma fille d'embrasser le métier de courtisane.

CXIV. Le rat et la guêpe

Un rat et une guêpe s'étaient liés d'amitié, et voulaient vivre comme frère et sœur. Ils invitèrent un bachelier à leur servir de témoin. Celui-ci ne put s'en dispenser et alla au rendez-vous. Un ami lui dit :
— Comment acceptez-vous un tel rôle, qui vous met au-dessous de cette vile engeance ?

Le bachelier répondit :
— Comme l'un mord et l'autre pique, je ne puis me dispenser de leur obéir.

CXV. L'aveugle et les odeurs

Il y avait un homme qui avait perdu les yeux et était privé de la lumière, mais il savait reconnaître les choses à leur odeur. Un bachelier prit un volume du Si-siang-ki (l'Histoire du pavillon d'Occident), et le lui fit sentir.
— C'est le Si-siang-ki, s'écria l'aveugle.

— Comment le savez-vous ? lui demanda le bachelier.

— C'est qu'il a, répondit l'aveugle, une certaine odeur de pommade et de fard.

Le bachelier lui présenta ensuite le San-koué-tchi (l'Histoire des trois royaumes), le lui fit sentir et lui demanda ce que c'était.
— C'est le San-koué-tchi, dit l'aveugle.

— Comment le savez-vous ?

— Parce qu'il a une certaine odeur de poudre de guerre, repartit l'aveugle.

Le bachelier était dans l'admiration. Il lui présenta une de ses compositions et la lui fit sentir.
— C'est, dit l'aveugle, un de vos élégants écrits.

— Comment le savez-vous ?

— C'est, dit l'aveugle, qu'il exhale une certaine odeur d'huile.

CXVI. Le maître d'école et son disciple

Un maître d'école avait l'habitude de dormir dans le jour, et ne permettait pas à ses disciples d'en faire autant. Un écolier lui en ayant fait l'observation, il lui échappa de dire :
— J'aime à voir en songe Tcheou-kong.

Le lendemain, l'écolier suivit son exemple. Le maître le frappa pour l'éveiller et lui dit :
— Comment pouvez-vous dormir ainsi en plein jour ?

L'élève lui répondit :
— J'étais seulement allé voir Tcheou-kong.

— Que vous a dit Tcheou-kong ? demanda le maître.

— Tcheou-kong, m'a dit, repartit l'écolier, « Je n'ai point vu hier votre respectable maître. »

CXVII. Le médecin célèbre

Le roi des Enfers envoya un jour sur la terre un démon qui faisait partie de ses satellites, avec mission de lui chercher un médecin célèbre, et lui donna ainsi ses ordres :
— Le médecin devant la porte duquel vous ne verrez aucune âme indignée d'avoir quitté la vie, c'est celui-là qu'il me faut.

Le démon obéit aux ordres de son souverain, et remonta sur la terre. Chaque fois qu'il passait devant la porte d'un médecin, il y voyait une multitude de mânes indignées. À la fin, il arriva à une maison devant laquelle errait une seule âme.
— Pour le coup, s'écria-t-il, celui qui demeure là doit être un habile médecin.

Il s'informa, et apprit que c'était un médecin qui avait suspendu la veille son tableau de docteur.

CXVIII. Le mari qui fait épiler sa barbe

Un homme dont la barbe grisonnait avait ordonné à sa seconde femme de lui arracher tous les poils blancs. Celle-ci voyant que les poils blancs étaient fort nombreux, se mit à les arracher. Comme elle ne pouvait venir à bout de les choisir, elle arracha en même temps tous les poils noirs. Sa besogne étant finie, le mari se regarda dans un miroir et fut rempli d'étonnement. Il gronda vertement sa seconde femme, qui lui dit :
— Puisque je devais arracher les plus nombreux, pourquoi n'aurais-je pas arraché les plus rares ?

CXIX. Le lettré et la tortue
Il y avait un lettré qui voulait traverser un fleuve, et se désolait de ne point trouver de batelier pour le passer. Tout à coup, il aperçut une grande tortue et lui dit :
— Ma sœur la tortue noire, veuillez prendre la peine de me passer ; je vous réciterai des vers pour vous remercier.

La tortue lui dit :
— Récitez d'abord des vers, je vous passerai après.

— Ne me trompez pas, lui dit le lettré. Je vais d'abord vous réciter deux vers ; quand vous m'aurez passé, je vous en réciterai deux autres. Qu'en dites-vous ?

— J'y consens, répondit la tortue.

Le lettré dit alors :
— J'ai traversé les neuf palais et j'ai franchi les quatre mers. Le roi des dragons en a pâli d'effroi.

La tortue fut ravie de joie et transporta le lettré sur la rive opposée. Celui-ci reprit :
— J'appartiens à la noble classe qui porte le bonnet et la ceinture. Je rougirais de converser avec une tortue noire.

CXX. Le crabe et la grenouille verte

Un crabe et une grenouille verte s'étaient liés d'amitié pour vivre comme frère et sœur. Un jour, ils parièrent à qui traverserait un ruisseau, et convinrent que celui des deux qui le franchirait le premier serait considéré comme le chef de l'association. Cela dit, la grenouille verte prit son élan et traversa le ruisseau. Le crabe, marchant à pas lents, fut rencontré par une jeune fille qui l'attacha avec une corde de paille et l'arrêta tout court. La grenouille, ne le voyant pas venir, se retourna et lui dit :
— Comment se fait-il que vous ne soyez pas encore passé ?

— Ne m'accusez pas de lenteur, répondit le crabe ; je serais déjà arrivé, si cette petite coquine ne m'eût arrêté. Voilà l'unique cause qui m'a retardé et m'a empêché de venir.

CXXI. Le nouveau Dieu du tonnerre

Un jour, le Dieu du tonnerre voulait châtier un fils rebelle à ses parents. Celui-ci lui arrêta le bras et lui dit :
— Ne me frappez pas. Je vous demanderai, ajouta-t-il, si vous êtes le nouveau ou l'ancien Dieu du tonnerre.

— Qu'entendez-vous par là ? lui demanda le dieu.

— Si vous êtes le nouveau Dieu du tonnerre, répondit-il, je mérite d'être écrasé sur-le-champ ; mais si vous êtes l'ancien Dieu du tonnerre, je vous dirai que mon père s'est révolté autrefois contre mon aïeul. Où étiez-vous dans ce temps-là ?

CXXII. Le vieux tigre et le singe

Il y avait une fois un vieux tigre qui avait envie de manger un singe. Celui-ci lui dit pour le tromper:
— Mon corps est bien petit, et il ne pourrait même vous fournir un seul repas. Sur la montagne qui est vis-à-vis, il y a un grand animal qui est capable de satisfaire votre noble appétit. Je vais marcher devant et vous y conduire.

Quand ils furent arrivés tous deux sur la montagne, un cerf, armé d'un bois formidable, aperçut le tigre et soupçonna qu'il voulait le dévorer. Il alla au-devant du singe et lui dit :
— Mon jeune ami, vous m'aviez promis dix peaux de tigre, aujourd'hui vous ne m'en apportez qu'une ; vous m'en devez encore neuf.

À ces mots, le tigre fut effrayé et dit :
— Je n'aurais jamais cru que ce petit singe fût aussi méchant. Il paraît qu'il veut me sacrifier pour payer ses anciennes dettes.

CXXIII. Le chat et le rat

Il y avait une fois un chat qui poursuivait un rat. Celui-ci, se voyant serré de près, entra dans une grande bouteille et s'y blottit. Le chat, qui ne voulait pas abandonner sa proie, resta près du vase en faisant le guet. Le rat, transi de peur, n'osait sortir de sa retraite. Tout à coup, le chat se mit à éternuer. Du fond de sa bouteille, le rat lui dit :
— Je vous souhaite un grand bonheur.

— Cela ne vous regarde pas, lui dit le chat, mais, puisque vous êtes si obligeant, je vous avouerai que mon plus grand bonheur serait de vous manger.

CXXIV. Le rat et le chat

Un rat et un chat étaient tranquillement assis à l'entrée de leur gîte particulier. Le rat n'osait sortir de son trou. Tout à coup un éternuement retentit dans l'intérieur. Le chat dit d'un ton bienveillant:
— Mille années, je vous souhaite !

Les autres dirent :
— Puisqu'il est si respectueux, qui nous empêche de lui faire une visite ?

— Est-ce qu'il a jamais eu un cœur sincère ? repartit le premier rat. C'est uniquement pour me tromper qu'il me souhaite de longues années. Si je sortais, il me croquerait à belles dents.

CXXV. Le chat et les souris

Un homme, pour s'amuser, avait attaché un chapelet au cou d'un chat. Les souris se félicitèrent entre elles et dirent :
— Ce respectable chat jeûne et prie le Bouddha ; décidément il ne nous mangera plus.

En disant cela, elles se mirent à danser de joie dans le vestibule. Dès que le chat les eut vues, il en croqua plusieurs de suite.

Les autres souris s'enfuirent et se dirent secrètement :
— Nous pensions, nous autres, qu'il priait le Bouddha et qu'il avait un cœur affectueux ; mais sa dévotion n'était qu'une pure comédie.

— Vous ne savez donc pas, dit une autre souris, que, dans le monde, ceux qui font les dévots et ont l'air de prier le Bouddha, ont le cœur dix fois plus cruel que les loups ?

CXXVI. Le phénix et la chauve-souris

Un jour que le phénix célébrait sa naissance, les oiseaux vinrent lui faire la cour et le féliciter. La chauve-souris seule ne vint pas. Le phénix lui en fit des reproches et lui dit :
— Vous faites partie de mes sujets, pourquoi vous montrez-vous si fière ?

— J'ai quatre pieds, répondit la chauve-souris, et j'appartiens à la classe des quadrupèdes. À quoi bon vous féliciter ?

Un autre jour, comme le ki-lin célébrait aussi l'anniversaire de sa naissance, la chauve-souris s'absenta encore. Le ki-lin la réprimanda à son tour.
— J'ai des ailes, dit la chauve-souris, et j'appartiens à la classe des oiseaux. Pourquoi vous aurais-je félicité ?

Le ki-lin raconta à l'assemblée des quadrupèdes la conduite de la chauve-souris. Ils se dirent en gémissant :
— Dans le monde, il y a aujourd'hui beaucoup de gens, au cœur sec et froid, qui ressemblent à cette méchante bête ; ils ne sont ni oiseaux ni quadrupèdes, et, en vérité, on ne sait qu'en faire.


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