Se-ma : Principes sur l'art militaire

Traduction : Joseph-Marie AMIOT,
extrait de : ART MILITAIRE DES CHINOIS, Didot l'aîné, Paris, 1772, pages 225-302.

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Les cinq articles du Se-ma-fa : le texte

 

Ceux qui sont armés du sabre et du bouclier mêlés avec les pertuisaniers
Ceux qui sont armés du sabre et du bouclier mêlés avec les pertuisaniers


Article I. De l'humanité

Les anciens sages, les premiers législateurs, regardèrent l'humanité comme le principe universel qui devait faire agir les hommes ; ils fondèrent sur la justice l'art sublime du gouvernement ; ils établirent l'ordre, pour diriger la justice ; ils donnèrent des règles de prudence pour fixer l'ordre ; ils consacrèrent la droiture, pour servir de mesure à tout. Pour ranimer l'humanité qui s'éteignait peu à peu dans le cœur des hommes, pour faire régner la justice dont on violait les immuables lois, pour rétablir l'ordre, que les passions fougueuses troublaient sous les plus légers prétextes, pour faire valoir la prudence dont on méprisait les règles, pour soutenir la droiture qu'on affectait de méconnaître, ils furent contraints d'établir l'autorité ; & pour assurer & affermir l'autorité, pour la venger & la défendre, ils eurent recours à la guerre. Ils avaient de l'humanité, ils étaient justes, ils aimaient l'ordre, ils avaient de la prudence de la droiture, & ils firent la guerre. On peut donc faire la guerre, on peut combattre, on peut envahir des villes, des provinces & des royaumes. Vu l'état où sont actuellement les hommes, il n'y a plus de doutes à former à cet égard. Mais avant que d'en venir à ces extrémités, il faut être bien assuré qu'on a l'humanité pour principe, la justice pour objet, la droiture pour règle. On ne doit se déterminer à attenter à la vie de quelques hommes, que pour conserver la vie d'un plus grand nombre : on ne doit vouloir troubler le repos de quelques particuliers, que pour assurer la tranquillité publique ; on ne doit nuire à certains individus, que pour faire du bien à l'espèce ; on ne doit vouloir que ce qui est légitimement dû, ne le vouloir que parce qu'il est dû, & ne l'exiger que comme il est dû. Il résulte de là que la nécessité seule doit nous mettre les armes à la main. Or, si l'on ne fait la guerre que par nécessité, avec les conditions que je viens d'indiquer, on aimera ceux même contre qui l'on combat, on saura s'arrêter au milieu des plus brillantes conquêtes, on sacrifiera la valeur à la vertu, on oubliera ses propres intérêts pour rendre aux peuples, tant vainqueurs que vaincus, leur première tranquillité & le repos dont ils jouissaient auparavant.

Quand on a l'humanité pour principe, on n'entreprend pas la guerre hors de saison, on ne l'entreprend pas sans de légitimes raisons. On l'entreprendrait hors de saison si l'on faisait marcher les troupes pendant le temps des semailles ou de la récolte, pendant les grandes chaleurs de l'été, ou pendant les rigueurs de l'hiver, pendant le temps du grand deuil, ou pendant celui de quelque calamité publique, comme lorsque des maladies contagieuses sont de grands ravages parmi le peuple, ou lorsque, par l'intempérie de l'air ou le dérangement des saisons, la terre, soit de votre côté, soit du côté de l'ennemi seulement, refuse aux hommes ses dons les plus ordinaires. La guerre se ferait sans de légitimes raisons, si on l'entreprenait avant que d'avoir fait tous ses efforts pour obtenir par des voies pacifiques ce qu'on veut se procurer par la force des armes ; si, sous divers prétextes, qui ne peuvent être que frivoles, on refusait opiniâtrement toute médiation ; si enfin on ne prenait conseil que de soi-même, pour suivre les impulsions de quelque passion secrète, de vengeance, de colère ou d'ambition.

La guerre est par rapport au peuple ce qu'une violente maladie est par rapport au corps. L'une demande autant de précautions que l'autre : dans les maladies, il y a le moment d'appliquer les remèdes, le temps de les laisser agir, & celui ou ils doivent produire leurs effets. Dans la guerre, il y a le temps de la commencer, le temps de la pousser, & celui de la suspendre ou de la terminer. Ne pas faire ces distinctions, ou, si on les fait, n'y avoir pas les égards nécessaires, c'est n'avoir aucun objet réel, c'est vouloir tout perdre, c'est n'avoir point d'humanité.

Si vous avez de l'humanité, vous saurez, vous sentirez que tout affligé est respectable ; vous n'ajouterez pas affliction sur affliction, douleur sur douleur, infortune sur infortune. Dans ces sortes d'occasions, vous ne devez point avoir d'ennemis : quels sentiments devez-vous donc avoir pour vos propres gens, pour vos amis mêmes ?

Si vous avez de l'humanité, loin de vous refuser à tout accommodement raisonnable, vous vous prêterez, sans aucune difficulté, à tous ceux qui ne seront pas évidemment contraires à la gloire de votre règne, ou aux intérêts réels de votre peuple ; vous n'oublierez rien pour les faciliter, vous en chercherez les occasions, vous les ferez naître.

Anciennement on ne poursuivait pas les fuyards au-delà de cent pas ; on n'infligeait aucune peine à ceux qui, par maladie ou par faiblesse, se rendaient plus tard que les autres dans les lieux désignés. Dans les marches ordinaires on n'allait pas de suite au-delà de trois jours, chaque journée ne surpassait pas le nombre de 90 li (neuf lieues). Lorsqu'on était arrivé au terme, que le corps d'armée était formé, on publiait les lois de la discipline, on inculquait à chacun les devoirs particuliers qu'il devait remplir ; on instruisait, on exerçait, on animait à bien faire ; on n'oubliait rien pour se faire écouter & obéir. Pénétrés des tendres sentiments qu'inspire l'humanité, les chefs mettaient toute leur attention à préserver le soldat des maladies, à le mettre à couvert de la disette & des autres incommodités, à lui ôter tout sujet légitime de mécontentement & de murmure. N'ayant que la justice pour règle, ils punissaient les fautes ; mais ils les punissaient sans cruauté, sans emportement, sans colère. Pleins d'amour pour l'ordre, ils le gardaient scrupuleusement, jusques dans les plus petites choses, & faisaient en sorte que la multitude n'eût pas de satisfaction plus grande que celle de pouvoir les imiter. Après que l'armée était rangée en bataille au premier coup de tambour, au premier signal, tout était prêt pour l'attaque. Les généraux & les subalternes, les officiers & les soldats, remplis d'estime les uns pour les autres, fruits de leur droiture réciproque, se croyaient mutuellement invincibles ; &, de l'accord des cinq vertus capitales, l'humanité, la justice, l'ordre, la prudence & la sincérité ou la confiance mutuelle, résultait une sixième, la vertu propre aux gens de guerre, la valeur. Ceux qui les premiers s'érigèrent en souverains, prirent le Ciel & la Terre pour modèles de leur gouvernement. Le Ciel domine sur la Terre, il la couvre, il l'éclaire, il l'embellit, il la fertilise. La Terre reçoit du Ciel sa force & la vertu qu'elle a de faire valoir ses propriétés & de les mettre en œuvre pour la production de toutes choses. C'est elle qui leur distribue, avec une économie merveilleuse, les différents sucs dont elles ont besoin pour se former, se nourrir & parvenir à leur point de perfection : elle n'est jamais oisive ; elle travaille insensiblement, mais sans discontinuer ; elle travaille lentement, mais avec fruit.

Les anciens sages rassemblèrent les hommes qui ne vivaient point encore en société, les mirent à couvert, les instruisirent, leur firent connaître leurs devoirs réciproques, firent naître les talents, les développèrent, en déterminèrent l'application ; ils fixèrent des usages, préposèrent des magistrats & des officiers pour les faire observer, se mirent à la tête d'eux tous, eurent des sujets, & furent rois. Dès lors les règles de subordination, les récompenses & les châtiments furent établis. Il fallait mettre un frein aux passions, il fallait animer la vertu & détourner du vice. On détermina divers genres de supplices & de punitions, on assigna des prééminences, on imagina des dignités & des honneurs. On créa une nouvelle espèce de biens & de richesses par l'idée & la valeur qu'on attacha à certains métaux ; biens de convention, richesses idéales, au moyen desquels on pouvait se procurer les biens solides, les véritables richesses, tout ce qui était nécessaire à la vie & à l'entretien. On établit des titres pour servir de distinction entre les différents genres de mérite, & entre les différents degrés dans chaque genre : dès lors il y eut des princes, des grands, des mandarins & des officiers de tous les ordres : dès lors il y eut des provinces entières données à titre de souveraineté à ceux qui, par la qualité & l'importance de leurs services, avaient concouru d'une manière extraordinaire au bien de la société. Comme tous ces établissements étaient à l'avantage de l'humanité, il fallait, par principe même d'humanité, empêcher qu'ils ne dégénérassent ; il ne fallait rien oublier pour les maintenir dans leur pureté primitive ; il fallut par conséquent corriger les infracteurs ; il fallut punir les réfractaires : de là les dégradations & les humiliations, les privations des dignités & des revenus, les notes d'infamie & les proscriptions ; de là enfin les guerres.

Les guerres ne sont donc venues au secours des hommes que comme un remède à de plus grands maux, que comme un remède inévitable. Mais dans les premiers temps, que de précautions ne prenait-on pas avant que de les entreprendre ! Dès qu'un ouang, un heou, un po, ou tel autre petit souverain feudataire de l'empire, de quelque titre qu'il fût décoré, s'était rendu coupable de quelque crime, on le déférait au ty (à l'empereur), comme au maître absolu, qui avait droit de le corriger, de le châtier, de le déposséder, & même de le mettre à mort, si le cas le requérait. L'empereur de son côté, pour n'être pas trompé par de hardis calomniateurs, & pour ne pas agir témérairement, en s'en rapportant à des délateurs passionnés ou indiscrets, envoyait secrètement des commissaires pour s'informer de la vérité. Si après toutes les informations & les recherches les plus exactes, il était prouvé que l'accusé était véritablement coupable, alors il l'avertissait, & l'exhortait à réparer ses fautes & à changer de conduite : il ne souffrait pas qu'on fît en son honneur les chansons ordinaires, pendant le temps des assemblées générales ; il en faisait chanter au contraire de propres à le faire rentrer en lui-même, & dans lesquelles, sous le nom de quelque prince supposé on blâmait tous les écarts dont on prétendait le corriger.

Une conduite si douce de la part du souverain, envers des vassaux qu'il pouvait châtier rigoureusement, engageait plusieurs à se reconnaître & à rentrer de bonne foi dans les devoirs dont ils s'étaient écartés : alors ils rentraient en possession de leurs États. Ceux au contraire qui persistaient opiniâtrement dans le mal, étaient dépossédés & punis proportionnément à ce dont ils s'étaient rendus coupables. Rien n'était plus humain, rien n'était plus équitable que la manière dont on se comportait dans ces sortes d'occasions ; tout s'y passait avec ordre, tout s'y faisait avec prudence, & la droiture la plus exacte réunissait tous les cœurs. Le souverain appelait à la cour celui qu'il voulait châtier : s'il obéissait exactement & sans délai, & si sa faute n'était pas du nombre de celles qui ne méritent aucun pardon, après quelque légère punition, on le retenait pour l'employer, sans distinction, à tout ce qu'on jugeait à propos, en ne lui donnant d'autre titre que celui de courtisan apprentif de ses devoirs. Il demeurait ainsi sans grade & sans emploi fixe, jusqu'à ce qu'il eût donné des preuves suffisantes de repentir, jusqu'à ce que, par de nouveaux mérites, il eût effacé les taches dont il s'était souillé, jusqu'à ce qu'enfin il se fût rendu digne de recevoir de nouveaux bienfaits. S'il n'obéissait pas, ou si, sous divers prétextes, il cherchait à éluder les ordres qu'on lui avait donnés, l'empereur le déclarait rebelle ; mais cette déclaration se faisait avec tant d'appareil & de lenteur, que le coupable avait encore tout le temps de rentrer dans le devoir.

On indiquait une assemblée générale, on assignait le jour où tout le monde devait être rendu ; &, ce jour arrivé, l'empereur, à la tête de ses vassaux, des princes, des grands de tous les Ordres, & des cent principaux mandarins de l'empire, se rendait au lieu déterminé pour cette cérémonie. Là il détaillait les fautes de celui contre lequel on allait procéder. Il disait :

« Le prince, ouang heou ou po de tel endroit, a désobéi à mes ordres, il a manqué à ses principaux devoirs, à telle ou telle de ses obligations envers moi ou envers le peuple qui lui est confié ; il a abandonné la vertu pour se livrer au vice ; il a renversé l'ordre établi par le Ciel ; il a donné, sans raison légitime, des sujets de chagrin à ceux qui, par leurs vertus ou par leurs talents, ne méritaient que des récompenses, ou tout au moins que des éloges ou des encouragements & telles autres choses semblables, après lesquelles il ajoutait : Au surplus, il n'a écouté ni mes avis ni mes menaces, il persiste dans ses crimes comme dans sa désobéissance. Je vous en avertis, vous qui, en vertu des dignités & des charges donc vous êtes honorés, devez concourir avec moi au maintien des lois & au bon ordre de l'empire, afin que nous prenions de concert les mesures les plus efficaces pour remédier au mal.

Après que l'empereur avait ainsi parlé, cette auguste assemblée concluait unanimement à la mort du rebelle, & au châtiment de tous ceux qui lui étaient dévoués, s'ils n'abandonnaient promptement son parti. On adressait en commun une courte prière au suprême empereur du Ciel, aux esprits du soleil, de la lune, des étoiles, à tous les esprits de la terre en général, & à ceux qui président aux générations en particulier. On s'adressait aussi aux ancêtres de tous les rois, des princes, des grands & des mandarins, pour les avertir de ce qu'on allait faire, & on disait :

« Ce n'est que malgré nous que nous nous déterminons à renverser, à détruire & à verser du sang ; que la faute en soit sur celui qui nous met dans cette triste nécessité ; nous sommes certains de ses crimes & de son obstination ; sa rébellion est manifeste ; nous devons au Ciel, aux esprits, à vous-mêmes & à tout l'empire de détruire ce qui mérite si peu d'être conservé, & de mettre à mort celui qui est si peu digne de vivre.

Ce discours fini, l'empereur nommait les généraux ; il choisissait parmi ses vassaux ceux qui devaient aller en personne contre le rebelle ; il déterminait le nombre & la qualité des troupes que chacun devait fournir ; il assignait le temps précis où la campagne devait commencer ; & avant que de congédier l'assemblée, il leur donnait à tous les instructions suivantes.

« Vous êtes devenus les instruments des vengeances du Ciel : n'allez pas vous-mêmes, par vos propres crimes, encourir la disgrâce de ce même Ciel que vous devez venger. Combattez avec courage, mais avec discrétion ; combattez de toutes vos forces, mais sans cruauté ; en un mot, épargnez le sang, le plus qu'il vous sera possible, sans nuire à votre dessein. Voici en particulier ce que je vous recommande, & ce que vous devez prescrire à tous ceux qui seront sous vos ordres, afin qu'ils l'observent dans l'occasion. Quand vous serez entrés dans les terres qui sont sous la domination du rebelle, pleins de respect pour les esprits qui y président, vous ne ferez rien qui puisse les déshonorer ou les attrister. S'il se trouve des représentations de quelqu'un d'eux, vous ne les briserez point : vous ne marcherez point à travers les terres où il y a du riz, ni sur celles qui produisent les autres choses nécessaires à la vie : vous ne dégraderez pas les forêts, vous n'abattrez pas les arbres qui portent du fruit, vous ne foulerez pas les plantes & les herbes utiles. Vous ne nuirez point aux six sortes d'animaux domestiques ; vous n'emploierez pas la force pour vous en procurer l'usage, encore moins pour vous les approprier : vous n'enlèverez point les instruments du labourage, les ustensiles, ni rien de ce qui est nécessaire à un ménage. Quand vous aurez pris quelque ville, vous n'en détruirez pas les murailles, vous veillerez à la conservation de toutes les choses qui sont faites avec art, & au salut du citoyen. Quelque part que vous vous rencontriez, vous ne mettrez jamais le feu pour consumer les campagnes ou les maisons ; vous donnerez du secours aux vieillards & aux enfants ; vous n'attaquerez point ceux qui sont hors d'état de se défendre. Après un combat, vous aurez un soin particulier des blessés, vous les ferez panser exactement, & vous leur procurerez tous les autres soulagements qui dépendront de vous. Ceux des ennemis que vous trouverez avec des blessures, doivent éprouver les mêmes attentions de votre part, jusqu'à ce qu'ils soient parvenus à une parfaite guérison ; alors vous les renverrez chez eux, en leur donnant libéralement de quoi vivre pendant la route, afin qu'ils servent de consolation à leurs parents, & qu'ils soient auprès de leurs compatriotes des preuves non équivoques de votre humanité. Si vous rencontrez quelque parti ennemi, vous ne le combattrez pas, vous favoriserez même sa fuite, pour peu qu'il soit disposé à la prendre. Votre principal objet est d'aller droit au rebelle : atteignez-le le plus tôt que vous le pourrez ; combattez-le de toutes vos forces ; prenez-le mort ou vif ; dès qu'il sera en votre puissance, que tout acte d'hostilité cesse, & qu'on me donne promptement avis de tout.

Voilà comment on se comportait autrefois avant que d'entreprendre la guerre. Dans la manière dont on procédait pour la conclure, pour la déclarer, pour s'y préparer, pour la commencer, pour la finir, il n'y avait rien qui se ressentît de la passion ; tout, au contraire, y respirait l'humanité. Ce n'était qu'après avoir épuisé toutes les autres ressources qu'on en venait à cette dure nécessité ; ce n'était que pour maintenir l'ordre, que pour faire observer les lois & fleurir la vertu ; ce n'était que pour délivrer le peuple de toute vexation, pour lui faciliter l'usage légitime des commodités de la vie, & pour lui procurer cette douce tranquillité qui favorise l'industrie & le travail & qui fait que chacun est content de son sort ; ce n'était enfin que parce qu'on y était obligé, & qu'il n'y avait aucun moyen de s'en dispenser ; aussi dès que celui qui en était l'occasion avait été pris ou mis à mort, dès que les principaux coupables avaient été punis, la paix était rendue à l'univers, & le peuple vaincu se faisait un devoir & un plaisir de se soumettre aveuglément à un vainqueur dont il était sûr qu'il ne recevrait que de bons traitements & des bienfaits : tout rentrait alors dans l'ordre. On nommait un nouveau prince pour remplacer celui qu'on venait de détrôner, l'on travaillait efficacement à réformer tous les abus ; on obviait, autant qu'il était possible, aux inconvénients, aux prétextes & à tout ce qui pouvait donner occasion à de nouveaux troubles ; on déterminait des cérémonies & une musique : on assignait au nouveau souverain le rang qu'il devait tenir dans l'empire ; en lui désignant les neuf sortes de crimes dont il devait avoir grand soin de purger ses États, les neuf espèces de châtiments qu'il devait employer pour les punir, on lui faisait entendre que s'il se trouvait lui-même coupable, on le traiterait, sans rémission, de la même manière dont on voulait qu'il traitât les autres, puisque c'était la loi générale de l'empire. Sur cela on publiait de nouveau les articles suivants, dont on donnait une nouvelle copie authentique à chacun des princes qui avaient des terres à titre de souveraineté.

1° Quiconque, fier de sa puissance, de son autorité ou de sa force, opprimera les innocents, ou exercera quelque injustice envers les faibles ; qu'il soit privé de tout emploi & dépouillé ignominieusement de tout ce dont il n'a pas eu honte d'abuser.

2° On châtiera irrémissiblement par des supplices proportionnés tous ceux qui troubleront la tranquillité publique ou qui causeront quelques dommages aux citoyens qui vivent selon les lois.

3° C'est dans le Tan & sur l'autel qu'on doit décider du sort de ceux qui, durs & injustes chez eux, étendent leur dureté & leur injustice jusques chez leurs voisins, soit en empiétant sur leurs terres, soit en molestant leurs sujets.

4° Qu'on soit exact à nettoyer les campagnes & les grands chemins de tous ceux qui peuvent y faire du dégât, ou les infester par leurs brigandages.

5° Entrez à main armée dans les terres de tous ceux qui se croyant assez forts pour résister, ont refusé d'obéir aux ordres supérieurs.

6° On doit faire rentrer en lui-même un prince qui aurait fait mourir quelqu'un de ses proches & exiger de lui les réparations convenables.

7° On doit exterminer celui qui de quelque manière que ce puisse être aurait procuré la mort à son légitime maître.

8° On doit rompre toute communication avec ceux qui ne suivront pas les usages établis, qui enfreindront les lois, ou qui mettront quelque obstacle pour empêcher que le gouvernement n'ait son cours ordinaire.

9° On éteindra toute la race de ceux qui, ne suivant aucune règle, se conduisent, au-dehors & au-dedans, en brutes plutôt qu'en hommes.

Ainsi finissait la cérémonie, après laquelle chacun se retirait, pour se disposer à l'exécution de ce qui avait été résolu d'un commun consentement.

 


Article II. Précis des devoirs particuliers de l'empereur

Ce n'est point par flatterie que, d'un commun consentement, on a donné au chef souverain de toute la nation le nom sublime de Fils du Ciel : on a voulu faire entendre que de même que le Ciel travaille, sans discontinuer, à fournir à la Terre tout ce qui lui est nécessaire pour concourir à la production de toutes les choses dont elle renferme le principe dans son sein, ainsi celui qui est chargé de gouverner l'empire, doit être occupé sans cesse à lui procurer tout ce qui peut contribuer à le maintenir dans l'ordre & dans la splendeur. Le Ciel & la Terre conservent entre eux un accord admirable ; il en doit être de même de l'empereur & de ses sujets. Le Ciel répand ses influences sur la Terre ; la Terre les reçoit & en profite : l'empereur doit éclairer par ses instructions & exciter par ses exemples ; les sujets doivent écouter avec docilité & suivre avec exactitude. Le Ciel ne se montre pas le même à tous les lieux de la terre indifféremment ; il répand ses bienfaits sur les uns, en même temps qu'il fait sentir ses rigueurs sur les autres. Le souverain doit mettre une juste différence entre ceux de ses sujets qui se conduisent différemment. Il en est qui sont dignes de récompense ; il en est aussi qui ne méritent que des châtiments. Qu'il n'épargne pas ceux- ci ; qu'il soit libéral envers les autres.

Tout Fils du Ciel qu'il est, l'empereur a lui-même ses instructions à suivre & ses exemples à imiter. Ses instructions sont dans les maximes établies par les sages qui l'ont précédé ; il trouvera ses exemples dans la conduite de ces mêmes sages qui ont gouverné avec tant de succès l'empire qu'ils lui ont transmis. Si l'empereur se conforme à ses modèles, les sujets se conformeront aux leurs. Si le souverain ne manque pas à ses prédécesseurs, les sujets ne manqueront point à leur souverain. Tous les devoirs réciproquement observés, voilà le terme. L'instruction & les exemples de la part du souverain ; la docilité & l'exactitude de la part des sujets, voilà les chemins qui y conduisent.

Les lois de la subordination sont celles que les anciens sages inculquèrent avec le plus de soin. Pour les faire observer & en rendre la pratique d'éternelle durée, ils les établirent sur les fondements les plus solides, c'est-à-dire, sur la vertu, sur l'intérêt propre, sur la nécessité. La vertu les fit estimer, l'intérêt propre les fit accepter, la nécessité les fit suivre. La même chaîne qui lie les sujets à leur souverain, lie le souverain à ses sujets : elle tient au même objet par ses deux bouts, le commandement & l'obéissance. Le commandement doit être absolu, mais éclairé ; il doit avoir de l'humanité, mais avec discrétion ; il doit être plein de douceur, mais d'une fermeté à toute épreuve. L'obéissance doit être spontanée avec affection, prompte avec exactitude, fidèle avec confiance. Un souverain & des sujets qui manqueraient de ces qualités respectives, manqueraient également leur but.

Chez nos anciens le commandement n'était jamais au-dessus des forces de l'obéissance, & l'obéissance se prêtait volontiers à toute sortes de commandement ; la vertu ne mettait point obstacle à la justice, & la justice ne nuisait pas à la vertu ; la simple capacité ne portait point envie à l'industrie, l'industrie honorait la capacité ; la valeur ne méprisait pas la force, & la force n'opprimait pas la valeur ; toutes les vertus, tous les talents, toutes les qualités étaient de concert, s'entr'aidaient mutuellement pour parvenir ensemble à la même fin.

On ne donnait des ordres que pour pourvoir au bien commun, on ne les donnait qu'à propos, on les faisait exécuter avec règle ; l'obéissance répondait au commandement ; on n'envoyait pas de troupes contre un royaume où les lois étaient en vigueur ; & quand on faisait la guerre, on ne s'enrichissait pas aux dépens des vaincus : la vertu était d'accord avec la justice. Loin d'opprimer ses sujets, le souverain distinguait leurs différents genres de mérites, il les employait, il les honorait, il les récompensait à proportion ; l'envie ne pouvait avoir lieu, l'industrie & la capacité s'aidaient l'une & l'autre, & brillaient chacune d'un double éclat. Les magistrats, dans l'enceinte des villes & des villages, les généraux à l'armée & dans le camp, punissaient les fautes, sans distinction des coupables. Les vertus civiles florissaient au-dedans, les qualités guerrières brillaient au-dehors ; le bon ordre régnait partout, la valeur & la force concouraient à le faire observer.

Éclairés par les instructions du souverain, animés par ses exemples, les sujets de tous les ordres se portaient d'eux-mêmes à pratiquer la vertu, à suivre les lois, à se conformer aux usages, à contribuer de tout leur pouvoir à l'avantage & au bonheur de la société. Les magistrats, les officiers, tous ceux à qui le souverain confiait quelque portion de son autorité, n'étaient pas des hommes que le hasard ou la faveur eussent élevés ; c'étaient des hommes connus, des hommes éprouvés, des hommes longtemps exercés, des hommes enfin proposés par des sages qui déterminaient en quelque sorte le choix qu'on en faisait. Comme c'est d'un tel choix qu'on faisait dépendre la gloire & le bonheur de l'État, le prince y donnait toute son attention, & n'oubliait rien de ce qu'il fallait pour le faire avec succès. Ainsi, soit en paix, soit en guerre, tout prospérait dans l'empire ; suite naturelle du bon gouvernement.

Lorsque la nécessité faisait recourir aux armes, qu'il fallait ou combattre des ennemis ou punir des rebelles, on mettait tous ses soins à ce que la guerre ne fût pas de longue durée. On la terminait en peu de temps, parce que personne n'avait intérêt à en prolonger le cours ; on combattait sans animosité, parce qu'on ne combattait que pour venger les lois & le bon ordre ; on se dispensait même de combattre, quelques préparatifs qu'on eût faits & quelque favorable que fût l'occasion, si, par artifice, ou autrement, on pouvait engager les ennemis ou les rebelles à rentrer dans le devoir ; & cette victoire était réputée la plus glorieuse, parce qu'elle était la victoire propre de la justice, & le triomphe de l'humanité.

Du temps du grand Yu tout se concluait dans l'enceinte même du palais. C'est là que les chefs faisaient le serment de venger le Ciel & les ancêtres ; & quoique le commun des sujets ignorât ce qui se passait, il n'était aucun d'eux qui ne se prêtât à tout ce qu'on exigeait, parce qu'il n'était aucun d'eux qui ne fût persuadé de l'amour paternel dont l'empereur était pénétré pour eux tous.

Les empereurs de la dynastie Hia, successeurs du grand Yu, après avoir délibéré dans le conseil sur ce qu'ils avaient à faire, donnaient leurs ordres en conséquence, disposaient tout pour la guerre ; & après que les préparatifs en étaient achevés, alors seulement on avertissait les gens de guerre d'avoir à se tenir prêts, & on exigeait d'eux le serment ordinaire. Mais comme il n'était personne qui ne fût convaincu de la tendre affection de ces grands princes pour les peuples qui leur étaient soumis, & de la droiture de leurs intentions dans tout ce qu'ils entreprenaient, il n'était personne aussi qui voulût en savoir plus qu'on ne voulait lui en dire. L'unique sollicitude de chacun était dans l'attention extrême qu'il avait, & dans les soins qu'il se donnait afin de ne manquer à rien de tout ce qu'il fallait pour exécuter avec succès les ordres qui émanaient de l'autorité suprême.

Sous la dynastie des Yn, les empereurs donnaient leurs ordres comme ils le jugeaient à propos : ils mettaient des armées sur pied, quand ils les croyaient nécessaires ; ils les faisaient entrer en campagne dans le temps qu'ils déterminaient eux-mêmes ; & après que le camp avait été tracé, les troupes, avant que de s'y enfermer, prêtaient le serment ordinaire, en dehors de la porte, à mesure qu'elles se présentaient pour entrer. Mais comme on était persuadé dans tout l'empire que le souverain n'avait d'autre but, dans tout ce qu'il faisait, que le bien réel de ses sujets, on était également satisfait de tout ce qu'on lui voyait entreprendre, & l'on se portait à tout avec un plaisir égal, dès qu'il s'agissait de lui obéir.

Pendant que les Tcheou gouvernaient l'empire, il n'y avait que les généraux qui fissent le serment. Ils le faisaient à la tête de l'armée, immédiatement avant le combat ; ils le faisaient sur le tranchant de leurs épées, & ils le faisaient comme des victimes qui se dévouaient sans retour pour le salut public. Leur intrépidité passait jusques dans le cœur du moindre soldat ; & le peuple, sous cette dynastie, fut un peuple de guerriers.

Les serments, de quelque nature qu'ils puissent être, ne doivent avoir lieu que pour les choses du premier ordre & de la dernière importance. On en exigeait anciennement des gens de guerre non pas tant pour s'assurer de leur fidélité, que pour les convaincre qu'il n'y avait rien au-dessus de ce à quoi on allait les employer. On voulait les engager à se porter à cette grande affaire avec toute l'attention, tous les soins, toute l'ardeur & tous les égards qu'elle mérite, puisque c'est d'elle que dépendent également le bonheur & le malheur de l'humanité. Avant que de l'entreprendre, les souverains, les généraux, les officiers, les soldats, le peuple même, tous doivent y voir de la justice & de la nécessité, afin que, de quelque manière qu'elle se termine, les générations qui suivront ne puissent pas leur imputer à crime le sang qui va couler, ni les larmes qu'on va faire répandre.

Tels étaient les usages que l'on observait sous les trois premières dynasties. La fin qu'on se proposait était la même, mais on y arrivait par différentes voies. Sous les Hia, la vertu était parvenue à son plus haut point de perfection : l'humanité & l'amour de l'ordre étaient gravés dans tous les cœurs, les tribunaux n'étaient occupés que du soin de distribuer des récompenses. Sous les Yn, on fut obligé d'employer la rigueur ; on fit fleurir les lois en châtiant ceux qui les transgressaient ; les exécutions des criminels ne se firent que dans les marchés publics ; la justice fut exacte & inflexible. Les récompenses & les châtiments eurent également lieu sous les Tcheou : on distribuait les dons dans l'enceinte des tribunaux, en présence des grands & des principaux mandarins ; on infligeait les peines à la vue de la multitude, au milieu des places publiques ; la vertu, le mérite, les belles actions avaient leurs récompenses ; les vices, de quelque nature qu'ils fussent, avaient leurs châtiments. Les Hia gouvernèrent en pères tendres ; les Yn, en juges sévères ; les Tcheou, en souverains équitables. Le but des uns & des autres était de faire pratiquer le devoir ; ils prirent différents moyens pour y parvenir. Un empereur éclairé peut & doit trouver son modèle dans quelqu'un des grands princes de ces trois premières dynasties : les circonstances le détermineront pour le choix.

Avoir trop de troupes sur pied est un désavantage égal à celui d'en avoir trop peu : un sage souverain sait prendre un juste milieu. Il faut qu'il y en ait assez en tout temps pour faire aisément le service & pour la garde des principales villes. Dans les cas imprévus ce nombre suffira en attendant, pour repousser ou pour amuser un injuste agresseur. Les soldats ne doivent être armés ni trop à la légère ni trop pesamment ; leurs armes ne doivent être ni trop longues ni trop courtes. La longueur des armes en rend le maniement difficile ; leur brièveté en borne trop l'usage. Si elles sont trop longues, elles deviennent préjudiciables par l'embarras qu'elles causent ; si elles sont trop courtes, elles deviennent inutiles. Des soldats trop pesamment armés n'ont plus de force pour combattre ; elle est employée toute à soutenir le poids dont ils sont chargés ; des soldats qui sont armés trop à la légère, ne peuvent ni enfoncer l'ennemi, ni lui résister ; ils sont bientôt renversés ou mis en fuite. La manière la plus avantageuse d'être armé, est celle qui nous met en état d'attaquer l'ennemi en même temps que nous pouvons nous garantir des coups qu'il nous porte. Les armes doivent avoir un poids fixe & une mesure déterminée. Ce poids & cette mesure doivent être proportionnés à la taille & aux forces du commun des hommes.

Les chars ne doivent pas être partout ni toujours de même ; il doit y en avoir de différentes formes suivant les différents usages auxquels on les destine. Sous les trois premières dynasties, il y avait les chars à crochets, les chars à tête de tigre, les chars précurseurs, les chars accouplés, & les chars à tête de dragon. Chaque espèce de char avait, outre cela, des marques distinctives particulières déterminées par le souverain lui-même. Sous les Hia c'était une figure d'homme noir qu'on représentait sur les étendards : sous les Yn ce furent des nuages, sous les Tcheou on y peignait des portions d'une terre jaune. Les Hia furent bienfaisants comme l'astre qui nous éclaire ; les Yn furent redoutables comme le tigre, & les Tcheou furent actifs comme le dragon. Le discernement, l'application à leurs devoirs, & les circonstances les rendirent tels. Les uns & les autres travaillaient de toutes leurs forces à former de bons guerriers ; mais ils ne leur donnaient pas pour cela la préférence sur les autres membres de l'État. Ils savaient que lorsque les gens de guerre sont en nombre suffisant, dociles, bien choisis, robustes & bien disciplinés, l'empire est à coup sûr dans un état de vigueur & de force propre à tout entreprendre, que le peuple peut jouir tranquillement de tous les avantages de la paix ; mais ils savaient aussi que s'il y a un grand nombre de troupes, qu'elles soient sans talents, sans valeur, vicieuses & mal disciplinées, alors le peuple s'épuise, devient pauvre, hors d'état de remplir ses principales obligations, vicieux même, & quelquefois rebelle. C'est pourquoi ils avaient un grand soin d'instruire ceux qui suivaient le parti des armes, de leur inspirer la vertu & de les former à la discipline, d'empêcher qu'ils ne fussent à charge aux citoyens, qu'ils ne nuisissent au peuple, qu'ils n'épuisassent inutilement les provisions, qu'ils ne dépeuplassent les campagnes, qu'ils n'employassent les bêtes de somme dans les temps où elles sont nécessaires pour la culture des terres ; en un mot, ils savaient éviter les deux extrémités, ils ne voulaient ni trop ni trop peu de troupes, ils n'en voulaient point d'inutiles, ils n'en voulaient que parce qu'ils ne pouvaient pas ne pas en avoir. Ils avaient pour maxime que l'ordre est la base de tout, & ils le faisaient observer. Ils avaient des règles déterminées, au moyen desquelles les gens de guerre se préparaient à marcher sans confusion, à combattre sans désordre, à vaincre sans cruauté, à triompher sans orgueil, & ils les faisaient garder ; ils mettaient une juste différence entre les différents corps de troupes qu'ils avaient sur pied, ils leur donnaient un arrangement convenable ; ils faisaient en sorte que lorsqu'on tenait la campagne, les fantassins ne fussent pas obligés de marcher jusqu'à se fatiguer, que les chars ne fussent pas chargés jusqu'à pouvoir être endommagés, que les chevaux ne travaillassent pas jusqu'à être harassés. Ils disposaient tellement les choses, que tout le monde devait être prêt à obéir sur-le-champ aux ordres qu'on pouvait donner dans les occasions même les plus imprévues : ils voulaient que les mieux disciplinés d'entre les soldats fussent toujours à la tête des autres pour leur servir de modèles ; ils voulaient enfin qu'une armée, en quelque position qu'elle pût se trouver, fût toujours dans l'abondance des vivres, des munitions & de toutes les choses nécessaires ; qu'elle fût toujours prête à faire face à l'ennemi, & à le combattre avec avantage ; que le service se fit en tout avec l'exactitude la plus scrupuleuse ; que les différents corps n'eussent entre eux aucune altercation, aucun sujet de jalousie ; qu'ils fussent tous de concert pour atteindre le même but, & pour procurer ensemble le bonheur, la gloire & la tranquillité de l'empire.

Ces sages souverains donnèrent toujours aux lettres la préférence sur les armes. Persuadés que les richesses faisaient disparaître les qualités guerrières pour leur substituer le luxe, la mollesse & tous les vices qui en dépendent, ils ne souffraient point de guerriers opulents. Convaincus que les richesses & l'autorité, lorsqu'elles sont jointes à la force, peuvent causer les plus grands maux, peuvent ébranler l'empire jusque dans ses fondements, ils ne donnèrent aux plus distingués d'entre les guerriers qu'un crédit limité, que des titres purement honorifiques, qu'une abondance sans superflu.

Ceux qui portent les armes sont sans cesse exposés à s'écarter du sentier qui conduit à la vertu ; ceux qui professent les lettres doivent les y diriger : les guerriers négligent souvent les cérémonies, & s'écartent des usages établis ; les lettrés doivent les y rappeler : les armes se plaisent dans l'agitation & le tumulte ; les lettres aiment le repos & la paix ; celles-là portent à la férocité ; celles-ci adoucissent les mœurs. Tels étaient les principes sur lesquels nos anciens rois réglaient leur conduite. Aussi la vertu ne restait jamais cachée ; on la produisait au grand jour : les talents n'étaient point enfouis ; on tirait parti de tout ; la valeur & les brillantes qualités qui l'accompagnent, n'étaient ni orgueilleuses ni téméraires ; la modestie & la prudence les conduisaient.

Sous le Grand Yu, on n'avait ni récompenses ni châtiments déterminés ; la vertu était à son plus haut point de perfection, le peuple s'y portait de lui-même. Sous les Hia ses successeurs, on détermina des récompenses, on ne fixa rien sur les châtiments ; le peuple devenu moins simple & plus instruit eut besoin d'être excité ; la saine doctrine fut entièrement développée & éclaircie dans tous ses points. On prit une route opposée sous les Yn. On établit des punitions, on fit pratiquer la vertu & fuir le vice, par la seule crainte des châtiments ; l'autorité fut respectée, elle profita de tous ses droits. Les Tcheou imitèrent les uns & les autres ; ils instruisirent, ils encouragèrent, ils inspirèrent de la crainte, ils donnèrent des récompenses, ils infligèrent des peines ; & les avantages qu'ils procurèrent à l'empire égalèrent en peu de temps tous ceux de leurs sages prédécesseurs.

Ces trois illustres dynasties se soutinrent avec gloire, autant de temps qu'elles suivirent tout ce que leurs fondateurs leur avaient transmis de doctrine & de règlements politiques pour le gouvernement de l'empire ; mais dès qu'une fois, sous des princes faibles, on commença à s'écarter de ce qui avait été établi, & à négliger tantôt une coutume & tantôt une autre, les lois allèrent en décadence, les mœurs se corrompirent ; on forma des brigues, il y eut des complots & des révoltes, jusqu'à ce qu'enfin une nouvelle race vint s'asseoir sur un trône qui était si mal occupé, & en exclut pour toujours ceux qui n'étaient pas dignes de le remplir. Quels exemples pour un souverain que ceux que nous ont laissé les fondateurs & les premiers rois de ces trois célèbres dynasties ! Ils sont dignes de tous nos éloges, ils sont dignes de l'admiration de tous les hommes ; ils doivent être imités par ceux qui tenant sur la terre la place du Ciel, doivent donner des lois à l'univers. Sous ces grands princes, la vertu, le mérite & tous les talents étaient connus, étaient honorés, étaient employés avec toutes les distinctions qui leur convenaient ; & c'est pour cela que bien loin de s'éteindre ou de s'affaiblir, ils prenaient chaque jour de nouvelles forces, chaque jour ils brillaient d'un nouvel éclat. Le peuple n'était ni paresseux ni contraint ; il travaillait assidument, mais librement & avec joie. Les gens de guerre n'étaient jamais oisifs ; leurs occupations se succédaient les unes aux autres avec ordre & sans discontinuer, ils empêchaient qu'il n'y eût du désordre dans les villes, ils mettaient à couvert les campagnes, ils veillaient à la sûreté des grands chemins. Les uns & les autres menaient une vie laborieuse, mais exempte d'inquiétude & de peines ; les uns & les autres remplissaient leurs devoirs, parce que ceux qui étaient à leur tête, parce que les souverains eux-mêmes remplissaient les leurs avec exactitude.

 


Article III. Précis des devoirs particuliers de ceux qui commandent

L'autorité respective est la base sur laquelle est appuyé tout ce qui a rapport au gouvernement, & c'est de l'usage qu'on en fait que dépendent tous les succès quels qu'ils puissent être. Ainsi, régler & affermir l'autorité, est le premier & le plus important de tous les devoirs, & ce doit être l'objet des premières attentions d'un général.

Savoir connaître & apprécier une bonne action quelle qu'elle soit ; distinguer, parmi les fautes que l'on commet, celles qui peuvent avoir des suites d'avec celles qui ne sont d'aucune conséquence, & faire réparer à propos les unes & les autres ; avoir une fermeté à toute épreuve quand il s'agit de faire observer la discipline ; instruire & exercer, sans aucune exception, tous ceux qui doivent être employés ; fermer toutes les voies de désertion à ses propres soldats, les ouvrir au contraire & les faciliter aux soldats ennemis ; recevoir avec bonté tous ceux du parti opposé, & pouvoir s'en servir comme de ses propres gens ; profiter des lumières de tous ceux qui sont en état de donner de bons conseils, & avoir l'art de pénétrer leurs véritables sentiments, lors même que par quelque motif de crainte, de politique ou d'intérêt, ils n'oseraient les déclarer à découvert ; favoriser l'industrie & tous les talents militaires ; récompenser la valeur, punir la lâcheté, exciter l'émulation, étouffer les murmures, faire mouvoir tout le monde à son gré, comme on le veut & quand on le veut, c'est avoir établi l'autorité. Mais pour en venir à bout, il faut gagner les cœurs, s'attirer l'estime & se concilier une respectueuse crainte : il faut faire en sorte que tous ceux qui composent une armée soient unis de sentiments comme de conduite, qu'ils se regardant mutuellement comme le soutien les uns des autres, qu'ils n'aient tous qu'un même objet, qu'ils soient prêts à tout sacrifier pour obéir au général. Le général lui-même doit obéir aux lois & à tout ce qu'elles prescrivent ; il doit être éclairé, juste, impartial, plein de droiture, désintéressé, & il ne doit rien entreprendre que pour l'avantage commun. Par avantage commun, il faut entendre celui qui rejaillit, ou sur le corps général de la nation, ou simplement sur le total de l'armée. Un tel avantage est de tous le plus réel, le plus solide & le plus glorieux. Il n'est point sujet aux recherches toujours périlleuses pour ceux qui en sont l'objet, aux traits empoisonnés de l'envie, aux critiques calomnieuses, aux vicissitudes & aux renversements. Il est étayé par la multitude, protégé par le souverain, il se soutient par lui-même.

Un général éclairé est comme un flambeau ardent qui répand au loin son éclat, & à la lueur duquel les officiers des différents ordres conduisent sûrement tous ceux qui leur sont soumis. Un général juste & sans partialité détruit tout sujet de mécontentement & de murmures, il se fait aimer, lors même qu'il inflige des peines & des châtiments. Un général plein de droiture sait rougir à propos, ne craint point de reconnaître ses fautes & n'a pas honte de les avouer ; il travaille efficacement à les réparer. Un général désintéressé n'épargne ni ses soins ni ses peines, sacrifie tout au bien de la patrie, n'est jamais la dupe des artifices de l'ennemi, n'enfante point des projets d'ambition, ne cherche point à s'enrichir, ne se laisse pas corrompre par l'appât des honneurs des richesses ; il est à l'épreuve de tout. Un général qui réunit dans sa personne toutes ces qualités, est sans contredit un bon général : il sait que le moindre relâchement dans la discipline peut avoir des suites très funestes, & il empêche qu'il ne s'y en introduise : il sait que, malgré toutes ses attentions, il est presque impossible qu'il ne se glisse quelque abus ; il est en état de les voir & il ne craint pas de les corriger ; il sait que punir trop sévèrement les petites fautes, est un aussi grand mal que celui de punir trop légèrement les grandes ; qu'une attention trop scrupuleuse à les punir toutes, est un aussi grand inconvénient que celui de n'en punir aucune ; que laisser dans l'oubli ceux qui se sont distingués par leurs belles actions, c'est éteindre l'ardeur guerrière, & étouffer en quelque sorte l'amour de la gloire ; & qu'exalter, faire valoir & payer pour ainsi dire toute action militaire qui n'a rien qui ne soit du devoir commun, c'est avilir la valeur & déprimer le vrai mérite. Ces deux excès étant également préjudiciables, il les évite l'un & l'autre, il prend un juste milieu ; il punit & récompense à propos.

Sous un ciel favorable les provisions se font aisément, la joie règne dans tous les cœurs ; sur un terrain avantageux les troupes peuvent se ranger à l'aise, elles peuvent se garantir de tous les accidents fâcheux. Quand on est en même temps sous un ciel favorable & sur un terrain avantageux, on peut tout mettre à profit. La salubrité de l'air, la facilité des évolutions, l'usage libre des armes, l'abondance & la bonté des aliments, l'aisance & la commodité, le contentement général, tout cela dépend des lumières de celui qui commande & de son attention à tirer parti du ciel & de la terre. Une armée qui se trouverait exposée à une chaleur brûlante ou à un froid trop rigoureux, à des vents impétueux ou à des pluies excessives, qui se verrait resserrée dans des lieux étroits & de difficile issue, ou qui se trouverait dans des lieux stériles, malsains & où il y aurait à souffrir la faim, la soif & une disette de tout, n'est guère réduite à quelqu'une de ces extrémités que par la faute de son général, qui n'a pas eu du ciel & de la terre toutes les connaissances qu'il aurait dû se procurer pour remplir dignement son emploi.

Un bon général doit avoir reconnu tous les postes importants, s'en être emparé & les faire garder avec soin : il doit disposer ses troupes de telle sorte que celles qui ne combattent qu'avec des armes courtes, soient toujours soutenues par celles dont les armes peuvent atteindre au loin : il doit faire couvrir les unes & les autres par les arbalétriers, & par tous ceux en général qui peuvent lancer des flèches ou des javelots ; il doit ranger ses soldats de façon que cinq ne fassent qu'un, & qu'un seul soit pour ainsi dire quintuple de lui-même ; c'est ainsi qu'il doit les faire combattre en les faisant circuler, & en les renouvelant sans cesse, pour avoir sans cesse des hommes toujours frais. Cinq hommes inséparablement unis, n'ayant qu'une même façon d'agir & de vivre, qu'un même but, qu'un même intérêt, ne voyant, ne parlant, n'entendant, ne sentant qu'en commun, n'étant affectés que des mêmes objets, & n'ayant, pour ainsi dire, que les mêmes passions, ne trouveront rien qui soit au-dessus de leur portée ; ils se soutiendront dans les marches, ils s'animeront dans les combats, ils s'éclaireront dans les doutes, ils se soulageront dans les peines, ils s'encourageront dans les craintes, ils se serviront mutuellement de frein contre les vols, les rapines, les brigandages, & contre toute action illicite & déshonorante.

Le général a ses idées propres, les officiers & les soldats ont les leurs qui leur sont propres aussi : si elles diffèrent entre elles, rien ne réussira ; si elles s'accordent, tout ira bien. Faire préparer des magasins d'armes & de vivres, disposer des chevaux, des chariots & des bêtes de somme, assigner les postes & les emplois, ranger les troupes, les instruire & les exercer, les rendre promptes, lestes & vaillantes ; envoyer des espions chez les ennemis, en avoir dans son propre camp pour ne rien ignorer de ce qui s'y passe : tout cela regarde le général. Mettre la main à l'œuvre, travailler avec ardeur & sans se rebuter, souffrir sans murmure la faim, la soif & la fatigue ; exécuter avec fidélité tous les ordres reçus, s'exposer sans crainte à tous les dangers dès qu'il s'agit d'obéir, remplir avec exactitude jusqu'au plus petit de ses devoirs, c'est l'affaire des subalternes & des soldats. Le général & les troupes qu'il commande ne font entre eux tous qu'un seul & même corps. Une armée est comme un grand arbre, le général en est le tronc, les officiers & les soldats en sont les branches.

Pour bien conduire une armée, pour la commander dignement, il faut de toute nécessité employer la vertu, la valeur & l'art ; la vertu, dans la manière de faire la guerre en général ; la valeur, dans les batailles les combats ; l'art dans la disposition & l'arrangement des troupes. Il faut employer les hommes à ce qu'ils aiment d'inclination ; il faut leur fournir les moyens de déployer leurs talents & de les faire valoir ; il faut prendre en tout le contrepied de l'ennemi.

Le Ciel, les Avantages, le Bon, sont trois choses auxquelles on doit une attention particulière. Choisir tellement le jour où l'on doit faire quelque opération importante, qu'on ne puisse jamais être forcé de le changer ; faire ses marches de telle manière qu'elles soient toujours sûres & sans obstacles ; savoir saisir le moment de la victoire, c'est avoir fait attention au Ciel. Avoir en abondance toutes les provisions nécessaires en tout temps & en tout lieu, couler soi & les siens des jours sains, dans un contentement qu'on ne craint point de perdre, c'est avoir pourvu aux vrais Avantages. Maintenir le gros de l'armée dans une position toujours favorable & toujours prête à tout événement, garder toutes les lois d'une exacte discipline, quelque part & dans quelques circonstances qu'on se trouve, avoir su inspirer un empressement général à tout faire, à le faire sans crainte & avec soin, avoir mis toutes choses en état d'aller comme d'elles-mêmes, en conservant un ordre toujours égal, c'est avoir trouvé le Bon.

On peut dire en général qu'une armée nombreuse est une armée forte ; mais on peut dire aussi qu'une armée trop nombreuse est difficile à entretenir, à ranger, à conduire, à faire mouvoir, & que ce n'est qu'avec des peines infinies qu'on peut contenir une armée trop forte dans les bornes étroites de la discipline & du devoir. La principale force d'une armée consiste moins dans le nombre que dans le choix.

Une armée est toujours assez forte quand elle a des chars légers, des cavaliers agiles & adroits, des fantassins robustes & expérimentés, quand tous ceux qui la composent sont dociles & bien exercés, quand au-dedans elle est toujours en bon ordre, quand au-dehors elle est toujours en état de faire toutes les évolutions à propos, quand elle peut aller & venir, s'étendre & se replier comme elle le veut & quand elle le veut. L'ignorance de bien des choses qu'il faudrait savoir, le relâchement dans la discipline, un trop grand train, des embarras de toutes les espèces se trouvent, pour l'ordinaire, dans une armée trop nombreuse. Que de monde ne faut-il pas pour avoir l'œil à tout, pour avoir soin de tout ! Quel espace de terrain pour tant d'hommes, pour tant d'animaux, pour tant de chars, pour tant de provisions, pour tant de bagages ! Que d'hommes uniquement destinés à garder, à préparer, à consumer, à vivre, & souvent même à détourner, à intimider, à débaucher, à nuire de mille façons ! Comment un général peut-il voir d'un même coup d'œil son armée entière ? Comment peut-il en disposer à son gré ? Quelle attention peut-il faire à toutes les marques distinctives des différents corps qui la composent ? Comment dans deux instants successifs peut-il donner deux ordres différents & quelquefois contraires, suivant que les circonstances l'exigent ? Il voit sa faute, il veut la réparer ; il aperçoit le mal, il veut s'en préserver : cela ne lui est pas possible : la machine est en mouvement il faut qu'elle aille.

Rien n'est plus funeste pour une armée que lorsque la désobéissance aux chefs, la désunion entre les membres, les soupçons, les défiances mutuelles, les craintes mal fondées, la nonchalance, la paresse, les autres passions se sont emparées de la plupart des cœurs. Le désordre, & un désordre général, en est la suite ; les pertes & les échecs continuels en sont les tristes effets. Qu'on étouffe l'orgueil dans son principe, qu'on éteigne la lâcheté dans sa source, on aura paré à tout.

L'orgueil s'engendre de la vanité, & la vanité de l'amour-propre : la lâcheté vient de la crainte, la crainte vient d'une fausse prévoyance portée à l'excès ; mais l'orgueil & la lâcheté produisent toutes sortes de vices qui entraînent après eux tous les malheurs. Un général qui a de la vanité, cherche les applaudissements. Plein de lui-même, il se persuade qu'il n'y a de bons projets que ceux qu'il a enfantés, de bonnes mesures que celles qu'il prend, de bons desseins que ceux qu'il conduit, de bonnes routes que celles qu'il s'est tracées. Qui oserait le contredire ? Même dans ses plus grands écarts on le flatte, on lui prodigue les adulations. Les fautes les plus lourdes ne le détromperont pas, il les ignore. Eh ! comment pourrait-il les connaître ? on les lui cache avec soin & il se les dissimule à lui-même. Bientôt sa vanité dégénère en pétulance & en orgueil ; il ne voit plus rien, il n'entend plus rien, il ne fait plus rien ; il se rend odieux, on le déteste, on le fait échouer, on le trahit, tout est perdu sans ressource.

Le défaut contraire produit les mêmes effets. Un général qui ne croit pouvoir compter sur rien, qui n'a point assez bonne opinion de ce que peuvent les siens, ni de ce qu'il peut lui-même, qui porte une fausse prévoyance à l'excès, a nécessairement le cœur toujours à l'étroit. Il croit voir partout de justes sujets de se défier ; il soupçonne sans fondement, il est minutieux, indécis, craintif, pusillanime ; rien ne lui échappe, tout lui fait peur ; les arbres des champs lui paraissent des armées, il voit sous l'herbe rampante des soldats en embuscade ; un mot échappé, un simple regard seront pour lui des signaux certains de trahison ou de révolte.

Que peuvent faire des troupes commandées par un tel homme ? de quoi sont-elles capables ? Lâches comme lui, elles ne chercheront qu'à mettre leurs jours en sûreté. A la première occasion, ou par une fuite précipitée, ou en baissant devant l'ennemi des armes qu'elles devraient employer à le combattre, sans égard à quoi que ce soit, sans regret & même sans honte, elles sacrifieront ignominieusement leur propre honneur, celui de la patrie, de leur prince & de leurs ancêtres. A ces vices dignes d'un opprobre éternel, je veux dire à l'orgueil & à la lâcheté, celui qui commande doit opposer les vertus dont il n'emprunte que trop souvent le masque : la magnanimité & la prudence.

Qu'un général soit magnanime, qu'il soit prudent, il sera hardi sans témérité, fier sans présomption, ferme sans opiniâtreté, exact sans petitesse, attentif sans défiance, circonspect sans soupçon ; il connaîtra le grand & le petit, le fort & le faible, le peu & le beaucoup, le pesant & le léger, le loin & le près ; il saura ranger sans confusion, & combiner toujours à propos, suivant les circonstances, le temps & les lieux, les trois, les cinq & les deux de toutes espèces ; il cherchera la véritable gloire, il remplira tous ses devoirs sans ostentation comme sans crainte ; il sera véritablement digne de commander.

Dans quelque position qu'une armée puisse se trouver, il faut que celui qui la commande ait toujours des espions qui l'instruisent fidèlement de ce qui se passe au loin ; il faut qu'il voie par lui-même tout ce qui est à portée d'être vu ; il faut qu'il se souvienne sans cesse que s'il a les armes à la main, c'est la justice qui les lui a confiées, que s'il emploie des hommes pour combattre contre d'autres hommes, c'est l'humanité qui le lui commande : il doit toujours avoir présent à l'esprit, que la réussite de ses entreprises & de toutes ses opérations militaires dépendra de l'attention qu'il aura eue au temps, pour les commencer, & des mesures qu'il aura prises, suivant ses forces & ses provisions, pour les conduire à une heureuse fin : il ne doit jamais oublier que pour vaincre un ennemi, il faut le connaître & qu'on ne le connaît bien que lorsqu'on sait tout ce dont il peut être capable. Il faut surtout qu'il se soit mis en état de n'être jamais pris au dépourvu, & de n'avoir à se défier de qui que ce soit. Avant de vous mettre en campagne, répandez les bienfaits à pleines mains, inspirez la confiance publique ; quand vous serez à l'armée, élargissez le cœur de vos soldats, faites régner l'abondance ; lorsque vous combattrez, portez la terreur & l'effroi, ne redoutez rien pour vous-même.

Dans l'enceinte du royaume, soyez débonnaire & ne respirez que concorde, paix & douceur ; à l'armée, faites observer la discipline & ne craignez pas de punir ; dans les combats, cherchez à qui porter des coups, & ne craignez pas d'en recevoir.

A la ville soyez honnête, bon, vertueux & tendre : à l'armée soyez actif, exact, plein de ressources, vigilant, industrieux, dissimulé même, & rusé s'il le faut ; soyez ardent, infatigable, vaillant & intrépide les armes à la main.

Ce n'est qu'à ce prix que vous serez digne en quelque façon de commander une armée ; mais vous mériterez le magnifique titre de grand général, si vous rangez vos troupes avec art, si vous les postez avec avantage, si vous les faites combattre à propos, si vous les instruisez en détail, si vous les gouvernez avec fermeté, si vous récompensez avec éclat, si vous gardez avec vigilance, si vous supputez avec exactitude.

Vous aurez l'art de bien ranger les troupes, si vous combinez tous les différents corps dont elles sont composées, de façon qu'ils ne puissent jamais se nuire les uns aux autres ; si vous les mettez en état de pouvoir toujours se secourir promptement, se remplacer facilement, se soutenir mutuellement ; si vous faites en sorte qu'ils puissent agir en tout temps & se détacher sans inconvénient au premier signal qui leur sera donné, sans que leurs voisins en souffrent le moindre dommage ; si vous les mettez à portée & en situation de voir tout ce qu'il faut voir, d'entendre tout ce qu'il faut entendre & de faire tout ce qu'il faut faire ; si vous les placez de manière à se servir mutuellement d'aiguillon à bien faire & de barrière contre la mollesse, les murmures, les cabales, les désertions, la lâcheté & toute la foule des vices dont les gens de guerre, à la honte de ceux qui les commandent, ne se souillent que trop souvent.

Votre armée sera postée avec avantage si elle se trouve dans des lieux un peu élevés, d'où l'on puisse découvrir au loin, des quatre côtés, qui soient sains, fertiles, où il y ait de bonne eau & de gras pâturages, d'où vous puissiez sortir librement & sans craindre aucune embuscade, & où vous soyez toujours le maître de vous battre ou de refuser le combat, sans qu'on puisse jamais vous forcer à prendre un parti que vous croiriez ne devoir pas tourner à votre profit.

Le temps, l'heure, le moment, quelques petites circonstances, suffisent souvent pour assurer la victoire ; ainsi, savoir choisir ce temps, cette heure, ce moment, savoir profiter de ces circonstances pour engager, continuer & finir le combat, c'est combattre à propos. Je pourrais entrer ici dans un détail immense, mais votre sagacité suppléera à ce que je n'oserais dire ; quelques exemples suffiront pour vous faire comprendre ma pensée. Le matin ou le soir, lorsque le soleil donne dans les yeux des ennemis, à toute heure de la journée, lorsqu'un vent impétueux souffle du côté qui leur est opposé, lorsque la jonction de leurs différents corps d'armée ne s'est point encore faite, avant qu'ils aient reçu les renforts des troupes qu'ils attendent, lorsqu'ils ont besoin de repos, lorsqu'ils ne sont point sur leurs gardes, lorsqu'ils ont souffert de la faim ou de la soif, lorsque quelqu'un de leurs officiers généraux, dont le mérite vous est connu, est absent ou malade, attaquez sans hésiter. Qu'une téméraire impétuosité ne vous fasse point oublier ce que vous vous devez à vous-même, ce que vous devez à tous ceux que vous commandez ; qu'une ardeur aveugle ne vous fasse point oublier ce que vous devez à l'humanité. Combattez vaillamment, mais avec mesure ; ne réduisez pas au désespoir un ennemi qui peut encore vous nuire, contentez-vous d'un avantage médiocre, pourvu qu'il soit sûr, sans en chercher de plus considérable, qui serait douteux. Faites sonner la retraite avant la nuit : ne permettez pas qu'on poursuive les fuyards par bandes détachées ou par pelotons, au-delà du terme que vous aurez assigné, & ce terme doit être court. Après le combat, donnez à vos soldats le repos dont ils ont besoin, mais ne les laissez pas dans une entière sécurité ; faites que tout soit disposé, comme si le lendemain vous deviez combattre encore. Quand vous saurez que les ennemis sont bien loin de vous, vous ferez alors ce qui est d'usage en pareille occasion.

Instruire en détail les troupes, c'est leur dire cent fois, c'est leur répéter sans cesse ce qu'elles doivent faire & ce qu'elles doivent éviter, c'est les exercer à toutes les évolutions militaires, c'est les endurcir au travail, à la fatigue & aux peines de toutes espèces ; c'est, en deux mots, les mettre en état de n'ignorer aucun de leurs devoirs, & de se faire une douce habitude de les remplir.

Gouverner avec fermeté, c'est employer toutes sortes de moyens légitimes pour maintenir le bon ordre ; c'est sacrifier ses intérêts personnels, sa vie même, s'il le faut, pour faire garder la loi ; c'est par conséquent gouverner sans crainte, sans respect humain, sans passion ; c'est exiger de chacun l'accomplissement de ses devoirs, mais l'exiger avec les égards que demandent la justice, la prudence & l'humanité, c'est-à-dire sans dureté, sans caprice, sans opiniâtreté, sans acception de personne.

Un général ainsi ferme trouvera d'abord bien des difficultés à surmonter, on lui opposera bien des obstacles, on blâmera sa conduite, on le calomniera, on l'accusera même, on tâchera de le noircir dans l'esprit du souverain ou de ses ministres, on lui fera des crimes de ce qui n'est en lui que vertu & pur zèle pour le bien de son maître & de la patrie. Mais qu'il ne s'effraie point, qu'il ne se laisse point abattre, qu'il soit toujours le même, simple dans son exactitude, inébranlable dans son uniformité. Bientôt il surmontera tout, tout lui deviendra facile, tout pliera sous les moindres signes de sa volonté, & ceux même qui lui étaient le plus contraires, qui l'avaient le plus décrié, qui l'avaient pris pour l'objet ordinaire de leurs médisances ou de leurs railleries, dociles comme les autres, se prêteront à tout, se soumettront à tout, lui donneront, comme les autres, les justes éloges qu'il mérite.

Récompenser avec éclat, c'est reconnaître le mérite, les talents, les belles actions ; c'est les faire valoir, c'est les relever, c'est flatter l'homme par son endroit sensible, c'est l'animer à bien faire, c'est l'encourager.

La valeur des récompenses dépend de l'idée qu'on s'en forme. Attachez des distinctions aux choses les plus simples, elles deviendront l'objet des recherches des plus grands hommes : n'accordez ces distinctions qu'à ceux qui les ont méritées, elles seront d'un prix inestimable, il n'est rien qu'on ne fasse pour les obtenir. Lors donc que quelqu'un de vos gens se sera distingué par quelque haut fait, ou par quelque action extraordinaire, ne vous contentez pas de lui donner de stériles louanges, de le proclamer dans l'enceinte du camp, de lui faire assigner quelque modique pension, ou de l'élever à quelque grade supérieur à celui qu'il occupait ; il ne faut pas effleurer simplement son cœur, il faut le pénétrer. Il faut qu'il puisse se flatter que la gloire qu'il acquiert n'est point une gloire éphémère que le même jour voit, pour ainsi dire, naître & mourir : il faut qu'il ait la consolation de la voir rejaillir sur ses ancêtres, & l'espérance qu'elle se perpétuera dans ses descendants.

Pour cela, voici à peu près ce que vous pouvez faire. Dans les lettres que vous écrivez au souverain, pour l'avertir juridiquement, & lui rendre compte de ce qui se passe, dites lui :

Un tel..., fils d'un tel... de telle province... de telle ville... de tel village..., commandant tel corps... officier de telle garde, ou simple soldat, a fait telle chose..., de telle & telle manière..., malgré tels & tels obstacles qu'il a surmontés, &c. Pour le récompenser, je lui ai donné telle prérogative, telle marque de distinction..., je l'ai élevé à telle place qui est la seule vacante que j'ai trouvé digne de lui, &c. J'en avertis Votre Majesté afin que par la plénitude de sa puissance elle fasse en grand ce que je n'ai pu faire qu'en petit & en attendant, &c.

Rien n'est impossible à des guerriers qui s'attendront à être ainsi récompensés, surtout si le prince ajoute aux bienfaits qui sont de coutume en pareille occasion, celui de donner de sa propre main quelqu'une de ces inscriptions honorables qui sont l'ornement d'une maison & la gloire de toute une famille.

Garder avec vigilance, c'est avoir pourvu de son mieux à tous les postes, importants ou non, sans vous fier trop à l'apparence ; c'est les maintenir à l'abri des insultes de l'ennemi, en vous ménageant la facilité de les secourir à la première attaque qu'on voudrait en faire ; c'est avoir distribué des espions, en aussi grand nombre & en autant de lieux qu'il faut, pour être averti de tout, toujours à temps & toujours à propos ; c'est être toujours prêt à tout ; c'est être dans une attention continuelle, c'est veiller, pour ainsi dire, lors même qu'on dort.

Supputer avec exactitude, c'est savoir jour par jour tout ce qui peut se consumer & ce qui se consume réellement de munitions de guerre & de bouche, & de provisions de toutes les espèces ; c'est les avoir tellement préparées, combinées & disposées, que, dans quelque circonstance qu'on se trouve, on n'en puisse jamais manquer, on en ait toujours en abondance ; c'est savoir le temps précis, l'heure, le moment où les ennemis doivent recevoir des secours d'hommes, d'argent ou de munitions, pour y mettre obstacle, & les lui enlever même, suivant que les circonstances le permettront ; c'est savoir en combien de temps on emportera tel ou tel poste, on arrivera dans tel ou tel endroit, on pourra faire telle ou telle opération, on rencontrera l'ennemi dans tel ou tel embarras, dans telle ou telle fâcheuse circonstance ; c'est enfin avoir si bien pris ses mesures, que tout arrive précisément comme on l'a prévu, & dans le temps qu'on l'a prévu.

La durée d'une chose, d'une affaire, d'un usage & de tout en général, est la mesure la plus juste de sa bonté. Tout ce qui n'est pas bon ne saurait durer longtemps ; tout ce qui n'est pas juste ne peut manquer d'être bientôt détruit ; ainsi, dans le militaire comme dans le civil, nous devons regarder comme sacré tout ce que nous tenons encore de nos anciens ; son existence est une preuve de sa justice, sa durée nous garantit sa bonté. Il ne faut donc jamais faire d'innovation, il faut suivre les routes battues, à moins qu'un changement total dans les mœurs & dans la constitution des choses ne vous contraigne de changer aussi : dans ce cas ne faites rien de vous-même, ne faites rien sans un mûr examen, sans de longues & de fréquentes délibérations.

La connaissance anticipée de tous les dangers auxquels on est exposé, en est comme le préservatif ; l'attente où l'on a été des peines qu'on souffre, en adoucit les rigueurs ; les dispositions où l'on a tâché de se mettre pour surmonter toutes sortes de fatigues & de travaux, relèvent le courage, donnent des forces, & font qu'on ne se laisse point abattre. Il faut donc, avant que d'exiger le serment de vos troupes, les prévenir sur tout, les instruire clairement de tout, & ne leur laisser rien ignorer de tout ce à quoi leur profession les engage. Leur patience & leur courage seront par là à l'épreuve de tout ; elles ne se démentiront point dans l'occasion, elles seront toujours les mêmes.

Les bons présages inspirent la joie & la confiance ; la joie & la confiance doivent régner dans votre camp, dans le cœur de chacun de vos soldats ; il faut donc interpréter favorablement tout ce qui peut arriver d'extraordinaire ; il faut empêcher qu'on ne tire des augures sinistres, tant des accidents qui sont l'effet visible de quelque cause naturelle, que de ceux dont on ignore la cause. Les meilleurs de tous les présages, les plus sûrs sans contredit, d'un avenir heureux, sont la justice de votre cause, les mesures que vous aurez prises, la droiture de vos intentions, votre habileté, l'expérience & la valeur de vos capitaines, la docilité & l'exactitude de vos soldats, & l'union intime de tous ceux qui composent votre armée.

L'uniformité du gouvernement maintient toutes choses dans leur état naturel ; elle est la base du bon ordre & la source des heureux succès. Il faut donc que votre manière de gouverner soit toujours la même, qu'elle ne soit sujette à aucun changement, que vous soyez sûr d'être approuvé par le grand nombre toutes les fois que vous voudrez la mettre en pratique, dans quelque circonstance que ce puisse être. N'admettez donc rien qui soit hors de la portée du commun des hommes, rien d'injuste, rien de rebutant, rien de trop difficile. Soyez diligent à instruire, clair & précis dans les ordres que vous donnez, constant à exiger, exact & inflexible à faire exécuter. N'ayez jamais d'humeur, jamais de caprice, jamais de vue d'intérêt propre. Soyez toujours affable, toujours bienfaisant, toujours plein de cette tendresse effective que personne ne peut révoquer en doute.

L'homme... l'homme : la droiture... la droiture : l'interruption... l'interruption ; la vigilance... la vigilance : que ces quatre mots ne sortent jamais de votre mémoire.

Quand vous serez sur le point de commencer le combat, tâchez d'émouvoir vos gens par les motifs qui vous paraissent les plus propres à faire impression sur eux ; étudiez leur cœur, connaissez ce qu'ils aiment, afin de pouvoir les conduire uniformément ; déterminez l'espace de terrain que chaque corps doit occuper, la manière dont il peut s'étendre & celle dont il peut se resserrer ; assignez un terme au-delà duquel il ne soit plus permis d'avancer & un autre jusqu'où l'on puisse reculer, pour revenir ensuite sur ses pas. Donnez le change à l'ennemi par des signaux trompeurs, ou par des situations simulées ; allez vous-même de rang en rang, pour voir si tout est dans l'ordre : ces précautions vous mettront en état de lire jusques dans le fond du cœur de tous vos soldats. Si vous jugez qu'ils souhaitent avec ardeur d'en venir aux mains, ne perdez pas un moment de temps, faites donner le dernier signal, & combattez. Si au contraire vous apercevez de la crainte, de la langueur ou de l'indifférence, saisissez le premier prétexte plausible, & demeurez dans l'inaction jusqu'à un temps plus favorable.

Naturellement l'homme cherche à imiter ; s'il voit faire le bien, il se porte de lui même à le faire ; s'il voit faire le mal, il s'y livre & le fait comme ses modèles. Il n'est personne qui ne souhaite de jouir d'une bonne réputation ; il n'est personne qui ne souhaite de se faire un nom. Si vous voulez que vos gens trouvent du plaisir à se bien conduire, menez vous-même une conduite irréprochable : si vous voulez qu'ils travaillent de toutes leurs forces à s'acquérir une réputation honorable, à se faire un nom du côté de la valeur & des autres vertus guerrières, donnez-leur-en vous-même l'exemple ; faites des actions extraordinaires, surpassez-vous, pour ainsi dire, dans tout ce qui est de votre devoir, dans tout ce qui peut faire l'admiration des hommes. Dans tout ce que vous ferez, soit en bien, soit en mal, soyez convaincu que vous aurez toujours une foule d'imitateurs, qui ne tarderont pas de devenir eux-mêmes des modèles.

Quelque attentif que soit un général, quelque bien qu'il se conduise, il arrive quelquefois que le désordre se met parmi les troupes qu'il commande : pour y remédier, il n'y a pas de moyens plus sûrs & plus efficaces que ceux que je vais vous suggérer. Ils sont au nombre de sept ; je ne fais que les indiquer ; vos propres réflexions vous apprendront assez l'usage que vous devez en faire. 1° l'humanité, 2° la fermeté, 3° la droiture, 4° l'uniformité, 5° la justice, 6° les changements, 7° l'application. L'humanité, pour abattre tous les mouvements d'indignation, de colère & de vengeance qui s'élèvent, dans ces sortes d'occasions, dans le cœur d'un général, & pour empêcher qu'il ne porte la rigueur jusqu'à une sévérité outrée, ou même jusqu'à la cruauté. La fermeté, pour ne pas se laisser abattre par la crainte ou par les difficultés, quelles qu'elles puissent être, pour ne pas se laisser vaincre par les sollicitations & les intrigues des protecteurs. La droiture, pour se mettre au-dessus des préjugés & pour ne pas prendre le change dans l'appréciation des fautes, & dans la perquisition de ceux qui les ont commises. L'uniformité, pour qu'on sache à quoi s'en tenir par rapport à vous, pour pouvoir agir sûrement & efficacement, pour ôter tout prétexte aux soupçons, aux artifices, aux dissimulations, aux craintes mal fondées. La justice, pour attribuer à chacun ce qui lui est dû, le crime au coupable, l'innocence à l'innocent, les châtiments aux faux délateurs, les récompenses à ceux qui donnent de bons avis. Les changements, pour couper la trame des cabales & des complots, pour mettre des murs de division entre les coupables, pour préserver de la contagion ceux qui pourraient s'en laisser infecter, pour donner aux complices l'occasion de se déceler les uns les autres, par la crainte mutuelle d'être prévenus. L'application, pour ne pas se laisser endormir ou surprendre, pour prendre toutes les mesures nécessaires & ne rien omettre de tout ce qui peut contribuer à éteindre des étincelles qui pourraient causer le plus furieux embrasement si elles étaient négligées, ou pour étouffer l'incendie, s'il est déjà commencé.

Ce que je viens de dire suffit de reste pour vous mettre en état d'examiner vous-même & d'appliquer à propos les sept moyens de remédier aux troubles, aux révoltes, aux murmures, aux cabales, aux dissensions intestines & à toutes sortes de désordres, de quelque nature qu'ils soient.

Outre les règles générales de discipline qui sont communes à tous les gens de guerre, un bon général peut & doit quelquefois en établir de particulières qui soient proportionnées à la nature des troupes qu'il commande, à leur nombre, au temps, au lieu & aux circonstances : elles doivent être claires, en petit nombre, évidemment avantageuses & de facile exécution ; elles doivent avoir le bon ordre & le bien commun pour objet ; elles doivent regarder indistinctement tout le monde : il faut qu'il y ait des peines exemplaires & irrévocables pour les infracteurs, quel que soit le rang qu'ils occupent. L'observation ou l'infraction de ces règles dépendent également du général : si ceux qui composent son armée sont convaincus de son humanité, de sa justice, de sa capacité, de son exactitude à observer les lois & à remplir tous ses devoirs particuliers, de sa droiture, de sa bonne foi, de son impartialité & de toutes ces précieuses qualités qui font qu'un même homme est tout à la fois bon citoyen & grand homme de guerre, pleins de confiance & de respect, ils n'auront pas de plus doux plaisir que celui de lui obéir en tout ce qu'il jugera à propos de leur commander. Mais si, au contraire, ils jugent avec fondement que celui qui est à leur tête est un homme sans vertu, sans probité, sans mœurs, ou un homme vain, fastueux & superbe, qui, plein d'estime pour lui-même, ne daigne pas même consulter les sages dont il aurait honte de suivre les avis, ou un homme colère, emporté, vindicatif, cruel, à qui rien ne plaît, que tout irrite, qui pour le moindre prétexte se porte aux plus violents excès, ou un homme peu attentif, négligent, avide d'un petit intérêt particulier, qu'il cherchera dans toutes les occasions, au détriment même de l'intérêt commun, ils lui obéiront, parce qu'il a l'autorité en main ; mais ce sera d'une obéissance forcée dont ils chercheront à secouer le joug le plus tôt qu'il leur sera possible ; ou si, par un malheur encore plus grand, ils aiment à obéir à un tel chef, c'est une preuve qu'ils lui ressemblent. Dans ce cas je regarde l'État à deux doigts de sa perte ; il ne saurait manquer d'y avoir bientôt une révolution. C'est à vous, qui commandez les armées, à empêcher, par votre bonne conduite, que la postérité ne puisse jamais vous faire l'odieux reproche d'avoir contribué au bouleversement de votre patrie : c'est de vous que le souverain & les peuples qui lui sont confiés ont droit d'attendre, celui-là une partie de la gloire de son règne, & ceux-ci une partie de leur félicité.

 


Article IV. De la majesté des troupes

La majesté dans les troupes est une certaine manière de se montrer & d'agir, qui leur concilie le respect & la confiance de tous ceux qui se sont déchargés sur elles du soin de les protéger & de les défendre, en même temps qu'elle imprime la terreur & la crainte dans l'esprit de tous ceux qu'elles doivent dompter ou combattre, Ainsi, pour qu'une armée ait cette majesté si nécessaire aux vues qu'elle se propose, il faut de la fierté dans la contenance, de la fermeté dans le gouvernement, de la proportion dans les forces, de la modération dans la conduite, de l'uniformité dans les sentiments.

Par fierté dans la contenance, il ne faut point entendre cet extérieur dédaigneux & méprisant, ce maintien fastueux & superbe, ce ton de voix brusque & élevée, ces manières insultantes, ce total en un mot plus propre à révolter qu'à imposer, plus propre à se faire mépriser qu'à se faire craindre, plus propre à se rendre l'objet des plus sanglantes railleries qu'à se concilier le respect & l'estime. Une telle fierté ne se trouve guère que dans le faux brave, ou le fanfaron. Celle dont je parle est d'une toute autre nature : c'est une fierté noble, qui, sans mépriser personne, sans vouloir se mettre au-dessus de qui que ce soit, jouit néanmoins de cette supériorité & de cette prééminence qu'on ne refusa jamais au vrai mérite & qui sont l'effet nécessaire d'une conduite tracée par la gravité, par la décence, par les bonnes mœurs, & par l'amour de la véritable gloire & de l'austère devoir.

A la fierté de la contenance, telle que je viens de la désigner, il faut joindre la fermeté dans le gouvernement. Par fermeté dans le gouvernement, je n'entends point une sévérité outrée, qui ne fait grâce à personne, qui ne distingue rien, qui érige les plus petites fautes en crimes capitaux, les plus légers manquements en fautes grièves, les oublis involontaires en manquements prémédités. Une telle fermeté, loin de concourir à affermir le gouvernement ou à le décorer, n'est propre qu'à l'avilir ou à le détruire. Elle est un vice dans celui qui commande ; j'exige de lui une vertu. Faire observer la discipline en la rendant aimable & de facile exécution ; faire remplir tous les devoirs en les faisant respecter jusques dans les moindres choses ; ne rien permettre qui puisse être contraire à l'ordre établi ; punir sans rémission les coupables, mais les punir de manière qu'ils ne puissent attribuer qu'à la loi, & nullement à vous, le châtiment qu'ils éprouvent, de manière même qu'en ne les épargnant pas ils puissent vous savoir gré d'une punition méritée : voilà ce que je veux dire par fermeté dans le gouvernement.

Il y aura une juste proportion dans les forces, s'il n'est aucune sorte de combat que l'armée ne puisse livrer, s'il n'est aucune sorte d'armes avec lesquelles elle ne puisse attaquer ou se défendre, s'il n'est aucun corps chez l'ennemi auquel elle ne puisse opposer un autre corps de même nature, si le nombre des soldats est suffisant pour l'exécution de ce qu'on médite, si la quantité d'officiers tant généraux que subalternes n'est ni en excès ni en défaut, si les différents corps sont tellement composés, sont tellement exercés, sont tellement distribués, sont en tel nombre & tellement pourvus, qu'ils fassent un total bien assorti & en état de tout entreprendre & de tout exécuter dans les occasions où il faudra les employer.

La modération dans la conduite est une vertu qui prend sa source dans la tranquillité de l'âme. Qu'on réprime la fougue des passions, qu'on s'accoutume à envisager de sang-froid tous les accidents de la vie, qu'on se tienne toujours en garde contre toute impression fâcheuse, qu'on se défie sans cesse des premières impulsions d'une colère aveugle, qu'on se donne le loisir de tout peser, de tout balancer, l'on jouira de cette tranquillité d'âme dont la modération en toutes choses sera le fruit.

L'uniformité dans les sentiments naît de l'estime réciproque des officiers qui sont persuadés de la capacité de leur général, des soldats qui ont confiance dans les talents de leurs officiers : un général qui croit pouvoir compter sur les uns & sur les autres forme une armée dans laquelle règnent de concert la tranquillité, le bon ordre, la confiance & l'unanimité.

La science de la guerre se réduit à certains principes, ces principes à certaines règles, & ces règles à certains usages déterminés. La science fait connaître les principes, apprend l'art de les appliquer : de l'application & de la connaissance des principes, se forment les lois militaires, les règles de la discipline : les lois militaires, & les règles de la discipline qui peuvent se varier à l'infini, sont fixées à certains usages dont la pratique a paru renfermer plus de convenance & d'utilité. Il faut donc connaître les principes afin de pouvoir en faire l'application ; il faut savoir les lois militaires & les règles de la discipline afin de pouvoir les observer ; il faut être au fait des usages consacrés afin de pouvoir s'y conformer sans réserve.

La manière de s'assembler, de former les rangs, de se tenir droit ou assis, de se courber, de se relever, d'avancer, de reculer, d'attaquer & de se défendre, doit être le principal objet de l'attention, tant de ceux qui commandent que de ceux qui obéissent ; de ceux qui commandent, afin qu'ils aient égard au temps, au lieu & aux différentes circonstances, afin de ne donner jamais leurs ordres hors de propos ; de ceux qui obéissent, afin qu'ils puissent exécuter promptement & avec intelligence tout ce qui leur sera commandé.

Après que les différents corps seront chacun au poste qu'il doit occuper, & que les rangs seront formés, on ne doit plus entendre aucune sorte de bruit. Tout le monde doit être attentif, se tenir gravement debout, & être tellement disposé, qu'au premier mouvement qu'il faudra faire, qu'à la première évolution qu'on commandera, on puisse obéir promptement, avec aisance & sans confusion. S'il s'agit d'avancer vers l'ennemi, il faut que le signal désigne clairement par quel côté la marche doit se faire. On doit marcher avec gravité, mais sans pesanteur, délibérément, mais sans précipitation : on ne doit faire qu'un nombre de pas déterminés, après lesquels il faut s'arrêter & fléchir les genoux comme si on voulait s'asseoir ; en s'accroupissant dans cette posture, on attendra de nouveaux signaux.

Si les ennemis commencent à s'ébranler, il faut rester immobiles & se donner le temps de les voir venir. Le courage & la crainte entrent également par les yeux : il faut que la vue ait le loisir de reconnaître ceux qu'elle doit choisir pour victimes, qu'elle puisse saisir leur image pour la dépouiller de tout ce qui paraît en elle de redoutable. Des troupes qui sont sans terreur à l'aspect de ceux qu'elles doivent combattre, sont des troupes qui ne reculeront pas ; des troupes qui sans se troubler voient avancer l'ennemi & ne font aucun mouvement pour le prévenir ou se mettre en défense, sont des troupes qui combattront avec ordre.

Les troupes de la gauche & celles de la droite doivent être au corps de l'armée ce que les ailes sont aux oiseaux. C'est par le moyen de leurs ailes que ceux-ci ont la facilité de se transporter rapidement d'un lieu à un autre, & de prendre, en fendant les airs, toutes les directions & toutes les routes qu'ils jugent à propos : c'est par le moyen des troupes qui sont à la droite, de celles qui sont à la gauche, qu'une armée doit être susceptible de prendre sur-le-champ telle combinaison qu'il plaira au général de lui assigner. L'agilité & la force des oiseaux sont ordinairement en proportion avec la grandeur & la force de leurs ailes ; il en doit être de même d'une armée ; on doit former ses deux ailes avec les troupes les plus lestes, les plus aguerries & les mieux disciplinées. Les troupes pesantes, celles, par exemple, qui sont cuirassées, doivent former le corps, & la cavalerie doit environner le tout.

Lorsqu'il sera temps de commencer le combat, le général haranguera en peu de mots, & donnera ses ordres. Les troupes avanceront à pas comptés, tant pour ne pas perdre haleine, que pour conserver leur sang-froid ; & la cavalerie fera retentir les airs par le bruit de ses instruments, & par ses cris, auxquels se joindront les hennissements des chevaux. Alors ceux qui sont armés pesamment, s'ébranlent & portent les premiers coups. Le général doit être très attentif à cette première charge. La contenance des siens, celle des ennemis lui diront s'il y a quelque changement à faire dans la disposition de son armée. Sans rien changer au corps, il fera prendre aux ailes telle forme qu'il jugera nécessaire, & pourra disposer d'une partie de la cavalerie, pour soutenir ceux qui pourraient avoir besoin d'un prompt secours, pour n'être pas contraints à plier sous les efforts des ennemis. De quelque manière & en quelque temps que les troupes, en présence de l'ennemi, s'avancent pour le combattre, ou attendent qu'il leur porte les premiers coups, elles ne doivent jamais se tenir directement en face, ni dans une position qui soit tout à fait droite ; mais tournées en demi-quart, la tête baissée & le corps un peu penché, elles feront promptement mais sans précipitation, gravement, mais sans pesanteur, les différentes évolutions qui leur seront commandées.

Le casque & la cuirasse ne doivent être ni trop étroits ni trop pesants. S'ils serrent trop la tête & le corps, ou s'ils surchargent l'un & l'autre d'un poids inutile, de l'homme le plus agile, ils en font un homme lourd, & diminuent à coup sûr, dans tous ceux qui sont ainsi gênés, les forces, l'adresse & la valeur. Un soldat dont la tête & le corps ne sont pas à l'aise, & qui est affecté de quelque douleur sourde, n'est pas la moitié de lui-même, il ne saurait combattre avec avantage.

Pour faire avancer vers l'ennemi, on frappera sur le tambour un nombre de coups déterminé, à quelque intervalle l'un de l'autre ; pour engager le combat, on frappera sur le tambour, mais précipitamment & à coups redoublés ; pour arrêter la marche ou faire cesser le combat, on frappera sur le lo ; s'il s'agit de revenir sur ses pas, c'est le tambour qui en donnera le signal ; & l'intervalle qu'on mettra entre les différents coups sera la mesure du nombre de pas que l'on doit faire & que le général aura déterminé. Il n'y a pas de meilleur moyen ni qui soit plus simple pour maintenir l'ordre & empêcher qu'une retraite qui n'a rien que de très honorable, n'ait l'air d'une fuite, & n'en acquière quelquefois la réalité, par la confusion où l'on doit être nécessairement dans une marche inégale ou trop précipitée, ou par les attaques imprévues des ennemis, qui, persuadés que vous fuyez, voudront par des efforts redoublés achever entièrement votre défaite.

S'il arrive que pendant la nuit on veuille faire quelque coup de main que les circonstances auront déterminé, ou s'il est à propos d'aller surprendre l'ennemi dans son camp, pour l'attaquer lorsqu'il sera le moins en état de défense, il faut que les hommes mettent dans leur bouche le bâillon qui est destiné à cet usage, & qu'ils portent toujours pendu à leur cou pour s'en servir dans l'occasion ; il faut aussi qu'on mette à celle des chevaux le frein qui les empêche de hennir.

Si pendant les marches forcées il arrive que les troupes aient besoin de se rafraîchir ou de prendre quelque nourriture, on doit le leur permettre : mais qu'elles le fassent sans s'arrêter, si cela se peut ; ou s'il faut nécessairement qu'on s'arrête, que ce ne soit que pour un très court espace de temps.

Si ceux qui sont à la tête ont quelques avis nécessaires à donner à ceux qui les suivent, ou quelque chose à faire savoir au général, qu'ils disent ce qu'ils ont à dire, mais à voix basse, à ceux du premier rang ; ceux du premier rang le diront sur le même ton à ceux du second, ceux du second à ceux du troisième, & ainsi de suite, jusqu'à ce que l'avis soit parvenu, & que le général soit instruit.

Personne ne doit tourner la tête pour voir ce qui se passe derrière soi : ce point, qui est de la dernière importance, & dont l'infraction serait sujette aux plus terribles inconvénients, doit être observé très rigoureusement, surtout pendant le temps du combat. Porter les coups de la mort ou les recevoir, vaincre ou mourir, c'est là l'alternative pour laquelle il n'y a plus de choix à faire. Ainsi toute l'attention, tous les efforts ne doivent être dirigés que vers ce grand objet ; & l'on ne doit discontinuer d'aller toujours en avant qu'après qu'un signal contraire l'aura ordonné.

Dans quelque circonstance que ce puisse être, même pendant la plus grande ardeur du combat, on doit toujours accorder la vie à ceux qui la demanderont en s'avouant vaincus. On doit également recevoir au nombre des siens quiconque se sera rendu volontairement, ou aura été pris, ou aura déserté de chez l'ennemi. Un bon général peut tirer un excellent parti de ces sortes de gens en les incorporant dans ses propres troupes, conformément à leurs talents & au rang qu'ils occupaient quand ils étaient dans leur propre pays, ou quand ils combattaient sous les étendards de leur prince.

Quand le général donne ses instructions pour l'ordre de bataille, il doit le faire clairement, sans la moindre ambiguïté, absolument, en peu de mots & dans l'instant qui précède celui où doit commencer le combat. Il est essentiel que rien de ce qui doit se passer chez vous ne puisse transpirer chez l'ennemi. Votre plan une fois donné, agissez conformément & ne le changez que lorsque vous verrez évidemment qu'il y aurait du danger à le suivre. Si, après avoir tout disposé & avoir donné les derniers ordres, il arrive que la bataille soit différée, il faut changer tout les arrangements projetés & en faire de nouveaux, dont on n'instruira les troupes que lorsqu'on sera sur le point d'en venir aux mains.

Les soldats ne doivent jamais prendre le repas immédiatement avant de se battre ; il ne faut pas non plus qu'il y ait un intervalle de temps trop considérable entre la bataille & le repas. Le premier de ces deux excès rendrait vos guerriers pesants, paresseux, indolents & comme engourdis ; & le second les affaiblirait, & diminuerait leur courage en proportion de la diminution de leurs forces. Voici comment on peut éviter l'un & l'autre inconvénient le jour de la bataille. Cinq ou six heures avant qu'elle commence, il faut que tout le monde prenne sa réfection. Généraux, officiers & soldats, tous doivent commencer & finir en même temps : tous, ce jour-là seulement, doivent avoir les mêmes mets & la même boisson, puisque tous vont courir les mêmes risques & essuyer les mêmes fatigues.

Il ne faut jamais que les troupes soient dans la perplexité. Si vous avez des raisons pour croire que l'ennemi pense à vous attaquer ou se dispose à le faire, & des raisons qui paraissent prouver qu'il ne pense point à en venir aux mains, ne restez pas dans le doute ; déterminez-vous à livrer la bataille, & attaquez le plus promptement qu'il vous fera possible : vous combattrez avec plus d'avantage que l'ennemi, parce que vous aurez pris des précautions qu'il n'aura pas le temps de se procurer. Lorsqu'il vous verra fondre sur lui, il ne pensera qu'à se défendre, & il le fera d'abord avec confusion ; votre premier soin alors sera de vous emparer de tous les postes importants & de le chasser de tous ceux dont il pourrait se servir à votre détriment.

Tout doit être bien réglé dans une armée, tout doit y être bon, tout doit y être fort : ainsi des soldats bien nourris, bien disciplinés, récompensés, & punis à propos, excités par le bon exemple des officiers, pleins de confiance dans leurs généraux, n'ayant qu'un même cœur, qu'une même volonté, & ne tendant qu'à un même but, feront des hommes robustes, vaillants & intrépides, contents de leur sort, prêts à tout entreprendre & toujours en état d'exécuter avec succès ce qu'il y a de plus difficile & de plus périlleux. Des chevaux qu'on ne nourrira que de bons pâturages, qu'on n'abreuvera que d'une eau bien douce & bien claire, qui ne pâtureront jamais qu'aux mêmes heures & en quantité toujours égale, qu'on ne fatiguera jamais hors de propos, qu'on soignera toujours avec les mêmes attentions, auxquels on fera faire chaque jour des courses modérées, ou qu'on assujettira à quelque travail constant, seront des chevaux vigoureux, dont on pourra tirer, dans l'occasion, les services les plus essentiels. Les chars & en général toutes les machines qu'on emploie, tant pour le combat, que pour le transport des vivres, des munitions & de tout ce qui est nécessaire à une armée, auront toute la solidité nécessaire pour les usages auxquels ils sont destinés, & ils vous procureront tous les avantages que vous pouvez en attendre, s'ils sont faits avec du bois qui n'ait jamais servi, & qui ait l'épaisseur & les autres dimensions requises dans chacune de ses pièces, si les ferrements sont solides & nouvellement forgés, si les clous en sont neufs, d'une grosseur & d'une longueur proportionnées à ce qu'ils doivent consolider. Qu'on ne s'y trompe point, c'est par les petites attentions qu'on vient à bout des plus grandes choses. Un général & des officiers qui les négligent, échouent souvent dans leurs entreprises, quoique très bien concertées d'ailleurs, & quoiqu'ils aient fait en apparence tout ce qu'il fallait pour les voir couronnées des plus heureux succès.

Ce qui touche de plus près les hommes doit être fait avec encore plus de soin. Les habits, les armes, les casques, les cuirasses, les boucliers doivent être tels, que, sans embarrasser ceux qui les portent, ils puissent les mettre en état de parer les coups de l'ennemi, & leur donner la facilité de lui en porter. Des armes bien aiguisées, des cuirasses & des casques assez forts pour résister au fer, inspirent la confiance, augmentent le courage & servent comme de supplément aux forces ordinaires. Que l'esprit d'une épargne sordide ne vous suggère jamais de ces mauvaises raisons, qui, présentées sous un certain jour, sont quelquefois assez plausibles pour en imposer aux plus désintéressés, comme aux mieux intentionnés. Sous l'apparence de quelques avantages présents, sont cachées les pertes les plus funestes.

L'homme, quel qu'il soit, n'est jamais bien aise de mourir lorsqu'il peut sans ignominie conserver encore des jours qui ne lui sont point à charge. La vertu, la valeur, l'amour du devoir, de la gloire & de la patrie, peuvent bien lui faire affronter les périls & la mort ; mais il gardera toujours dans le fond de son cœur cette répugnance naturelle, qui le fait trembler comme malgré lui lorsqu'il voit de près le moment fatal qui peut lui arracher la vie. J'en appelle à l'expérience des plus intrépides ; ils ne me démentiront pas, s'ils sont sincères. On ne doit donc rien négliger pour rassurer les soldats & leur inspirer une espèce de sécurité contre tout ce qui peut trancher le fil de leurs jours : ils l'auront, cette confiance & cette espèce de sécurité, s'ils sont armés de manière à porter & à parer les plus terribles coups, & s'ils sont assez bien défendus pour rendre inutiles la plupart de ceux qu'on leur portera.

Quand les troupes sont en marche ou font leurs évolutions, elles doivent être légères comme les oiseaux ; quand elles gardent, elles doivent être comme clouées dans les postes qu'on leur a assignés ; quand elles se battent, elles doivent se soutenir & se succéder mutuellement comme les rayons & tout ce qui compose une même roue. Les hommes qui ne sont pas au nombre des combattants, ainsi que les bêtes de somme, les chariots & tout le bagage, doivent être à la queue de l'armée, & dans un tel arrangement, que, sans les faire mouvoir, ils puissent tout à coup se trouver à la tête ou aux ailes, suivant que le général l'ordonnera. C'est ainsi qu'on peut tirer avantage de ce qui paraît être le plus inutile ; avantage des plus importants, puisqu'il peut être un rempart contre les efforts de l'ennemi, & une barrière contre la lâcheté des fuyards.

Pour savoir si votre armée a véritablement le désir de vaincre, il faut tâcher de pénétrer les sentiments de tous ceux qui la composent. Pour pouvoir conclure, ou, tout au moins, augurer avec fondement si vous serez vainqueur, il faut examiner la contenance de vos gens vis-à-vis de l'ennemi, & celle des ennemis vis-à-vis de vos gens. L'ardeur de vaincre, mais une ardeur modérée, soumise aux lois de la discipline ; la crainte d'être vaincu, mais une crainte raisonnable, qui, n'ôtant rien au courage, ne suggère que de légitimes précautions, sont des avant-coureurs de la victoire. Un général ne doit rien oublier pour inspirer à ses troupes ces deux sortes de sentiments ; il doit faire son possible pour les détruire dans les troupes ennemies, s'il s'aperçoit qu'elles les ont. Les moyens d'y réussir ne lui manqueront pas, s'il connaît le cœur humain, & s'il fait faire la guerre.

Il faut savoir discerner ce qui est important d'avec ce qui n'est d'aucune conséquence, ce qui est indifférent d'avec ce qui peut avoir des suites. Quand vous serez chez l'ennemi, vous emploierez fréquemment les troupes légères ; quand vous serez chez vous, vous ferez usage des troupes pesamment armées. Les premières sont plus propres à provoquer, à attaquer & à faire du dégât, & les autres sont plus propres à conserver & à se défendre.

Ne tirez jamais en longueur ce qui doit être fait avec célérité ; ne faites jamais précipitamment ce qui demande des réflexions & des préparatifs. N'entrez jamais trop avant dans les terres ennemies : vous devez prévoir la difficulté du retour en cas de malheur ; vous devez craindre la disette des vivres, les embûches, les trahisons, les perfidies, l'inconstance de ceux qui se seront soumis volontairement, l'esprit de révolte dans ceux que vous aurez forcés, l'affaiblissement de vos propres troupes, qui peut être suivi de la ruine entière de votre armée, &, au défaut de tous ces inconvénients, la honte d'être obligé de revenir sur vos pas, sans avoir fait autre chose que perdre inutilement du temps & des hommes.

Dans les marches, on doit s'exercer aux évolutions qu'on doit faire avant, pendant & après le combat ; dans les haltes, on doit imiter les campements ; dans les unes & dans les autres, il faut garder la discipline & être attentif à tout. Quand on attaque ou quand on se défend, il faut suivre en tout les ordres reçus & être toujours sur ses gardes, se soutenir mutuellement, & ne jamais s'oublier soi-même.

Des généraux ombrageux, tristes ou vétilleurs, ne sauraient inspirer la grandeur d'âme, la sécurité ni la joie ; des officiers qui obéissent avec peine ou négligemment, ne sauraient obtenir qu'une obéissance tronquée ou désagréable ; des capitaines lents & indécis ne sauraient avoir des soldats actifs & déterminés. Les chefs impriment la force, donnent le mouvement ; les membres se prêtent à tout.

Si les chefs sont unis entre eux, si les chariots sont forts, les chevaux vigoureux & les provisions abondantes, quelque peu nombreuse que soit une armée, je la regarde comme invincible ; au contraire je regarde comme une armée déjà vaincue, celle dont les chefs seraient jaloux les uns des autres, auraient mutuellement de la défiance, seraient toujours d'avis différent. Si les généraux ont des prédilections marquées pour tels & tels corps, ils ne seront que médiocrement secondés par la multitude : s'ils sont entêtés de leurs propres idées, ils feront tuer beaucoup de monde ; s'ils craignent de mourir, ils n'ont point de valeur ; s'ils s'exposent témérairement à la mort, ils ont du courage à la vérité, mais ils manquent de tête.

Il n'y a que cinq motifs légitimes pour lesquels tout guerrier peut se faire tuer ; l'amour de la gloire & l'espérance de rendre son nom recommandable à la postérité : une juste colère, comme lorsqu'on est accusé ou soupçonné sans fondement de manquer de courage, ou lorsqu'on est provoqué avec insulte par des ennemis qu'on méprise ou dont on est méprisé ; la crainte d'être puni suivant toute la rigueur des lois, si l'on venait à manquer à ses devoirs ou à les enfreindre, d'encourir la disgrâce du souverain ou des généraux, de devenir l'objet de la raillerie de ses semblables, de déshonorer ses ancêtres, ses descendants & toute sa famille ; la justice, parce qu'on se doit à son prince & à l'État plus encore qu'à soi-même ; enfin l'amour paternel, pour laisser à ses enfants un nom qui les fera valoir, & les récompenses que l'État a coutume d'accorder à la famille de quiconque est mort glorieusement pour le service de la patrie.

Le Ciel ne concourt pas moins que l'homme au gain ou à la perte d'une bataille. Le Ciel aurait beau être favorable, si l'homme ne le seconde pas, tout est perdu. Quoi que l'homme puisse faire, tout est perdu encore, si le Ciel s'oppose à ses desseins. Pour réussir, il faut le concours de l'un & de l'autre ; mais pour échouer, il suffit que l'un des deux manque. Il suit de là que, quelques soins qu'on se soit donnés, quelques mesures que l'on ait prises, quelque habile que soit un général, quelque expérimentés que soient des officiers, quelque aguerris que soient des soldats, on peut éprouver les revers les plus funestes pour peu que le Ciel ne favorise pas l'homme, ou que l'homme ne seconde pas le Ciel. C'est dans ce cas que les sinistres événements s'appellent des malheurs ; malheurs cependant dont un grand général peut encore tirer parti.

Si l'on a des instructions à donner, des réprimandes à faire, des ordres ou des défenses à publier, il faut faire les attentions suivantes, pour que ce qu'on se propose ait à coup sûr son effet. Si l'on a en vue le corps entier de l'armée, il faut qu'entre la bataille, les instructions, les réprimandes, les ordres ou défenses, il n'y ait pas au-delà de trois jours d'intervalle. Si l'on n'en veut qu'à quelques corps seulement l'intervalle de quelques heures suffit : mais si l'on ne doit s'adresser qu'à un seul homme, il faut le faire sur-le-champ : dans le moment même du combat. Ne faites jamais languir ceux à qui vous aurez à parler ; dites-leur promptement ce que vous aurez à leur dire.

La perfection dans l'art de la guerre consiste à se soutenir, du commencement à la fin, de telle sorte qu'on ne puisse se reprocher aucune faute : pour cela, il faut avoir tout calculé & tout prévu avant que de l'entreprendre ; il faut que tout soit prêt, que tout soit bien disposé quand on la commence ; il faut savoir mettre tout à profit quand une fois on l'a commencée ; il faut se procurer un avantage réel en la terminant.

La victoire que remporte une armée est la victoire de chacun des particuliers qui la composent : il n'en est aucun qui ne puisse, à juste titre, s'appeler victorieux, quel que soit le poste qu'il ait occupé, pourvu qu'il ait fait son devoir. Les sept sortes de tambours, les étendards de toutes les couleurs & de toutes les formes sont les directeurs & les guides d'une armée bien disciplinée : il n'est personne dans une armée qui ne leur doive toute son attention, afin de pouvoir faire, à point nommé, les évolutions commandées. Les tambours & les étendards doivent être connus des corps particuliers auxquels ils appartiennent. Il y a les tambours porte-étendards, les tambours des chars, les tambours de la cavalerie, les tambours des fantassins, les tambours communs, les tambours de la tête & les tambours de la queue. Tous ces tambours doivent être dans un même lieu, lorsqu'on doit commencer la bataille, c'est à eux que le général s'adresse pour donner ses ordres. Dès que tous les tambours sont rendus au lieu désigné, le général leur ordonne de battre la charge ; alors la cavalerie & les chars se placent à la tête de l'armée, l'infanterie s'avance à petit pas jusqu'à la portée du trait, pour commencer le combat dans l'ordre qui aura déjà été déterminé ou qui sera indiqué sur-le-champ. Les chars s'ouvrent, la cavalerie revient par les côtés, & les fantassins avancent toujours & combattent, en avançant, jusqu'à ce qu'ils aient enfoncé les ennemis.

Une armée qui est forte & bien disciplinée, ne doit pas perdre le temps en délibérations ou en escarmouches, ou en de petits combats qui ne peuvent aboutir à rien de décisif. Il faut que, le plus tôt qu'il sera possible, elle en vienne à une bataille générale. En commençant la bataille, il ne faut pas que tous les corps donnent à la fois ; la confusion & le désordre y règneraient infailliblement, & la déroute pourrait suivre de près le désordre & la confusion.

Ranger une armée en bataille n'est pas une chose difficile ; ce qu'il y a de difficile, c'est de combattre sans s'écarter de l'arrangement qui a été déterminé. Il est aisé de donner de bons ordres & de les donner à propos ; mais il est très difficile de les faire exécuter, & d'obtenir leur entier accomplissement. Placer des soldats à tels ou tels postes qui sont essentiels, c'est ce que tout le monde peut faire ; mais les placer à propos, mais ne placer que ceux qui sont en état de les garder & de les défendre, c'est ce qui n'est pas aisé. Bien des personnes sont en état de donner de bons conseils ; mais on en trouvera peu qui soient disposées à les suivre. Tout le monde peut bien parler ; mais tout le monde ne peut pas bien faire.

Les hommes ne sont pas partout les mêmes ; & il y a autant de différence entre le naturel des uns & des autres, entre leurs mœurs, leurs inclinations, leurs usages, leurs talents, leur éducation, leurs forces, leurs bonnes ou mauvaises qualités, qu'il y en a entre les différents pays qui les ont vu naître. Les habitants des villes diffèrent des villageois, ceux-ci des simples campagnards. Il ferait absurde de prétendre qu'ils fussent également propres à tout & qu'on pût les employer indifféremment à tout.

Il est essentiel que le commun des troupes ne sache jamais l'état bon ou mauvais de l'armée ; il faut que les simples soldats & les officiers subalternes ne soient jamais assez instruits de la supériorité de leurs forces sur celles des ennemis, pour se livrer à une présomptueuse sécurité ; il faut également qu'ils ignorent leur propre faiblesse, afin qu'une lâche crainte ne s'empare pas de leurs cœurs.

Après la bataille, si l'on est victorieux, il faut partager gaiement les fruits & les honneurs de la victoire. Il ne faut pas que tels & tels corps veuillent s'attribuer exclusivement aux autres une gloire qui doit être commune à tous ; car tous ont vaincu, si tous ont fait leur devoir : ce qui n'empêchera pas néanmoins les distinctions & les récompenses que méritent les actions personnelles. Il ne s'agit ici que de ce qui regarde la victoire en général.

Si, après la bataille gagnée, le général veut livrer un nouveau combat & pousser à bout ou réduire au désespoir des ennemis qui peuvent encore avoir des ressources, qu'il prenne bien toutes ses mesures, qu'il n'agisse qu'à coup sûr ; car s'il vient à être vaincu, toute la honte de la défaite ne retombera que sur lui. A la tête de ses troupes il doit alors combattre en simple soldat, pour trouver les succès ou la mort.

Lorsque l'armée est en campagne, quand elle est dans l'enceinte d'un camp, dans tous les temps, dans tous les lieux, dans toutes les circonstances, elle doit se conduire de telle sorte que le peuple ait toujours lieu de croire que si elle a les armes à la main, ce n'est que pour le défendre ; que si elle consume des denrées, ce n'est que pour mettre à couvert ses moissons & ses récoltes ; que si elle détruit, ce n'est que pour conserver ; que si elle cause quelques désordres particuliers, ce n'est que pour assurer l'ordre général ; que si elle fait la guerre, ce n'est que pour avoir la paix ; que si elle lui cause certains préjudices passagers, ce n'est que pour lui procurer les solides avantages qui doivent faire son bonheur. Le peuple en sera convaincu, si l'humanité, la justice, la décence, la gravité, les bonnes mœurs règnent parmi les officiers & les soldats ; & ce peuple une fois convaincu, il n'est rien à quoi il ne se porte, il n'est rien qu'il ne fasse pour entretenir de tels guerriers. Il se privera avec plaisir d'une partie même du nécessaire, pour leur procurer l'abondance ; il prodiguera ses forces, sa santé, sa vie même, pour concourir à des succès dont il croira devoir partager le fruit.

Il est de la dignité d'une armée de ne jamais se compromettre : la gloire ou l'ignominie de la nation, l'honneur ou le déshonneur du souverain, la perte ou le salut de l'empire dépendent de la manière dont elle se conduira. Elle ne doit donc jamais s'exposer mal à propos ; elle ne doit faire aucune fausse démarche, aucun faux pas ; elle ne doit livrer des batailles, donner des combats, faire des escarmouches, avancer ou reculer, sans que de dix parties il y en ait huit pour croire que ce qu'elle fait est bien, & mérite l'applaudissement général. Elle doit donc être toujours sur ses gardes, pour ne pas donner dans les pièges de l'ennemi ; elle ne doit rien oublier pour parer, autant qu'il est possible, à tous les inconvénients. Telles ont été les maximes de nos anciens : c'est d'après eux que je les propose ; c'est d'après mon expérience que je les garantis.

 


Article V. Idée générale de la manière dont il faut employer les troupes

De quelque nombre qu'une armée soit composée, il y a des règles générales, suivant lesquelles on ne saurait se dispenser de la conduire ; & il y en a de particulières, dont on ne doit faire usage que suivant le temps, le lieu & les circonstances. Les premières sont toujours les mêmes ; elles doivent être invariables ; tous ceux qui sont destinés à commander les troupes doivent les savoir & les observer. Les secondes sont de pur choix ; mais il n'est pas donné à tout le monde de savoir bien choisir. Je vais établir quelques principes généraux, sur lesquels les militaires éclairés pourront exercer leur génie, en les développant & en en fixant l'application.

1° Si l'armée est peu nombreuse, il faut en fortifier chaque rang le plus qu'il fera possible, il faut lui faire occuper un petit espace de terrain ; si l'armée est nombreuse, il faut l'étendre, il faut en multiplier les rangs, il faut la gouverner dans toute la rigueur des lois. Une petite armée ne peut se procurer que de petits avantages ; mais ces petits avantages multipliés la font parvenir à son but. Une grande armée peut tout d'un coup parvenir à son but ; mais tout d'un coup aussi elle peut manquer son objet.

2° Une armée nombreuse doit être ferme & comme immobile dans son camp ; elle n'en doit jamais changer le lieu, à moins qu'une nécessité absolue ne l'y oblige ; elle n'en doit sortir que pour combattre. Une petite armée ne doit avoir aucun lieu fixe ; elle doit toujours être en action & en marche.

3° Quand une armée nombreuse est en présence de l'ennemi elle doit s'arrêter, ou pour commencer elle-même le combat, ou pour attendre que l'ennemi le commence. Il n'en doit pas être ainsi d'une armée peu nombreuse ; elle doit sans cesse aller & revenir sur ses pas, afin de pouvoir fatiguer l'ennemi & le combattre en détail.

4° Autant qu'il sera possible, il faut que le grand nombre attaque le moindre ; il faut que le fort attaque le faible ; il faut opposer des troupes fraîches à celles qui seront déjà fatiguées ou qui auront souffert.

5° Il faut donner du repos aux troupes avant que d'engager le combat ; il ne faut pas que les mêmes combattent trop longtemps de suite ; il faut les soutenir en tout temps & les relever à propos.

6° Si le gros de l'armée paraît en suspens, ou douter de la victoire, ou craindre d'être vaincu, il ne faut pas laisser à la perplexité ou à la crainte le temps de se fortifier ; le général doit prendre alors ses arrangements, ou pour différer la bataille, ou pour en changer l'ordre, ou pour aller camper ailleurs.

7° Quand il y aura quelque coup de main à faire, soit pour piller des magasins ou pour enlever quelque parti, il faut agir avec tout le secret, toute la prudence, toute la sûreté possibles, & sans bruit. Aucun étendard ne doit être déployé, aucun instrument ne doit se faire entendre, aucune parole ne doit sortir de la bouche de qui que ce soit. Il faut outre cela que quelques corps considérables accompagnent d'un peu loin ceux qui seront commandés pour le pillage, afin de les secourir au cas qu'ils soient les moins forts, de les soutenir au cas qu'ils soient repoussés, de leur servir d'asile, au cas qu'ils soient mis en fuite, & de mettre à couvert le butin, pour être porté en sûreté jusqu'au gros de l'armée.

8° Si l'on s'aperçoit que le nombre des ennemis est diminué considérablement, qu'en conséquence la crainte se soit emparée de ceux qui restent, il faut soi-même faire semblant d'avoir peur ; il faut faire semblant de vouloir décamper pour éviter le combat. Vous leur inspirerez de la présomption, ils ne seront pas sur leurs gardes, & vous les attaquerez lorsqu'ils s'y attendront le moins.

9° Dans quelque bataille, combat ou action que ce puisse être, il faut toujours tourner le dos au vent ; il faut toujours voir devant soi quelque lieu élevé dont on puisse s'emparer, pour s'y fortifier en cas de défaite ; il faut qu'à gauche & à droite il y ait quelque montagne ou quelque défilé dont vous soyez le maître.

10° Ne vous engagez jamais dans des lieux marécageux ; ne combattez jamais sur un terrain qui aurait la figure d'une tortue renversée vous pouvez cependant y camper, mais pour peu de temps seulement.

11° Quand tout sera disposé pour le combat, ne vous pressez pas de le commencer ; soyez attentif à tout ce que fera l'ennemi. S'il vient à vous, attendez-le de pied ferme, examinez par où & comment il débutera ; ne faites d'abord que vous défendre, pour juger, par sa manière, de tout ce dont il est capable ; & quand vous aurez connu son fort & son faible, vous pourrez donner des preuves de votre capacité en le combattant avec avantage, jusqu'à ce que vous ayez emporté sur lui une victoire complète. Si l'ennemi, aussi attentif & aussi rusé que vous, prend de son côté les mêmes mesures que vous prenez du vôtre, gardez-vous bien de tomber dans ses pièges ; vous seriez bientôt la victime de votre impatience ou de votre ardeur immodérée. Il faut alors rentrer dans votre camp, vous y fortifier & y demeurer jusqu'à ce que des circonstances favorables vous obligent à en sortir pour courir à la victoire.

12° Ne vous réglez jamais sur les paroles vagues qui pourront vous venir de la part ou du côté des ennemis ; ne vous réglez que sur leur conduite ; ne vous fiez pas à ce qu'on pourra vous dire ; voyez par vous-même.

13° Soyez attentif à tout ce que fera l'ennemi ; suivez-le dans toutes ses opérations ; s'il se met en mouvement, mettez-vous en mouvement aussi ; s'il fait un pas, sachez ou il le dirige, suivez-le ; s'il est en suspens, soyez en suspens aussi, ou faites semblant d'y être ; s'il délibère, délibérez de votre côté : opposez la force à la force, l'artifice à l'artifice, la ruse à la ruse : imprimez-lui toutes les craintes, mais ne souffrez pas qu'il vous en imprime aucune ; ou si vous en avez qui soient bien fondées, ne les montrez pas au-dehors ; faites en sorte qu'on ne puisse pas même les soupçonner.

14° Si l'ennemi est vaincu, qu'il veuille prendre la fuite, ne l'en empêchez pas ; suivez-le d'un peu loin, & toujours en bon ordre. Vos troupes auront le temps de se reposer ; celles de l'ennemi, celui d'augmenter leur crainte ; s'il faut en venir à un nouveau combat, vous y acquerrez une nouvelle gloire.

15° Ce qui paraît fuite de la part de l'ennemi, ne l'est pas toujours : c'est quelquefois une prudente retraite ; c'est souvent un artifice pour attirer ceux contre lesquels il doit combattre, dans les pièges qu'il leur a dressés. C'est pour cette raison qu'il ne faut jamais se presser d'aller à sa poursuite.

Soyez toujours en défiance ; sachez quels sont les chemins par où il peut aller, & ceux par où vous pourrez revenir sur vos pas, en cas de nécessité : cette attention devient indispensable, si vous vous trouvez dans le voisinage de quelque ville dont les habitants ne soient pas sujets du prince que vous servez.

16° Toute expédition militaire a ses dangers, ses pertes, ses inconvénients : la plus glorieuse, la plus utile est celle qui en a le moins. Quelque forte que soit une armée, quelque bien qu'on la conduise, quelques mesures que l'on ait prises, il y aura toujours quelque chose à souffrir, quelque funeste événement qu'on n'aura pas prévu, quelque échec auquel on n'avait pas lieu de s'attendre ; on fera toujours quelque faute ; on manquera toujours à quelque chose ; il faut alors faire usage de toute la force d'âme dont on peut être doué, ne pas se décourager, & réparer sans inquiétude tout ce qui peut être réparé.

17° L'homme est ce qu'il y a de plus précieux sous le ciel : il faut épargner son sang, il faut abréger ses peines ; par conséquent il ne faut pas faire durer la guerre ; il faut la terminer le plus tôt qu'il se pourra, dût-on céder quelque chose de ses intérêts particuliers ; dût-on l'acheter à prix d'argent, pourvu que la gloire de l'État & l'intérêt des peuples le demandent ainsi.

18° Tout guerrier qui est à l'armée ne doit plus avoir d'intérêt propre, plus d'affaires particulières, plus de désirs inquiétants, plus de parents, plus d'amis ; les affaires de l'État, l'intérêt de l'État, le désir d'augmenter la gloire de l'État en le servant de tout son pouvoir, sont les seules choses qui doivent l'occuper. Ses parents, ses amis, sa femme, ses enfants, toute sa famille, sont l'État ; l'État doit lui tenir lieu de tout ; hors de l'État, rien ne doit plus être pour lui.

19° Une armée composée de guerriers ainsi disposés sera une armée propre à tout, une armée forte, une armée invincible : elle ne comptera les sièges que par les prises des villes, & les combats que par ses victoires.

Tout ce que je viens de dire n'est qu'un précis de la doctrine & des usages des grands hommes qui ont illustré notre empire, depuis les temps les plus reculés jusqu'à celui où nous vivons. Puissions-nous laisser à nos descendants les mêmes exemples que nos ancêtres nous ont transmis !




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