Hau-Kiou-Choaan, ou L'Union bien assortie

Roman chinois. Auteur inconnu. Traduction anglaise de Wilkinson, revue par T. Percy.
Traduit sur le texte anglais par Marc-Antoine EIDOUS.
Moutardier, Paris, 1828, 4 volumes.
Première édition anglaise : Dodsley, Londres, 1761. — Première édition française : Duplain, Lyon, 1766.

[c.a. : Premier roman chinois édité en Europe. Jusqu'aux Deux Cousines (1826), pendant 60 ans, deux générations, il n'y en aura pas d'autre.]

Voir les traductions de Guillard d'Arcy et de George Soulié de Morant
Lire l'article de Philippe Postel : Les traductions françaises du Haoqiu zhuan.

  • Préface de l'édition anglaise, 1761 : "La traduction suivante a été trouvée en manuscrit parmi les papiers d'un homme qui était au service de la Compagnie des Indes Orientales, et qui avait longtemps résidé à Canton... Tel qu'il est, l'éditeur le présente au public. Il est persuadé qu'étant examiné suivant les lois de la saine critique, on y trouvera plusieurs choses à redire, par exemple, que les incidents ne sont ni assez nombreux, ni ingénieusement imaginés, que les images ne sont ni exactes, ni vives, que la narration est souvent sèche et ennuyeuse,... Il ne donne point cet ouvrage comme une pièce qu'on doive admirer à cause de sa composition, mais comme un échantillon de la littérature chinoise, laissant aux critiques à décider de son mérite. Le lecteur doit encore le considérer... comme un tableau fidèle des mœurs des Chinois, dans lequel l'économie domestique politique de ce vaste peuple est représentée avec une justesse et une exactitude, à laquelle il n'y a qu'un naturel du pays, qui puisse atteindre."
  • Grimm, Correspondance : "Il vient de paraître un roman chinois complet, et avec tous les caractères de l'authenticité... On n'a publié ce roman à Londres que depuis peu de temps, et M. Eidous vient de le translater en très mauvais français, suivant son usage." [c.a. : Pure calomnie. Cf. les extraits ci-dessous, qui, s'ils ne sont pas du Marivaux, ne sont en rien du 'très mauvais français'.] — "Ce roman est extrêmement curieux et intéressant. Ce n'est assurément pas par le coloris, car il n'y en a pas l'ombre ; malgré cela, il attache, il entraîne, et l'on ne peut s'en arracher. Il y règne même une sorte de platitude tout à fait précieuse pour un homme de goût : cela fait mieux connaître le génie et les mœurs des Chinois, que tout le père du Halde ensemble. On a mis des extraits de celui-ci, et d'autres voyageurs, en notes, pour expliquer les usages, sans la connaissance desquels le lecteur se trouverait arrêté à chaque page ; et c'est ce qui achève de rendre cette lecture instructive et intéressante."
  • Journal asiatique 1822 : "L'Union bien assortie a considérablement perdu dans les traductions successives par lesquelles il a passé. Le dialogue, qui est la partie la plus piquante des romans chinois, a presque entièrement disparu." [c.a. : Faux. La très large majorité des dialogues a été conservée (cf. ci-dessous).]


Extraits :
(en parallèle, de la traduction sur l'anglais, de M.-A. Eidous, de 1766/1828, et de celle de 1842 sur le chinois, de Guillard d'Arcy)
L'enlèvement - L'invitation - Le traquenard

Feuilleter
Télécharger

La chaise de mariage. Hau-Kiou-Choaan, trad. Eidous, 1766-1828.
Le lendemain Kwo-khé-tzu, suivant la promesse qu'il avait faite, envoya sa chaise dorée, ses trompettes, ses musiciens, et tous ses domestiques, en grande pompe au logis de Shuey-guwin.


*

L'enlèvement

Le jeune Tieh-chung-u s'est enfin décidé à interrompre ses études pour aller voir ses parents.

*

Hau-Kiou-Choaan ou L'Union bien assortie

Traductions : Wilkinson/Percy/Eidous

Il y avait deux jours qu'il était en route, et l'impatience de revoir son père était si grande, que, ne songeant ni à se reposer, ni à prendre de nourriture, la nuit le surprit avant qu'il eût eu le temps d'arriver à l'hôtellerie. Après avoir encore marché quelque temps, il se trouva près d'un gros village au milieu de quelques huttes habitées par de pauvres gens.

Il mit pied à terre ; et, ayant appelé, il se présenta une vieille femme qui, le voyant en habit d'étudiant, lui dit :

— Siang-coon (jeune homme), ou je suis bien trompée, ou tu viens de la cour, pour voir notre jeune étudiant Wey-siang-coon.

Il lui dit qu'il ne le connaissait point. Elle lui demanda ce qui l'avait amené dans cet endroit. Il répondit qu'il s'était égaré, et la pria de lui donner une chambre où il pût passer la nuit. Elle lui fit un très bon accueil, et l'assura qu'elle était fâchée de ne pouvoir le recevoir aussi bien qu'il le méritait. Siow-tan lui apporta son lit et ses hardes de nuit ; la vieille lui montra un endroit pour son cheval, lui donna une chambre, où elle étendit de la paille fraîche, et lui apporta du thé.

Tieh-chung-u, après s'être un peu remis de la fatigue du voyage, lui demanda quel motif l'avait obligée à le questionner sur son arrivée, et quel était le jeune étudiant dont elle lui avait parlé.

— Vous ignorez peut-être, lui dit-elle, que ce village ne s'appelait point autrefois, comme à présent, Wey-tswün, mais qu'il portait le nom d'une famille qui y faisait sa résidence, et qui, après avoir brillé à la cour, était tombée dans la dernière pauvreté. Cependant, grâce au ciel, il reste encore un homme de la famille, qui, quoique pauvre, est versé dans les lettres : il a été à la cour pour y subir son examen, et y a rencontré un savant, nommé Han-yuen, qui l'a pris en amitié, et qui, n'ayant qu'une fille unique, la lui a donnée en mariage, et lui a offert des gages pour garants de sa parole. Il y a déjà quatre ans qu'il est fiancé mais il n'a pu envoyer chercher sa femme, n'ayant pas de quoi la nourrir. Un mandarin, en étant devenu amoureux, a voulu en faire sa seconde femme, ou sa concubine ; mais son père et sa mère ont refusé d'y consentir. Outré de ne pouvoir la posséder, il a mis en usage divers moyens pour l'enlever, et est enfin parvenu à son but. Aussitôt que Wey-siang-coon en a été instruit, il a porté ses plaintes à la cour ; mais ne sachant à qui s'adresser, et n'ayant point de nouvelles de sa femme, dont le mandarin a fait arrêter les parents, il est retourné chez lui accablé de désespoir. Sa mère, qui craint qu'il n'attente à sa vie, a fait appeler des voisins pour le garder à vue.

Elle parlait encore, lorsqu'on entendit un grand bruit dans la rue : ils regardèrent, et aperçurent, au milieu d'une foule de gens, un jeune homme habillé de bleu, qui pleurait et se lamentait beaucoup. La bonne femme, ayant vu son mari, l'appela et lui fit part de l'arrivée de son hôte. Il la gronda de ne lui avoir pas offert à souper plus tôt, et lui ordonna de faire préparer son repas. Tieh-chung-u lui demanda si la femme de l'étudiant avait été enlevée de nuit ou de jour. Son hôte lui ayant répondu que l'enlèvement s'était fait de jour, il s'enquit si quelqu'un l'avait vu.

— Certainement, plusieurs personnes en ont été témoins ; mais pas une n'a osé ouvrir la bouche : car, ajouta-t-il, qui serait assez hardi pour s'opposer à un mandarin aussi grand et aussi puissant ?

Sa femme l'interrompit, et le pria de ne plus parler d'une chose à laquelle il n'y avait point de remède.

Tieh-chung-u se mit à sourire, et leur dit :

— Il faut avouer que vous autres villageois êtes bien craintifs et bien timides ; mais peut-être il n'y a pas un mot de vrai dans l'histoire que vous venez de me raconter.

— Elle est telle que je viens de la dire, reprit-elle : un de mes cousins, qui fournit de la paille à la cour, s'est trouvé présent lorsque la chose est arrivée, et a vu conduire la jeune femme, son père et sa mère, dans la maison du mandarin, qui est une retraite que l'empereur lui a donnée, et où personne excepté lui ne peut entrer.

— Pourquoi n'en avez-vous pas donné avis au jeune homme ?, lui dit Tieh-chung-u.

— À quoi cela aurait-il servi, reprit le mari ? Qu'aurait-il fait ?

Il lui demanda où était le palais.

— Hors de la ville, lui dit-il ; mais quand même vous le trouveriez, oseriez-vous le regarder ?

On servit à souper, et la conversation finit ; après quoi il ordonna à Siow-tan de faire son lit, parce qu'il était las et avait envie de dormir.

Le lendemain matin, après qu'il eut déjeuné, il donna ordre à son domestique de peser cinq maces, et de les donner à la bonne femme ; il prit ensuite congé d'elle, et la remercia du bon accueil qu'elle lui avait fait. Elle lui demanda pardon de ne l'avoir pas mieux reçu, et le pria, tant pour sa sûreté que pour la leur, de ne point ouvrir la bouche sur ce qu'elle lui avait dit.

— Que m'importe cette affaire, reprit-il ? Je ne me ressouviendrai que des politesses que vous m'avez faites : ne craignez rien.

Son hôtesse l'accompagna jusqu'au grand chemin, et lui dit adieu.

*

Hao-Khieou-Tchouan ou La Femme Accomplie

Traduction : Guillard D'Arcy

Tie-Tchoung-Yu s’avançait rapidement vers la capitale, et, dans son empressement d’arriver, il se trouva, sur la fin du second jour, éloigné de toute hôtellerie. La nuit approchait, et il ne lui resta d’autre parti à prendre que de suivre un sentier qui conduisait à un village peu éloigné de la grande route. Ce village était considérable et ses maisons éparses à droite et à gauche. Dans la disposition d’esprit où il se trouvait, Tie-Tchoung-Yu, indifférent sur le choix d’un gîte, descendit à la première porte qui se trouva devant lui, confia son cheval à Siao-Tan, et lui-même entra pour appeler les gens de la maison.

Une vieille femme en sortit, laquelle, reconnaissant à ses habits qu’il était bachelier, lui dit :

— Monsieur vient de la capitale pour voir M. Weï ? Monsieur ne connaît pas sans doute sa maison et il désire que je la lui indique.

— Je ne viens pas voir M. Weï, et je me rends dans la capitale, lui répondit Tchoung-Yu ; je me suis égaré et je cherche un gîte pour la nuit.

— N’est-ce que cela ! reprit la vieille, je puis vous en donner un ; mais nous sommes pauvres, et si vous ne trouvez pas chez nous un bon lit, vous aurez la bonté de nous excuser.

— N’importe, une nuit est bientôt passée.

Il lui fit alors ses remercîments, et ordonna à Siao-Tan de lui apporter ses effets. La vieille dit à celui-ci de conduire le cheval dans l’écurie située sur le derrière de la maison, et ayant introduit Tchoung-Yu dans une petite chambre latérale, elle lui offrit de prendre le thé.

Tchoung-Yu, après avoir bu quelques tasses, reprit la conversation :

— Qu’est-ce qui vous a fait supposer, lui dit-il, que je venais de la capitale pour voir M. Weï ? quel est-il ? que fait-il ? pourquoi vient-on le voir ?

— Vous ignorez sans doute, répondit la vieille, que, dans l’origine, notre village ne portait pas le nom de Weï. Mais il y a bien longtemps qu’il en sortit un homme de ce nom qui, par son savoir, s’éleva au rang de président des conseils royaux. Sa famille devint si riche qu’elle posséda la plus grande partie des terres du pays, et si nombreuse que, sur dix habitants, il y en avait sept du nom de Weï ; ils finirent par donner leur nom au village : tant de prospérité ne dura pas longtemps. Au bout d’un certain nombre d’années, toute cette fortune s’évanouit, et les membres de cette famille, réduits à un très petit nombre, se virent obligés de laisser leurs champs sans culture. Toutefois, depuis quelque temps, leur fortune semblait prendre une tournure plus favorable. Un Weï, à l’âge de seize ou dix-sept ans, avait obtenu au concours le grade de bachelier. Le hasard lui fit connaître dans la capitale un bachelier comme lui, qui, charmé de trouver tant de savoir uni à tant de jeunesse, le prit en affection et lui promit sa fille. Mais ils étaient pauvres tous deux, et il fut convenu que le mariage ne se ferait que dans trois ou quatre ans. Dernièrement, un seigneur riche et puissant vit la jeune fiancée, fut charmé de sa beauté et la fit demander à ses parents qui la lui refusèrent. Furieux de ce refus, le grand seigneur, abusant de son pouvoir, eut recours à la violence, la fit enlever, et ces jours passés, on vint annoncer ce malheureux évènement à M. Weï. Celui-ci désespéré se rendit à toute hâte dans la capitale, et fit pendant tout un jour les recherches les plus minutieuses sans pouvoir retrouver la trace de sa fiancée ni de ses parents. Il aurait bien voulu porter une accusation contre le ravisseur ; mais il n’avait pas de témoins à produire. D’ailleurs son ennemi est un homme puissant : quelle justice pouvait-il espérer ? Aujourd’hui, désolé, il est revenu auprès de sa mère, et après avoir beaucoup pleuré avec elle, il est sorti avec la résolution de se précipiter dans le grand canal. Sa pauvre mère, avec quelques voisins, du nombre desquels se trouve mon mari, se sont mis à sa poursuite ; mais je ne sais s’ils sont parvenus à l’atteindre. Vous êtes arrivé sur ces entrefaites, monsieur ; j’ai pensé que vous étiez un de ses amis, et qu’ayant appris son malheur vous veniez pour le voir.

Comme elle finissait de parler, on entendit au dehors un grand bruit de voix confuses. Ils se précipitèrent tous deux vers la porte, et virent un groupe de villageois entourant un jeune homme vêtu de bleu qui se couvrait la figure de ses mains et pleurait. La vieille reconnut son mari au milieu de la foule, et lui cria de rentrer parce qu’il leur était survenu un hôte. Le mari, s’entendant appeler, rentra.

— Nous avons un hôte, dites-vous ?

Et apercevant Tie-Tchoung-Yu :

— Est-ce monsieur ?

— Oui, répondit-elle : monsieur s’est égaré et il désire un gîte pour la nuit.

— Eh bien, puisqu’il en est ainsi, pourquoi ne vous hâtez-vous pas d’aller préparer le souper. Que faites-vous ici ?

— Ce n’est pas par curiosité que le reste ici, répondit la vieille. Mais sur la demande de monsieur, je lui racontais l’histoire de M. Weï. Puisque vous voilà, expliquez-nous comment il se fait que la fiancée ayant été enlevée en plein jour par une troupe nombreuse, il ne se trouve personne qui l’ait vue. Comment se fait-il que M. Weï l’ayant cherchée de tous côtés avec le plus grand soin, il n’en ait pas découvert la moindre trace.

— Comment il n’en a pas découvert la moindre trace ? s’écria le mari : comment personne ne l’a vue ? Uniquement parce que son ennemi est puissant et peut nuire, et dans ce cas, qui voudrait parler d’une chose qui ne le regarde pas et s’attirer quelque méchante affaire.

— Ah ! on n’ose pas parler, dit la vieille.

— Sans doute, reprit le villageois. Mais lors même qu’on aurait fourni les preuves les plus claires, on n’aurait pas obtenu davantage.

— S’il en est ainsi, M. Weï en mourra certainement. Hélas ! hélas !

Et en parlant ainsi, la vieille sortit pour préparer le souper.

— Que vous êtes faibles et pusillanimes, vous autres villageois, dit en souriant Tchoung-Yu. Mais je crois que vous n’êtes pas bien informé, et que vous parlez un peu au hasard.

— Comment, je ne suis pas bien informé ! Nous savons très bien les choses, moi et les autres.

— Vos informations, ou les avez-vous prises ?

— Vous êtes étranger, monsieur ; vous n’êtes ici qu’en passant ; vous ne connaissez pas les personnes. Je puis donc sans crainte en parler devant vous. Eh bien ! répondez : cette femme, où croyez-vous qu’elle est cachée ?

— Sans doute dans la partie la plus secrète du palais du ravisseur.

— Si cela était ainsi, dit le vieillard, on entre dans le palais et on en sort à tous les instants du jour, et il devrait être facile de confondre le coupable. Mais on dit que ce méchant homme est un heou héréditaire à qui l’Empereur, pour récompenser les glorieux services qu’il a rendus, a donné ce palais de repos. L’entrée en est interdite à tout le monde. Ces jours passés, un de mes neveux, qui allait à la ville vendre ses légumes, vit, de ses propres yeux, conduire dans ce palais la jeune femme enlevée.

— Puisqu’il l’a vue, s’écria Tchoung-Yu, pourquoi n’en a-t-il pas instruit aussitôt M. Weï, pour qu’il pût réclamer sa fiancée ?

— À quoi cela aurait-il servi ? D’ailleurs, j’en ai secrètement parlé moi-même à M. Weï ; mais il s’est refusé à toute démarche, pensant qu’elle serait sans résultat.

— Savez-vous où est situé ce palais ?

— Il est situé à deux lis environ au nord de la porte de Tsi, répondit le vieillard ; tout le monde le connaît, mais qui oserait y entrer ?

Comme il parlait ainsi, la vieille, ayant préparé le souper, vint prier Tchoung-Yu de passer dans la salle à manger. Le repas fini, il ordonna à Siao-Tan de dresser son lit, et il s’endormit jusqu’au lendemain.

Le jour suivant, après le déjeuner, il ordonna à Siao-Tan de peser cinq tsian d’argent et de les donner au maître de la maison ; et après lui avoir fait lui-même ses remercîments, il prit congé de lui. Comme il montait à cheval pour s’éloigner, le villageois s’approcha de lui :

— Je vous en prie instamment, monsieur, lui dit-il ; que rien de ce qui s’est dit hier entre nous ne transpire dans la capitale : la moindre indiscrétion à cet égard pourrait causer de grands malheurs.

— Je n’en dirai pas un mot, lui répondit Tchoung-Yu. Soyez sans inquiétude ;

et il partit.


Hau-Kiou-Choann. Trad. Eidous, 1766-1828.Dans un bosquet.
Tout à coup sort d'un bosquet situé près de la route un jeune homme portant un paquet sur ses épaules, et suivi d'une jeune femme qui paraissait extrêmement effrayée.

*

L'invitation

Tieh-chung-u, convalescent,  accepte l'invitation de son hôte Shuey-ping-sin.
Lire ici le même extrait dans la traduction de George Soulié de Morant.

*

Hau-Kiou-Choaan ou L'Union bien assortie

Traductions : Wilkinson/Percy/Eidous

Lorsque Siow-tan vint lui dire que cette demoiselle l'invitait à un repas, il sortit de sa chambre, et fut extrêmement flatté de l'ordre qui présidait à tous les préparatifs.

Shuey-ping-sin l'envoya prier de prendre la place d'honneur, en lui disant qu'elle lui était due. Après avoir fait étendre un tapis en-deçà du rideau, elle envoya un domestique l'assurer de ses respects, Tieh-chung-u, apprenant les honneurs qu'elle lui faisait, répondit que c'était à lui à lui rendre les siens. Ils se saluèrent l'un l'autre quatre fois ; ensuite la demoiselle parla ainsi derrière le rideau :

— Mon père, malheureusement pour moi, est absent. Nous ne sommes point mariés ni l'un ni l'autre, et l'on trouve mauvais que je vous aie reçu chez moi. Vous m'avez rendu un si grand service, que j'ai fait tout ce qui dépendait de moi pour le reconnaître, et je me mets fort peu en peine des bruits qui courent sur notre compte. Si j'avais agi autrement, j'aurais été plus cruelle qu'une bête sauvage. La joie que j'éprouve de votre rétablissement est si grande, que j'ai cru devoir vous la témoigner par un petit repas ; j'espère que vous voudrez bien le partager.

— Madame, répondit Tieh-chung-u, vous n'avez point votre pareille dans le monde ; personne ne vous égale en vertu et en sagesse. Je ne pensais qu'à la mort lorsque j'étais dans le couvent. Dénué de tout secours, je ne m'attendais pas à ce qu'un ange consolateur soulageât mes maux. Je n'ose vous comparer à aucune femme de notre temps ; vous êtes sans doute une héroïne des premiers siècles, envoyée par le ciel pour me sauver la vie, Comment reconnaître tant de bonté et de vertu ! Asseyez-vous, je vous prie, et permettez-moi de vous témoigner mon humble reconnaissance en me prosternant devant vous.

La demoiselle le pria de passer sous silence ces compliments, et répondit qu'elle n'avait fait que remplir ses devoirs.

— Quels malheurs n'aurais-je pas éprouvés, ajouta-t-elle, si je ne vous avais rencontré lorsqu'on m'enlevait de force ! Vous avez été mon protecteur, et c'est moi qui dois me prosterner devant vous ; vous êtes le seul homme au monde qui ait eu assez de vertu et de courage pour me délivrer du péril où je me trouvais.

Le domestique qui lui rapporta ces paroles annonça en même temps qu'elle lui faisait ses compliments, Tieh-chung-u y répondit d'une manière convenable ; ensuite ils s'assirent l'un et l'autre. Shuey-ping-sin ordonna à un domestique de lui présenter du vin. Lorsqu'il eut vidé trois tasses, elle lui demanda quelle affaire l'avait amené dans la province de Shan-tong.

— J'ai entrepris, répondit-il, du consentement de mon père, un voyage qui m'y a amené.

Cette réponse excita si vivement sa curiosité, qu'elle l'interrogea sur le motif de ce voyage. Tieh-chung-u lui dit :

— Pendant que j'étais à la cour, j'ai délivré une jeune femme des mains d'un grand-mandarin nommé Tah-quay, qui a été condamné à trois ans de prison. Mon père, craignant qu'il ne se venge tôt ou tard, m'a conseillé de voyager. Peu s'en est fallu que je n'aie éprouvé un plus grand malheur. Qui pourrait s'imaginer qu'il y eût au monde des personnes aussi méchantes que le che-hien et le jeune mandarin, et qu'ils eussent poussé la scélératesse jusqu'à vouloir m'ôter la vie ! Comme je suis maintenant guéri, j'irai demain chez le che- hien, et je publierai sa conduite en présence de tous les habitants. Je veux l'arracher de son tribunal et l'accabler de coups, à la vue de tout le monde ; je le mènerai ensuite devant le vice-roi de la province, qui est fort ami de mon père, et je lui ferai ôter son emploi, en présence de toute la cour.

— Cela n'est pas difficile, dit la jeune demoiselle. On connaît sa conduite, et personne ne sera surpris de sa disgrâce, depuis la dispute que vous avez eue avec lui. Mais considérez, je vous prie, la corruption de notre siècle. Aujourd'hui deux mots seuls règlent la conduite des mandarins et du peuple, savoir, richesse et autorité. Le che-hien a vu que mon père était disgracié et banni ; le père de Kwo-khé-tzu a été élevé à une haute dignité : est-il étonnant qu'il ait craint d'offenser un jeune homme appuyé sur une aussi puissante protection ? S'il l'eût fait, il eût couru risque de perdre sa place. Considérez qu'il lui a fallu beaucoup d'études pour l'obtenir ; il a employé quinze à vingt ans pour remplir ses grades et pour y parvenir. Jugez par là combien il doit craindre de perdre son emploi, et ne soyez point surpris qu'il se serve de moyens illicites pour le conserver. Enfin, je vous conseille de lui pardonner, et d'avoir pitié de lui.

Tieh-chung-u, quoique étonné de cet avis, en comprit la sagesse. Il rompit enfin le silence et lui dit :

— J'ai été jusqu'ici le jouet de mes passions, et j'ai fermé les oreilles à la voix de la raison. Je m'étais fait une loi de persister dans la résolution que j'avais prise, bonne ou mauvaise ; mais je reconnais aujourd'hui la témérité et la folie de ma conduite. J'avouerai même à ma honte que, lorsque j'entrepris de vous tirer des mains de Kwo-khé-tzu, je suivis plutôt la chaleur et la fougue de mon tempérament qu'un motif louable. Vos paroles ont fait sur moi une impression qui ne s'effacera jamais. Vous m'avez convaincu : je pardonne au che-hien, et je ne veux plus l'inquiéter, j'en fais le serment. Combien je m'estime heureux de vous avoir rencontrée, non seulement à cause des bienfaits que j'ai reçus de vous, mais encore à cause des instructions que vous m'avez données et que je n'oublierai jamais !

— Monsieur, vous me donnez ainsi des preuves de votre fermeté, de votre vertu, et du penchant que vous avez à pardonner les injures qu'on vous a faites.

Ces paroles confirmèrent Tieh chung-u dans les sentiments pacifiques qu'il avait conçus, et restèrent gravées profondément dans sa mémoire,

— Madame, dit-il, je ne sais comment vous remercier de vos bontés à mon égard. Je compte partir demain.

— Je vous ai fait conduire ici, reprit la demoiselle, à cause de votre maladie : ce motif est si louable, qu'il me justifie des reproches qu'on peut m'imputer. Vous êtes le maître de partir ou de rester, et je ne prétends point vous imposer aucune gène ; mais votre départ me semble bien précipité. Faites-moi la grâce de le différer d'un jour ou deux : ce délai nous permettra de nous entretenir plus au long sur le sujet que nous avons abordé.

— Puisque vous le désirez, madame, je resterai encore ici deux jours.

Lorsqu'il eut fini de parler, Shuey-ping-sin ordonna à ses domestiques de lui verser du vin. Après avoir bu, il continua ainsi :

— J'ai entrepris ce voyage du consentement de mon père, pour me garantir des disgrâces que je pouvais essuyer à la cour. Puisque j'ai été assez heureux pour rencontrer une personne aussi prudente et aussi sage que vous, je vous prie de vouloir bien m'indiquer quelle route je dois prendre. Quel est votre avis ?

— Je ne blâme point la résolution que vous avez prise de voyager pour acquérir des connaissances ; mais si vous voulez être véritablement sage, vous agirez beaucoup plus sagement en restant chez vous. Notre premier docteur Chang-lee, qui savait toutes choses, a toujours vécu dans la retraite. Votre père occupe un poste considérable à la cour, ou les savants sont en grand nombre : pourquoi donc vous exposer à tant de fatigue pour visiter les pays étrangers ? Vous ferez mieux, selon moi, de retourner chez votre père ; il peut aisément obtenir pour vous une place auprès de l'empereur.

Tieh-chung-u fut ravi de son conseil, et l'en remercia en ces termes :

— Ce que vous venez de me dire, madame, est extrêmement sensé ; vous me tirez de la léthargie dans laquelle j'étais plongé depuis que je suis né.

On lui présenta une grande tasse de vin ; il le but, et continua ainsi :

— Comment, à votre âge, possédez-vous autant de connaissances ?

— Hélas ! reprit-elle, ce que je sais est bien peu de chose. Où aurais-je acquis de la science ?

Après quelques autres propos semblables, le jeune homme comprit qu'il avait assez bu, et que la politesse exigeait qu'il se retirât. Il se leva, et la jeune demoiselle lui dit qu'elle ne voulait pas le retenir plus longtemps, de peur de nuire à sa santé ; et qu'au reste il était le maître d'agir comme bon lui semblerait. Elle ordonna à un domestique de l'éclairer, et de le conduire dans sa chambre.

Siow-tan, l'ayant rencontré, lui dit :

— Bien, Monsieur ! Lorsque vous sortez de maladie, pourquoi vous retirer aussi tard ? La cloche a sonné cinq fois (dix heures sonnées).

Shuey-ping-sin ordonna à ses domestiques de ne point le quitter avant qu'il fût couché. Après qu'on eut ôté le couvert, elle se retira dans son appartement.

*

Hao-Khieou-Tchouan ou La Femme Accomplie

Traduction : Guillard D'Arcy

C’était pour célébrer sa convalescence qu’elle avait eu l’idée de ce festin. Tchoung-Yu se hâta de quitter sa chambre. Quand il vit le treillis de bambou et les dispositions que Ping-Sin avait prises, il se sentit au fond du cœur pénétré non seulement de reconnaissance, mais encore du plus profond respect. Il vint se placer sur le tapis rouge et pria les deux femmes d’offrir à leur maîtresse ses très humbles respects et ses remercîments. Elles n’avaient pas encore eu le temps de répéter ses paroles que la voix douce et claire de Ping-Sin se fit entendre derrière le treillis.

— C’est à votre servante, dit-elle, de vous remercier du courage et de la céleste bonté dont vous avez fait preuve en l’arrachant à la gueule du tigre, service auquel rien ne peut être comparé, et enfin, du secours que vous lui avez si généreusement prêté chez le magistrat. Peut-être aurais-je pu me dispenser de prendre toutes ces précautions contre la calomnie ; mais j’ai pensé, qu’en l’absence de mon père, étant seule dans cette maison où vous avez bien voulu accepter un asile, les soupçons auraient pu nous atteindre, maintenant surtout que votre santé ne vous retient plus dans votre lit. Voilà pourquoi j’ai cru devoir me conformer aux idées du siècle et imiter Tai-Yun-Tchang quand il conserva de la lumière toute la nuit. J’espère que vous ne vous moquerez pas de moi, et que vous ne désapprouverez pas ma conduite.

— Mademoiselle, répondit Tchoung-Yu, quand je pense à tout ce qui s’est passé, à votre admirable prudence, mais surtout à vos bontés et à toute la délicatesse de vos soins pour moi, je ne vois rien ni dans le passé ni dans le présent que l’on puisse vous comparer. Tombé dans les pièges des méchants, Tie-Tchoung-Yu n’avait plus qu’à mourir. Sans la pénétration dont vous êtes douée, vous n’auriez jamais deviné le danger que je courais, et sans votre adresse qui a facilité mon évasion, je ne serais point chez vous et vous ne m’auriez pas sauvé la vie ; enfin, avec moins de résolution, ce que vous avez fait pour moi, vous n’auriez pas osé l’entreprendre. Mais en vous se trouvent réunies une pénétration, une sagesse et une fermeté dont on ne trouve point d’exemple, même en remontant à l’antiquité la plus reculée. Ce qui eût été difficile, même pour les esprits immortels, vous l’avez fait sans effort. Des portes de la mort vous m’avez rappelé à la vie ; c’est une obligation dont je sens toute l’immensité, et que je ne pourrai jamais dignement reconnaître. Je vous en prie, Mademoiselle, veuillez vous asseoir et recevoir les salutations respectueuses de Tie-Tchoung-Yu.

— C’est à moi seule d’être reconnaissante ; car si des méchants ont voulu vous nuire, ce n’est qu’à cause du service que vous m’avez rendu. La faible part que j’ai prise à votre rétablissement est peut-être une compensation du mal dont j’ai été la cause ; mais je ne saurais m’en faire un mérite. C’est à votre servante de vous offrir ses respects et l’expression de sa reconnaissance.

Chacun de son côté s’approcha alors du treillis, et s’inclinant jusqu’à terre, fit les quatre salutations prescrites par les rites.

Ping-Sin remplit ensuite une tasse et chargea une de ses femmes de l’offrir de sa part à Tchoung-Yu et de l’inviter à s’asseoir. Tchoung-Yu, à son tour, pour lui rendre sa politesse, remplit une autre tasse qu’il lui renvoya par la même femme. Après cette cérémonie ils s’assirent tous deux.

— Monsieur, dit Ping-Sin quand ils eurent bu quelques tasses, vous êtes arrivé depuis peu dans notre pays : puis-je vous demander quelle affaire vous y amène ?

— Aucune affaire particulière, répondit Tchoung-Yu. Irrité de ce que mon père avait été injustement mis en prison pour une plainte qu’il avait portée contre le noble Ta-Kouay, et qu’il n’avait pu suffisamment justifier, muni d’un ordre de l’empereur, je me rendis au palais de l’accusé, j’en forçai la porte et j’en retirai une jeune fille qu’il avait enlevée et qu’il y retenait prisonnière. Le crime était évident : l’empereur condamna Ta-Kouay à rester trois ans prisonnier dans son propre palais. Mon père, craignant pour moi les effets de son ressentiment, me conseilla de voyager pour mon instruction. Je partis : je ne m’attendais en arrivant ici ni à provoquer la haine de cet indigne magistrat, ni que cette haine irait jusqu’à attenter à mes jours. Grâce à vous, mademoiselle, qui m’avez si généreusement secouru, je lui ai échappé : c’est à lui de craindre à son tour. J’irai demain le trouver à son tribunal, lui demander si c’est ainsi qu’il se montre le père et la mère du peuple ; s’il n’a obtenu de l’empereur une place aussi éminente que pour écraser ceux qui sont placés sous sa juridiction, et les dévorer à la manière des chiens et des vautours, et cela pour soutenir un fils indigne de son père. Après lui avoir publiquement fait honte de sa conduite, et l’avoir livré au mépris des grands et du peuple, j’irai trouver le gouverneur-général de la province et lui demanderai la destitution de ce magistrat prévaricateur. Je ne prendrai de repos que quand je l’aurai obtenue. Le gouverneur est de la même promotion que mon père, et je ne doute pas qu’il ne fasse droit à ma demande.

— L’accusation que vous voulez porter contre le magistrat est juste, sans doute, dit Ping-Sin ; mais l’affront public que vous lui avez fait dernièrement dans son tribunal, et la crainte que vous lui avez inspirée ont dû éveiller dans son cœur la haine et le désir de se venger. D’ailleurs, pouvoir et richesses sont deux mots qui, dans le siècle où nous sommes, règlent la conduite de la plupart des magistrats. Celui-ci sachant mon père exilé, et voyant Kouo-Loung-Toung élevé à la dignité de membre du conseil, n’a pas cru pouvoir se dispenser de se prêter aux vues de son fils. Songez à toutes ses veilles, à tous les obstacles qu’il a eus à surmonter pour obtenir ses grades ; et plus tard, quand votre colère sera apaisée, vous ne vous repentirez pas de l’avoir épargné. D’ailleurs, dans votre première rencontre, vous l’avez assez maltraité, et à ne la juger que d’après les mœurs du siècle, la protection que vous m’avez accordée pouvait paraître suspecte. Cet homme pouvait-il concevoir que les hommes supérieurs ont pour se conduire des motifs différents de ceux du vulgaire ? J’espère, monsieur, que vous renoncerez à votre projet. Quand le sous-préfet aura mûrement examiné les choses, il reconnaîtra que vous et moi n’avons rien à nous reprocher, et il sera le premier à rougir de l’injustice de ses soupçons.

Tchoung-Yu se rendit à des raisons aussi sages.

— J’avoue, dit-il, que j’ai trop compté sur la droiture de mes intentions. D’un caractère naturellement impétueux, chez moi l’action suit de près la pensée. Trop satisfait de moi-même, j’ai eu trop peu d’égards pour les autres. Eclairé maintenant par vos sages avis, Tie-Tchoung-Yu commence à comprendre que, jusqu’à ce jour, il a été entraîné par la passion plutôt que guidé par la raison et la justice. Dans mon emportement j’ai outragé cet homme ; à son tour il a voulu me nuire, et je le reconnais, sa criminelle tentative n’est que le résultat de la violence de ma conduite à son égard. Mais vos leçons ne seront pas perdues pour moi. Désormais plus maître de mes passions, je n’en serai plus l’esclave. Que Tie-Tchoung-Yu est heureux, ajouta-t-il d’un ton où respirait la joie, d’avoir trouvé en vous, mademoiselle, non seulement une bienfaitrice, mais encore le plus sage des conseillers.

En parlant ainsi il remplit une tasse et la but.

— Les nobles qualités qui brillent en vous, reprit Ping-Sin, sont un don du ciel : il n’est pas au pouvoir de votre servante de les modifier. De quelle utilité pourraient être ses humbles avis. ? Mon seul but, en vous parlant comme je l’ai fait, était d’obtenir de vous la grâce du magistrat.

— Puisque vous le désirez, mademoiselle, j’oublie le mal qu’il m’a fait : cependant, encore un mot à ce sujet. Le sous-préfet ne conservera-t-il pas quelques inquiétudes, et la haine qu’il a pour moi lui permettra-t-elle d’oublier le mal qu’il a voulu me faire. Il n’a pas sans doute assez de pouvoir pour me nuire ; mais n’est-il pas à craindre que, pour se venger, il ne donne à votre conduite une interprétation défavorable. Pure et sans tache, il semble que vous n’ayez rien à craindre ; cependant, la calomnie est toujours redoutable, et si je restais plus longtemps ici, je lui fournirais des armes contre vous. Après vous avoir témoigné ma reconnaissance de vos bontés et du rétablissement de ma santé que je dois à vos soins, il convient que demain de bonne heure je quitte ces lieux, pour ne laisser aucun prétexte à la calomnie.

— Les rites, dit Ping-Sin, s’opposent en effet à ce que nous restions ensemble ; mais lorsque je vous ai reçu chez moi, j’avais pour excuse le service que vous m’aviez rendu et la maladie grave qui mettait vos jours en danger. Maintenant que votre santé est rétablie, vous êtes le maître de rester ou de partir : je n’oserais vous retenir. Cependant, demain me semble bien tôt. Restez deux ou trois jours encore, je vous en prie ; il me semble que je concilierais ainsi ce que je dois à la reconnaissance et aux rites. Ne le pensez-vous pas comme moi ?

— Puisque tel est votre avis, mademoiselle, je ne saurais mieux faire que de m’y conformer.

On servit encore du vin : Tchoung-Yu en but quelques tasses ; sa tête en ressentit bientôt l’influence, et, ne pouvant plus contenir les secrètes émotions qu’il éprouvait, il s’écria :

— Je suis étranger, mademoiselle, et peut-être ferais-je mieux, en votre présence, de cacher ce qui se passe dans mon cœur. Mais dans le brillant miroir qui est placé devant moi, je ne peux voir que ce qu’il réfléchit ; je m’adresse donc à vous avec confiance. J’ai vingt ans, et, grâce à mes parents, j’ai toujours été entouré d’illustres maîtres et d’amis dévoués ; mais je n’en ai pas eu un seul qui ait su trouver le chemin de mon cœur. Maintenant, par un bonheur inattendu et que je n’ai point cherché, j’ai rencontré une femme dont les discours exercent sur moi un empire absolu. Je dois la vie à mes parents ; mais je puis dire avec vérité que c’est à vous, mademoiselle, que je dois ce qui la fait aimer. Rester toujours auprès de vous et m’instruire en vous écoutant, serait mon désir le plus cher : mais les rites s’opposent à mon bonheur, et puisqu’ils exigent que nous soyons séparés, je partirai demain. Demain, je quitterai la grande voie de la lumière pour entrer dans une voie de ténèbres, de doute et d’incertitude. J’ai cependant un avis à vous demander, si vous voulez bien me le permettre.

— C’est demander son chemin à un aveugle, dit Ping-Sin, et m’exposer à vos railleries. Cependant, les saints n’ont pas cru indigne d’eux de questionner quelquefois des ignorants. Le sujet de vos doutes doit être d’une grande importance : je vous prie de me le faire connaître, pour que j’en fasse mon profit à mon tour.

— Mon voyage, entrepris pour mon instruction, m’a conduit jusque dans ce pays, dit Tchoung-Yu ; mais il me semble maintenant que celui qui voyage sans but déterminé, est comme celui qui entreprend une étude sans maître. « Il faut des barques dans le midi, des chevaux agiles dans le nord » dit le proverbe. Jusqu’à présent, j’ai marché à l’aventure, sans savoir ni où je voulais aller, ni ce que je voulais apprendre. Personne plus que vous n’a des droits à ma confiance, et je vous supplie instamment de m’indiquer ce que je dois faire.

— Sans doute, dit Ping-Sin, l’empire est un vaste champ d’instruction ; mais il vaut mieux ne pas sortir de chez soi. On peut s’instruire en imitant les hommes éminents en vertu et en sagesse ; mais il vaut mieux tenir de la nature sa sagesse et sa vertu. Si Khoung-Tseu n’avait pas existé, disait Tchang-Li, Han-Yu n’aurait pas été compté parmi ses disciples : ce qui confirme ce que je viens de dire des dons naturels. Par votre courage et vos vertus, vous vous seriez élevé à un rang illustre, lors même que Khoung-Tseu n’aurait pas existé, et personne ne vous aurait compté parmi ses disciples. Ne dédaignez pas ce qui est près de vous, pour courir après ce qui est éloigné, et ne comptez pas sur les autres plus que sur vous-même. Au lieu de courir après la science, retournez chez vous, et livrez-vous à l’étude. Votre illustre père occupe un rang distingué à la cour : où pourriez-vous trouver un meilleur modèle ? La capitale est la résidence de l’empereur, le centre de la science et de la sagesse. Ne serait-il pas honorable pour vous de suivre les traces de votre père et d’occuper un emploi à la cour ? Quel plaisir peut-on trouver à courir seul aux extrémités de la terre et des mers, pour être loué par des gens qu’on ne connaît pas. Voyagez-vous pour échapper à la haine ou à l’envie ? De quelque côté que vous tourniez vos pas, vous les trouverez toujours sur votre chemin, et je ne sais comment vous pourriez vous y prendre pour vous y soustraire.

Tchoung-Yu est transporté d’admiration à un discours aussi sage. Il quitte précipitamment la table, et s’inclinant de la manière la plus respectueuse :

— Mademoiselle, s’écrie-t-il, vos admirables paroles m’ouvrent les yeux et dissipent mes incertitudes. Je vous prie de croire à toute ma reconnaissance.

Les domestiques s’empressèrent de lui présenter la grande coupe : Tchoung-Yu ne pouvait se dispenser de la prendre, il la vida gaîment.

— Mademoiselle, reprit-il après avoir bu, à peine âgée de seize ans, comment se fait-il que vous ayez tant de savoir et de sagesse ? Pour apprécier dignement les qualités qui brillent en vous, il faudrait être doué soi-même des qualités les plus éminentes. La nature n’a jamais rien produit de plus parfait, et je suis vraiment confondu d’admiration.

— Comment mon bavardage d’enfant, répondit Ping-Sin, pourrait-il passer pour du savoir et de la sagesse ? J’ai profité de votre bienveillance envers moi pour exprimer ma pensée, et je suis confuse des éloges si peu mérités dont vous me comblez.

La conversation avait été longue et animée ; Tchoung-Yu un peu étourdi par les nombreuses libations qu’il avait faites, craignit d’oublier ce qu’il devait aux convenances. Il se leva, et après avoir remercié Ping-Sin, il demanda la permission de se retirer. Ping-Sin ne fit aucun effort pour le retenir.

— Je devrais peut-être vous engager à rester, lui dit-elle, et vous offrir encore quelques tasses. Mais dans votre état de santé, cela pourrait avoir des suites fâcheuses ; vous devez avoir besoin de repos.

À ces mots, elle ordonna à ses gens de prendre les lanternes et de reconduire le jeune homme dans sa chambre.


Hau-Kiou-Choaan. Trad. Eidous, 1766-1828.
Ils se rendirent ensuite à la ville de Tong-chang, et trouvant le tribunal ouvert, ils présentèrent en corps leur requête.

*

Le traquenard

Tieh-chung-u, pas assez méfiant,  se rend chez Kwo-khé-tzu.

*

Hau-Kiou-Choaan ou L'Union bien assortie

Traductions : Wilkinson/Percy/Eïdous

[Tieh-chung-u] s'assit. Kwo-khé-tzu lui donna la place d'honneur, et fit apporter du vin.

— Vous m'avez prié, lui dit Tieh-chung-u, de déjeuner avec vous ce matin : pourquoi faites-vous apporter du vin ? Il n'est pas encore temps d'en boire.

— Buvez-en un peu, reprit Kwo-khé-tzu : il ne peut vous nuire.

Alors ils s'assirent, et se mirent à boire pendant quelque temps ; ensuite Tieh-chung-u se leva pour s'en aller.

À l'instant on vint annoncer que le jeune Whang venait d'arriver. Il était fils du ping-kho (mandarin de la troisième chaire du tribunal des Armes). La compagnie le salua respectueusement et s'assit de nouveau.

— Monsieur, lui dit Kwo-khé-tzu, vous venez à propos pour voir ce jeune lettré connu par son courage et sa galanterie.

— Quoi ! reprit Whang, est-ce Tieh-chung-u qui força le palais de Tah-quay ?

— C'est le même, lui dit Shuey-guwin.

— Est-il possible, continua Whang. Ah ! monsieur, que je suis heureux de vous rencontrer ici ! Qu'on me donne une grande tasse.

Il la remplit de vin, et l'offrit à Tieh-chung-u, qui, après avoir bu, la remplit à son tour et la lui présenta. Chaque convive but ainsi successivement trois tasses.

Tieh-chung-u voulait de nouveau se retirer, lorsqu'on vint annoncer le jeune Lee, second fils du grand-président du collège royal (Han-lin-yuen). Ils se levèrent pour le recevoir ; mais il leur dit qu'on ne devait point, entre amis, faire les cérémonies.

— Dans toute autre occasion, lui dit Kwo-khé-tzu, nous n'en ferions point ; mais nous avons ici un étranger.

Alors Tieh-chung-u se leva et lui fit compliment. Lee voulut le prévenir :

— Excusez-moi, monsieur, lui dit-il : une personne de votre rang ne me doit rien. Dites-moi, je vous prie, qui vous êtes ?

Tieh-chung-u lui apprit son nom, ainsi que la ville d'où il était.

— Quoi, reprit Lee, vous êtes le fils aîné du grand vice-roi ?

Il lui fit en même temps une révérence, et lui dit qu'il s'estimait heureux d'avoir rencontré un homme qu'il désirait depuis longtemps connaître.

Kwo-khé-tzu les pria de s'asseoir ; mais Tieh-chung-u, s'apercevant que le vin commençait à le troubler, dit à son hôte :

— Permettez-moi, monsieur, de me retirer. Je sens que la politesse exigerait que je restasse pour tenir compagnie au jeune lettré qui vient d'arriver ; mais je suis venu de bonne heure, j'ai assez bu, et il faut que je m'en retourne.

À ces mots le jeune Lee changea de couleur, et lui dit :

— Vous faites bien peu de cas de moi, monsieur. Pourquoi ne vous en alliez-vous d'abord ? Quoi, vous ne sauriez-vous arrêter un moment de plus ! Me jugez-vous indigne de boire avec vous ?

— Il y a longtemps, dit Shuey-guwin, que monsieur veut s'en aller : ce n'est pas vous qui l'obligez à se retirer. Mais ce serait une impolitesse à lui de ne point vouloir trinquer avec vous. Qu'il vous fasse le même honneur qu'il a fait à Whang ; ensuite il agira comme bon lui semblera ; nous ne le regarderons plus comme notre convive.

Alors ils s'assirent de nouveau, et burent chacun trois tasses remplies de vin.

À peine les avaient-ils vidées, qu'un domestique vint annoncer le jeune Chang, fils aîné du président du tribunal des Rites. Comme le domestique achevait de parler, il entra dans la salle, chancelant sur ses jambes, son manteau retroussé, le visage rouge et les yeux étincelants :

— Qui est ce Tieh, dit-il, ce fils de mandarin ? S'il a envie de passer pour brave dans la ville de Tséé-nan, que ne s'adresse-t-il à moi ?

Tieh-chung-u s'était d'abord levé pour lui faire compliment ; mais il s'arrêta lorsqu'il l'entendit parler ainsi, et lui répliqua :

— Je m'appelle Tieh-chung-u. Avez-vous quelque chose à me dire ?

Chang, au lieu de lui répondre, le regarda d'un air de mépris, et ajouta en éclatant de rire :

— J'avais cru que ce Tieh était un homme redoutable ; je me figurais, sur le rapport qu'on m'en avait fait, qu'il avait huit fiels dans l'estomac. Mais il a les sourcils fins et délicats ; on le prendrait pour une fille. On prétend qu'il est vaillant ; mais je m'imagine que quelque singe a pris sa figure. Qu'on nous verse à boire : nous verrons s'il est aussi brave qu'on le dit.

— Ceux qui sont vigoureux, dirent les convives, montrent leur force dans le boire et le manger.

— On boit du vin pour plusieurs raisons, dit Tieh-chung-u ; mais trois seulement sont permises, savoir, l'amitié, la joie, et les besoins de la nature, et trois coupes suffisent pour chacun. Que Whang-cong-tzu commence par en boire trois, et je lui ferai raison.

— Fort bien, dit Whang. Asseyons-nous donc.

Et le prenant par la manche, il le força à s'asseoir sur sa chaise. Faisant ensuite apporter deux grandes tasses de vin, il en prit une pour lui, et offrit les deux autres à Tieh-chung-u en lui disant :

— Le vin découvre ce qu'on a dans le cœur. Voici la première tasse que je boirai avec vous.

Après avoir bu, il cria :

— Il n'y a plus rien.

Tieh-chung-u sentait qu'il aurait de la peine à supporter le vin ; mais voyant qu'il lui était impossible de faire autrement, il but sa tasse.

— Voilà, dit Chang, ce qui s'appelle agir en ami.

Et aussitôt il ordonna qu'on remplit deux autres tasses.

Tieh-chung-u déclara qu'il avait assez bu, et voulut se retirer.

— J'ai bu trois tasses avec chacun de ces messieurs, et je viens d'en boire une avec vous : c'est assez ; dispensez-moi, je vous prie, de boire davantage.

— Quoi ! dit Chang, vous voulez me dérober deux tasses : vous faites donc bien peu de cas de moi ? Je ne le souffrirai point : je tiens un rang trop considérable dans cette ville. Faites-moi raison.

Et en parlant ainsi, il but un second coup à sa santé.

Tieh-chung-une ne pouvait plus se soutenir, car il avait bu depuis le point du jour jusqu'à dix heures, sans avoir mangé. Il refusa donc de faire raison à Chang, et laissa la tasse sur la table.

— C'est une impolitesse, lui dit celui-ci. Pourquoi ne pas me faire la même politesse qu'aux autres ?

— Je ne le puis, répondit Tieh-chung-u : autrement ce serait avec plaisir.

— Il faut absolument que vous buviez ce verre.

— Et si je ne le bois point ?, reprit Tieh-chung-u.

Alors Chang se mit à crier :

— Qui êtes-vous, animal ? Si le vin vous fait du mal, que ne restiez-vous dans votre ville ? Pourquoi venir nous braver ? Si vous ne buvez, je vous en ferai repentir.

Et en même temps il lui jeta la tasse au visage.

Tieh-chung-u, outré de cette insulte, et transporté de vengeance, le regarde fixement, et, se levant de sa chaise, il le saisit au corps, et lui dit, en le secouant :

— Quoi, maraud que vous êtes, vous osez monter sur la tête du tigre, et lui arracher le poil ?

— Comment ! s'écria Chang, vous voulez donc me battre ?

— Oui, reprit-il ; et il lui donna un soufflet.

— Que faites-vous ? lui dirent les autres convives. Nous vous avons fait mille politesses, et maintenant, lorsque vous êtes dans l'ivresse, vous nous maltraitez. Allons, allons, qu'on ferme les portes. Nous allons vous renfermer jusqu'à ce que les fumées du vin soient dissipées, et demain matin nous vous mènerons chez le grand-visiteur.

Au signal de Kwo-khé-tzu, sept à huit estafiers sortent d'une chambre voisine. Shuey-guwin fait semblant de vouloir apaiser la querelle, et essaie de lui saisir les mains. Tieh-chung-u aperçoit alors leur dessein, et reconnaît qu'on l'a trahi.

— Quoi ! s'écrie-t-il, vous êtes donc une bande de chiens qu'on lâche sur moi pour me dévorer.

En proférant ces mots, il saisit Chang par le collet, le renverse par terre, et lui donne trois ou quatre coups de pieds. Ensuite il cherche à se saisir d'un pied de la table. Shuey-guwin accourt pour l'en empêcher ; mais il lui donna plusieurs coups de pied qui le jettent à vingt covids (pieds) de lui.

— Remerciez votre nièce, ajoute-t-il, si je ne vous en donne pas davantage.

Les deux autres jeunes gens se contentèrent de crier, et n'osèrent point l'approcher. Kwo-khé-tzu ordonna à ses gens de se jeter sur lui ; mais Tieh-chung-u saisit Chang, et, le faisant pirouetter :

— Je vais l'écraser, dit-il, si quelqu'un approche.

Chang fut si effrayé, qu'il cria qu'on le laissât tranquille.

— Qu'on me laisse sortir, s'écria Tieh-chung-u ; mais il faut que vous m'accompagniez jusqu'à la porte.

— Aïe ! aïe ! de tout mon cœur.

Et lorsqu'il fut dehors, il le lâcha en lui criant :

— Allez-vous-en, et dites à vos camarades que, si j'avais eu de quoi me défendre, je ne les aurais pas craints, eussent-ils été cent. Que veulent ces quatre à cinq ivrognes, et ces portiers que vous avez loués ? Si je n'avais pas eu d'égard pour vos pères, quelqu'un de vous eût mordu la poussière : remerciez-moi de vous avoir traités si doucement.

En achevant ces mots il retourna au logis, où Siow-tan avait tout fait préparer pour son départ. Il y trouve Shuey-yeong qui l'attendait avec un cheval.

*

Hao-Khieou-Tchouan ou La femme accomplie

Traduction : Guillard D'Arcy

Tchoung-Yu ... s’assit en riant, et ne reparla plus de partir.

Bientôt après on apporta du vin : Kouo-Khi-Tsou offrit le siège d’honneur à Tchoung-Yu.

— Pensant que je pourrais avoir besoin de quelque nourriture, lui dit ce dernier, vous me donnez à déjeuner. Mais pourquoi servir du vin ? ce n’est guère le moment de boire.

— Buvons toujours ! s’écria Kouo-Khi-Tsou gaîment, le temps ne fait rien à l’affaire.

Ils rirent tous trois de cette plaisanterie et se mirent à table. Ils eurent bientôt fait connaissance avec la liqueur fermentée. La bouteille circula rapidement ; et, s’excitant l’un l’autre, ils passèrent à boire un temps assez long. Tchoung-Yu manifestait l’intention de cesser, quand on annonça le troisième fils de Wang, le membre du tribunal militaire. On cessa de boire pour le recevoir.

— Cher Wang, lui dit Kouo-Khi-Tsou après l’avoir engagé à s’asseoir, vous arrivez on ne peut plus à propos. Ce jeune seigneur, ajouta-t-il en le lui désignant du doigt, est le noble Tie-Tchoung-Yu, ce jeune homme si célèbre par son esprit et la fermeté de son caractère : tout le monde doit être charmé de le connaître.

— N’est-ce pas lui, dit Wang, qui força l’entrée du palais de Ta-Kouay ?

— Lui-même, répondit aussitôt Chouï-Joun.

— Depuis longtemps je désirais le connaître, s’écria Wang avec tous les signes du plus profond respect.

Il remplit alors une grande tasse, et, la présentant à Tchoung-Yu :

— J’emprunte ce vin à mon ami, dit-il, pour prouver à votre seigneurie l’estime profonde qu’elle m’inspire.

Tchoung-Yu prit la tasse, et en remplit une autre pour rendre à Wang sa civilité.

— Votre serviteur, lui dit-il, ne mérite pas tant d’honneur : c’est plutôt à vous, seigneur, dont les qualités sont précieuses comme l’or et le jade, qu’il conviendrait d’adresser un tel compliment.

Dans cette lutte de civilités, ils vidèrent chacun trois tasses. Tchoung-Yu allait dire qu’il ne boirait pas davantage, quand on annonça l’arrivée du second fils du docteur Li, du collège des Han-Lin. Ils se levaient tous quatre pour le recevoir, mais il était déjà devant la table, et il les en empêcha en disant :

— Ne vous dérangez pas ! on ne fait pas de cérémonies entre amis, et je m’assieds sans façon.

— Mais un hôte étranger est avec nous ! s’écria Kouo-Khi-Tsou en l’entendant parler ainsi.

Tchoung-Yu quitta la table pour faire les révérences d’usage ; mais Li, sans joindre les mains et sans les approcher de sa poitrine, dit en le regardant fixement :

— Il a vraiment bonne mine ! Quel est le nom de ce jeune seigneur ?

— Votre serviteur est Tie-Tchoung-Yu, de Ta-Ming-Fou, dit le jeune homme.

— Le fils de Tie-Yng, le président de la chambre des inspecteurs généraux ! s’écria Li ; et, lui faisant une profonde salutation, il ajouta :

— Il y a longtemps que votre glorieux nom est venu jusqu’à moi. Je suis heureux de vous voir aujourd’hui.

Kouo-Khi-Tsou invita Li à s’asseoir. Tchoung-Yu, déjà étourdi par le vin qu’il avait bu, et songeant qu’il était temps de partir, refusa de boire davantage.

— Au moment où le seigneur Li arrive, je ne devrais peut-être pas me retirer, dit il ; mais il y a déjà longtemps que je suis ici, et j’ai bu outre mesure. Je suis d’ailleurs si pressé de partir qu’il me serait impossible de rester davantage. Je demande la permission de me retirer.

— Le seigneur Tie est cruel ! reprit Li en prenant un air fâché ; s’il voulait se retirer, ne pouvait-il pas le faire plus tôt ? Lui est-il impossible de rester encore un moment, ou veut-il me faire entendre qu’il ne me juge pas digne de boire avec lui ?

— Il y a déjà longtemps, dit Chouï-Joun, que le seigneur Tie a exprimé le désir de s’en aller : il n’a pas le motif que le seigneur Li lui attribue. Cependant il ne convient pas que vous ne buviez pas ensemble.

Et s’adressant à Tchoung-Yu :

— Ce qui s’est passé pour le seigneur Wang doit vous servir de règle. Vous avez vidé trois tasses avec lui, buvez en trois autres avec le seigneur Li. Après cela, vous resterez ou vous ne resterez pas : c’est l’affaire du maître de la maison et ne nous regarde nullement.

Li s’apaisa alors et dit d’un air satisfait :

— On ne peut parler plus raisonnablement que le seigneur Chouï.

Tchoung-Yu, ne pouvant faire autrement, se rassit et vida encore trois tasses. Il avait à peine fini de boire qu’on annonça que le fils aîné de Tchang, le membre du tribunal suprême, était à la porte. On n’avait pas eu le temps de répondre, que Tchang se montra, le bonnet sur l’oreille, les habits en désordre, les yeux brillants, la figure avinée : on voyait sur toute sa personne les traces précoces de la débauche. Chancelant sur ses jambes, il entra.

— Est-ce là le seigneur Tie ? s’écria t-il ; s’il vient déployer son génie dans notre ville de Li-Tching, comment se fait-il que je ne l’aie pas encore rencontré ?

Tchoung-Yu s’était déjà levé pour les révérences d’usage ; mais, en l’entendant s’exprimer d’une manière aussi inconvenante, il s’arrêta.

— Me voici, dit-il ; votre serviteur ne vous connaît pas. Que lui voulez-vous ? qu’avez-vous à lui dire ?

Tchang, sans le saluer, le regarda quelque temps insolemment et s’écria en riant aux éclats :

— Je m’étais imaginé que le seigneur Tie était un homme des plus vigoureux ; mais ces traits si fins, cette figure si délicate, conviendraient à une jeune fille. C’est un joli petit garçon, pas davantage. Mais qu’on apporte du vin ! nous verrons ce qu’il sait faire.

— Bien dit ! s’écrièrent les autres tout d’une voix, qu’on apporte du vin ! Voyons comment il soutiendra sa réputation.

— On boit, dit Tchoung-Yu, pour boire à ses amis, ou pour se mettre en gaîté, ou pour satisfaire un besoin naturel. Chacun a son but en buvant. Le sage Tchang-Hio-Tsao, à ce que dit l’histoire, ne buvait jamais plus de trois tasses. Un autre, au contraire, s’enfermait soigneusement tous les soirs, et passait toute la nuit à boire. On trouverait cent occasions de boire, mais je ne sache pas qu’on ait jamais proposé une lutte semblable pour juger du mérite de quelqu’un.

— Puisque vous convenez qu’il y a cent excellentes occasions de boire, d’où savez-vous que celle que je propose n’est pas de ce nombre ? dit Tchang.

En parlant ainsi, il prit le jeune homme par le bras et le fit asseoir. Il demanda ensuite deux grandes tasses, les remplit, en présenta une à Tchoung-Yu et garda l’autre pour lui.

— Des amis boivent du cœur, dit-il. Nous nous voyons pour la première fois, seigneur : je connais votre figure, votre personne, mais je ne connais pas votre cœur. Prenez cette tasse, et voyons ce que vous pensez.

À ces mots il éleva sa tasse à la hauteur de sa bouche, la vida d’un seul trait et somma Tchoung-Yu de l’imiter. Celui-ci, voyant qu’il ne pouvait plus reculer ; fit un effort sur lui-même, but aussi d’un seul trait, et montra la tasse vide à son tour.

— C’est boire en ami ! s’écria Tchang joyeusement,

et il remplit deux autres tasses. Tchoung-Yu refusa.

— Voilà bien longtemps, dit-il, que votre serviteur est assis. Il a déjà bu trois tasses avec le seigneur Wang, trois avec le seigneur Li, une avec vous. Ses forces sont bornées, et il lui est vraiment impossible de boire davantage.

— Puisque vous avez bu trois tasses avec chacun de ces messieurs, répliqua Tchang, pourquoi, avec votre serviteur, vouloir vous arrêter après la première ? avez-vous l’intention de l’insulter ? Sachez que Tchang soutiendra la réputation qu’il a dans Li-Tchang : il n’a jamais souffert les mépris de personne, et il ne se laissera certainement pas insulter par vous.

À ces mots, élevant sa tasse, il la but encore d’un trait, la montra vide, et dit à Tchoung-Yu d’en faire autant.

Ce dernier était venu de grand matin et avait déjà beaucoup bu sans manger. Sa tête était presqu’entièrement perdue. Il prit la tasse, mais ne la but pas. Vivement pressé par Tchang, il la posa sur la table, s’assit, et le regardant d’un air déterminé, sans rien dire, il secoua la tête en signe de refus. Voyant que Tchoung-Yu était bien décidé à ne pas boire, Tchang s’écria, le visage enflammé de colère :

— Nous sommes convenus de boire ensemble, je l’ai fait ; pourquoi ne buvez-vous pas à votre tour ? Avez-vous le projet de m’insulter ?

Tchoung-Yu étourdi par le vin, s’appuya sur sa chaise, et de la tête fit signe que non.

— Si je pouvais, je boirais, dit-il. Je ne peux pas et je ne bois pas. Pourquoi vouloir me forcer ? Où voyez-vous le dessein de vous insulter ?

— Vous ne boirez pas cette tasse ? s’écria Tchang avec un redoublement de colère.

— Je ne la boirai pas. Qu’en arrivera-t-il ?

À ces mots, la colère de Tchang ne connut plus de bornes.

— Petit animal ! s’écria-t-il, ces manières pouvaient être bonnes à Ta-Ming-Fou, mais ne peuvent réussir dans le Chan-Toung. Si vous refusez de vider cette tasse, je trouverai bien le moyen de vous la faire boire.

Et en parlant ainsi, il lui en jeta le contenu sur la tête et à la figure.

Tchoung-Yu, quoique étourdi par l’ivresse, n’en avait pas moins conservé toute la netteté de ses idées. Cette insulte grossière réveilla toute l’impétuosité de son caractère. Dans l’instant son ivresse fut dissipée ; il s’élança de sa chaise, saisit Tchang et le secoua violemment.

— Insolent esclave ! s’écria-t-il ; osez-vous bien venir chercher la mort jusque dans la gueule du tigre ?

Tchang, serré dans ses mains vigoureuses, se mit à crier de toutes ses forces.

— Oseriez-vous bien me frapper !

— Et si je le faisais, qu’en résulterait il ?

et Tchoung-Yu le frappa au visage.

Wang et Li voyant Tchang traité de la sorte, se mirent à pousser de grands cris.

— Grossier personnage ! que faites-vous ? Osez-vous bien le frapper ainsi.

Kouo-Khi-Tsou aussi s’en mêla.

— Est-ce ainsi que vous reconnaissez l’hospitalité que vous avez reçue dans cette maison, et mettrez-vous sur le compte de l’ivresse une conduite aussi grossière ? Vite, qu’on ferme les portes de peur qu’il ne s’échappe. Frappons-le jusqu’à ce que la raison lui soit revenue. Nous le porterons ensuite chez l’inspecteur général, qui lui infligera la punition qu’il aura méritée.

À ces mots, il fit le signal convenu, et aussitôt, des deux chambres latérales, sept ou huit domestiques se précipitèrent dans la salle. Chouï-Joun feignit de prendre la défense du jeune homme.

— Arrêtez ! point de violence !

et, s’avançant vers Tchoung-Yu, il lui prit la main. Celui-ci, complètement revenu à lui-même, comprit qu’il était tombé dans leurs pièges, mais il n’en fit que rire.

— Vil troupeau de chiens ! s’écria-t-il, est-ce ainsi que vous voulez me traiter ?

D’une main, il saisit Tchang pour l’empêcher de s’échapper, et de l’autre renversa la table avec tout ce qu’elle supportait. Donnant ensuite une étreinte vigoureuse à Chouï-Joun qui était auprès de lui :

— En faveur de Chouï-Ping-Sin, je vous fais grâce ! s’écria-t-il ;

et d’un seul coup, il l’envoya tomber au bout de la salle où il resta sans pouvoir se relever.

Témoins de cette force prodigieuse, Wang et Li n’osèrent pas avancer et se contentèrent de crier de toutes leurs forces :

— Trahison ! trahison !

Kouo-Khi-Tsou, excitant ses hommes, leur ordonna de tomber sur lui ; mais Tchoung-Yu prenant Tchang comme autrefois il avait pris Ta-Kouay, il s’en servit pour renverser tout ce qui se présenta devant lui. Tchang était un jeune homme épuisé par une longue débauche ; il gisait à l’endroit où il avait été jeté, incapable de se relever, la tête penchée, les yeux obscurcis et, rejetant tout le vin qu’il avait pris.

— Arrêtez ! mes amis, dit-il, pas de violence ! laissez-moi lui parler.

— Je n’ai rien à entendre, dit Tchoung-Yu ; conduisez-moi jusqu’à la porte, et je vous pardonne. Essayer de me retenir, ce serait vouloir votre mort à tous.

— Je vais vous conduire ! je vais vous conduire ! s’écria Tchang.

Tchoung-Yu le remit alors sur ses jambes, le prit par la main, et ils s’acheminèrent ensemble vers la porte. Les autres, furieux de le voir leur échapper, n’osèrent cependant rien faire pour s’y opposer ; ils se contentèrent d’éclater en menaces.

— Se conduire ainsi chez nous ! qu’il sorte. Tant d’orgueil sera bientôt abattu.

Tchoung-Yu n’eut pas l’air de les entendre. Il sortit, traînant Tchang jusqu’à la grande porte ; alors seulement il lui rendit la liberté.

— Seigneur, lui dit-il, rapportez à vos amis que Tie-Tchoung-Yu, un morceau de fer à la main, se ferait jour à travers une armée. Comment trois ou quatre hommes exténués de débauche, aidés d’une dizaine de misérables, pouvaient-ils espérer de retenir le tigre furieux ? c’était de la stupidité ! Si je ne les ai pas traités plus sévèrement, si je ne leur ai pas rompu les os, c’est uniquement par respect pour leurs nobles parents : que nuit et jour ils brûlent l’encens et restent la face contre terre, pour prouver leur reconnaissance de la grâce si peu méritée que je viens de leur faire en leur laissant la vie ; dites-leur cela de ma part.

Après avoir ainsi parlé, il leva les mains, prit congé de lui et regagna à grands pas son hôtellerie. Siao-Tan avait tout disposé pour le départ et l’attendait avec Chouï-Young qui tenait un cheval en main.


Hau-Kiou-Choaan. Trad. Eidous, 1766-1828.
Les nouveaux mariés en arrivant trouvèrent la salle magnifiquement éclairée et un festin splendide. Ils se saluèrent l'un l'autre en présence de la compagnie, et témoignèrent publiquement combien ils étaient sensibles aux bontés de l'empereur.

*

Téléchargement

eidous_unionbienassortie.doc
Document Microsoft Word 2.3 MB
eidous_unionbienassortie.pdf
Document Adobe Acrobat 2.2 MB