Lie-tzeu [Lie Zi]

Lie-tzeu [Lie Zi], in Wieger, Les pères du système taoïste.

1.E. Le crâne.
Comme Lie-tzeu, qui se rendait dans la principauté de Wei, prenait son repas au bord du chemin, quelqu’un de ceux qui l’accompagnaient ayant vu un crâne séculaire qui gisait là, le ramassa et le lui montra. Lie-tzeu le regarda, puis dit à son disciple Pai-fong :
— Lui et moi savons que la distinction entre la vie et la mort n’est qu’imaginaire, lui par expérience, moi par raisonnement. Lui et moi savons, que tenir à la vie et craindre la mort, est déraisonnable, la vie et la mort n’étant que deux phases fatalement successives. Tout passe, selon les temps ou les milieux, par des états successifs, sans changer essentiellement. Ainsi les grenouilles deviennent cailles, et les cailles deviennent grenouilles, selon que le milieu est humide ou sec. Un même germe deviendra nappe de lentilles d’eau sur un étang, ou tapis de mousse sur une colline. Engraissée, la mousse devient le végétal ou-tsu, dont la racine se convertit en vers, les feuilles se changeant en papillons. Ces papillons produisent une sorte de larve, qui se loge sous les âtres, et qu’on appelle K’iu-touo. Après mille jours, ce K’iu-touo devient l’oiseau K’ien-u-kou, dont la salive donne naissance à l’insecte seu-mi. Celui-ci se change en cheu-hi, en meou-joei, en fou-k'uan, (toutes formes successives d’un même être, dit la Glose). Le foie du mouton se transforme en ti-kao. Le sang de cheval se transforme en feux follets. Le sang humain se transforme en farfadets. La crécerelle devient faucon, puis buse, puis le cycle recommence. L’hirondelle devient coquillage, puis redevient hirondelle. Le campagnol devient caille, puis redevient campagnol. Les courges, en pourrissant, produisent des poissons. Les vieux poireaux deviennent lièvres. Les vieux boucs deviennent singes. Du frai de poisson, sortent des sauterelles, en temps de sécheresse. Le quadrupède lei des monts T’an-yuan, est fécond par lui-même. L’oiseau i se féconde en regardant dans l’eau. Les insectes ta-yao sont tous femelles et se reproduisent sans intervention de mâle ; les guêpes tcheu-fong sont toutes mâles et se reproduisent sans intervention de femelle. Heou-tsi naquit de l’empreinte d’un grand pied, I-yinn d’un mûrier creux. L’insecte k’ue-tchao naît de l’eau, et le hi-ki du vin. Les végétaux yang-hi et pou-sunn, sont deux formes alternantes. Des vieux bambous sort l’insecte Ts’ing-ning, qui devient léopard, puis cheval, puis homme. L’homme rentre dans le métier à tisser (c’est-à-dire que pour lui, le va-et-vient de la navette, la série des transformations recommence). Tous les êtres sortent du grand métier cosmique, pour y rentrer ensuite (5).

1.P. Kouo et Hiang, le riche et le pauvre.
Dans le pays de Ts’i, un certain Kouo était très riche. Dans le pays de Song, un certain Hiang était très pauvre. Le pauvre alla demander au riche, comment il avait fait pour s’enrichir.
— En volant, lui dit celui-ci. Quand je commençai à voler, au bout d’un an j’eus le nécessaire, au bout de deux ans j’eus l’abondance, au bout de trois ans j’eus l’opulence, puis je devins un gros notable.
Se méprenant sur le terme voler, le Hiang n’en demanda pas davantage. Au comble de la joie, il prit congé, et se mit aussitôt à l’œuvre, escaladant ou perçant les murs, faisant main basse sur tout ce qui lui convenait. Bientôt arrêté, il dut rendre gorge, et perdit encore le peu qu’il possédait auparavant, trop heureux d’en être quitte à ce compte. Persuadé que le Kouo l’avait trompé, il alla lui faire d’amers reproches.
— Comment t’y es-tu pris ? demanda le Kouo, tout étonné.
— Quand le Hiang lui eut raconté ses procédés,.. ah ! mais, fit le Kouo, ce n’est pas par cette sorte de vol-là, que je me suis enrichi. Moi, suivant les temps et les circonstances, j’ai volé leurs richesses au ciel et à la terre, à la pluie, aux monts et aux plaines. Je me suis approprié ce qu’ils avaient fait croître et mûrir, les animaux sauvages des prairies, les poissons et les tortues des eaux. Tout ce que j’ai, je l’ai volé à la nature, mais avant que ce ne fût à personne ; tandis que toi, tu as volé ce que le ciel avait déjà donné à d’autres hommes.
Le Hiang s’en alla mécontent, persuadé que le Kouo le trompait encore. Il rencontra le Maître du faubourg de l’est, et lui raconta son cas.
— Mais oui, lui dit celui-ci, toute appropriation est un vol. Même l’être, la vie, est un vol d’une parcelle de l’harmonie du yinn et du yang ; combien plus toute appropriation d’un être matériel est-elle un vol fait à la nature. Mais il faut distinguer vol et vol. Voler la nature, c’est le vol commun que tous commettent, et qui n’est pas puni. Voler autrui, c’est le vol privé que les voleurs commettent, et qui est puni. Tous les hommes vivent de voler le ciel et la terre, sans être pour cela des voleurs.

2.E. Le tir à l’arc.
Lie-uk’eou (Lie-tzeu) tirait de l’arc en présence de Pai-hounn-ou jenn, une tasse contenant de l’eau étant attachée sur son coude gauche. Il bandait l’arc de la main droite, à son maximum, décochait, replaçait une autre flèche, décochait encore ; et ainsi de suite, avec l’impassibilité d’une statue, sans que l’eau de la tasse vacillât.
Pai-hounn-ou-jenn lui dit :
— Votre tir est le tir d’un archer tout occupé de son tir (tir artificiel), non le tir d’un archer indifférent pour son tir (tir naturel). Venez avec moi sur quelque haute montagne, au bord d’un précipice, et nous verrons si vous conservez encore cette présence d’esprit.
Les deux hommes firent ainsi. Pai-hounn-ou-jenn se campa au bord du précipice, dos au gouffre, ses talons débordant dans le vide (or l’archer doit se rejeter en arrière pour bander), puis salua Lie-uk’eou d’après les rites, avant de commencer son tir. Mais Lie-uk’eou, saisi de vertige, gisait déjà par terre, la sueur lui ruisselant jusqu’aux talons. Pai-hounn-ou-jenn lui dit :
— Le sur-homme plonge son regard dans les profondeurs du ciel, dans les abîmes de la terre, dans le lointain de l’horizon, sans que son esprit s’émeuve. Il me paraît que vos yeux sont hagards, et que, si vous tiriez, vous n’atteindriez pas le but.

2.H. Le rapide de Chang.
Yen-Hoei dit à Confucius :
— Un jour que je franchissais le rapide de Chang, j’admirai la dextérité extraordinaire du passeur, et lui demandai : cet art s’apprend-il ? « Oui, dit-il. Quiconque sait nager, peut l’apprendre. Un bon nageur l’a vite appris. Un bon plongeur le sait sans l’avoir appris. » Je n’osai pas dire au passeur, que je ne comprenais pas sa réponse. Veuillez me l’expliquer, s’il vous plaît.
— Ah ! dit Confucius, je t’ai dit cela souvent en d’autres termes, et tu ne comprends pas encore ! Écoute et retiens cette fois !.. Quiconque sait nager, peut l’apprendre, parce qu’il n’a pas peur de l’eau. Un bon nageur l’a vite appris, parce qu’il ne pense même plus à l’eau. Un bon plongeur le sait sans l’avoir appris, parce que l’eau étant devenue comme son élément, ne lui cause pas la moindre émotion. Rien ne gêne l’exercice des facultés de celui dont aucun trouble ne pénètre l’intérieur... Quand l’enjeu est un tesson de poterie, les joueurs sont posés.. Quand c’est de la monnaie, ils deviennent nerveux. Quand c’est de l’or, ils perdent la tête. Leur habileté acquise restant la même, Ils sont plus ou moins incapables de la déployer, l’affection d’un objet extérieur les distrayant plus ou moins. Toute attention prêtée à une chose extérieure, trouble ou altère l’intérieur.

2.I. La cascade de Lu-leang.
Un jour que Confucius admirait la cascade de Lu-leang, saut de deux cent quarante pieds, produisant un torrent qui bouillonne sur une longueur de trente stades, si rapide que ni caïman ni tortue ni poisson ne peut le remonter, il aperçut un homme qui nageait parmi les remous. Croyant avoir affaire à un désespéré qui cherchait la mort, il dit à ses disciples de suivre la rive, afin de le retirer, s’il passait à portée. Or, à quelques centaines de pas en aval, cet homme sortit lui-même de l’eau, défit sa chevelure pour la sécher, et se mit à suivre le bord, au pied de la digue, en fredonnant. Confucius l’ayant rejoint, lui dit :
— Quand je vous ai aperçu nageant dans ce courant, j’ai pensé que vous vouliez en finir avec la vie. Puis, en voyant l’aisance avec laquelle vous sortiez de l’eau, je vous ai pris pour un être transcendant. Mais non, vous êtes un homme, en chair et en os. Dites-moi, je vous prie, le moyen de se jouer ainsi dans l’eau.
— Je ne connais pas ce moyen, fit l’homme. Quand je commençai, je m’appliquai ; avec le temps, la chose me devint facile ; enfin je la fis naturellement, inconsciemment. Je me laisse aspirer par l’entonnoir central du tourbillon, puis rejeter par le remous périphérique. Je suis le mouvement de l’eau, sans faire moi-même aucun mouvement. Voilà tout ce que je puis vous en dire.

2.J. La chasse aux cigales.
Confucius se rendait dans le royaume de Tch’ou. Dans une clairière, il aperçut un bossu, qui abattait les cigales au vol, comme s’il les eût prises avec ses mains.
— Vous êtes très habile, lui dit-il ; dites-moi votre secret.
— Voici, dit le bossu. Je m’exerçai, durant cinq ou six mois, à faire tenir des balles en équilibre sur ma canne. Quand je fus arrivé à en faire tenir deux, je ne manquai plus que peu de cigales. Quand je fus arrivé à en faire tenir trois, je n’en ratai plus qu’une sur dix. Quand je fus arrivé à en faire tenir cinq, je pris les cigales au vol, avec ma canne, aussi sûrement qu’avec ma main. Ni mon corps, ni mon bras, n’éprouvent plus aucun frémissement nerveux spontané. Mon attention ne se laisse plus distraire par rien. Dans cet univers immense plein de tant d’êtres, je ne vois que la cigale que je vise, aussi ne la manqué-je jamais.
Confucius regarda ses disciples et leur dit :
— Concentrer sa volonté sur un objet unique, produit la coopération parfaite du corps avec l’esprit.
Prenant la parole à son tour, le bossu demanda à Confucius :
— Mais vous, lettré, dans quel but m’avez-vous demandé cela ? Pourquoi vous informer de ce qui n’est pas votre affaire ? N’auriez-vous pas quelque intention malveillante ?

2.L. Le devin dupé.
Un devin des plus transcendants, nommé Ki-hien, originaire de la principauté de Ts’i, s’établit dans celle de Tcheng. Il prédisait les malheurs et la mort, au jour près, infailliblement. Aussi les gens de Tcheng, qui ne tenaient pas à en savoir si long, s’enfuyaient-ils du plus loin qu’ils le voyaient venir.
Lie-tzeu étant allé le voir, fut émerveillé de ce qu’il vit et entendit. Quand il fut revenu, il dit à son maître Hou-k'iou-tzeu :
— Jusqu’ici je tenais votre doctrine pour la plus parfaite, mais voici que j’en ai trouvé une supérieure.
Hou-k'iou-tzeu dit :
— C’est que tu ne connais pas toute ma doctrine, n’ayant reçu de moi que l’enseignement exotérique, et non l’ésotérique. Ton savoir ressemble aux œufs que pondent les poules privées de coq ; il y manque (le germe) l’essentiel. Et puis, quand on discute, il faut avoir une foi ferme en son opinion, sous peine, si l’on vacille, d’être deviné par l’adversaire. C’est ce qui te sera arrivé. Tu te seras trahi, et auras pris ensuite le flair naturel de Ki-hien pour de la divination transcendante. Amène-moi cet homme, pour que je voie ce qui en est.
Le lendemain, Lie-tzeu amena le devin chez Hou-k'iou-tzeu, sous prétexte de consultation médicale. Quand il fut sorti, le devin dit à Lie-tzeu :
— Hélas ! votre maître est un homme mort. C’en sera fait de lui, avant peu de jours. J’ai eu, en l’examinant, une vision étrange, comme de cendres humides, présage de mort.
Quand il eut congédié le devin, Lie-tzeu rentra, tout en larmes, et rapporta à Hou-k'iou-tzeu ce qu’on venait de lui dire. Hou-k'iou-tzeu dit :
— C’est que je me suis manifesté à lui, sous la figure d’une terre inerte et stérile, toutes mes énergies étant arrêtées, (aspect que le vulgaire ne présente qu’aux approches de la mort, mais que le contemplatif présente à volonté). Il y a été pris. Amène-le une autre fois, et tu verras la suite de l’expérience.
Le lendemain Lie-tzeu ramena le devin. Quand celui-ci fut sorti, il dit à Lie-tzeu :
— Il est heureux que votre maître se soit adressé à moi ; il y a déjà du mieux ; les cendres se raniment ; j’ai vu des signes d’énergie vitale.
Lie-tzeu rapporta ces paroles à Hou-k'iou-tzeu, qui dit :
— C’est que je me suis manifesté à lui sous l’aspect d’une terre fécondée par le ciel, l’énergie montant de la profondeur sous l’influx d’en haut. Il a bien vu, mais mal interprété, (prenant pour naturel ce qui est contemplation). Amène-le encore, pour que nous continuions l’expérience.
Le lendemain Lie-tzeu ramena le devin. Après avoir fait son examen, celui-ci lui dit :
— Aujourd’hui j’ai trouvé à votre maître un aspect vague et indéterminé, duquel je ne puis tirer aucun pronostic ; quand son état se sera mieux défini, je pourrai vous dire ce qui en est.
Lie-tzeu rapporta ces paroles à Hou-k'iou-tzeu, qui dit :
— C’est que je me suis manifesté à lui sous la figure du grand chaos non encore différencié, toutes mes puissances étant en état d’équilibre neutre. Il ne pouvait de fait tirer rien de net de cette figure. Un remous dans l’eau peut être causé aussi bien par les ébats d’un monstre marin, par un écueil, par la force du courant, par un jaillissement, par une cascade, par la jonction de deux cours d’eau, par un barrage, par une dérivation, par la rupture d’une digue ; effet identique de neuf causes distinctes, (donc impossibilité de conclure directement du remous à la nature de sa cause ; il faut qu’un examen ultérieur détermine celle-ci). Amène-le une fois encore, et tu verras la suite.
Le lendemain, le devin étant revenu, ne s’arrêta qu’un instant devant Hou-k'iou-tzeu, n’y comprit rien, perdit contenance et s’enfuit.
— Cours après lui, dit Hou-k'iou-tzeu.
Lie-tzeu obéit, mais ne put le rattraper.
— Il ne reviendra pas, dit Hou-k'iou-tzeu. C’est que je lui ai manifesté ma sortie du principe primordial avant les temps, une motion dans le vide sans forme apparente, un bouillon de la puissance inerte. C’était trop fort pour lui, voilà pourquoi il a pris la fuite.
Constatant que de fait il n’entendait encore rien à la doctrine ésotérique de son maître, Lie-tzeu se confina dans sa maison durant trois années consécutives. Il fit la cuisine pour sa femme, il servit les porcs comme s’ils eussent été des hommes, (pour détruire en soi les préjugés humains). Il se désintéressa de toutes choses. Il ramena tout ce qui en lui était culture artificielle, à la simplicité naturelle primitive. Il devint fruste comme une motte de terre, étranger à tous les événements et accidents, et demeura ainsi concentré en un jusqu’à la fin de ses jours.

2.M. Lie-tzeu devient populaire.
Comme maître Lie-tzeu allait à Ts’i, il revint soudain sur ses pas. Pai-hounn-ou-jenn qu’il rencontra, lui demanda :
— Pourquoi rebroussez-vous chemin de la sorte ?
— Parce que j’ai peur, dit Lie-tzeu.
— Peur de quoi ? fit Pai-hounn-ou-jenn.
— Je suis entré dans dix restaurants, dit Lie-tzeu, et cinq fois j’ai été servi le premier. Il faut que ma perfection intérieure transparaissant, ait donné dans l’œil à ces gens-là, pour qu’ils aient servi après moi des clients plus riches ou plus âgés que moi. J’ai donc eu peur que, si j’allais jusqu’à la capitale de Ts’i, ayant connu lui aussi mon mérite, le prince ne se déchargeât sur moi du gouvernement qui lui pèse.
— C’est bien pensé, dit Pai-hounn-ou-jenn. Vous avez échappé à un patron princier ; mais je crains que vous n’ayez bientôt des maîtres à domicile.
Quelque temps après, Pai-hounn-ou-jenn étant allé visiter Lie-tzeu, vit devant sa porte une quantité de souliers (indice de la présence de nombreux visiteurs). S’arrêtant dans la cour, il réfléchit longuement, le menton appuyé sur le bout de son bâton, puis partit sans mot dire. Cependant le portier avait averti Lie-tzeu. Celui-ci saisit vivement ses sandales, et sans prendre le temps de les chausser, courut après son ami. Quand il l’eut rejoint à la porte extérieure, il lui dit :
— Pourquoi partez-vous ainsi, sans me laisser aucun avis utile ?
— À quoi bon désormais ? dit Pai-hounn-ou-jenn. Ne vous l’ai-je pas dit ? Vous avez des maîtres maintenant. Sans doute, vous ne les avez pas attirés, mais vous n’avez pas non plus su les repousser. Quelle influence aurez-vous désormais sur ces gens-là ? On n’influence qu’à condition de tenir à distance. À ceux par qui l’on est gagné, on ne peut plus rien dire. Ceux avec qui l’on est lié, on ne peut pas les reprendre. Les propos de gens vulgaires, sont poison pour l’homme parfait. À quoi bon converser avec des êtres qui n’entendent ni ne comprennent ?

2.N. La rencontre de Lao-tan et de Yang-tchou.
Yang-tchou allant à P’ei et Lao-tzeu allant à Ts’inn, les deux se rencontrèrent à Leang. À la vue de Yang-tchou, Lao-tzeu leva les yeux au ciel, et dit avec un soupir :
— J’espérais pouvoir vous instruire, mais je constate qu’il n’y a pas moyen.
Yang-tchou ne répondit rien. Quand les deux voyageurs furent arrivés à l’hôtellerie où ils devaient passer la nuit, Yang-tchou apporta d’abord lui-même tous les objets nécessaires pour la toilette. Ensuite, quand Lao-tzeu fut installé dans sa chambre, ayant quitté ses chaussures à la porte, Yang-tchou entra en marchant sur ses genoux, et dit à Lao-tzeu :
— Je n’ai pas compris ce que vous avez dit de moi, en levant les yeux au ciel et soupirant. Ne voulant pas retarder votre marche, je ne vous ai pas demandé d’explication alors. Mais maintenant que vous êtes libre, veuillez m’expliquer le sens de vos paroles.
— Vous avez, dit Lao-tzeu, un air altier qui rebute ; tandis que le Sage est comme confus quelque irréprochable qu’il soit, et se juge insuffisant quelle que soit sa perfection.
— Je profiterai de votre leçon, dit Yang-tchou, très morfondu.
Cette nuit-là même Yang-tchou s’humilia tellement, que le personnel de l’auberge qui l’avait servi avec respect le soir à son arrivée, n’eut plus aucune sorte d’égards pour lui le matin à son départ. (Le respect des valets étant, en Chine, en proportion de la morgue du voyageur.)

2.O. La belle et la laide.
Yang-tchou passant par la principauté de Song, reçut l’hospitalité dans une hôtellerie. L’hôtelier avait deux femmes, l’une belle, l’autre laide. La laide était aimée, la belle était détestée.
— Pourquoi cela ? demanda Yang-tchou à un petit domestique.
— Parce que, dit l’enfant, la belle fait la belle, ce qui nous la rend déplaisante ; tandis que la laide se sait laide, ce qui nous fait oublier sa laideur.
— Retenez ceci, disciples ! dit Yang-tchou. Étant sage, ne pas poser pour sage ; voilà le secret pour se faire aimer partout.

2.Q. L'éleveur de singes.
Un éleveur de singes de la principauté Song, était arrivé à comprendre les singes, et à se faire comprendre d’eux. Il les traitait mieux que les membres de sa famille, ne leur refusant rien. Cependant il tomba dans la gène. Obligé de rationner ses singes, il s’avisa du moyen suivant, pour leur faire agréer la mesure.
— Désormais, leur dit-il, vous aurez chacun trois taros le matin et quatre le soir ; cela vous va-t-il?
Tous les singes se dressèrent, fort courroucés.
— Alors, leur dit-il, vous aurez chacun quatre taros le matin, et trois le soir ; cela vous va-t-il ?
Satisfaits qu’on eût tenu compte de leur déplaisir, tous les singes se recouchèrent, très contents... C’est ainsi qu’on gagne les animaux. Le Sage gagne de même les sots humains. Peu importe que le moyen employé soit réel ou apparent ; pourvu qu’on arrive à satisfaire, à ne pas irriter (8).

2.Q. Le coq de combat.
Autre exemple de l’analogie étroite entre les animaux et les hommes : Ki-sing-tzeu dressait un coq de combat, pour l’empereur Suan des Tcheou. Au bout de dix jours, comme on lui en demandait des nouvelles, il dit :
— Il n’est pas encore en état de se battre ; il est encore vaniteux et entêté.
Dix jours plus tard, interrogé de nouveau, il répondit :
— Pas encore ; il répond encore au chant des autres coqs.
Dix jours plus tard, il dit :
— Pas encore ; il est encore nerveux et passionné.
Dix jours plus tard, il dit :
— Maintenant il est prêt ; il ne fait plus attention au chant de ses semblables ; il ne s’émeut, à leur vue, pas plus que s’il était de bois. Toutes ses énergies sont ramassées. Aucun autre coq ne tiendra devant lui.

3.D. Richard et son valet.
Un certain Yinn, officier des Tcheou, vivait luxueusement. Ses gens n’avaient aucun repos, depuis l’aube jusqu’à la nuit. Un vieux valet, cassé et infirme, n’était pas moins malmené que les autres. Or, après avoir durement peiné tout le jour, chaque nuit cet homme rêvait qu’il était prince, assis sur un trône, gouvernant un pays, jouissant de tous les plaisirs. À son réveil, il se retrouvait valet, et peinait comme tel le jour durant. Comme des amis plaignaient son sort, le vieux valet leur dit :
— Je ne suis pas si à plaindre. La vie des hommes se partage également en jour et nuit. Durant le jour, je suis valet et peine ; mais durant la nuit, je suis prince et m’amuse beaucoup. J’ai moitié de bon temps ; pourquoi me plaindrais-je ?
Cependant le maître de ce valet, après une journée de plaisir, rêvait chaque nuit qu’il était valet, surchargé de besogne, grondé et fustigé. Il raconta la chose à un ami. Celui-ci lui dit :
— Ce doit être que vous excédez, durant le jour, le lot de jouissance que le destin vous a assigné; le destin se compense, par la souffrance de vos nuits.
L’officier crut son ami, modéra son luxe, traita mieux ses gens, et s’en trouva bien. (Du coup le vieux valet perdit aussi son plaisir nocturne, que le destin lui allouait en compensation de l’excès de ses fatigues diurnes.)

3.E. Le chevreuil tué en rêve.
Un bûcheron de Tcheng qui faisait des fagots, rencontra un chevreuil égaré, qu’il tua et cacha dans un fossé sous des branchages, comptant revenir l’enlever en cachette. N’ayant pu retrouver l’endroit, il crut avoir rêvé, et raconta l’histoire. Un de ses auditeurs, suivant ses indications, trouva le chevreuil et le rapporta chez lui. Le rêve de ce bûcheron était réel, dit-il aux gens de sa maison. Réel pour toi, dirent ceux-ci, puisque c’est toi qui as eu l’objet.
Cependant, la nuit suivante, le bûcheron eut révélation, en songe, que son chevreuil avait été trouvé par un tel, qui le cachait dans sa maison. Y étant allé de grand matin, il découvrit en effet le chevreuil, et accusa un tel par devant le chef du village. Celui-ci dit au bûcheron :
— Si tu as tué ce chevreuil étant en état de veille, pourquoi as-tu raconté que tu l’as tué en rêve ? Si tu as tué un chevreuil en rêve, ce ne peut pas être ce chevreuil réel. Donc, puisqu’il ne conteste pas que tu as tué la bête, je ne puis pas te l’adjuger. Par ailleurs, ton adversaire l’ayant trouvée sur les indications de ton rêve, et toi l’ayant retrouvée par suite d’un autre rêve, partagez-la entre vous deux.
Le jugement du chef de village ayant été porté à la connaissance du prince de Tcheng, celui-ci le renvoya à l’examen de son ministre. Le ministre dit :
— Pour décider de ce qui est rêve et de ce qui n’est pas rêve, et du droit en matière de rêve, Hoang-ti et K’oung-k'iou sont seuls qualifiés. Comme il n’y a actuellement ni Hoang-ti ni K’oung-k'iou pour trancher ce litige, je pense qu’il faut s’en tenir à la sentence arbitrale du chef de village.

3.G. Folie universelle.
Un certain P’ang de la principauté Ts’inn, avait un fils. Tout petit, cet enfant parut intelligent. Mais, quand il grandit, sa mentalité devint fort étrange. Le chant le faisait pleurer, le blanc lui paraissait noir, les parfums lui paraissaient puants, le sucre amer, le mal bien. En un mot, pensées et choses, en tout et pour tout, il était le contraire des autres hommes.
Un certain Yang dit à son père :
— Ce cas est bien extraordinaire, mais les lettrés de Lou sont très savants ; demandez-leur conseil.
Le père du déséquilibré, alla donc à Lou. Comme il passait par Tch’enn, il rencontra Lao-tan, et lui raconta le cas de son fils. Lao-tan lui répondit :
— C’est pour cela que tu tiens ton fils pour fou ? Mais les hommes de ce temps en sont tous là. Tous prennent le mal pour le bien, tenant leur profit pour règle des mœurs. La maladie de ton fils, est la maladie commune ; il n’est personne qui n’en souffre pas. Un fou par famille, une famille de fous par village, un village de fous par principauté, une principauté de fous dans l’empire, ce serait tolérable, à la rigueur. Mais maintenant, l’empire entier est fou, de la même folie que ton fils ; ou plutôt, toi qui penses autrement que tout le monde, c’est toi qui es fou. Qui définira jamais la règle des sentiments, des sons, des couleurs, des odeurs, des saveurs, du bien et du mal ? Je ne sais pas au juste si moi je suis sage mais je sais certainement que les lettrés de Lou (qui prétendent définir ces choses), sont les pires semeurs de folie. Et c’est à eux que tu vas demander de te guérir ton fils ? ! Crois-moi, épargne les frais d’un voyage inutile, et retourne chez toi par le plus court chemin.

3.H. Imagination et suggestion.
Un enfant né dans la principauté de Yen (tout au nord), avait été transporté et élevé dans le royaume de Tch’ou (tout au sud de l’empire), où il passa toute sa vie. Vieillard, il retourna dans son pays natal. À mi-chemin, comme il approchait du chef-lieu de Tsinn, ses compagnons de voyage lui dirent, pour se moquer de lui :
— Voici le chef-lieu de Yen ta patrie.
Notre homme les crut, pâlit et devint triste. Puis, lui montrant un tertre du génie du sol, ils lui dirent :
— Voici le tertre de ton village natal.
L’homme soupira douloureusement. Puis ils lui montrèrent une maison et dirent :
— Voici la demeure de tes ancêtres.
L’homme éclata en pleurs. Enfin, lui montrant des tombes quelconque, ils lui dirent :
— Et voilà leurs tombeaux.
À ces mots notre homme éclata en lamentations. Alors ses compagnons se moquant de lui, lui découvrirent leur supercherie.
— Nous t’avons trompé lui dirent-ils. C’est ici Tsinn ; ce n’est pas Yen.
Notre homme fut très confus, et brida désormais ses sentiments. Si bien que, quand il fut arrivé à Yen, et vit vraiment son chef-lieu, le tertre de son village, la demeure de ses ancêtres et leurs sépultures, il n’éprouva que peu ou pas d’émotion.

4.C. Les sages à l'ouest.
Le ministre de Song ayant rencontré Confucius, lui demanda :
— Êtes-vous vraiment un Sage ?
— Si je l’étais, répondit Confucius, je ne devrais pas dire que oui. Je dirai donc seulement, que j’ai beaucoup étudié et appris.
— Les trois premiers empereurs furent-ils des Sages ? demanda le ministre.
— Ils ont bien gouverné, ils ont été prudents et braves ; je ne sais pas s’ils ont été des Sages, répondit Confucius.
— Et les cinq empereurs qui leur succédèrent ? demanda le ministre.
— Ceux-là, dit Confucius, ont aussi bien gouverné ; ils ont été bons et justes ; je ne sais pas s’ils ont été des Sages.
— Et les trois empereurs qui suivirent ? demanda le ministre.
— Ceux-là, dit Confucius, ont aussi bien gouverné, selon les temps et les circonstances ; je ne sais pas s’ils ont été des Sages.
— Mais alors, dit le ministre très étonné, qui donc tenez-vous pour sage ?
Confucius prit un air très sérieux, se recueillit un instant, puis dit :
— Parmi les hommes de l’Ouest, il y en a dont on dit, qu’ils maintiennent la paix sans gouverner, qu’ils inspirent la confiance sans parler, qu’ils font que tout marche sans s’ingérer, si imperceptiblement, si impersonnellement, que le peuple ne les connaît même pas de nom. Je pense que ceux-là sont des Sages, s’il en est d’eux comme on dit.
Le ministre de Song n’en demanda pas davantage. Après y avoir pensé, il dit :
— K’oung-k'iou m’a fait la leçon.

5.B. Les tortues géantes.
T’ang demanda encore :
— Les êtres sont-ils naturellement grands ou petits, longs ou courts, semblables ou différents ?
Mais, continuant son développement, Hia-ko dit :
— Très loin à l’est (sud-est) de la mer de Chine, (à l’endroit où le ciel est décollé de la terre), est un abîme immense, sans fond, qui s’appelle la confluent universel, où toutes les eaux de la terre, et celles de la voie lactée (fleuve collecteur des eaux célestes), s’écoulent sans que jamais son contenu augmente ou diminue. Entre ce gouffre et la Chine, il y a (il y avait) cinq grandes îles, Tai-u, Yuan-kiao, Fang-hou, Ying tcheou, P’eng-lai. — À leur base, ces îles mesurent chacune trente mille stades de tour. Leur sommet plan, a neuf mille stades de circonférence. Elles sont toutes à soixante-dix mille stades l’une de l’autre. Les édifices qui couvrent ces îles, sont tous en or et en jade ; les animaux y sont familiers ; la végétation y est merveilleuse ; les fleurs embaument ; les fruits mangés préservent de la vieillesse et de la mort. Les habitants de ces îles, sont tous des génies, des sages. Chaque jour ils se visitent, en volant à travers les airs.
« Primitivement les îles n’étaient pas fixées au fond, mais flottaient sur la mer, s’élevant et s’abaissant avec la marée, vacillant au choc des pieds. Ennuyés de leur instabilité, les génies et les sages se plaignirent au Souverain. Craignant qu’elles n’allassent de fait un jour s’échouer contre les terres occidentales, le Souverain donna ordre au Génie de la mer du nord, de remédier à ce danger. Celui-ci chargea des tortues monstrueuses de soutenir les cinq îles sur leur dos, trois par île. Elles devaient être relayées tous les soixante mille ans. Alors les îles ne vacillèrent plus. Mais voici qu’un jour un des géants du pays de Loung-pai (au nord), arriva dans ces régions à travers les airs, et y jeta sa ligne. Il prit six des quinze tortues, les mit sur son dos, s’en retourna comme il était venu, et prépara leurs écailles pour la divination. Du coup les deux îles Tai-u et Yuan-kiao (soutenues par ces six tortues), s’abîmèrent dans l’océan, (et les îles des génies se trouvèrent réduites aux trois de la légende). Le Souverain fut très irrité de cette aventure. Il diminua l’étendue du pays de Loung-pai, et la stature gigantesque de ses habitants. Cependant, au temps de Fou-hi et de Chenn-noung, ceux-ci avaient encore plusieurs dizaines de toises de haut. — À quatre cent mille stades à l’est de la Chine, dans le pays de Ts’iao-yao, les hommes ont un pied cinq pouces. — À l’angle nord-est de la terre, les Tcheng-jenn n’ont que neuf pouces. — Ceci soit dit des dimensions.

5.I. Les cœurs changés.
Le cœur fait le continu, entre l’homme et sa faucille.
Koung-hou de Lou, et Ts’i-ying de Tchao, étant malades, demandèrent à Pien-ts’iao, le célèbre médecin, de les guérir. Il le fit, puis leur dit :
— Ceci n’a été qu’une crise passagère ; la prédisposition constitutionnelle reste, vous exposant à des rechutes certaines ; il faudrait autre chose que des médicaments, pour enlever celle-là.
— Que faudrait-il ? demandèrent les deux hommes...
— Toi, dit Pien-ts’iao à Koung-hou, tu as le cœur fort et le corps faible, et par suite tu t’épuises en projets impraticables. Toi, Ts’i-ying, tu as le cœur faible et le corps fort, et par suite tu t’épuises en efforts irréfléchis. Si je changeais vos deux cœurs, vos deux organismes se trouveraient en bon état.
— Faites ! dirent les deux hommes.
Pien-ts’iao leur ayant fait boire du vin contenant une drogue qui les priva de toute connaissance durant trois jours, ouvrit leurs deux poitrines, en retira leurs deux cœurs, les changea, et referma les deux incisions avec sa fameuse pommade. À leur réveil, les deux hommes se trouvèrent parfaitement sains.
Mais voici que, quand ils eurent pris congé, Koung-hou alla droit au domicile de Ts’i-ying, et s’installa avec sa femme et ses enfants, qui ne le reconnurent pas. Ts’i-ying alla de même droit au domicile de Koung-hou, et s’installa avec sa femme et ses enfants, qui ne le reconnurent pas davantage. Les deux familles faillirent en venir à un litige. Mais quand Pien-ts’iao leur eut expliqué le mystère, elles se tinrent tranquilles.

5.M. Les marionnettes de l’empereur Mou.
Autre exemple du continu par l’intention.
L’empereur Mou des Tcheou étant allé chasser à l’ouest, franchit les monts K’ounn-lunn, alla jusqu’à Yen-chan, puis revint vers la Chine. Sur le chemin du retour, on lui présenta un artiste nommé Yen-cheu.
— Que sais-tu faire ? lui demanda l’empereur.
— Que Votre Majesté daigne me permettre de le montrer, dit l’artiste.
— Je te donnerai un jour, dit l’empereur.
Quand le jour fut venu, Yen-cheu se présenta devant l’empereur, avec une escorte.
— Qui sont ceux-ci ? demanda l’empereur.
— Ce sont mes créatures, dit Yen-cheu ; elles savent jouer la comédie.
L’empereur les regarda stupéfait. Les automates de Yen-cheu marchaient, levaient et baissaient la tête, se mouvaient comme des hommes véritables. Quand on les touchait au menton, ils chantaient, et fort juste. Quand on leur prenait la main, ils dansaient, en cadence. Ils faisaient tout ce qu’on peut imaginer.
L’empereur décida de les donner en spectacle à son harem. Mais voici que, tout en jouant la comédie, les automates tirent des œillades aux dames. Furieux, l’empereur allait faire mettre Yen-cheu à mort, croyant qu’il avait frauduleusement introduit des hommes véritables. Alors celui-ci ouvrit ses automates, et montra à l’empereur qu’ils étaient faits de cuir et de bois peint et verni. Cependant tous les viscères étaient formés, et Yen-cheu démontra à l’empereur, que, (conformément à la physiologie chinoise), quand on enlevait à un automate son cœur, sa bouche devenait muette ; quand on lui enlevait le foie, ses yeux ne voyaient plus ; quand on lui enlevait les reins, ses pieds ne pouvaient plus se mouvoir.
— C’est merveilleux, dit l’empereur calmé ; tu es presque aussi habile que le Principe auteur de toutes choses ;
Et il ordonna de charger les automates sur un fourgon, pour les rapporter à sa capitale.
Depuis lors on n’a plus rien vu de semblable. Les disciples de Pan-chou l’inventeur de la fameuse tour d’approche employée dans les sièges, et de Mei-ti le philosophe inventeur du faucon automatique, pressèrent vainement ces deux maîtres de refaire ce que Yen-cheu avait fait. Ils n’osèrent même pas essayer (la force de volonté capable de produire la continuité efficace leur manquant).

5.P. L'épée magique.
Hei-loan de Wei ayant perfidement assassiné K’iou-pingtchang, le fils de celui-ci, Lai-tan, chercha à venger la mort de son père. Lai-tan était brave mais débile. Hei-loan était un colosse, qui n’avait pas plus peur de Lai-tan que d’un poussin.
Chenn-t’ouo, un ami de Lai-tan, lui dit :
— Vous en voulez à Hei-loan ; mais il vous est si supérieur ; qu’y faire ?
— Conseillez-moi, dit Lai-tan, éclatant en sanglots.
— J’ai ouï dire, fit Chenn-t’ouo, que dans la principauté de Wei, dans la famille K’oung-tcheou, se conservent trois épées merveilleuses ayant appartenu au dernier empereur des Yinn., avec lesquelles un enfant pourrait arrêter une armée. Empruntez-les.
Lai-tan étant allé à Wei, se rendit chez K’oung-tcheou, s’offrit à lui comme esclave avec sa femme et ses enfants, puis lui dit ce qu’il attendait en échange.
— Je vous prêterai une épée, dit K’oung-tcheou ; laquelle des trois désirez-vous ? La première lance des éclairs. La seconde est invisible. La troisième pourfend tout. Voilà treize générations que ces trois épées dorment dans ma famille. Laquelle désirez-vous ?
— La troisième, dit Lai-tan.
Alors K’oung-tcheou accepta Lai-tan comme client de son clan. Au bout de sept jours, ayant donné un festin en son honneur, il lui remit l’épée désirée, que Lai-tan reçut prosterné. Muni de cette arme, Lai-tan chercha Hei-loan. L’ayant trouvé qui dormait ivre-mort, il le pourfendit trois fois, depuis l’épaule jusqu’à la ceinture, sans qu’il se réveillât. Étant sorti, il rencontra le fils de Hei-loan, et le pourfendit également trois fois. Tous ses coups traversaient les corps, sans éprouver plus de résistance que dans l’air ; mais la section se ressoudait après le passage de la lame.
Voyant que son épée merveilleuse ne tuait pas, Lai-tan s’enfuit navré. Cependant Hei-loan s’étant réveillé, gronda sa femme de ce qu’elle ne l’avait pas mieux couvert durant son sommeil.
— J’ai pris froid, dit-il ; j’ai le cou et les reins comme engourdis.
Sur ces entrefaites, son fils étant entré, dit :
— Lai-tan aura aussi passé par ici. Il m’a donné dehors trois coups, qui ont produit sur moi précisément le même effet.

5.Q. Le tissu d’asbeste.
Lors de sa randonnée dans l’Ouest, les Joung, tribu de ces régions, offrirent à l’empereur Mou des Tcheou, une épée extraordinaire et du tissu d’asbeste. L’épée longue de dix-huit pouces, traversait le jade comme de la boue. Le tissu sali mis au feu, en sortait blanc comme neige. On a essayé de révoquer ces faits en doute, mais ils sont certains.

6.C. Koan-tchoung mourant.
Koan-i-ou et Pao-chou-ya, tous deux de Ts’i (29), étaient amis intimes. Koan-i-ou s’attacha au prince Kiou, Pao-chou-ya. adhéra au prince Siao-pai. Par suite de la préférence accordée par le duc Hi de Ts’i à Ou-tcheu le fils d’une concubine favorite, une révolution éclata, quand il fallut pourvoir à la succession du duc défunt. Koan-i-ou et Tchao-hou se réfugièrent à Lou avec le prince Kiou, tandis que Pao-chou-ya fuyait à Kiu avec le prince Siao-pai. Ensuite ces deux princes, devenus compétiteurs au trône, s’étant déclaré la guerre, Koan-i-ou combattit du côté de Kiou quand celui-ci marcha sur Kiu, et décocha à Siao-pai une flèche qui l’aurait tué, si elle n’avait été épointée par la boucle de sa ceinture. Siao-pai ayant vaincu, exigea que ceux de Lou missent à mort son rival Kiou, ce qu’ils firent complaisamment. Tchao-hou périt, Koan-i-ou fut emprisonné.
Alors Pao-chou-ya dit à son protégé Siao-pai devenu le duc Hoan :
— Koan-i-ou est un politicien extrêmement habile.
— Je le veux bien, dit le duc ; mais je hais cet homme, qui a failli me tuer.
Pao-chou-ya reprit :
— Un prince sage doit savoir étouffer ses ressentiments personnels. Les inférieurs doivent faire cela continuellement à l’égard de leurs supérieurs ; un supérieur doit le faire parfois pour quelqu’un de ses inférieurs. Si vous avez l’intention de devenir hégémon, Koan-i-ou est le seul homme capable de faire réussir votre dessein. Il vous faut l’amnistier.
Le duc réclama donc Koan-tchoung, soi-disant pour le mettre à mort. Ceux de Lou le lui envoyèrent lié. Pao-chou-ya sortit au-devant de lui dans le faubourg, et lui enleva ses liens. Le duc Hoan le revêtit de la dignité de premier ministre. Pao-chou-ya devint son inférieur. Le duc le traita en fils, et l’appela son père. Koan-tchoung le fit hégémon. Il disait souvent en soupirant :
— Quand, dans ma jeunesse, je faisais le commerce avec Pao-chou-ya, et que je m’adjugeais la bonne part, Pao-chou-ya m’excusait, sur ma pauvreté. Quand, plus tard, dans la politique, lui réussit et moi j’eus le dessous, Pao-chou-ya se dit que mon heure n’était pas encore venue, et ne douta pas de moi. Quand je pris la fuite à la déroute du prince Kiou, Pao-chou-ya ne me jugea pas lâche, mais m’excusa sur ce que j’avais encore ma vieille mère, pour laquelle je devais me conserver. Quand je fus emprisonné, Pao-chou-ya me conserva son estime, sachant que pour moi il n’y a qu’un déshonneur, à savoir de rester oisif sans travailler au bien de l’État. Ah ! si je dois la vie à mes parents, je dois plus à Pao-chou-ya qui a compris mon âme.
Depuis lors, c’est l’usage d’admirer l’amitié désintéressée de Pao-chou-ya pour Koan-i-ou, de louer le duc Hoan pour sa magnanimité et son discernement des hommes. En réalité, il ne faudrait, en cette affaire, parler, ni d’amitié, ni de discernement. La vérité est qu’il n’y a eu, ni intervention de la part des acteurs, ni revirement de la fortune. Tout fut jeu de la fatalité aveugle. Si Tchao-hou périt, c’est qu’il devait périr. Si Pao-chou-ya patronna Koan-i-ou, c’est qu’il devait le faire. Si le duc Hoan pardonna à Koan-i-ou, c’est qu’il devait lui pardonner. Nécessités fatales, et rien de plus.
Il en fut de même, à la fin de la carrière de Koan-i-ou. Quand celui-ci eut dû s’aliter, le duc alla le visiter et lui dit :
— Père Tchoung, vous êtes bien malade ; il me faut faire allusion à ce qu’on ne nomme pas (la mort) ; si votre maladie s’aggravait (au point de vous emporter), qui prendrai-je comme ministre à votre place ?
— Qui vous voudrez, dit le mourant.
— Pao-chou-ya conviendrait-il ? demanda le duc.
— Non, fit Koan-i-ou ; son idéal est trop élevé ; il méprise ceux qui n’y atteignent pas, et n’oublie jamais une faute commise. Si vous le preniez pour ministre, et vous, et le peuple, s’en trouveraient mal. Vous ne le supporteriez pas longtemps.
— Alors qui prendrai-je ? fit le duc.
— S’il me faut parler, dit Koan-i-ou, prenez Hien-p’eng, il fera l’affaire. Il est également souple avec les supérieurs et les inférieurs. L’envie chimérique d’égaler la vertu de Hoang-ti l’absorbe. Le coup d’œil transcendant est le propre des Sages du premier ordre, la vue pratique est le propre des Sages du second rang. Faire sentir sa sagesse indispose les hommes, la faire oublier fait aimer. Hien-p’eng n’est pas un Sage du premier ordre ; il a, du Sage de second rang, l’art de s’effacer. De plus, et sa personne, et sa famille, sont inconnues. C’est pourquoi je juge qu’il convient pour la charge de premier ministre.

Que dire de cela ? Koan-i-ou ne recommanda pas Pao-chou-ya, parce que celui-ci ne devait pas être recommandé ; il patronna Hien-p’eng, parce qu’il devait le patronner. Fortune d’abord et infortune ensuite, infortune d’abord et fortune ensuite, dans toutes les vicissitudes de la destinée, rien n’est de l’homme (voulu, fait par lui) ; tout est fatalité aveugle.

6.E. Les trois médecins.
Ki-leang, un ami de Yang-tchou, étant tombé malade, se trouva à l’extrémité, au bout de sept jours. Tout en larmes, son fils courut chez tous les médecins des alentours. Le malade dit à Yang-tchou :
— Tâche de faire entendre raison à mon imbécile de fils.
Yang-tchou récita donc au fils la strophe :
— Ce que le ciel ne sait pas (l’avenir), comment les hommes pourraient-ils le conjecturer ? Il n’est pas vrai que le ciel bénit, ni que personne soit maudit. Nous savons, toi et moi, que la fatalité est aveugle et inéluctable. Qu’est-ce que les médecins et les magiciens y pourront ?
Mais le fils ne démordit pas, et amena trois médecins, un Kiao, un U, et un Lou. Tous trois examinèrent le malade, l’un après l’autre. Le Kiao dit :
— Dans votre cas, le froid et le chaud sont déséquilibrés, le vide et le plein sont disproportionnés ; vous avez trop mangé, trop joui, trop pensé, trop fatigué ; votre maladie est naturelle. et non l’effet de quelque influx malfaisant ; quoiqu’elle soit grave, elle est guérissable.
— Celui là, dit Ki-leang, récite le boniment des livres ; qu’on le renvoie sans plus !
Le U dit au malade :
— Voici votre cas. Sorti du sein maternel avec une vitalité défectueuse, vous avez ensuite tété plus de lait que vous n’en pouviez digérer. L’origine de votre mal, remonte à cette époque-là. Comme il est invétéré, il ne pourra guère être guéri complètement.
— Celui-là parle bien, dit Ki-leang ; qu’on lui donne à dîner !
Le Lou dit au malade :
— Ni le ciel, ni un homme, ni un spectre, ne sont cause de votre maladie. Né avec un corps composé, vous êtes soumis à la loi de la dissolution, et devez comprendre que le temps approche; aucun médicament n’y fera rien..
— Celui-là a de l’esprit, dit Ki-leang ; qu’on le paye libéralement.
Ki-leang ne prit aucune médecine, et guérit parfaitement (fatalité).

Le souci de la vie ne l’allonge pas, le défaut de soin ne l’abrège pas. L’estime du corps ne l’améliore pas, le mépris ne le détériore pas. Les suites, en cette matière, ne répondent pas aux actes posés. Elles paraissent même souvent diamétralement contraires, sans l’être en réalité. Car la fatalité n’a pas de contraire. On vit ou on meurt, parce qu’on devait vivre ou mourir. Le soin ou la négligence de la vie, du corps, n’y font rien, ni dans un sens ni dans l’autre. Voilà pourquoi U-hioung dit à Wenn-wang : « L’homme ne peut ni ajouter ni retrancher à sa stature ; tous ses calculs ne peuvent rien à cela. »
Dans le même ordre d’idées, Lao-tan dit à Koan-yinn-tzeu :
— Quand le ciel ne veut pas, qui dira pourquoi ? c’est-à-dire, mieux vaut se tenir tranquille, que de chercher à connaître les intentions du ciel, à deviner le faste et le néfaste. (Vains calculs, tout étant régi par une fatalité aveugle, imprévisible, inéluctable).

8.D. Le don du grain.
Lie-tzeu était extrêmement pauvre. Les souffrances de la faim se lisaient sur sa figure amaigrie. Un étranger venu pour visiter le ministre Tzeu-yang, dit à celui-ci :
— Lie-tzeu est un Sage ; si vous le laissez dans cette misère, on dira que vous n’estimez pas les Sages.
Tzeu-yang ordonna à un officier de porter du grain à Lie-tzeu. Celui-ci sortit de sa maison, vit l’officier, salua, remercia et refusa. L’officier s’en retourna, remportant son grain.
Quand Lie-tzeu fut rentré dans sa maison, sa femme le regarda tristement, se frappa la poitrine de chagrin, et dit :
— Je croyais que la femme et les enfants d’un Sage, avaient quelque droit à vivre heureux. Or nous sommes exténués de misère. Longtemps indifférent, le prince s’est enfin souvenu de vous, et voilà que vous avez refusé ses dons. Nous faudra-t-il mourir de faim ?
— Non, dit Lie-tzeu en riant, le prince ne s’est pas souvenu de moi. Il m’a fait ce don, à la prière d’autrui ; tout comme il m’aurait envoyé ses sbires, si on lui avait mal parlé de moi. Je n’accepte pas un don fait pour un pareil motif.
(Cela ne devait pas être. De plus Lie-tzeu ne voulait rien devoir à Tzeu-yang. Celui-ci fut massacré par le peuple de Tcheng, peu après.)

8.Q. Le scrupuleux.
Dans l’Est, un certain Yuan-tsing-mou qui voyageait, défaillit d’inanition sur le chemin. Un brigand de Hou-fou, nommé K’iou, qui passa par là, lui versa des aliments dans la bouche. Après la troisième gorgée, Yuan-tsing-mou revint à lui.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-il.
— Je suis le nommé K’iou de Hou-fou, dit l’autre.
— Oh ! fit Yuan-tsing-mou, n’es-tu pas un brigand ? Et tu m’as fait avaler de tes aliments ? Je suis un honnête homme, je ne les garderai pas !..
Et, s’appuyant sur ses deux mains, notre homme se mit à faire, pour vomir, des efforts si violents, qu’il expira sur place. — Il agit sottement. Si K’iou de Hou-fou était un brigand, ses aliments n’avaient rien du brigand. En appliquant aux aliments ce qui revenait au brigand, ce Yuan-tsing-mou montra qu’il manquait de logique.

8.W. La recette contre la mort.
Jadis quelqu’un prétendit avoir la recette pour ne pas mourir. Le prince de Yen envoya un député pour la lui demander. Quand le député arriva, l’homme à la recette était mort. Le prince en voulut au député d’être arrivé trop tard, et allait le faire punir, quand un de ses favoris lui dit :
— Si cet homme avait vraiment eu la recette pour ne pas mourir, il ne se serait certainement pas privé d’en faire usage pour lui-même. Or il est mort. Donc il n’avait pas la formule. Il ne vous aurait donc pas procuré l’immortalité...
Le prince renonça à punir le député.
Un certain Ts’i qui avait aussi grande envie de ne pas mourir, se désola pareillement de la mort de cet homme. Un certain Fou se moqua de lui, disant que, l’homme étant mort, regretter son secret inefficace était agir déraisonnablement. Un certain Hou dit que le Fou avait mal parlé ; car, dit-il, il arrive que celui qui possède un secret, ne sait pas s’en servir ; comme il arrive que quelqu’un produise tel résultat (par hasard ou invention), sans en avoir eu la formule.
Un homme de Wei était incantateur habile. Quand il fut près de mourir, il enseigna ses formules à son fils. Celui-ci récita parfaitement les formules, qui n’eurent aucun effet. Il les enseigna à un autre, qui les récita avec le même effet que feu son père... Un vivant ayant pu agir efficacement avec la formule d’un mort, je me demande (dit Lie-tzeu) si les morts ne pourraient pas agir efficacement avec les formules des vivants ? (Mort et vie, deux formes du même être.)

Lie-tzeu, in Wieger, Les pères du système taoïste.


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