Poésies chinoises antiques

Traduites par Emmanuel TRONQUOIS (1855-1918)

Société franco-japonaise de Paris, Bulletin n° 1, Octobre-décembre 1921, pages 1-28, 1 illustration.

 

  • Interprète au consulat de France à Yokohama, puis chancelier à la légation à Tokyo,
    Emmanuel Tronquois traduisit ces poésies chinoises d'après leur texte japonais.


Extraits : Li-Po : Descente de la montagne et arrivée chez un amiLa femme du soldat
Thu-Fu : Le recruteur au Fossé de PierreThu-Fu voit Li-Po en rêve
Wang-po : Le pavillon du roi de Teng — Po-Cyu-Yi : Les Herbes — Cyang-Cyen : La Colline de l'Ouest
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Poésies chinoises antiques, traduites par Emmanuel TRONQUOIS (1855-1918)
Le Lettré retiré.

Descente de la montagne et arrivée chez un ami


Au crépuscule on descendit par la montagne bleuissante.
D'en haut, la lune accompagnait notre rentrée au gîte.
En tournant la tête pour voir la route où l'on était passé,
Dans le vague on n'apercevait qu'un mince trait d'azur.

La main dans la main, nous voici devant la rustique maison,
Un jeune gars ouvre la porte en épine tressée,
Entre les clairs bambous on prend un chemin retiré,
Un lierre sombre y frôle à chaque pas la robe du passant.

Après les paroles d'accueil, on peut reprendre haleine.
Ce bon vin, entre nous faisons-le circuler !
On se met à chanter longuement « Le vent qui souffle dans les pins »
Quand la chanson finit, les dernières étoiles
          disparaissaient avec la Voie lactée,
Ensemble, en grands soûlards, nous finissons par oublier
          tous les tracas de ce bas monde !

*

La femme du soldat


Dans le roux flamboiement du soir, aux abords de la ville,
          les corbeaux regagnant leur gîte,
Chacun reprend sa branche à grands coups d'ailes
          En poussant d'amoureux kwah ! kwah ! —
Assise à son métier, la femme du soldat
          tisse une pièce de brocart ;
A travers la fenêtre au rideau de gaze vert-jade,
          Il lui paraît entendre un bruit confus de voix :
Laissant en paix la navette, dolente,
          elle pense au mari, si loin !
Et dans la chambre désertée, en face de la couche vide,
          éclate un ouragan de larmes !

*

Le recruteur au Fossé de Pierre


Un soir, j'étais allé gîter au hameau du Fossé de Pierre,
Des recruteurs vinrent cette nuit-là pour presser des hommes.
Un vieux bonhomme, en les voyant, franchit le mur et se sauva,
Sa vieille femme alla recevoir à la porte.

Fou de colère, un recruteur vociférait.
La vieille, pleine d'amertume, sanglotait.
Je l'entendis qui s'avançait en s'excusant :
« Mes trois fils sont allés servir à la citadelle d'Iye.
« De l'un d'eux une lettre m'arrive.
« Ses deux frères sont morts dans les derniers combats.
« Jusqu'ici le dernier a pu seul, dérober sa vie au trépas,
« Quant aux tués, ils le sont pour longtemps, et c'est tout !

« Pour garder la maison, il n'y a plus personne,
« Seul, il m'y reste un petit-fils, encore au sein,
« Et la mère de cet enfant n'a pu déjà partir,
« Car comment se montrer au dehors
           alors qu'elle n'a pas de jupe ?

« Ma force est certes à son déclin
« Et pourtant, cette nuit, je demande à vous suivre,
« Empressée à servir les soldats qui vont au sud du fleuve ;
« Car je peux bien encore, le matin, faire le feu sous la marmite. »

Il faisait toujours nuit quand le son des voix s'éteignit.
Après, je crus entendre un bruit de sanglots étouffés.
... A l'aube gravissant la route devant moi,
J'étais seul avec le vieillard pour l'instant des adieux !

*

Thu-Fu voit Li-Po en rêve


Si c'est la mort qui nous sépare, alors j'étouffe mes sanglots
Si c'est la vie, alors je laisse un libre cours à ma douleur.
Au sud du fleuve, en ce climat de pestilence,
Tu erres, pourchassé, sans donner de nouvelles.

Un revenant m'est venu voir en songe.
Pour éclaircir mes longs pensers de fidèle amitié.
Ami, qui maintenant es pris dans le filet,
Comment as-tu trouvé des ailes ?

Ce que j'ai vu n'est pas je pense, un double émané de toi.
La route à parcourir eût été bien trop longue :
Ce fantôme, après m'être apparu dessous un bois d'érables verts,
A disparu dans le noir des frontières.

Dans l'espace, la lune couchante illumine les boiseries ;
Éclaire-t-elle encor son visage à présent ? soupirai-je.
Que les profondes eaux, que les grands flots t'épargnent
Et ne te livrent pas aux monstres écailleux !

*

Le pavillon du roi de Teng


Dans le haut pavillon qui se mire au courant de l'eau
Les breloques de jade et les grelots de bronze
(Orgueil des élégants et parure de leurs coursiers)
Ont cessé de sonner et danser.
A l'aurore, parmi les poutres décorées,
           les nuages se jouent en montant de la Plage du Sud.
Au soir, dans les stores de perles,
           la pluie a pénétré venant des monts de l'occident.

Insouciants, viennent, s'en vont les blancs nuages.
Dans le sommeil les flaques d'eau passent le jour.
Les êtres se sont remplacés, les astres se sont succédé
           depuis combien d'automnes !
Où donc est maintenant le prince
           qui vivait dans ce pavillon ?
Cependant au-delà des parapets ouvrés,
           toujours indifférent le grand fleuve s'écoule !

*

Les Herbes


Herbes qui vous pressez en rangs dessus la plaine,
Au cours de l'an, un jour sèches, lendemain fraîches.

Les feux d'automne, en vous brûlant, n'ont pas pu vous détruire.
Dès qu'a soufflé la brise du printemps, vous êtes reparues.

Partout le vieux chemin est de vous envahi,
La verdure, sous le ciel clair, s'attaque aux remparts ruinés.

Encore une fois la voici depuis le départ de l'aimé.
Et son aspect me remplit de nouveau de l'émotion des adieux !

*

La Colline de l'Ouest


Moi qui suis ici-bas comme un esquif détaché du rivage,
De la barque légère où je me sens doublement ballotté,
J'aperçois le soleil tombant au flanc de la colline de l'Ouest.
Silhouettes de voiles au loin, j'aime à vous suivre
Quand vous allez vous fondre au sein de l'immense horizon !

D'abord, tout est encore un charme pour les yeux :
Les bois et les coteaux prennent chacun leur part des beautés du couchant.
Mais le courant, qui scintillait bleuâtre, est devenu plus sombre.
Le soleil rentre, et c'est le crépuscule incarnadin.

Les îles, îlots, là-bas, sont tout ombre ou clarté.
Au-dessus du lac, la lumière illumine encore les nues ;
La forêt se fait noire, et du ciel, la couleur s'exaspère.
Sur la berge lointaine enfin, la porte de la Brousse est close.

C'est la nuit. La clarté s'en retourne et s'éloigne.
Le triste vent du Nord s'élève violent.
Sur la rive sableuse, il force à se poser hérons et oies sauvages,
Cherchant leur gîte au sein des bouquets de roseaux.

Toute ronde, la lune, en avant filtre sur la baie.
Je prends alors ma harpe, et cependant qu'elle vibre à mes doigts,
La nuit, s'avançant pas à pas, s'est faite déjà plus fraîche :
La blanche rosée a trempé les manches de mon vêtement.

Emmanuel Tronquois. Poésies chinoises antiques


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