Henri Maspero (1883-1945)

Couverture. Henri Maspero (1883-1945) : La vie courante dans la Chine des Han. À propos d’une exposition du musée Cernuschi.— Mélanges posthumes sur les religions et l’histoire de la Chine, Annales du Musée Guimet, Paris, 1950, vol. III Études historiques

LA VIE COURANTE DANS LA CHINE DES HAN

À propos d’une exposition du Musée Cernuschi

Mélanges posthumes... , Annales du Musée Guimet, Paris, 1950, vol. III Études historiques, pages 63-76

  • "L’Occident n’a longtemps connu la Chine que par ses livres, et ne s’est tout d’abord intéressé qu’aux idées de ses philosophes ; puis, il y a quelques décades, la découverte de son art lui a fait entrevoir le sentiment profond qui anime les artistes chinois. Aujourd’hui le développement récent de l’archéologie nous fait descendre de ces sommets pour nous montrer l’existence journalière de l’homme ordinaire : elle trace le cadre culturel, elle donne réalité et vie à la reconstitution des milieux où ont vécu les grands génies de chaque époque, penseurs, poètes, artistes, et aide ainsi à les comprendre."
  • "La sinologie est en train de se renouveler par l’archéologie, exactement comme il advint au siècle dernier aux études classiques. Presque tous les ans une exposition nous fait toucher du doigt les progrès réalisés, à l’Orangerie, au Musée Cernuschi ; et celle de la Vie Publique et Privée à l’époque des Han, qui vient de s’ouvrir dans ce dernier musée, précise notre connaissance d’une des grandes époques de l’histoire de Chine. Grâce à ces bronzes, terres-cuites, laques, statuettes, pierres gravées, que les fouilles ont livrés, nous voyons ce qu’était la vie des Chinois qui les firent fabriquer il y a vingt siècles pour les déposer dans les tombes de leurs parents." Lire la suite (texte complet) >>>

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C’est en effet de tombeaux que proviennent presque tous ces objets. Au temps de la dynastie des Han, c’est-à-dire au cours des siècles qui précédèrent et suivirent immédiatement les débuts de notre ère, c’était une croyance courante que les morts demeurent dans les tombeaux et s’y nourrissent des offrandes de leurs descendants.

« Les gens du commun », dit Wang Tch’ong, un écrivain de la fin du Ier siècle de notre ère, « s’imaginent que les morts sont comme les vivants ; ils compatissent à leur solitude dans leur tombes ; ils plaignent leurs âmes d’être toutes seules et sans compagnon, dans des tombeaux fermés, sans mobilier, sans nourriture ; c’est pourquoi ils font des figurines pour les servir dans leur cercueil, et remplissent les cercueils de nourriture. »

Cependant on croyait aussi que les âmes allaient dans un monde infernal situé sous le mont T’ai-chan et y menaient une existence presque pareille à celle des vivants. Les Chinois n’éprouvaient pas le besoin d’avoir des idées claires à ce sujet : ce qu’il leur importait de connaître, c’était moins la destinée des âmes après la mort que les devoirs des vivants envers les morts au moment des funérailles et aux jours des sacrifices.

Aussi, pour s’assurer contre les erreurs possibles, leur donnait-on (au moins dans les familles riches) tout ce que demandait chacune des deux croyances : pour le cas où les âmes habiteraient dans la tombe, celle-ci renfermait une ou plusieurs chambrettes en briques, sous un tumulus, et en avant du tumulus une chapelle funéraire, les chambrettes pour le logement, la chapelle pour la réception ; mais, de plus, pour le cas où les âmes ne resteraient pas dans la tombe, on déposait auprès du cercueil des modèles de maisons à emporter dans le monde des morts pour s’y loger : ainsi les Chinois d’aujourd’hui offrent aux morts des maisons en papier qu’ils brûlent pour les envoyer dans l’autre monde. Et l’on remplissait la tombe de tout un mobilier funéraire, ainsi que de jarres de nourriture et de statuettes de serviteurs, de façon que le défunt eût une maison aussi bien montée que possible.

C’est grâce à ces habitudes que nous pouvons nous faire une idée de ce qu’étaient les habitations des familles riches de ce temps ; car, moins heureuse que le monde méditerranéen, moins heureuse même que la Chine protohistorique, la Chine des Han n’a laissé aucun vestige architectural, aucun du moins qui ait été retrouvé jusqu’à ce jour. Des dessins de maisons et de pavillons sont gravés sur les dalles de quelques chapelles funéraires de la province de Chan-tong, et si un petit nombre seulement de spécimens de ces dalles sont parvenus jusqu’à Paris, il y en a du moins de nombreux estampages ; nos musées et nos collections particulières contiennent aussi quelques petits modèles architecturaux en terre-cuite peinte.

Un fait curieux est que ces deux sortes de documents archéologiques nous offrent deux types d’habitation absolument différents. Sur les dessins, on voit de grandes salles à colonnes, ayant deux étages avec un toit particulier pour chaque étage, et ressemblant beaucoup aux grandes salles des temples et des palais modernes. Les modèles en terre-cuite montrent des maisons à étages multiples, sans colonnes, un seul toit pour tout le bâtiment et non un toit particulier à chaque étage. Pour comprendre à quoi tient cette différence, il faut se rendre compte de ce qu’était l’habitation chinoise de ce temps.


Chez ce peuple d’agriculteurs, le type normal de l’habitation a toujours été celui de la ferme. Et cela à la ville comme à la campagne, car ce n’est qu’au cours du dernier millénaire que les villes se sont assez développées pour qu’un type de maison urbaine ait fini par se créer. La maison riche est une grande ferme, construite autour d’une cour carrée, l’entrée au Sud avec la loge du portier, les communs à gauche et à droite, l’habitation du maître au fond sur une terrasse allongée orientée vers le midi, avec un jardin derrière (l’ancien clos de mûriers et verger-potager de la ferme primitive) et, dans ce jardin, des pavillons d’habitation et d’agrément. Le palais impérial lui-même est bâti sur ce modèle : la seule différence est qu’il présente une enfilade de cours, et que dans le jardin de derrière les pavillons se multiplient en un véritable village pour loger une immense population, plusieurs milliers de femmes et quelques centaines d’eunuques, de même qu’à l’entrée la loge du portier s’agrandit démesurément pour loger les compagnies des gardes.

Tel est le principe. Mais, dès l’époque des Han, il n’y a plus que les pauvres gens qui fassent réellement du bâtiment du fond de la cour le logis du maître : c’est alors ce qu’on appelle un logement d’« une salle avec deux appartements privés ». Les particuliers riches ont (comme l’empereur) renoncé à en faire autre chose qu’une salle de réception cérémonielle, et leur vraie demeure est dans un ou plusieurs pavillons à étages construits dans le jardin. C’est pourquoi les dessins qui représentent des fêtes et des cérémonies officielles figurent la salle à colonnes qui sert aux réceptions, tandis que les terres-cuites, destinées à être habitées par le mort dans l’autre monde, reproduisent les pavillons d’habitation et d’agrément.

La grande salle de réception occupait la terrasse entière, sauf une sorte de chemin circulaire ; on y accédait non par un escalier médian, mais par deux escaliers parallèles placés symétriquement sur la façade méridionale : dans les réceptions, le maître de la maison et son hôte ne montent jamais à cette salle par le même escalier. C’est une sorte de hall à colonnes, plus large que profond, couvert d’un toit de tuiles ou de chaume, et divisé dans le sens de la largeur en trois parties inégales, l’une très grande, au milieu, réservée à la réception, et les autres, à chacune des extrémités de droite et de gauche, plus petites et encore subdivisées en chambrettes. Les chambrettes de l’Est, mal exposées, jouissaient de peu de considération ; elles servaient de débarras : l’angle Nord-Est est généralement une sorte de réserve à provisions, ou d’office pour les banquets. À l’opposé, la chambrette de l’angle Sud-Ouest contient les tablettes des ancêtres ; elle a été à l’origine la chambre du maître de la maison, et c’est encore là qu’il va revêtir son vêtement de cérémonie les jours de réception ; c’est le côté honorable, c’est là que repose le « bonheur » de la maison : aussi y touche-t-on le moins possible, même pour la réparer, de peur de chasser le bonheur et de ruiner la famille. Toutes les colonnes, aussi bien celles des chambrettes que celles du salon central, étaient peintes en rouge, et les poutres apparentes du toit ou de plafond étaient sculptées et peintes :

« Les portes ornées de nuages, les têtes de poutres agrémentées de plantes, les acrotères surmontés de dragons, sont sculptés en creux et en relief, »

dit un écrivain de la fin du IIe siècle avant notre ère, traduit par Chavannes.

« Des oiseaux qui volent et des quadrupèdes qui marchent, suivant la forme du bois prennent naissance et beauté. Un tigre bondissant va saisir sa proie sur le sommet d’une porte transversale; il dresse la tête, il a beaucoup de force et les poils de son dos se hérissent. Un dragon se crispe en contorsions ; son menton semble remuer et tenter de saisir. Des singes sans queue et des singes à queue s’accrochent aux têtes des poutres et se poursuivent ; un ours noir tire la langue en montrant ses crocs, il se tient bossu comme un homme qui porte un fardeau et est accroupi avec ses deux pattes de devant posées par terre. »

Le sol en terre battue était recouvert de nattes ; les tapis du Cachemire ou des pays presque fabuleux de l’Orient gréco-romain qu’on appelait Ta-ts’in, aux laines de couleurs vives, étaient très appréciés ; mais la distance et la difficulté des communications les rendaient rares et coûteux. Les murs étaient ornés de peintures dont les dalles gravées des temples funéraires peuvent donner une idée : registre sur registre de petites scènes, les unes mythologiques montrant des cortèges de divinités, les autres tirées de la légende et de l’histoire (les Saints Rois de l’antiquité, ou l’entrevue de Confucius et de Lao-tseu, etc.), ou de la vie journalière, par exemple un banquet avec deux jongleurs et des musiciens, ou des processions de chars, peut-être même scènes de la vie du défunt, combats auxquels il a pris part, etc. Quelquefois les murs étaient simplement blanchis à la chaux et, les jours de réception, on les couvrait de tentures en soie blanche bordée de haches stylisées.

Les pavillons d’habitation, placés derrière, dans le jardin, étaient des constructions légères sans colonnes, de simples pans de bois : la charpente extérieure, apparente dans les murs en pisé ou en briques, montrait des dispositifs de poutres en croix de Saint-André, analogues à ceux de nos maisons en bois du Moyen-âge. Les appartements des hommes étaient au premier étage, ceux des femmes au second ; et quelquefois on élevait encore sur le toit un ou deux petits kiosques d’agrément. Tout l’intérieur, murs, plancher, plafond, était en bois : de lourdes planches bien polies et posées côte à côte ; si l’on en juge par certains tombeaux coréens, les planchers étaient laqués noir, et les murs ornés de peintures aux couleurs vives (par exemple un défilé de chevaux en noir et bleu, rehaussé de jaune et de rouge) ; analogues à celles du hall à colonnes. Peut-être cependant les scènes intimes ou les sujets moraux étaient-ils préférés pour les chambres d’habitation : au milieu du 1er siècle de notre ère, une impératrice avait fait décorer son appartement, dans le palais, d’une frise représentant les fils pieux ; et elle devait être toute pareille, en plus grand, aux peintures sur laque, traitant le même sujet, de la corbeille trouvée récemment dans une tombe de Lo-lang en Corée.

Dans ces pavillons, le rez-de-chaussée n’était pas habité, sauf peut-être par des esclaves. Il servait de magasin ; il comprenait peut-être (comme celui des maisons japonaises actuelles) la salle de bains, c’est-à-dire une chambre contenant une grande cuve de bois : la règle était alors pour les gens comme il faut de prendre un bain tous les cinq jours ; on accordait pour cela un congé aux fonctionnaires. Là était aussi la cuisine, que les dessins gravés sur les dalles funéraires représentent souvent, avec son fourneau couvert de pots, et toutes ses victuailles, quartiers de viande, poulets, canards, poissons, suspendus à des crocs ; les domestiques s’affairent, qui à entretenir le feu, qui à surveiller la bouilloire, qui à disposer les plats et les bols pour le repas ou à laver la vaisselle, qui à puiser de l’eau au puits tout proche ; des oies s’y promènent sans se douter du sort qui les attend ; et le chien couché au milieu surveille du coin de l’œil les plats qui vont et viennent dans l’espoir d’attraper quelque morceau. On peut comparer ces dessins aux terres-cuites qui remplissent les musées et les collections privées : modèles de fourneaux avec les bouillottes et les plats, les couteaux, les aliments préparés ; ailleurs un cuisinier assis devant une petite table écaillant un poisson ; le puits avec la cruche ; et aussi la basse-cour, la bergerie, la porcherie ; les meules à écraser le grain, etc.


Les fouilles n’ont fourni aucun véritable meuble d’habitation. Cela ne doit pas surprendre, car, à cette époque, tables, chaises et lits étaient encore inconnus des Chinois. Les deux types de sièges qu’ils devaient employer plus tard, large fauteuil à quatre pieds droits et à dossier élevé, et petit tabouret à pieds croisés et à dossier bas, ne commencèrent à s’introduire en Chine par l’Asie Centrale que vers le IIIe siècle de notre ère ; encore fut-ce avec lenteur que s’en répandit l’usage, probablement parce qu’ils imposaient une manière de s’asseoir nouvelle ; ils ne devinrent vraiment usuels qu’à partir du VIIIe siècle. À l’époque des Han, le seul meuble était la couche, simple planche en bois, tantôt posée directement à terre, tantôt sur quatre pieds courts ; on la couvrait d’une natte, et en hiver de peaux de mouton. C’était à la fois un siège et un lit. La manière correcte de s’asseoir consistait alors à s’agenouiller les cuisses serrées et tenues bien droites, en s’asseyant sur les talons, comme le font aujourd’hui encore les japonais. Cette position étant assez fatigante, même pour qui y est habitué, on installait à gauche un accoudoir, petit banc de 5 pieds de haut environ sur 2 de long et de large ; on ne le plaçait jamais à droite : la droite est la place de l’accoudoir des esprits dans les sacrifices, et cela porterait malheur. C’était là tout le mobilier des Han : couches et accoudoirs. Pas d’armoires pour ranger les vêtements : seulement des coffres et des paniers. L’un de ceux-ci est une des plus belles pièces qui aient été trouvées jusqu’à ce jour dans les tombes de Lo-lang, le chef-lieu de la Corée septentrionale, alors province chinoise. C’est un panier dont le couvercle et le bord supérieur sont ornés de laque peinte ; la frise du bord supérieur représente les fils pieux et, en dépit de certaines maladresses, c’est par la vigueur du dessin, le naturel des mouvements et la vivacité du coloris, une des plus remarquables peintures de l’époque des Han. Pas de bibliothèque pour les livres. On commençait alors à abandonner l’usage des paquets de fiches en bois, longues et étroites, enfilées sur deux cordons de cuir, qui avaient été les livres de l’antiquité ; et on leur préférait des rouleaux de soie ou de papier pareils aux volumina du monde romain. Les premiers se mettaient dans des boîtes oblongues dont on n’a pas retrouvé de spécimen ; les rouleaux se plaçaient dans des tubes laqués dont on a de nombreux exemplaires. On a retrouvé aussi des tables toutes basses : c’étaient des accoudoirs un peu élargis, deux planches posées sur des pieds bas, le tout quelquefois laqué et orné de peintures, rinceaux, phénix voltigeants, etc. On s’en servait surtout pour lire et écrire, on y posait les écritoires, les pinceaux, le papier, les livres.


Pour les repas, on utilisait des plateaux de bois ou de laque cerclés de bronze argenté, qu’on posait à terre ; ils étaient fréquemment ornés de peintures : le caractère signifiant « longévité », en rouge sur fond noir, ou bien des animaux dans des nuages. Dans la tombe de Wang Hiu à Lo-lang a été trouvé un très beau plateau de laque où est figurée la reine des Immortels, Si-wang-mou, avec une suivante, et qui porte la date de 69 de notre ère. Ces plateaux étaient montés de la cuisine tout garnis (des dessins montrent des esclaves se passant les plateaux sur un escalier), avec des cuillers, des bols, des bâtonnets, et de petites assiettes en poterie ou en laque ; on y disposait aussi les coupes à boire en poterie ou en laque, d’une forme particulière : ce sont de petites auges peu profondes, allongées et arrondies aux deux bords, avec deux anses plates (on élève la coupe des deux mains pour boire) près du bord sur les deux côtés les plus longs. Il y avait encore des vases de formes diverses, bouilloires, aiguières, jarres à vin, en terre-cuite, en laque, en métal. Pour cette vaisselle, pas de buffets : tout était rangé sur des planches en bois accrochées aux murs par des traverses, comme on en a trouvé trace dans les tombeaux de Lo-lang.


Les fouilles ont livré des nécessaires de toilette féminine. Le plus complet est une boîte ronde en laque divisée en plusieurs compartiments : au-dessus le miroir de bronze, au-dessous des boîtes rondes contenant la poudre et le fard et deux boîtes ovales contenant les peignes, peigne fin et peigne à grosses dents ; enfin une boîte allongée contenant les aiguilles de tête.

Les femmes se blanchissaient non seulement le visage, mais encore le dos et les épaules, soit à la poudre de riz, soit à la « poudre barbare », c’est-à-dire à la céruse ; sur ce fond de teint, elles mettaient du rouge (carthame ou cinabre) en taches brutales, des pommettes à la bouche ; puis elles se posaient des mouches sur la joue et, pour finir, essuyaient légèrement la poudre au-dessous des yeux (ce n’est qu’après les Han qu’elles se bleuirent les paupières à l’indigo) pour se faire ce qu’on appelait « la parure de cernes ». Les sourcils, rasés, étaient remplacés par une ligne bleue de cobalt, un peu plus haut sur le front. La forme et la place de ces faux sourcils variaient suivant la mode : au IIe siècle a. C., il était de bon ton de se dessiner des sourcils en forme d’accent circonflexe ; au milieu du IIe siècle p. C., la mode était aux sourcils déliés de forme arquée ; un peu plus tard, aux sourcils larges et épais.

Quant à la coiffure, les femmes mettaient une perruque ; de plus, vers 150 de notre ère, la mode féminine voulait que le chignon fût porté un peu de côté et que le visage gardât un sourire figé, « comme une personne qui a mal aux dents ». Un rouleau de peinture du British Museum, attribué à Kou K’ai-tche, représente la toilette d’une jeune femme en deux petits tableaux charmants : à gauche, elle est assise à terre devant son miroir, pendant qu’une servante debout derrière elle empoigne ses cheveux pour faire le chignon ; à droite, la coiffure et le maquillage achevés, elle a saisi le miroir et, toujours assise, la longue basque de sa veste traînant à terre derrière elle, elle vérifie d’un œil critique quel air ont son visage et son chignon. Ce sont deux scènes si vivantes et si pleines de naturel qu’il est impossible de ne pas les rappeler ici, quoique l’œuvre soit bien plus tardive que l’époque des Han.


Je ne dirai que quelques mots du costume : il n’a été retrouvé que des lambeaux d’étoffe, et nous en sommes réduits à interpréter les dessins et les statuettes à l’aide des livres, ce qui laisse bien des points obscurs.

Hommes et femmes portaient un vêtement de deux pièces : une veste et une jupe ; dans le costume de cérémonie, veste et jupe étaient cousues à la taille, en une robe longue tombant jusqu’aux pieds. La veste, à col rond avec de larges revers qui s’étalaient sur la poitrine et se croisaient en triangle, aux longues manches « en forme de fanion de bœuf » serrées aux poignets et larges aux coudes au point de tomber presque jusqu’aux genoux, était courte par devant et s’allongeait par derrière en une basque arrondie. On l’attachait toujours à droite ; l’agrafage à gauche, qui était celui des vêtements funéraires, portait malheur. La jupe, serrée à la taille, souvent en fronces, s’évasait au-dessus des pieds en fleur renversée. La ceinture de soie serrait la taille et les pans en retombaient par devant de chaque côté. Des bottes qu’on enlevait et déposait à l’entrée des pièces de réception pour ne garder que des chaussettes de soie, et un bonnet qu’on n’ôtait jamais que lorsqu’on était seul, posé sur un turban et tenu par des aiguilles de tête, complétaient le costume.

La veste et la jupe des hommes étaient, à l’ordinaire, de la même couleur, rouges ou bleu clair plus souvent que noires, si l’on en croit les peintures. On ajoutait souvent une sorte de pardessus de même forme que la robe, mais d’une autre couleur ; la mode était de le porter ouvert par devant en dégageant les épaules, le col baissé de façon à laisser voir la veste ; ou encore de le draper à la manière d’une cape sur l’épaule gauche en laissant libre le bras droit.

Les femmes portaient souvent la veste et la jupe de couleurs différentes et de tons éclatants : le plateau de laque du tombeau de Wang Hiu représente la déesse Si-wang-mou, reine des Immortels, vêtue d’une veste vert clair avec une bordure vert foncé, et d’une jupe jaune semée de points rouges ; et les peintures du panier au bord laqué montrent plusieurs femmes en veste noire à fleurettes d’or sur une jupe rouge.

Le vêtement long était le plus cérémonieux ; non seulement les gens bien élevés le portent eux-mêmes, mais ils le faisaient porter même par leurs domestiques dans leur service. On voit souvent aussi représenté un costume presque pareil, mais plus court, la jupe ne dépassant pas le milieu du mollet et laissant voir la culotte et les bottes : c’était ce que nous appellerions un costume de sport, qu’on mettait pour la chasse ou pour aller surveiller les travaux des champs.

Quant aux gens du peuple, leurs habits de travail ne s’encombraient pas de robes longues ou courtes, et ils ne portaient qu’une culotte courte avec une veste, à moins qu’allant plus loin encore, ils ne se contentassent d’une sorte de slip, un tout petit caleçon triangulaire laissant les cuisses nues, qu’on appelait « caleçon en forme de museau de veau ». Mais eux aussi, dès le travail achevé, reprenaient la robe, seul vêtement avec lequel il soit convenable de se laisser voir. Et chez les gens riches, serviteurs à gages et esclaves portent la robe dans leur service : on voit au Musée Cernuschi un cuisinier écaillant un poisson, qui porte la robe, mais a pris soin de rouler et relever ses manches pour pouvoir faire son travail. Les baladins eux-mêmes, les jongleurs, les danseurs qu’on faisait venir pour amuser les convives dans les banquets et les fêtes, ne pouvaient se présenter qu’en robe : tout au plus tolérait-on que, pour certains exercices acrobatiques, ils revêtissent une sorte de jupe-culotte qui, au repos, avait l’air d’une robe, mais leur laissait la liberté des jambes au cours de leurs exercices.

Homme ou femme, nul passé l’enfance ne devait se montrer la tête découverte. Les hommes portaient alors les cheveux longs tout comme les femmes (on sait que la tresse qui caractérisait le Chinois d’il y a 30 ans était une coiffure imposée par les Mandchous après leur conquête de la Chine au XVIIe siècle) ; ils les relevaient, comme elles, par des aiguilles de tête ; puis ils les couvraient d’un bonnet, même dans la maison. Les gens du peuple se contentaient d’entourer leurs cheveux d’une pièce d’étoffe faisant turban. Le turban n’était pas à l’origine porté par les gens convenables ; mais, mis à la mode à la cour à la fin du 1er siècle avant notre ère par un empereur qui avait un épi rebelle qu’il ne pouvait cacher sous le haut bonnet de cérémonie, il avait fini par être porté par tout le monde même sous le bonnet de cérémonie.


Tel est le cadre de la vie chinoise au temps des Han, tel que nous le font connaître les trouvailles archéologiques de ces dernières années et que nous le présente en raccourci l’exposition du Musée Cernuschi. Il s’agit essentiellement des gens riches, les seuls qui fussent en état de se bâtir les grands tombeaux d’où nous tirons les pièces qui nous servent de documents, propriétaires, fonctionnaires ou descendants de fonctionnaires (la propriété de la terre était un privilège des fonctionnaires qu’ils transmettaient à leurs descendants).

Veut-on se représenter leur existence dans ce cadre ? Un écrivain du milieu du Ier siècle avant notre ère, personnage fort riche dont le père avait été premier ministre, nous la décrit ainsi :

« Quand le propriétaire a fini son labeur, et que la saison ramène la canicule ou la fête de fin d’année, il cuit un mouton, il rôtit un veau, il tire une mesure de vin et ainsi se remet de sa fatigue. Je suis de Ts’in et sais faire de la musique de Ts’in ; ma femme est de Tchao et joue très bien du luth ; plusieurs de nos esclaves chantent. Quand après le vin j’ai chaud aux oreilles, levant la tête vers le ciel, je bats la mesure sur une cruche en criant wou ! wou ! J’agite ma robe et je m’amuse ; je rejette mes manches en arrière en me baissant et en me relevant ; frappant du pied, je me mets à danser. »

Plaisirs simples de hobereau campagnard, qu’il faudrait peut-être compléter en y ajoutant un peu (mais pas beaucoup) de lecture.

Ce n’est naturellement pas la vie des paysans, pauvres gens qui s’usent péniblement dans une lutte de tous les jours contre des fléaux sans cesse renaissants, les mauvaises récoltes, le fisc, les inondations, les sécheresses, les maladies, la piraterie, et qui « n’ont pas un jour de repos ». Ce n’est pas non plus celle des grands seigneurs, ministres, hauts fonctionnaires (quand notre auteur écrivait ainsi, il était en disgrâce), qui vivent à la Cour. C’est celle des gentilshommes campagnards parmi lesquels se recrutaient les petits fonctionnaires de l’administration, les employés des bureaux des gouverneurs provinciaux et des sous-préfets : ceux-là mêmes pour qui ont été faits les tombeaux et les chapelles funéraires d’où proviennent les objets exposés dans nos musées.

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