Henri Maspero (1883-1945)

LA CHINE ANTIQUE

Bibliothèque d’études du Musée Guimet, tome LXXXI. PUF, Paris, 2e éd., 1965, 520 pages.
Première édition, 1927.

  • "La société chinoise, telle qu’elle apparaît à l’époque des Tcheou, était divisée en deux classes distinctes : en bas la plèbe paysanne, en haut la classe patricienne, les nobles che. Les principes d’organisation de chacune des deux classes étaient absolument opposés : dans l’une une sorte de grégarisme, une vie en groupes, en communautés où individus et familles doivent se perdre et ne comptent pas ; dans l’autre, au contraire, une sorte d’individualisme familial. Les nobles étaient libres de leur personne, dans les limites de leurs devoirs envers leurs seigneurs et leurs parents ; les paysans étaient tenus dans les liens étroits d’une organisation méticuleuse qui ne leur laissait aucune initiative. Les patriciens avaient un nom de clan, des ancêtres, un culte familial, ils pouvaient posséder des fiefs, recevoir des charges officielles ; les plébéiens, n’avaient rien de tout cela, ils ne pouvaient jamais posséder la terre. Jusque dans les règles morales de la vie, la différence se retrouvait ; les patriciens pratiquaient les rites, yi-li, les plébéiens n’avaient que des coutumes, sou : « Les rites ne descendent pas jusqu’aux gens du commun. »"
  • "La religion chinoise ancienne était essentiellement aristocratique ; elle appartenait en quelque sorte aux patriciens, elle était plus qu’aucune autre chose leur bien propre ; seuls ils avaient droit au culte, même, de façon plus large, droit aux sacra, par la Vertu, tö, de leurs ancêtres, tandis que la plèbe sans ancêtres n’y avait aucun droit ; seuls ils étaient en relations personnelles avec les dieux, certains dieux au moins, et seuls, par suite, ils pouvaient s’adresser à eux. Cela ne veut pas dire que les plébéiens étaient exclus du bénéfice du culte, bien au contraire : ils n’étaient exclus que du droit de le rendre, mais, celui-ci rendu, ils en profitaient au même titre que les patriciens. La religion en effet était avant tout affaire de groupement et non affaire individuelle : il fallait être chef d’une communauté, si petite fût-elle, pour avoir un culte qu’on rendait, non pour soi-même, mais pour l’ensemble de la communauté à laquelle on présidait, le roi pour tout l’empire, les princes chacun pour sa principauté, les détenteurs de fiefs pour leurs fiefs, les fonctionnaires chargés de l’administration des hameaux pour les hameaux, les chefs des familles pour les familles. Ainsi les rapports des dieux et des hommes étaient bien réglés, et chacun savait exactement auxquelles des innombrables divinités il pouvait et devait s’adresser."
  • "Le roi et la dynastie doivent leur pouvoir au Seigneur d’En-Haut qui leur a donné le mandat céleste. La conservation n’en dépend pas du roi ni de ses ministres, mais du Ciel seul ; et « le mandat céleste n’est pas aisé à garder », car « on ne peut se fier au Ciel » : les souverains qui, comptant sur le mandat, ne prennent pas soin de le mériter, le perdent. Pour conserver le mandat, il faut s’attacher à imiter les princes fondateurs de dynasties ; il n’est pas douteux que le Ciel était satisfait d’eux, puisqu’il les a élevés. En somme, les rois sont toujours responsables devant le Seigneur d’En-Haut, qui les châtie par la perte du mandat s’il est mécontent d’eux ; il n’y a d’ailleurs aucun arbitraire dans la manière d’agir du Ciel, aucune prédestination : c’est la conduite des rois qui, à chaque instant, le décide."

Extraits (la couleur et le foncé de divers mots est un ajout au texte d'H.M.) :

Les dieux - Le Tsin au VIIe siècle : la réorganisation du prince Wen
L'école des Légistes - Le roman historique et l’histoire
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Les dieux

Les anciens Chinois, en effet, peuplaient le monde d’une foule de dieux et de déesses, dont il fallait obtenir la bienveillance, d’esprits qu’il fallait se concilier, d’influences bonnes ou malignes qu’il fallait attirer ou repousser. Il y en avait de toutes les sortes, quelques-uns tout à fait personnels, des héros, dont on connaissait l’histoire et dont on racontait les aventures, la plupart de physionomie moins nette, appartenant à des catégories nombreuses où tous sont pareils et peu distincts, jusqu’aux puissances impersonnelles qui existent sans qu’on puisse préciser sous quel mode. Les Chinois ne se donnèrent jamais la peine de beaucoup raisonner sur la nature des dieux: philosophes et poètes tournèrent leur esprit vers d’autres problèmes plus immédiats et plus accessibles. Ils n’avaient même pas de terme général pour les désigner, et se contentaient d’accoler en une seule expression deux mots signifiant au propre les revenants et les esprits, kouei-chen, ou deux autres signifiant les esprits terrestres et célestes, k’i-chen. La croyance populaire semble avoir fait d’eux tout simplement des hommes plus puissants, mais non tout-puissants, d’une science limitée, bien que supérieure à la nôtre, d’une essence peu différente puisqu’on pouvait les blesser (Yi blessa de ses flèches le comte du Fleuve et le comte du Vent), et même les mettre à mort ; d’ailleurs assez semblables aux hommes, faciles à offenser et souvent vindicatifs. Les dieux morts, comme les hommes morts, avaient encore une existence : le dieu du Sol mort de la dynastie Yin recevait un culte à la capitale de Tcheou. Toutes ces idées restaient assez vagues, n’étant pas formulées, et influençaient assez peu un sentiment religieux qui s’intéressait plus au culte lui-même et à ceux qui le rendaient qu’aux objets de ce culte. Mais une chose était commune à tous ces êtres ou ces forces, c’est leur caractère sacré, personnel ou impersonnel, ce qu’on appelait ling.

Il serait fastidieux d’énumérer toutes les divinités qui apparaissent dans les textes anciens, tant elles sont nombreuses. Toutes les forces du monde physique étaient divinisées : il y avait la mère du soleil, Hi-ho, et la déesse de la lune, Heng-ngo ; le comte du Vent, Fong-po, appelé Fei-lien, qui est une sorte d’oiseau à tête de cerf qui produit le vent ; le maître de la Pluie, Yu-che, qui s’appelle Ping-yi, et produit la pluie en criant ; le maître du Tonnerre, Lei-che, qu’on nomme aussi respectueusement Monseigneur le Tonnerre, Lei-kong, et dont le nom, qui rappelle le roulement du tonnerre, est Fong-long : c’est un dragon à tête d’homme qui se frappe le ventre pour produire les roulements du tonnerre, ou selon d’autres, il tient de la main gauche un tambour qu’il bat avec un maillet ; les Maîtres de la Nuit pour le Seigneur d’En-Haut ; et des divinités locales, le comte du Fleuve, Ho-po, de son nom P’ing-yi, seigneur des eaux, les dieux des Quatre Mers au corps d’oiseau avec une tête d’homme, ceux des Quatre Pics, ceux des montagnes, des rivières, des forêts ; enfin, il y avait aussi ceux de chacun des Cinq Éléments primordiaux. Tout ce qui se rapporte à la vie humaine, à la société, aux diverses activités humaines avait ses dieux : les uns présidaient au destin, le Grand et le Petit directeur du Destin, Ta chao sseu-ming, d’autres au mariage, Kao-mei ou kiao-mei, l’Entremetteur, d’autres étaient les cinq dieux familiers de la maison, le dieu des portes intérieures, hou, Monseigneur le Foyer, Tsao-kong, le dieu de l’impluvium, tchong-lieou, qui jouait le rôle de dieu du Sol de la maison, celui de la porte d’entrée, men, celui du puits, tsing, ou, selon d’autres, celui de l’allée, hing ; d’autres présidaient aux travaux des hommes : à l’agriculture, le Souverain Millet Heou-tsi, dieu des grains (probablement le millet lui-même anthropomorphisé), l’inventeur du briquet, ou peut-être le Briquet lui-même, kouan, l’Aïeul des champs Tien-tsou, le Premier laboureur Sien-nong qui était peut-être le même que le Divin laboureur Chen-nong ; d’autres enfin aux travaux des femmes : le tissage, la Tisseuse céleste, Che-niu, la cuisine, la Première cuisinière, Sien-tch’ouei. Il y avait des dieux de corporation : le dieu des musiciens aveugles K’ouei, le dragon à une seule jambe dont la voix avait le retentissement du tonnerre, et dont l’Empereur Jaune prit la peau pour faire le premier tambour, qu’il battit avec un os de l’animal-tonnerre, celui que le Yao tien évhémérise en directeur de la Musique de la cour de Chouen, celui qui charmait les bêtes et les faisait danser en frappant des pierres sonores ; les fondeurs de métaux avaient le dieu du Fourneau. Il y avait des dieux des animaux, comme l’ancêtre des Chevaux, Ma-tsou, auquel on sacrifiait avant de partir pour la guerre ou pour la chasse. Il y avait enfin toute la horde des démons et mauvais esprits, kouei, les huit frères feux-follets, yeou-kouang, les échos, wang-leang, pareils à de petits enfants aux long cheveux qui imitent la voix humaine pour égarer les voyageurs, les wang-siang des rochers qui dévorent les hommes, les k’iu-kouang démons sans tête, les tch’e-mei qui habitent les montagnes, les fang-leang et les wei-t’o des marais, les k’ouei et les hiu des arbres et des pierres ; la déesse de la sécheresse, dame Pa, fille de l’Empereur Jaune, Houang-ti ; les démons des épidémies qui obéissent à la Dame-reine d’Occident, Si-wang-mou ; et toutes les âmes abandonnées, li, qui n’ont plus de sacrifices, et qui affamées se vengent de leurs peines sur les vivants, etc.

En tête de ce panthéon, se dressaient les trois grands objets du culte officiel, le Seigneur d’En-Haut, Chang-ti, dieu du ciel, le Souverain Terre, Heou-t’ou, dieu du Sol de l’empire, et les Ancêtres royaux. Les deux premiers ne formaient pas un couple : l’idée des couples divins est complètement étrangère à la mythologie chinoise ancienne ; c’étaient l’un et l’autre des divinités masculines.

Le Seigneur d’En-Haut, Chang-ti, ou, pour lui donner son titre rituel, le Seigneur d’En-Haut du Vaste Ciel, Hao-t’ien Chang-ti, est le chef de tous les dieux, et de tous les esprits, le maître des hommes et des dieux. C’est un géant à forme humaine qui habite ordinairement le ciel ; quand il descend se promener sur la terre, il laisse parfois des empreintes de pas colossales. Il a d’ailleurs ici-bas des résidences : certains rochers sont les terrasses où il offre des banquets, et des sources d’eau fraîche sont la liqueur qu’il offre à ses invités ; mais son véritable palais est au centre du ciel, dans la Grande Ourse, sur le plus élevé des neuf gradins célestes, et l’approche en est gardée avec vigilance par le Loup Céleste, T’ien-lang (l’étoile Sirius). C’est là qu’il vit avec sa famille, car si sa femme ne joue aucun rôle, plusieurs de ses filles, t’ien-tche-mei, descendues sur terre, y sont des déesses : la plus célèbre est la Dame-reine d’Occident, Si-wang-mou, aux dents de tigre, et à la queue de panthère, qui réside aux lieux où le soleil se couche, et préside aux épidémies ; une autre est la Sorcière Yang, Wou-yang ; une autre encore « fille cadette du Seigneur », appelée Yao-ki, est morte sur le mont Wou et y est devenue une herbe surnaturelle, l’herbe yao, deux autres sont les déesses de la rivière Siang, dans le Hou-nan ; une autre enfin ordonna à Yi-ti de porter du vin à Yu le Grand, en le mettant en garde contre les dangers de cette boisson nouvelle. Il y tient sa cour, et ses sujets sont les âmes des morts, qui reçoivent là-haut la place due à leur clan, leur famille, et leur rang social ici-bas, depuis les âmes des rois, elles-mêmes divinisées et devenues ti, jusqu’à celles de leurs sujets, au moins de leurs sujets nobles : la vie s’y passe comme à la cour des rois terrestres, en festins accompagnés de musique, et Kien-tseu de Tchao, qui y fit un séjour de son vivant, s’y amusa beaucoup.

Il n’est pas seulement le seigneur du ciel et le roi des morts, il est aussi le grand maître des affaires terrestres : il regarde tout dans les quatre directions, c’est lui qui fait les États et les rois, et donne l’empire aux familles royales ; il donne aux princes des ministres capables, il est en général le maître des hommes d’ici-bas, et les surveille d’en-haut. Aussi, pour conclure un serment très solennel, jurait-on par son nom, en levant la tête vers le ciel, sa demeure, pour que le serment montât directement auprès de lui, après lui avoir offert une victime.

Il punissait les coupables, quel que fût leur rang : en 655, décidé à châtier le duc de Kouo, il lui envoya son ministre des châtiments qui lui apparut en songe ; le prince était dans le temple ancestral, et à l’apparition du dieu, pris de peur, voulut s’enfuir, mais celui-ci lui dit :

« Ne fuyez pas ! Le Seigneur m’a donné charge de vous dire : Je ferai que le Tsin s’empare de votre porte ! »

 

Aussi est-ce à lui que les âmes des innocents mis à mort injustement en appelaient : en 581, le prince King de Tsin, après le massacre de la famille de Tchao, vit en songe un grand spectre, aux cheveux dénoués tombant jusqu’à terre, se frappant la poitrine et bondissant (ce sont des gestes rituels aux funérailles), qui lui cria :

« Vous avez tué mes petits-fils injustement ! J’ai obtenu que me soit accordée ma requête au Seigneur ! »

Un siècle environ plus tôt, dans ce même pays de Tsin, le prince Houei, ayant à son avènement déplacé la tombe de son frère Chen-cheng, qu’une intrigue de cour avait forcé à se suicider quelques années auparavant, l’âme de celui-ci, furieuse de ce dérangement, apparut en plein jour sur une route à Tou de Hou, son ancien conducteur de char, et lui dit :

« Yi-wou (c’était le nom personnel du prince régnant) agit contrairement aux rites ! J’ai obtenu que me soit accordée la requête que j’ai faite au Seigneur : il va livrer le Tsin au Ts’in, c’est le Ts’in qui me fera des sacrifices ! »

Et ce n’est que sur les objurgations de son ami qu’il consentit à « adresser une requête » nouvelle au seigneur ; celui-ci accorda la punition du coupable qui fut vaincu et fait prisonnier par le comte de Ts’in à la bataille de Han cinq ans plus tard, en 645.

 

Mais d’autre part, il récompensait la vertu : c’est ainsi qu’il envoya un dieu annoncer au comte Mou de Ts’in, dans le Temple Ancestral, qu’il lui accordait dix-neuf ans de vie supplémentaires. Aussi cherchait-on tous les moyens de se le rendre favorable : au VIe siècle, un prince de Ts’i, malade, voulait immoler son Prieur afin de l’envoyer parler en sa faveur au Seigneur d’En-Haut.

Souvent avant de châtier les princes, il leur donnait des avertissements ; et les grandes calamités qui survenaient, épidémies, famines, incendies, comètes, chutes de montagnes, étaient autant de signes envoyés aux rois pour qu’ils changeassent leur conduite : s’ils persistaient, il les punissait eux-mêmes, et si la Vertu de la dynastie était épuisée, il leur enlevait le « mandat céleste », t’ien-ming, ou « mandat du Seigneur », Ti-ming, source réelle de l’autorité des souverains, pour le donner à un prince meilleur.

Pour l’aider dans sa tâche, il a toute une série d’auxiliaires, comme lui appelés ti : les uns sont les âmes des anciens souverains qui, secondés par les âmes de leurs ministres, l’aident à gouverner le monde sur lequel ils ont régné de leur vivant. D’autres sont des personnages divins, mais inférieurs à lui. Il y en a cinq, un pour chacune des régions du monde : le Seigneur Azuré, Ts’ang-ti, ou Seigneur Vert, Ts’ing-ti, pour l’Orient ; le Seigneur Blanc, Po-ti, pour l’Occident ; le Seigneur Rouge, Tch’e-ti, ou Seigneur Couleur-de-feu, Yen-ti, pour le Midi ; le Seigneur Sombre, Hiuan-ti, ou Seigneur Noir, Hei-ti, pour le Septentrion ; et le Seigneur Jaune, Houang-ti, pour le Centre. Le rôle religieux de ces personnages divins est certainement ancien : plusieurs d’entre eux apparaissent dans les légendes mythologiques les plus antiques ; mais c’est un de ceux qui ont le plus changé au cours de l’histoire des Tcheou. Ils étaient primitivement chargés de présider chacun à une des cinq régions, et c’est à ce titre que le Seigneur Blanc (Ouest) recevait les sacrifices des comtes de Ts’in, dont le domaine était à l’Ouest de la capitale ; mais la correspondance traditionnelle des quatre points cardinaux avec les quatre saisons a conduit assez naturellement à les faire présider aussi à celles-ci, et a fait rattacher à leur culte des cérémonies qui à l’origine n’avait rien à faire avec eux, celles d’« aller à la rencontre des saisons » dans les banlieues de la capitale. Enfin dans les derniers siècles des Tcheou, quand, sous l’influence de théories astrologiques, le culte des cinq Ti prit un grand développement, ils devinrent les dieux présidant aux cinq éléments, et comme ceux-ci avaient déjà leurs régents propres, tcheng, les efforts faits pour combiner ces deux données aboutirent à un système très artificiel. Ce qui compliqua encore les choses, c’est que les historiens évhémérisants en avaient fait des empereurs humains et leur avaient donné une place dans l’histoire ancienne, soit directement comme Houang-ti, soit en les assimilant à des héros déjà évhémérisés, comme Yen-ti identifié à Chen-nong, et qu’il fallut tenir compte de ces notions dans le système définitif. En dehors des Cinq Seigneurs, d’autres dieux moins importants paraissent avoir été des subordonnés du Seigneur d’En-Haut : Jou-cheou, son ministre des Châtiments, Keou-mang son ministre des Récompenses, et probablement aussi les dieux du Tonnerre, de la Pluie, du Vent, etc. ; et enfin toute la hiérarchie des Envoyés célestes, t’ien-che, ou simplement t’ien, qui portent ses messages aux hommes.

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Le Tsin au VIIe siècle : La réorganisation du prince Wen

[Le prince] Wen [nom personnel : Tch’ong-eul] donna au Tsin une organisation entièrement nouvelle ; avant lui, il est probable que la principauté avait une administration pareille à celle du domaine royal et des autres principautés avec trois ministres, sseu-t’ou, sseu-k’ong, sseu-ma ; cependant elle avait sur bien des points des usages particuliers, vêtements de cérémonie, calendrier, etc., ce qu’on expliquait au temps des Tcheou en disant qu’on y suivait les rites des Hia, la capitale de Yu le Grand ayant été sur son territoire ; et de même que ses rites, son administration peut avoir été quelque peu différente de celle des autres principautés féodales.

Wen mit au premier plan l’organisation militaire, puisqu’il en fit le pivot de toute son administration. Au début du VIIe siècle, le Tsin n’avait qu’une seule armée : c’était dit-on, avec cette restriction que le roi Hi, en 678, avait reconnu l’usurpation du comte de K’iu-wou ; mais déjà en 661, au moment des conquêtes qui avaient constitué le territoire, le prince Hien avait créé une deuxième armée. Wen en établit une troisième quand il se décida à intervenir dans les affaires de l’empire (633), puis l’année suivante, il en leva encore trois nouvelles pour une campagne contre les barbares Ti, mais n’osant pas les appeler armées, kiun (car avoir six armées est un privilège du Fils du Ciel), il les nomma simplement colonnes, hang ; il semble d’ailleurs les avoir licenciées dès le retour de l’expédition. En 629, à l’occasion d’une nouvelle expédition contre les Barbares, il créa deux « armées nouvelles », sin-kiun, qui durèrent plus longtemps que les trois colonnes, et furent supprimées par son fils Siang — à la fin de son règne, en 621. En 588, les nécessités politiques amenèrent encore une fois la création de trois « armées nouvelles », sin-kiun qui furent conservées jusqu’en 559 ; à cette époque l’alliance avec le Wou permit au Tsin de réduire ses forces militaires.

Chaque armée se composait de deux cents chars de guerre, chacun monté de trois hommes et accompagné d’une section de soixante-quinze hommes de pied, soit quinze mille fantassins : c’était, on le voit, à peu près le même chiffre que celui auquel s’était élevée l’armée de Houan de Ts’i, quarante-cinq mille fantassins pour les trois armées ; ce nombre était doublé, quand la situation l’exigeait, par la formation de six armées : bien que ces chiffres doivent se rapporter plutôt au recrutement qu’aux troupes véritablement levées pour chaque expédition, on comprend comment le Tsin avec cette puissance militaire considérable pour le temps put tenir si longtemps l’hégémonie.

Les armées avaient d’abord été commandées au temps de Hien, par le prince lui-même et l’héritier présomptif ; mais Wen en donna le commandement en premier ainsi que le commandement en second en fief à des familles de grands vassaux, Tchao, Wei, Han, Ki, Fan (appelée aussi Che), Louan, Sien, Siu, Siun (dont une branche tira son nom de Tchong-hang de ce que ses ancêtres avaient commandé la colonne du centre), Tche (une autre branche collatérale de Siun), Yuan, Hou. Les armées elles-mêmes, au moins au début, n’appartenaient pas à ces familles, et c’est le commandement dans une armée au choix des princes qui seul constituait le fief de ces familles ; les grands seigneurs passaient d’une armée à l’autre au gré du prince et suivant l’avancement. En effet, il y avait une hiérarchie entre les armées : les trois Armées passaient avant les trois Nouvelles-Armées, et, dans chaque groupe, l’armée du centre, tchong-kiun était la première, puis venait l’armée supérieure, chang-kiun, et enfin, l’armée inférieure, hia-kiun. Les chefs d’armées, tsiang, et les lieutenants, tso, étaient directeurs, ministres de la principauté : le chef de l’armée du centre réglait les affaires qui avaient dépendu primitivement du sseu-t’ou, et était aussi le premier ministre ; lui et les autres chefs et lieutenants d’armée, formaient le conseil du prince. Leurs préséances étaient réglées suivant celles des armées qu’ils commandaient, le chef et le lieutenant de l’armée du centre venant en tête, puis le chef et le lieutenant de la première armée et ainsi de suite. Au dessus d’eux, il n’y avait que ces personnages revêtus de titres pompeux, mais vides, empruntés à la cour royale, le Grand-Maître, t’ai-che, le Grand-Gardien, t’ai-fou, qui étaient souvent eux-mêmes d’anciens ministres que l’âge avait obligés à la retraite (comme Che Houei, ancien commandant de l’armée du centre, qui fut nommé t’ai fou en 592 après une ambassade à la cour royale), ou encore étaient des favoris appartenant à des familles qui n’avaient pas accès aux commandements militaires, comme Hi de Yang-chö (Chou-hiang), qui reçut le titre de fou en 557. Le résultat le plus durable et le moins heureux, de la réorganisation du prince Wen, fut en effet de partager l’aristocratie de Tsin en deux classes, les grands qui avaient droit aux commandements, et les nobles qui n’y avaient pas droit ; et de constituer pour les premiers un privilège qui devint fatal à la famille princière et au pays lui-même, lorsque, avec le temps, le nombre des privilégiés se fut réduit au point de mettre toute la principauté entre les mains de quelques familles.

Ainsi toute l’administration du Tsin fut fortement militarisée. L’administration paysanne étant mise sous la direction du chef de l’armée du Centre, celui-ci devait y voir surtout un cadre pour le recrutement des troupes : aussi le Tsin fut-il le premier pays où le vieux système compliqué du tsing disparut, remplacé par un système plus simple d’allocations de terres par famille, et non par groupe de huit familles, système qui, s’il n’apportait pas encore aux paysans la propriété de la terre, était du moins un pas en avant très net. Le directeur des Travaux, sseu-k’ong, conserva son titre, mais cessant d’être ministre pour devenir un simple grand-officier, il vit sa charge consister surtout en travaux militaires, fortifications et routes. Le directeur des Criminels, sseu-k’eou, ou li, lui aussi réduit au rang de grand-officier, n’avait gardé, semble-t-il, que la direction des prisons et était le chef des bourreaux. Le point faible de toute cette organisation était, comme dans toutes les principautés de la Chine antique, l’organisation financière : les revenus du domaine propre du prince devaient former sa principale ressource, à quoi les prestations des vassaux devaient venir se joindre dans une certaine mesure ; mais nous en ignorons complètement le fonctionnement ; nous savons seulement qu’au Tsin comme dans toutes les principautés, on avait conservé le système de payer les fonctionnaires par des allocations de terre, et que celles-ci étaient évaluées d’après l’organisation militaire : à un ministre on donnait un domaine d’une population suffisante pour lever un bataillon de cinq cents hommes ; à un grand-officier un domaine dont la population permît de lever une compagnie de cent hommes, etc.

Le prince Wen passa deux années à consolider son trône et à réorganiser sa principauté. Ce fut un appel du duc de Song qui le fit sortir de sa réserve (634) : il conclut alliance avec lui et lui promit sa protection. Elle fut nécessaire presque immédiatement, car, à la nouvelle de cette défection, le roi de Tch’ou convoqua ses alliés à une expédition contre le Song, devant la capitale de qui le chef des Commandements, Tö-tch’en de Tch’eng (Tseu-yu), mit le siège (633-632). Wen n’osant pas aller attaquer directement l’armée de la Ligue, envahit les deux petites principautés de Ts’ao et Wéi, voisines de son territoire ; il fit prisonnier le comte de Ts’ao et chassa le prince de Wéi (printemps 632). Tseu-yu envoya des troupes à leur secours, sans lever le siège de Song dont la résistance commençait à être à bout. L’armée de Tsin était au bord du Fleuve ; Wen ne se décidait pas à le franchir, craignant qu’en cas d’insuccès, ses voisins de Ts’i et Ts’in ne profitassent de la position dangereuse et hasardée de son armée isolée sur la rive droite du Fleuve, l’un pour lui fermer le passage, et l’autre pour envahir son propre territoire. Du côté du Ts’i il s’était à demi assuré par un traité à Lien-yu, mais le Ts’in restait indécis. Le duc de Song paraît avoir réussi à acheter la bienveillance des généraux de ces deux principautés par de riches cadeaux, et à rassurer ainsi Wen qui, au quatrième mois, se résolut à entreprendre la campagne. Le généralissime était Tchen de Sien qui venait de conduire brillamment la campagne de Ts’ao et de Wéi. Il marcha droit au secours de la ville assiégée. Le chef des Commandements Tseu-yu demanda en vain des renforts à son roi qui ne lui envoya qu’une troupe dérisoire. Il offrit alors au prince de Tsin de lever le siège de Song s’il réinstallait le comte de Ts’ao et le prince de Wéi ; et comme Wen refusait et continuait d’avancer, il ne l’attendit pas et marcha à sa rencontre.

 

Le prince Wen, peu décidé à hasarder une bataille, battit en retraite jusqu’à Tch’eng-pou (non loin de l’actuel Ts’ao-tcheou fou, Chan-tong), à trois étapes en arrière. Le roman du prince Wen de Tsin, dont le Tso tchouan nous a conservé un résumé, expliqua plus tard cette retraite (comme tous les événements du règne) par des souvenirs de sa vie d’exil : autrefois, quand Tch’ong-eul exilé habitait le Tch’ou, il avait promis au roi que si jamais, revenu dans ses États, il avait une guerre avec son pays, quand les troupes se rencontreraient sur le champ de bataille, il reculerait de trois jours d’étapes, après quoi, si les troupes de Tch’ou persistaient à l’attaquer, il se battrait de toutes ses forces.

 

Quoi qu’il en soit de cette anecdote, il semble bien que Wen, comme jadis Houan, aurait préféré ne pas engager le combat ; ce fut Tseu-yu, que les succès qu’il avait constamment remportés depuis six ans avaient persuadé de la supériorité de ses troupes sur toutes les troupes chinoises, qui voulut livrer bataille : il sentait très bien qu’une victoire était nécessaire pour chasser ce nouvel intrus de la scène politique de la Chine centrale et affermir définitivement la situation qu’il venait d’y acquérir. Il suivit l’armée de Tsin jusqu’à Tch’eng-pou où il s’installa dans une forte position, puis il attendit tranquillement, puisqu’en somme une nouvelle retraite de l’ennemi aurait été l’équivalent d’une victoire : il se contenta d’envoyer porter un défi au prince de Tsin. Celui-ci ne savait que faire et ne se résolvait pas, malgré l’avis de tous ses officiers qui l’exhortaient à attaquer. Divers présages le décidèrent, surtout un rêve, où il se vit boxant avec le vicomte de Tch’ou qui, l’ayant renversé, s’agenouilla soudain et lui suça la cervelle, ce qui, contrairement aux apparences, fut interprété comme favorable.

L’armée de Tsin comptait dit-on, sept cents chars, soit environ 52.000 hommes, divisés en trois corps, le prince se trouvant à l’armée du milieu ; il y avait en plus des troupes auxiliaires de Song et de Ts’i. Les troupes de Tch’ou devaient être sensiblement égales ; le généralissime commandait aussi l’armée du centre, l’aile droite était formée par les auxiliaires de Tch’en et de Ts’ai, et l’aile gauche par une seconde armée de Tch’ou. Les auxiliaires ne purent résister au choc des chars de Tsin, ils furent dispersés et mis en fuite dès le début ; en même temps l’aile gauche était mise en désordre par une ruse du commandant de la Première Armée de Tsin qui, pour l’attirer en dehors de sa position, fit semblant de se débander dès la première attaque mais se rallia et écrasa l’ennemi, dès qu’il se fut dispersé pour la poursuite. L’armée du centre essaya en vain de rassembler les fugitifs ; tout ce que Tö-tch’en put faire fut de battre en retraite lui-même en bon ordre, sans se laisser couper.

L’armée de Tsin pilla le camp ennemi pendant trois jours ; mais elle n’osa pas poursuivre le général en retraite et se retira vers le nord. Le roi de Tch’ou entra en fureur à la nouvelle de cette défaite, et envoya dire au chef des Commandements :

« Si vous venez ici, comment répondrez-vous aux anciens de Chen et de Si (de la défaite de leurs fils) ? »

Il se suicida (632). On dit qu’en apprenant cette mort, le prince Wen s’écria :

« Il n’y a plus rien pour empoisonner ma joie ! »

C’était en effet le meilleur général de Tch’ou, celui qui pendant cinq ans avait donné à ce pays la maîtrise de la Chine centrale, qui disparaissait ainsi.

La victoire de Wen eut un retentissement immense. Tous les alliés du Tch’ou l’abandonnèrent immédiatement. Le roi Siang vint en personne auprès de Wen, alors campé à Tsien-t’ou, à 75 kilomètres environ de l’actuelle K’ai-fong fou, pour le féliciter : il se vit offrir une part du butin, mille prisonniers, cent chars de guerre, etc. ; de son côté il fit des cadeaux splendides, les robes à porter dans le char de grande cérémonie pour les sacrifices, celles à porter dans un char de guerre, un arc rouge et cent flèches rouges, un arc noir et mille flèches, une jarre de vin aromatisé, et trois cents de ses propres gardes du corps, hou pen, pour servir de garde personnelle à Wen.

 

Surtout, il lui décerna la charge de Comte des Princes, heou po.

« Les termes de la charge étaient :

« Le roi dit : Oncle, obéissez aux ordres du roi, afin de donner la tranquillité aux États des quatre régions, et de chasser tous ceux qui sont mal intentionnés envers le roi. »

Le prince refusa trois fois, mais enfin accepta en disant :

« Moi, Tch’ong-eul, j’ose saluer deux fois, le front touchant la terre ; j’accepte la grande, distinguée, excellente charge du Fils du Ciel. »

Alors il reçut la tablette et sortit. »

 

Quelques jours plus tard, il tint à Tsien-t’ou même une assemblée des seigneurs ; le roi était parti, mais il avait laissé son frère qui présida la cérémonie : les princes s’engagèrent à assister la maison royale et à ne pas se nuire mutuellement. Avec cette assemblée, commençait pour la Chine la période d’hégémonie du Tsin, période qui devait durer plus d’un siècle, jusqu’à ce que cette principauté, épuisée par les efforts nécessaires pour se maintenir en cette position, se disloquât dans les troubles intérieurs.

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L'école des Légistes

Les grands bouleversements du IVe siècle, et surtout les efforts de réforme et de reconstruction intérieure des grands États à cette époque amenèrent un certain nombre de penseurs contemporains à chercher les bases du bon gouvernement non plus dans des principes fixes (que ce fussent les enseignements des anciens comme pour Confucius, ou des principes abstraits comme l’Amour Universel de Mo-tseu, ou une entité métaphysique comme le Principe Premier des taoïstes), mais dans une évolution toujours changeante, et qui pouvait se modifier suivant les circonstances : ce fut la Loi même dont ils firent le principe du bon gouvernement. En effet puisque le monde va de pis en pis, se corrompt de jour en jour, et s’éloigne de plus en plus de l’âge d’or où suivant toutes les écoles tout était parfait, il est absurde d’essayer de gouverner les hommes corrompus du présent comme les hommes non corrompus d’autrefois ; c’est cet essai même qui engendre le désordre ; il faut au contraire modifier sans cesse la manière de gouverner pour l’appliquer aux conditions chaque jour nouvelles ; il faut remplacer les anciennes lois par de nouvelles à mesure que les anciennes deviennent désuètes.

De toute l’école des Légistes, fa kia, nom dont on les appelle à cause de l’importance donnée par eux à la Loi, une seule œuvre a été conservée à peu près complète : c’est le Han tseu, ou, comme on l’appelle depuis le Xe siècle, le Han Fei tseu. Son auteur Fei de Han appartenait à la famille royale de Han ; il fut, dit-on, le disciple de Siun-tseu, le plus réputé des maîtres confucéens après la mort de Mencius. Envoyé en 234 comme ambassadeur du roi Ngan de Han auprès du roi de Ts’in, le futur Premier Empereur, il resta à la cour de celui-ci, mais, bientôt suspect à cause de son origine étrangère, il fut jeté en prison et se suicida (233) ; on raconte que la jalousie et les calomnies de son ancien condisciple, le ministre tout puissant Li Sseu, avaient causé sa disgrâce, mais que le roi de Ts’in s’étant repenti au dernier moment lui fit grâce et envoya un messager qui arriva trop tard.

L’œuvre de Han Fei est une sorte de somme des théories des Légistes à la veille de leur triomphe éphémère dans la politique intérieure de la Chine avec la victoire des rois de Ts’in et l’unification du monde chinois. Comme Yin Wen, comme l’auteur de Teng Si tseu, c’est aux doctrines taoïstes qu’il emprunta le fondement métaphysique et psychologique de sa théorie : leur influence est assez forte pour que deux sections de son ouvrage soient consacrées à en expliquer les termes et à en justifier les idées par des citations du Lao-tseu.

Le Tao est l’origine de toutes choses, de lui dérivent les noms et les choses ayant forme ; et quand les noms et les choses sont d’accord, le prince n’a aucune difficulté à gouverner. D’autre part l’esprit de l’homme est partagé entre le Céleste, c’est-à-dire les simples sensations, et l’Humain, c’est-à-dire la réflexion, le jugement, les passions. Le bon gouvernement consiste à modérer les passions et à diminuer l’usage de la réflexion ; or les passions des hommes ont toutes pour cause deux principaux mobiles : le désir des biens (richesse, noblesse, longue vie, etc.) et la crainte des maux (pauvreté, mort prématurée, etc.). C’est en agissant alternativement sur ces deux mobiles qu’on arrivera au bon gouvernement, et cette action est produite par l’usage des châtiments et des récompenses, les deux « poignées », ping, du gouvernement : « Ce par quoi un prince éclairé dirige ses fonctionnaires, c’est uniquement les deux poignées. Les deux poignées sont les Châtiments et la Vertu, hing tö. Qu’appelle-t-on Châtiments et Vertu ? Tuer les coupables, c’est ce qu’on appelle les Châtiments, récompenser les méritants, c’est ce qu’on appelle la Vertu. Les fonctionnaires craignent d’être punis de mort, et trouvent profit aux récompenses, c’est pourquoi lorsqu’un prince use des Châtiments et de la Vertu, tous les fonctionnaires craignent sa majesté et s’attachent à sa libéralité. » Mais il doit s’en rapporter à lui-même et à lui seul pour la distribution des châtiments et des récompenses. « Si le prince ne fait pas en sorte que la crainte et le profit des châtiments et des récompenses sortent de lui-même, s’il écoute ses ministres pour mettre en pratique les châtiments et les récompenses, tous ses sujets se tourneront vers les fonctionnaires et s’écarteront de leur prince ; ce prince aura le malheur de perdre les châtiments et récompenses. Ce qui permet aux tigres de triompher des chiens, ce sont leurs griffes et leurs crocs ; si les tigres perdaient leurs griffes et leurs crocs, et que les chiens les eussent, ce seraient les chiens qui triompheraient des tigres. Les princes, c’est par les Châtiments et la Vertu qu’ils régissent leurs fonctionnaires ; s’ils se dépouillent des Châtiments et de la Vertu et les font employer par leurs fonctionnaires, ce sont les ministres qui régiront les princes. » Ce serait la ruine du gouvernement. « Le pouvoir ne doit pas être confié par le prince aux ministres... (sinon) les intérêts du prince et des ministres deviendront différents, aussi les ministres n’auront-ils plus de loyalisme ; et les intérêts des ministres seront établis, tandis que les intérêts du prince seront anéantis. »

Les châtiments et les récompenses doivent être exactement proportionnés aux faits, et ceci est une conséquence de la règle générale qui veut que les noms et les choses soient d’accord pour que le gouvernement soit bon : donc celui qui, trop modeste, cache ses mérites, et par suite ne reçoit pas du prince la récompense à laquelle il a droit, doit être puni comme celui qui, par sa vantardise, reçoit une récompense trop grande ; dans l’un et l’autre cas, ce qu’on punit, c’est la faute de désigner l’acte méritoire par un nom qui ne convient pas, et comme la faute de mettre le désaccord entre les noms et les choses est supérieure aux plus grands mérites, il faut châtier. Le prince n’est en tout cela que le gardien de l’ordre régulier des choses et ne doit avoir aucune initiative personnelle, aucune passion personnelle dans les châtiments et les récompenses : il doit être impartial comme le Tao lui-même.

Les devoirs respectifs du prince et de ses fonctionnaires sont d’ailleurs nettement tracés : le prince, de même que le Tao, doit pratiquer le Non-agir, wou-wei, c’est-à-dire ne pas agir par lui-même, mais faire agir ses ministres. « En haut, le prince éclairé n’agit pas ; en bas, les ministres sont zélés et craintifs. » C’est au prince que revient la gloire de ce qu’ils font de bien : « les ministres ont leurs travaux, le prince en a le mérite » ; et il désavoue ceux qui ne réussissent pas. Le prince régit de haut ses ministres par les « Méthodes politiques » chou, les ministres régissent le peuple sous la direction du prince par les Lois fa. L’un et l’autre, Méthodes politiques du prince, Lois appliquées par les ministres, sont également nécessaires au bon gouvernement, et ç’avait été l’erreur de Chen-tseu (Chen Pou-hai) de ne s’occuper que des Méthodes politiques sans se soucier des Lois, de même que ç’avait été celle de Chang-tseu (Yang de Wéi) de ne s’occuper que des Lois sans se soucier des Méthodes politiques.

Les Lois étant impersonnelles et impartiales régissent le peuple sans heurt. « L’application de la loi, les sages ne peuvent la discuter, les violents n’osent pas la combattre, les châtiments n’épargnent pas les hauts fonctionnaires, les récompenses n’oublient pas les gens du peuple... » C’est qu’en effet la caractéristique des Lois est de s’imposer à tous, du haut en bas, en sorte que tous leur soient également soumis, et que nul ne puisse même pense à leur échapper, « Les Lois : quand les décrets et les ordonnances ont été affichés aux administrations publiques, les châtiments s’imposent au cœur des hommes ; la récompense tient à l’observation des Lois, la punition s’attache à leur violation. Elles sont la règle des ministres. » Le prince même, bien qu’il soit dans une certaine mesure au-dessus d’elles, puisqu’il les fait, doit s’astreindre soigneusement à les appliquer, du moment qu’elles ont été promulguées régulièrement : « si le prince viole la Loi et suit (ses passions) personnelles, les supérieurs et les inférieurs ne sont plus distingués » c’est le désordre. Mais il doit les abolir ou les modifier quand elles sont mauvaises. Car les Lois ne sont pas immuables : ce ne sont pas les exemples des anciens qu’on doit suivre aveuglément. « Si quelqu’un avait construit un nid dans un arbre, si quelqu’un avait pris un briquet au temps des souverains des Hia, Kouen et Yu en auraient bien ri ; si quelqu’un avait creusé les rivières (comme Yu) au temps des Yin et des Tcheou, T’ang et le roi Wou auraient bien ri ; quand aujourd’hui on vante les principes de Yao, Chouen, Yu, T’ang et Wou, il y a de quoi faire rire le Saint moderne ». Les lois doivent changer avec les temps : « Le gouvernement du peuple n’a pas de règle immuable ; ce sont les lois qui font le gouvernement. Si les loi se transforment avec le temps (le peuple) est gouverné ; quand le gouvernement convient au temps, il est bon ; ... si les temps sont changés mais que les lois ne se modifient pas, c’est le désordre. » Or les temps anciens où les hommes peu nombreux trouvaient largement leur subsistance sans avoir besoin de travailler, diffèrent des temps présents où, les familles ayant toutes au moins cinq enfants, la population est excessive, et, même avec le plus fatigant labeur, n’arrive pas à avoir sa suffisance : les hommes d’autrefois, pouvant satisfaire sans peine leurs besoins, étaient calmes et paisibles, et il n’y avait pas besoin d’un système de châtiments et de récompenses bien sérieux, tandis que, maintenant qu’ils ont à lutter entre eux pour vivre, ils ne cessent de s’agiter, et il faut augmenter à la fois châtiments et récompenses pour bien gouverner. Imiter les méthodes de gouvernement des anciens Saints malgré le changement des circonstances ne pourrait produire que du désordre. C’est juste l’inverse des théories de Confucius et de Mo-tseu, et on comprend que Han Fei-tseu ne leur ménage pas les railleries.

Puisque la Loi ne se fonde sur aucune autorité stable, comment se justifiera-t-elle ? Par l’efficacité, kong-yong : ce dont le résultat est bon est nécessairement bon. Mais d’autre part, l’Efficace considéré ainsi comme un principe, n’admet pas de contradiction ; la plus grande efficacité exclut les efficacités moindres, incompatibles avec elle. « Les choses incompatibles ne doivent pas être établies à la fois. Donner des récompenses à ceux qui ont décapité des ennemis, et louer hautement des actes de piété et de bonté ; accorder des grades à ceux qui ont pris une ville et croire à des discours sur l’Amour Universel ; ... quand on agit ainsi, le gouvernement ne peut être fort. Quand l’État est en paix, il nourrit les lettrés, mais, quand arrivent les difficultés, il se sert des soldats : ceux qu’il avantage ne sont pas ceux dont il se sert ; ceux dont il se sert ne sont pas ceux qu’il avantage... C’est pourquoi cette époque est troublée ! »

La doctrine de Han Fei, et en général celle des Légistes, tendait encore à diminuer la place de la vie individuelle, si peu développée dans la Chine antique, et constamment sacrifiée à la vie sociale. D’autre part, elle avait le défaut de sacrifier la Morale à la Loi, comme Confucius la sacrifiait aux Rites, Mo-tseu à l’Amour Universel, et les taoïstes à l’Union Mystique : il semblerait que les philosophes chinois anciens, ballottés entre les théories extrêmes, et d’ailleurs peu portés aux tendances individualistes, eussent été longtemps incapables de fonder une morale, et même de reconnaître l’existence d’une morale en dehors des relations sociales et de l’éthique gouvernementale. Les théories des Légistes, appliquées par la dynastie Ts’in au gouvernement de l’empire, eurent, malgré la courte durée de cette dynastie, une forte influence sur la formation de l’esprit chinois moderne.

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Le roman historique et l’histoire

À côté des chroniques officielles du Grand scribe, sèches et froides, qui en général ne paraissent pas avoir été publiées, il se créa, probablement vers le Ve siècle, un genre moins rébarbatif à l’usage du public, où, en mélangeant les faits historiques vrais à des données de pure imagination, des écrivains produisirent de véritables romans. Ceux-ci présentent toutes les formes possibles entre le roman d’aventures, simple récit où les événements eux-mêmes, broderie romanesque sur un thème légendaire ou historique, sont l’élément principal, et le roman politique ou philosophique, véritable traité mis sous la forme de discours attribués à un personnage plus ou moins authentique, et où les faits historiques ou romanesques ne servent plus que de cadre à l’exposition des idées.

Des roman
s d’aventures, il ne reste guère que les fragments d’un seul, l’Histoire du Fils du Ciel Mou, Mou tien-tseu tchouan. Il avait pour héros le roi Mou dont il racontait les expéditions militaires, les chasses, les voyages et les amours. Ce qui en subsiste se rapporte principalement à deux épisodes : une grande randonnée dans l’Ouest du monde, aux sources du fleuve Jaune, pendant laquelle, le dieu du Fleuve lui ayant donné son petit-fils comme guide, il était allé jusqu’aux lieux où le soleil se couche, et aux pays de la Dame-reine d’Occident, Si-wang-mou, fille du Seigneur d’En-Haut, déesse des épidémies, qui le reçut fort bien et échangea avec lui des pièces de vers ; et un tour de chasse dans le Midi au cours duquel il rencontra la belle Ki de Cheng dont il devint amoureux et qu’il épousa, mais qui mourut peu après et à qui il fit de magnifiques funérailles. Cet ouvrage, qui paraît dater du Ve ou du IVe siècle, est probablement un des plus anciens de son espèce : les aventures sont à peine esquissées, les étapes des voyages sont indiquées presque jour par jour avec une sécheresse monotone, seuls quelques épisodes, celui de l’entrevue avec la Dame-reine d’Occident, et celui des funérailles de Ki de Cheng, sont traités un peu plus longuement, mais toujours aussi sèchement. L’auteur s’est inspiré des chroniques officielles en tâchant de faire à leur image le récit chronologique d’une suite d’événements ; son style se ressent du modèle.

Un autre roman biographique, probablement composé vers le milieu du IVe siècle, celui du prince Wen de Tsin, semble (dans la mesure où les fragments conservés permettent de s’en rendre compte) marquer un grand progrès. Le héros est ce Tch’ong-eul, fils du prince Hien qui, chassé du Tsin sa patrie par une intrigue de cour, mena une vie aventureuse pendant une vingtaine d’années, errant de principauté en principauté, plus ou moins bien reçu, et réussit enfin, à un âge avancé, à s’emparer du trône, et bientôt même à devenir Hégémon. Cette existence dramatique inspira un écrivain ; pour donner à son sujet une unité intérieure, il eut l’idée de lier les deux parties de la vie de son héros, la période du prétendant et celle du prince régnant, en interprétant. tous les actes de cette seconde période comme la suite d’événements de la première, et en imaginant le détail des épisodes de celle-ci de façon à justifier celle-là : le traité avec le Ts’i et l’expédition au secours du duc de Song deviennent ainsi la récompense de la courtoise réception des princes de ces deux pays ; au contraire, le détrônement du prince de Wéi et du comte de Ts’ao en 632 sont les suites des mauvais traitements subis dans ces principautés ; le plus célèbre de ces épisodes, la retraite de trois jours d’étape devant l’armée du Tch’ou avant la bataille de Tch’eng-pou, est expliqué par une promesse faite par le prétendant au roi Tch’eng de Tch’ou quelques années plus tôt, en remerciement du bon accueil qu’il lui avait fait. À travers le bref résumé qui seul en reste, ce roman paraît avoir été fort bien composé ; mais il est difficile de dire dans quelle mesure les discours philosophiques et politiques pouvaient alourdir l’original.

Toute une littérature romanesque s’était développée autour du Chou king et de ses héros ; on en trouve encore un écho dans les débris d’un recueil de traditions sur cet ouvrage, le Chang chou ta tchouan compilé vers le début du IIe siècle avant notre ère, et où les matériaux avaient été retravaillés historiquement. D’autre part, le roman des origines de la dynastie Tcheou subsiste presque entier dans le Yi Tcheou chou : c’était une sorte de refonte des chapitres relatifs aux premiers rois de Tcheou dans le Chou king, dans le même style et dans le même esprit, mais en racontant de façon systématique et suivie la lutte entre Tcheou et Chang, les règnes des rois Wen et Wou et la régence du duc de Tcheou, avec des récits imités des livrets des danses royales et des discours imités des petits traités des Scribes. L’ouvrage n’a pas grande valeur littéraire, les récits longs et embarrassés traînent en longueur ; le meilleur, celui de la victoire sur le roi Tcheou de Yin, du suicide de celui-ci et de l’offrande de sa tête aux tablettes des ancêtres, est sec et froid, et n’a aucun caractère dramatique. Il est difficile d’établir la date où cet ouvrage fut composé ; vraisemblablement il remonte au milieu du IVe siècle.

Vers cette époque d’ailleurs, à côté du roman d’aventures, le roman philosophique commençait à se développer, par une sorte d’élargissement des petits traités de l’école des Scribes : l’histoire même du héros perdait de plus en plus de son importance, et c’est ailleurs, dans les idées qu’on lui faisait exposer, que l’on en cherchait l’intérêt principal. Un grand nombre d’hommes illustres devinrent les héros de romans de ce genre.

Le Kouan-tseu qui fut probablement composé dans la seconde moitié du IVe siècle était une utopie administrative mise sous le nom de Yi-wou de Kouan, le ministre du prince Houan de Ts’i au VIIe siècle : ses aventures, son long ministère, son administration, ses théories politiques, ses discours à son souverain, les pactes des assemblées des princes, tout était exposé en détail, et, autant qu’il semble, le vrai se mêlait sans cesse à l’invention dans cet ouvrage, où la constitution du Ts’i d’une part, et l’histoire du prince Houan de l’autre, paraissent avoir été les modèles réels que l’auteur idéalisa. Il n’est guère possible d’en juger le mérite littéraire sur les quelques fragments qui en subsistent seuls et qui ne sont probablement que l’abrégé de certaines sections ; mais il est certain qu’il eut un grand succès en son temps, car tous les auteurs du IVe et du IIIe siècles le connaissent et le citent. Un autre ministre du Ts’i, Yen Ying, qui vécut un siècle après Tchong de Kouan et mourut en 493 av. J.-C., après avoir servi trois générations de princes de son pays, devint lui aussi vers la même époque le héros d’un roman analogue, le Yen-tseu tch’ouen ts’ieou. L’auteur paraît en avoir été un écrivain du pays de Ts’i, vers le milieu du IVe siècle av. J.-C. que ses tendances philosophiques, contrairement à celles de l’auteur du Kouan-tseu, portaient peut-être plutôt vers l’école de Mo-tseu que vers celle de Confucius ; ses idées sont d’ailleurs peu intéressantes, et ont la même banalité que celles de presque tous les romanciers de cette époque. Quant au plan il est peu heureux, les historiettes sont classées par genre : d’abord les remontrances, puis les questions, enfin les anecdotes diverses. Ce qui met cet ouvrage hors de pair c’est la vie avec laquelle les scènes, au moins certaines d’entre elles, sont décrites, qu’il s’agisse d’une orgie à la cour du prince King, ou du passage du fleuve Jaune où Kou-ye-tseu, ne sachant pas nager manque se noyer, ou de la scène célèbre de King regardant de loin sa capitale et pleurant à l’idée d’avoir un jour à la quitter pour mourir, ou de l’assassinat du prince Tchouang par son ministre Tchou de Ts’ouei et de la visite de Yen-tseu allant pleurer sur son cadavre ; l’auteur sait alors animer ses personnages, leur donner le ton et les conversations convenables. Le reste est moins bon : la mode du temps l’a malheureusement obligé à alourdir son œuvre par des dissertations sur le gouvernement, la morale, etc. ; et ses idées philosophiques sont des plus banales.

Il n’y a guère de personnage célèbre du temps des Tcheou qui ne soit devenu un héros de roman : l’imagination se donnant libre carrière, on inventa des épisodes imaginaires quand la biographie réelle paraissait insuffisante, comme fit pour Wou K’i, un général du pays de Wei, l’auteur du Wou-tseu, quand il lui attribua des aventures extraordinaires suivies d’une mort tragique au Tch’ou. Parfois le héros lui-même était imaginaire comme Ts’in de Sou dans le Sou-tseu, un roman politique du milieu du IIIe siècle : il montrait Sou Ts’in, lettré pauvre, mais intelligent et éloquent, raillé par sa famille, repoussé par le roi de Ts’in à qui il était allé d’abord offrir ses talents, avoir l’idée d’organiser, pour se venger de celui-ci, une ligue de tous les autres États chinois ; écarté du Tchao par la jalousie d’un ministre, bien accueilli au Yen au contraire, dont le prince lui donna les moyens de retourner au Tchao dès qu’il eut appris la mort du ministre son ennemi, il persuadait le roi de Tchao de mettre son plan en pratique, et, commençant une tournée d’ambassades à travers les principautés, convainquait tout le monde, créait la ligue contre le Ts’in, et était nommé premier ministre par chacun des princes confédérés ; il revenait alors en triomphateur dans son village se montrer à sa famille, avant d’aller se fixer au pays de Tchao ; là pendant quinze ans, il gouvernait la confédération sans que le prince de Ts’in osât l’attaquer ; mais au bout de ce temps, ce dernier en avait raison grâce à Tchang Yi, l’ennemi personnel de Sou Ts’in, qui pour se venger de lui réussissait à rompre la confédération ; alors Sou Ts’in s’enfuyait au pays de Yen d’où ses amours avec la mère du roi l’obligeaient bientôt à partir, pour aller s’installer au Ts’i : il y était encore bien accueilli et conquérait vite la faveur du prince, mais finissait par être assassiné. Ce roman eut tant de succès qu’on lui donna presque immédiatement une suite avec les aventures de ses frères.

La vogue du roman n’avait pas complètement tué les ouvrages proprement historiques : d’abord les chroniques officielles se multipliaient ; non seulement un pays nouveau comme le pays de Wei avait son Ki nien, mais encore un vieil État comme le Ts’in semble bien n’avoir commencé à tenir régulièrement ses annales, le Ts’in ki, qu’à partir du IVe siècle. Mais elle paraît avoir inspiré le goût d’un genre nouveau assez proche de l’histoire telle que la comprenaient les anciens Grecs et Romains, où le récit détaillé et vivant à la manière de celui des romans évitait la sécheresse des chroniques officielles, tout en gardant leur précision et leur exactitude. Mencius connaissait à côté du Tch’ouen ts’ieou du Lou les annales de deux grands États, celles du Tsin, le Cheng, et celles du Tch’ou, le T’ao-wou : ce n’est pas le hasard qui fait que les deux seules chroniques complètes qu’ait utilisées son contemporain, l’auteur du Tso tchouan, celles qu’il a amalgamées pour en faire la trame de son ouvrage, soient précisément celles du Tsin et du Tch’ou, et il est très vraisemblable que ce sont précisément les ouvrages dont Mencius a parlé. L’une était une grande chronique du pays de Tsin, depuis l’avènement de la branche cadette, celles des comtes de K’iu-wou, jusqu’à la fin de cette principauté et son partage en trois États, ou peut-être seulement jusqu’à l’assassinat du comte de Tche ; l’autre était une chronique du Tch’ou depuis ses origines jusqu’à une date indéterminée ; elles sont perdues, mais le Tso tchouan les a constamment utilisées l’une et l’autre et, de plus, des fragments importants s’en retrouvent aussi dans une sorte de recueil d’extraits compilé vers le milieu du IIIe siècle, le Kouo yu. Dans le même genre, mais avec moins de précision et plus de romanesque, une chronique de la principauté de Tchao paraît avoir été composée aussi au IIIe siècle, et le Che ki en contient un résumé.

D’autre part, les biographies de personnages célèbres devenaient un genre à la mode : l’origine en était probablement à chercher dans les éloges funèbres qu’on récitait aux funérailles des princes et des grands, et dont le Tso tchouan a conservé quelques spécimens. Les « quatre héros », sseu hiong, du IIIe siècle, Wen de T'ien, seigneur de Meng-tch’ang, ministre du roi Min de Ts’i (326-284), le prince Cheng, seigneur de P’ing-yuan, frère cadet du roi Houei-wen de Tchao et ministre de Hiao-tch’eng (265-245), mort en 252, le prince Wou-ki, seigneur de Sin-ling, frère cadet et ministre du roi Ngan-li de Wei (276-243), mort en 243, et enfin Hie de Houang, seigneur de Tch’ouen-chan, ministre du roi K’ao-lie de Tch’ou (262-238) mort en 238, eurent les leurs, que Sseu-ma Ts’ien a résumées ; on en fit même de personnages plus anciens : le ministre des princes de Tcheng aux confins du VIIIe et du VIIe siècle, Tchong de Tchai eut la sienne où était racontée la fondation de la principauté de Tcheng ; on alla jusqu’à rechercher dans les vieilles légendes d’anciens héros, et il semble bien qu’il y ait eu un roman de Yi Yin, le ministre de T’ang le Victorieux, se faisant cuisinier après sa fuite de la cour des Hia.

La distinction n’était pas très nette entre roman et histoire : si le Sou-tseu était un ouvrage d’imagination, le roman de Tch’ong-eul (prince Wen de Tsin) paraît avoir mêlé les récits romanesques aux récits historiques. La biographie de Tchong de Tchai était-elle du roman ou de l’histoire ? Dans quelle mesure le Kouan-tseu mêla-t-il l’utopie à la réalité en décrivant l’administration de la principauté de Ts’i ? Les contemporains eux-mêmes n’étaient pas très bien fixés et s’y trompaient : même les ouvrages purement documentaires n’étaient pas exempts de toute contamination romanesque. Le Tcheou li, rituel administratif des Tcheou, compilé aux confins du IVe et du IIIe siècle, alors que les rois réduits à un rôle strictement religieux avaient vu les derniers vestiges de leur pouvoir usurpés par les deux branches des nouveaux ducs de Tcheou, descendants d’un frère du roi Ka’o, fait parfois place aux utopies administratives à la mode à cette époque, et dont l’auteur du Kouan-tseu et Mencius ont donné d’autres exemples. Et quant aux historiens, l’auteur du Tso tchouan a utilisé également roman et histoire comme sources de sa grande chronique.

Le Tso tchouan est la seule grande œuvre historique de la fin des Tcheou qui nous soit parvenue; et encore n’est-il pas complet, et, ce qui est pire, il a été considérablement remanié au temps des Han. Tel qu’il se présente aujourd’hui, c’est un ouvrage composite fait de deux parties originairement distinctes, un petit commentaire du Tch’ouen ts’ieou du type ordinaire, c’est-à-dire traitant surtout de questions rituelles, et une chronique volumineuse qui a été découpée (probablement au IIe siècle av. J.-C.) de façon que ses récits, introduits à la suite des phrases du Tch’ouen ts’ieou, servent de commentaire historique à cette petite chronique du Lou qu’on avait pris l’habitude de considérer comme l’œuvre de Confucius. Les auteurs de ces deux livres primitivement indépendants sont l’un et l’autre inconnus ; l’attribution traditionnelle rapporte l’ensemble à un certain Tso-k’ieou Ming ou Tso K’ieou-ming (car la forme exacte de son nom de famille n’est pas sûre) qui aurait été disciple de Confucius, et qui, vers la fin de sa vie, devenu aveugle, aurait composé cet ouvrage pour servir de commentaire de l’œuvre de son maître. En réalité, ils sont beaucoup plus récents et ne peuvent ni l’un ni l’autre remonter plus haut que la fin du IVe siècle ou le début du IIIe siècle.

La chronique qui forme la partie la plus volumineuse du Tso tchouan actuel semble avoir été à l’origine un véritable essai d’histoire de Chine dans le cadre chronologique d’une histoire de la principauté de Tsin depuis l’usurpation du comte Wou de K’iu-wou, en 678, jusqu’à l’assassinat du comte de Tche en 453, avec une introduction résumant l’histoire des comtes de K’iu-wou depuis l’érection de leur fief au milieu du VIIIe siècle. L’auteur avait pris pour base la Chronique du Tsin dont j’ai parlé, y avait amalgamé la Chronique du Tch’ou, et avait ajouté des résumés ou des extraits de la plupart des ouvrages historiques ou romanesques se rapportant à cette période. Il ne semble pas avoir connu le Tch’ouen ts’ieou, car il sait très peu de chose du pays de Lou, et est parfois en contradiction avec lui. Deux romans lui servirent de sources pour la principauté de Ts’i, le Kouan-tseu et le Yen-tseu tch’ouen ts’ieou ; deux autres pour celles de Tcheng, une biographie plus ou moins romanesque de Tchong de Tchai, le ministre des comtes Tchouang, Li, Tchao et Tcheng depuis 743 jusqu’à sa mort en 682, et un recueil d’anecdotes philosophiques et politiques sur le prince Tseu-tch’an, ministre de ce pays au milieu du VIe siècle ; deux autres encore, semble-t-il, sur le pays de Wou, l’un sur Wou Tch’en, racontant les intrigues amoureuses de ce grand seigneur du Tch’ou, sa fuite au Tsin et son passage au pays de Wou, qu’il aurait organisé contre son ancienne patrie, l’autre sur Wou Tseu-siu, le ministre des derniers rois de Wou, racontant les luttes entre ce pays et son voisin le Yue. La chronique de la principauté de Wei et celle des princes de Ts’i de la famille T’ien ont été utilisées par lui dans leurs parties anciennes, celles où les ancêtres de ces familles princières étaient de grands-officiers de Tsin et de Ts’i. Il a tiré parti du Che tch’ouen, recueil d’anecdotes astrologiques dont les héros étaient Pei Ts’ao de Tcheng et Tseu Chen, et surtout le scribe Mo, de Ts’ai ; également d’un recueil d’anecdotes rituelles très célèbre en ce temps, attribué au scribe Yin Yi, l’un des ministres du roi Tch’eng de Tcheou. Tous ces éléments et d’autres encore se sont fondus en un ensemble qui, malgré les altérations du temps des Han, constitue une œuvre remarquable. Peut-être est-elle meilleure au point de vue littéraire qu’au point de vue historique. Le style est simple, le récit vif et alerte ; les discours ne sont ni trop longs, ni trop pleins de banalités vagues ; l’auteur avait le sens des situations dramatiques, et savait retenir et diriger l’attention du lecteur. Ce qui lui manquait le plus était le sens psychologique : ses personnages, même les plus importants, sont toujours peints de façon superficielle ; on les voit s’agiter, mais non réellement vivre. Au point de vue historique, l’emploi indiscriminé de romans et d’ouvrages proprement historiques lui donne une valeur très inégale suivant ses sources ; mais ce n’en est pas moins une admirable peinture de la vie chinoise dans l’antiquité.

Quelques-unes des sources dont s’était servi l’auteur du Tso tchouan ont été utilisées d’autre façon par un autre écrivain également inconnu, qui doit avoir été son contemporain, ou vécut au plus tard un demi-siècle après lui. Celui-ci n’est qu’un compilateur qui a collectionné des anecdoctes historiques, des discours, et les a classés par ordre de pays, sans se donner la peine de les lier par un récit chronologique suivi : il a ainsi conservé de longs fragments du roman de Kouan-tseu et de divers autres. Son livre, qui depuis les Han porte le titre de Kouo yu, n’a aucune originalité, aucune unité : il suffit de parcourir successivement les chapitres sur Wen de Tsin, sur le pays de Tcheng, sur la lutte du Wou et du Yue, pour constater des différences considérables dans la manière de composer le récit, et surtout le style. C’est en somme un recueil de morceaux choisis, souvent de résumés et d’abrégés. Cette formule eut du succès, car elle fut imitée dans la seconde moitié du IIIe siècle par un autre écrivain inconnu qui fit un recueil de discours d’hommes politiques récents, intitulé « Documents des Royaumes Combattants », Tchan kouo ts’ö ; les éléments d’origine romanesque y tiennent malheureusement bien plus de place que dans les précédents. Il faut croire que ce genre d’ouvrages qui, en dégageant les pièces les plus intéressantes, étaient des sortes de guides dans la copieuse littérature du temps, plut aux Chinois, car il survécut aux révolutions et eut encore des adeptes, non sans succès, au temps des Han.

Les historiens de la fin des Tcheou paraissent avoir cherché à trouver une formule que, faute de sens critique, ils n’ont pas réussi à créer : pour eux, l’histoire resta toujours dans une certaine mesure soit une sèche chronique annalistique, soit une œuvre d’imagination ; ce n’est qu’au temps des Han que le génie de Sseu-ma Ts’ien sut (au moins en principe sinon toujours en pratique) séparer définitivement roman et histoire jusque-là confondus.

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