Henri Maspero (1883-1945)

Couverture. Henri MASPERO (1883-1945) : Le mot ming. Journal Asiatique, Paris, tome CCXXIII, octobre-décembre 1933, pages 249-297.

LE MOT MING

Journal Asiatique, Paris, tome CCXXIII, octobre-décembre 1933, pages 249-297.

  • "Le sens propre du mot chinois ming est « lumière, lumineux, clair », d'où au figuré « intelligent » et « facile à comprendre ». C'est à ce sens que se rapportent les explications que les Chinois donnent du signe qui sert à l'écrire... Le sens de « lumière » et les sens dérivés, attestés dès les textes anciens et encore courants dans la langue moderne, se rencontrent si fréquemment qu'il est inutile d'en donner de nombreux exemples : un petit nombre suffira : 1° Briller, éclairer, lumière. — 2° Brillant, au figuré : beauté, gloire, etc. — 3° Clair (se dit de la vue, etc.) ; le sens de la vue. — 4° Clair, au figuré (intelligence, etc.)."
  • "Mais, à côté de ces significations dont la dérivation sémantique est très claire, on rencontre dans la littérature chinoise une série d'expressions dont la signification d'ensemble est parfaitement connue, mais où la valeur propre du mot ming est difficile à établir. Elles constituent un petit groupe bien délimité où ce mot, se joignant à des mots divers pour les qualifier, donne toujours à la locution ainsi formée la même valeur précise : ming k'i, objet mis dans le tombeau pour l'usage du défunt. — ming yi, vêtement du mort. — ming kong che, les arcs et les flèches destinés au mort. — ming tseu, le millet offert en sacrifice. — ming chouei, eau offerte au mort, eau sacrificielle. — ming houo, feu sacrificiel. — chen-ming « les esprits », et, comme verbe, « donner la qualité d'esprit, diviniser ».
  • Conclusion : "En résumé, le caractère [ci-contre] sert à écrire deux mots complètement différents. Créé pour un mot ming (quelle qu'en ait été alors la prononciation) signifiant « lumière », il a été utilisé pour un mot homophone ayant le sens de « sacré » : en ce dernier sens, il appartient à la catégorie que les lettrés chinois appellent caractères empruntés kia-tsie. Ce mot ming « sacré » s'est très tôt spécialisé dans le sens de « serment », pour lequel on lui a fait plus tard un caractère particulier, et n'a conservé son sens propre original que dans quelques expressions toutes faites."

Extraits : Le roi, l'Homme Unique - Ming « serment »
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Le roi, l'Homme Unique, yi jen

J'ai montré jusqu'ici le mot ming appliqué à des objets en relation directe ou indirecte avec des morts, morts réels ou simplement rituels. Mais il existait un personnage qui, par le seul effet de la fonction dont il était revêtu, était définitivement séparé du commun des hommes, et cela presque aussi complètement que la mort sépare le défunt des vivants : c'était le roi, wang.

Même à l'époque historique, quand le pouvoir politique des rois de Tcheou avait pris le pas sur leurs devoirs religieux, ils restaient nettement séparés du peuple et des seigneurs par leur fonction. Le roi était l'Homme Unique yi jen qui a été investi par le Seigneur d'En Haut, Chang-ti, d'une charge ming, la « charge conférée par le Seigneur » Ti tche ming, Ti ming, ou encore « la charge conférée par le Ciel » T'ien ming. Cette faveur du Seigneur d'En Haut le mettait à l'écart du reste des hommes. Pour entrer en communication avec lui, tout un cérémonial était nécessaire, même pour les ministres qui devaient l'approcher. On lui parlait une langue spéciale, car les termes qui s'appliquent au vulgaire ne pouvaient s'appliquer à ses actes. Le roi ne voyageait pas, il «faisait une inspection» siun cheou ; il ne faisait pas une visite, il « allait répandre ses faveurs » hing hing; il n'ordonnait pas, il « conférait une charge » ming ; on ne lui faisait pas de présents, on lui «offrait le tribut» kong ; on ne disait pas de lui qu'il était né, mais qu'il « était descendu pour être mis au monde » kiang tan ; on ne disait pas qu'il était malade, mais qu'il « n'était pas joyeux » pou yi, ou pou (fou) yu ; il ne mourait pas, il « s'écroulait » peng. Beaucoup des objets à son usage portaient un nom particulier ; s'ils n'en avaient pas, tout ce qu'il employait ou tout ce qui venait de lui était qualifié d'« auguste » yu ou de « respecté » kin. Même après sa mort, il demeurait distinct du reste de l'humanité : un sacrifice particulier, le ti, faisait de lui un Seigneur ti, l'assimilant au Seigneur d'En Haut, Chang-ti, qui lui avait conféré le mandat. Et l'allée qui menait à son tombeau était une allée couverte souei, alors qu'elle restait à ciel ouvert pour tous ses sujets.

Quand il devait entrer en relations avec un de ses sujets, il fallait que le récipiendaire se soumît préalablement à une préparation, et, même ainsi, un intermédiaire était nécessaire. Un seigneur ne pouvait se présenter aux audiences royales qu'après une purification, pour laquelle il recevait d'ailleurs aux environs de la capitale un domaine spécial appelé « domaine du bain et du lavage » t'ang mou tche yi, probablement pour que cette purification se fît sur sa propre terre et non sur celle du roi. Et, d'autre part, il y a à toute audience, en dehors des simples assistants, au moins trois personnages entre le roi et son hôte : un ministre qui « aide à la réception » pin, ou encore yeou, un ministre qui « reçoit la charge conférée par le roi » cheou wang ming des mains du roi, et enfin un scribe che, qui, se tenant à la droite du roi, reçoit à son tour la charge, l'écrit, la lit à haute voix et la remet directement ou par l'intermédiaire d'un second scribe au récipiendaire, qui reçoit le document écrit en se prosternant deux fois, et ensuite se retire.

Cet intermédiaire, à l'époque historique, variait suivant le rang du récipiendaire et suivant l'importance de la cérémonie. Mais il pouvait n'en avoir pas été de même dans l'antiquité. Et les vieilles légendes qui montrent les saints rois toujours flanqués de sages ministres qui gouvernent pour eux, Yao s'en remettant du gouvernement à Chouen, Chouen devenu roi abandonnant les affaires à Yu, Yu à son tour ayant pour ministre Po-yi, me paraissent conserver le souvenir d'une époque où le roi, enfermé par les tabou de toute sorte dans le monde sacré où sa fonction le plaçait, n'exerçait le pouvoir que par le ministre k'ing-che, qui, venant prendre et transmettre ses ordres, était l'intermédiaire obligé entre lui et le monde profane.

Si la vie publique du roi était réglée de façon à réduire au minimum les contacts avec le monde profane, sa vie privée était, elle aussi étroitement réglementée, sa fonction sacrée lui imposant, en dehors des sacrifices qui sont des actes passagers dans leur régularité, des devoirs constants et des restrictions permanentes. Les textes du IVe et du IIIe siècle a. C. nous montrent que ces devoirs étaient extrêmement nombreux ; et, même si des considérations philosophiques ont pu amener les auteurs à en exagérer le nombre en les poussant à compléter les séries d'actes symboliques de façon à composer un tableau où ne manquât rien de ce qui paraissait théoriquement nécessaire, il n'en reste pas moins que l'ensemble de la vie royale était régi par des obligations spéciales se rapportant presque toutes à la nécessité d'en mettre les actes d'accord avec le Ciel. On nous montre le roi changeant de lieu d'habitation à chaque saison, se logeant dans un pavillon situé à l'Est au printemps, au Sud en été, à l'Ouest en automne, au Nord en hiver, pour suivre par ce déplacement l'ordre des saisons ; non seulement son logement, mais ses vêtements et sa nourriture changeaient tout le long de l'année, de façon que les couleurs de ses habits et les saveurs des mets de sa table marquassent elles aussi la correspondances symbolique avec les points cardinaux et les saisons ; suivant certains, aucune journée ne se passait sans qu'il dût à la suite du Soleil parcourir à des heures fixées les pavillons des quatre points cardinaux. Le même ordre commandait ses voyages lorsqu'il sortait de la capitale pour « inspecter les fiefs » : au deuxième mois de l'année (mois de l'équinoxe de printemps) à l'Orient, au cinquième mois (mois du solstice d'été) au Midi, au huitième mois (mois de l'équinoxe d'automne) à l'Occident, au onzième mois (mois du solstice d'hiver) au Septentrion. Et de même que les mouvements du Soleil, de l'année et des saisons réglaient sa vie personnelle, ceux de la Lune réglaient la vie du gynécée. Rien n'était laissé à l'aventure dans les actes d'une existence sur laquelle reposait le sort du monde, puisque toute infraction aux règles, mettant le désaccord entre la conduite du roi et la voie du Ciel, était cause de calamités de toute sorte.

Aussi, pour le diriger et le maintenir au milieu des innombrables obligations positives et négatives de sa fonction, le roi avait auprès de lui trois personnages, les Trois ducs san-kong, dont les titres survécurent à toutes les révolutions jusqu'à la République, bien que, dans le monde moderne, et même déjà dans le monde antique, leurs fonctions n'eussent plus de raison d'être et se fussent réduites peu à peu à devenir purement honorifiques. D'après l'énumération traditionnelle du temps des Han, le premier était appelé le Grand maître t'ai-che, le second le Grand protecteur t'ai-pao, et le troisième le Grand tuteur t'ai-fou. Mais on ne sait rien du troisième, dont le nom apparaît à peine dans les textes anciens. Et le premier, le Grand maître, n'est, lui aussi, guère connu : du fait que c'est à lui que dans plusieurs cas sont adressés les reproches sur la mauvaise conduite du roi dont on paraît le tenir responsable, on pourrait inférer qu'il était chargé de surveiller la conduite personnelle du roi : c'est lui et le Second maître Chao-che que Wei-tseu blâme de la mauvaise conduite du roi Cheou des Yin ; de même, c'est le Grand maître, chef de la famille Yin que Kia-fou accuse de la mauvaise conduite d'un roi de Tcheou qu'il ne nomme pas. La légende du début des Tcheou fait de Chang de Lu le maître du roi Wen, et lui fait garder cette fonction sous le roi Wou, qui lui adjoignit le duc de Tcheou comme assistant fou, et les ducs de Chao et de Pi comme maîtres de la Gauche et de la Droite du roi : ces quatre personnages accompagnent le roi partout, ils marchent devant et derrière, à droite et à gauche, portent les insignes royaux dans les cérémonies, et c'est ainsi qu'on les voit au sacrifice fait par le roi Wou après sa victoire sur Cheou des Yin. Mais il y a là contamination entre la tradition des Trois ducs et celle des Quatre proches sseu-lin. Au temps du roi Siuan, le titre de maître est porté par Houang-fou, qui est en même temps Premier ministre k'ing-che. Le Grand maître et le Grand protecteur jouent un rôle dans la cérémonie du labourage : après que le roi a fait ses trois sillons, tous les officiers de l'agriculture vont les uns après les autres pousser la charrue, et, quand tous ont passé, le Grand maître et le Grand protecteur vont à leur tour accomplir le rite, suivis du Grand scribe t'ai-che et du Comte des affaires religieuses ta-tsong-po, ces quatre personnages (est-ce encore un souvenir de la tradition des Quatre proches ?) étant évidemment là comme officiers personnels du roi, et c'est pourquoi ils passent après les autres, qui sont des fonctionnaires publics.

Les fonctions de Grand protecteur paraissent avoir comporté l'introduction des gens et des choses du dehors auprès du roi probablement afin d'éviter de désacraliser celui-ci par l'approche brusque de choses ou de personnes profanes ; c'est aussi lui qui, lors de la fondation d'une capitale, va le premier inspecter la région et, après avoir consulté la divination, trace le plan, c'est-à-dire piquète sur le terrain les emplacements des divers bâtiments pour que l'orientation, les positions respectives et les dimensions soient rituellement correctes. Mais c'est surtout au moment de la mort du roi que son rôle apparaît considérable. C'est lui qui dirige tout : c'est lui qui donne les ordres aux officiers de la cour pour les préparatifs des funérailles, c'est lui qui donne des instructions aux chefs des gardes du palais, c'est lui qui ordonne d'enregistrer la charge testamentaire du roi défunt, c'est lui qui donne l'ordre d'introduire auprès de son père mort le prince héritier pour qu'il conduise le deuil. C'est lui enfin qui, dans les cérémonies d'intronisation du prince héritier, tient la place du roi, recevant le prince royal comme un hôte, pour lui lire la charge qui fera de lui le roi nouveau. Pendant cette période, il fait véritablement figure d'interroi, et c'est bien, je crois, un rôle de ce genre qu'il remplit réellement.

En somme le Grand maître pourrait avoir été celui qui enseignait au roi tout ce qui touche à sa conduite personnelle, observances, interdits, vêture, nourriture, etc. ; et le Grand protecteur celui qui gardait le roi de tout contact profane, réceptions d'hôtes, présents, peut-être aussi sorties, par conséquent celui qui s'occupait en général de ses relations avec le monde profane. C'est une idée de ce genre qu'avait en tête Kia Yi au début des Han, quand il déclarait que

« le Gardien gardait la personne du roi, le Tuteur réglait sa vertu, le Maître le guidait par ses enseignements » ;

mais, à l'époque des Han, ces vieux titres n'éveillaient déjà plus rien de précis à l'esprit de personne, et Kia Yi n'en savait certainement pas plus que nous à leur sujet. Les Trois ducs semblent avoir été véritablement les gardiens de la vertu royale, en ce qu'ils veillaient à l'observation minutieuse des obligations et des interdits, écartant ou rendant inoffensifs les contacts profanes, en un mot prenant soin que le caractère sacré de la personne et de la vie royale ne subît aucune atteinte, ni par sa propre faute ou sa propre négligence, ni par la faute des autres.

Tout cela montre que le roi était un homme à l'écart des autres hommes. Aussi n'est-il pas surprenant qu'on lui ait attribué, comme théâtre propre de sa vie singulière, un lieu tout particulier dont aucun des princes n'avait le pareil : c'est celui que les auteurs du IVe et du IIIe siècle appellent le Ming-t'ang, et qu'ils mettent en rapport avec le Pi-yong et le Ling-t'ai des textes plus anciens ; c'est là qu'on lui fait installer son logement en des pavillons orientés conformément aux saisons. À vrai dire, de ce palais, nous ne savons pas grand'chose, car il ne nous est connu que par des écrivains beaucoup trop tardifs, du temps où la royauté, sur le point de disparaître, s'entourait d'une auréole aux yeux des penseurs et des philosophes ; et dès le IVe siècle a. C., les théoriciens se sont emparés du nom et se sont plu à accumuler autour de lui des conceptions tirées des vertus mystiques des trigrammes et des nombres. Le vieux palais situé au milieu d'un parc entouré du Fossé annulaire plein d'eau, le Pi-yong, et accompagné d'une haute terrasse, le Ling-t'ai, n'avait sans doute aucune ressemblance avec le Ming-t'ang décrit par les ritualistes de la fin des Tcheou et du temps des Ts'in, lequel n'était qu'une tentative de donner une forme concrète architecturale à des conceptions symboliques rituelles. Mais, quelles qu'en fussent les dispositions, il fallait qu'il répondît aux usages qu'il avait à remplir, c'est-à-dire qu'il se prêtât à l'accomplissement des gestes rituels symboliques que le roi avait à faire tout le long de l'année et en particulier au déplacement de son logis pour que celui-ci correspondît successivement au point cardinal de chaque saison. Au reste, à l'époque historique, le roi n'y habitait sûrement pas : le palais des Tcheou était, comme celui des princes vassaux, au centre de la capitale ; et le texte le plus ancien relatif au Pi-yong nous montre le roi Wen non pas y résidant, mais s'y rendant pour une cérémonie. Jadis, la vie royale s'y était déroulée à l'écart du monde profane, dont un fossé circulaire le séparait ; mais au temps des Tcheou, elle s'en était définitivement détachée, et le roi se contentait probablement d'y revenir chaque mois ou chaque saison pour y faire une fois pour toutes les actes et les gestes nécessaires : simple rite qui avait remplacé l'accomplissement constant d'antan.

Ce caractère sacré qui sépare le roi du monde profane par sa demeure, par sa vie, par ses actes, permet de comprendre pourquoi le mot ming peut être appliqué à certaines des choses qui sont exclusivement réservées à ce personnage aussi bien qu'à celles qui sont réservées aux morts. On trouve les expressions suivantes : Ming t'ang, expression que je viens d'expliquer. — Ming t'ing, cour du palais où Houang-ti reçut les dix-mille esprits. — Ming ming désigne le mandat que le Seigneur d'En Haut confère au roi. — Ming tö désigne la vertu royale. — Le mot ming tout seul suffit même parfois pour désigner la fonction royale.

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Ming « serment »

...Ce sens de « sacré », ni les Commentaires des Classiques, ni les dictionnaires, qui ne sont guère que des recueils de gloses plus ou moins bien classées, ne le donnent au mot ming. Toutefois, de façon assez curieuse, une de ses acceptions, avant pris un sens technique spécial, a été pourvue d'un caractère d'écriture particulier qui en a assuré la conservation à titre de mot différencié. C'est le caractère ming « serment ».

Les Chinois ont très bien reconnu le rapport des deux mots ; par exemple dans le Che ming : «Ming (serment), c'est ming : c'est déclarer son affaire devant les dieux.» Ils sont en effet très proches l'un de l'autre : celui qui prononçait le serment se dévouait lui-même aux dieux pour le cas où il serait parjure, et par conséquent faisait de lui-même une chose consacrée.

[Serment et exclusion]

Le serment est une exclusion. Le mot s'emploie pour désigner deux choses distinctes, mais qui aboutissent l'une et l'autre au même résultat de mettre une personne en dehors de la société normale : tantôt il désigne un acte par lequel un groupe d'hommes se réunit solennellement et fait une convention jurée pour chasser de son sein un personnage coupable d'une faute : dans ce cas, l'exclusion est matérielle et immédiate. Tantôt c'est un acte particulier par lequel une personne ou un groupe de personnes s'engage envers une autre personne ou un autre groupe se vouant eux-mêmes d'avance, mais conditionnellement pour le cas de parjure.

[Première espèce de serment]

La première espèce de serment est décrite dans une anecdote du Tso tchouan. Tsang Hi, ayant fait des troubles dans le pays de Lou, dut s'enfuir au Ts'i. Ceux qui l'avaient accompagné lui demandèrent :

— (Les gens de Lou) prononceront-ils le serment sur nous ?

C'est en effet ce qui fut décidé ; le premier ministre demanda quels étaient les précédents pour ce genre de cérémonie. Quand on prononça le serment sur T'ong-men, on dit : « (Nous prenons l'engagement qu')aucun de nous n'agira comme Souei de Tong-men, qui n'a pas obéi à l'ordre du prince... »

Quand on prononça le serment sur Chou-souen, on dit : « (Nous prenons l'engagement qu') aucun de nous n'agira comme K'iao-jou des Chou-souen, qui a voulu détruire l'ordre régulier de l'État... » On prononça le serment sur Tsang en disant : « (Nous prenons l'engagement qu') aucun de nous ne sera comme Hi des Tsang-souen, qui a violé la règle de l'État, a attaqué une porte et coupé une barrière ! » La convention ainsi faite par serment liait tous ceux qui avaient prêté serment d'une part entre eux, et de l'autre contre celui qui était exclu de la convention à cause du crime qu'on lui reprochait. Il est impossible de dire, puisque nous ne connaissons que le début de la formule, si le groupe se contentait de se désolidariser d'avec le coupable de façon en quelque sorte passive par le seul fait que celui-ci n'était pas inclus dans la cérémonie, ou bien s'il l'excluait activement par une imprécation, ou encore si la seule mention de son nom en tête de la formule comme un exemple à ne pas suivre était elle-même une imprécation suffisante. Peu importe d'ailleurs ; le résultat est le même, et, implicite ou explicite, l'exclusion est complète. Quand le groupe des gens qui prêtent serment ensemble est formé de toute la noblesse d'une principauté entière, c'est l'exil ; et comme, dans la société féodale, les groupements locaux sont des unités non seulement territoriales, civiles et politiques, mais encore religieuses, les effets du serment sont analogues à ceux de la deminutio capitis media de l'ancienne Rome, et on pourrait y voir en quelque façon une sorte d'équivalent chinois de l'interdictio aquæ et ignis, n'était que les Chinois, moins épris de légalité que les Romains, n'en n'avaient pas fait une peine régulière prononcée par une autorité légale. Celui qui est ainsi frappé d'anathème est considéré comme inexistant dans le groupe : on nomme un successeur non seulement à sa charge, mais même à ses sacrifices. Tel fut le cas de Po-yeou, au Tcheng ; il ne put rentrer à la capitale qu'en se cachant, et son entrée donna lieu aussitôt à des rixes entre ses partisans et les conjurés. Ses parents ou alliés ne purent rentrer après sa mort qu'après avoir été admis au serment, comme Yeou Ki. En somme, c'est pour l'individu frappé une sorte de mort civile, exactement comme le général après son dévouement est frappé d'une sorte de mort rituelle.

[Deuxième espèce de serment]

Pour l'autre espèce de serment, la cérémonie est très claire, et, par chance, elle est assez bien connue. Les deux parties qui s'engageaient par serment sacrifiaient une victime à la divinité invoquée ; le sang en était recueilli et servait à écrire la déclaration solennelle des deux parties ; elles se frottaient les lèvres du sang de la victime, c'est-à-dire les consacraient, puisque l'onction de sang était dans la Chine ancienne le rite capital de la consécration ; et de ces lèvres consacrées, elles lisaient le texte de la déclaration, qui était ensuite posé sur la victime et envoyé au dieu avec celle-ci et par le même moyen, c'est-à-dire enterré s'il s'agissait d'un dieu du sol, immergé s'il s'agissait d'une divinité des fleuves, etc. Puis le préposé aux serments, tourné vers le Nord, annonçait au dieu la prestation du serment. La déclaration se composait d'une formule d'accord, qui était proprement la convention tche, contrat, pacte ou traité suivant les cas, et d'une imprécation : rédigée par celle des deux parties qui avait la préséance et prononçait le serment la première, le « maître du serment » ming tchou, elle commençait par l'énoncé de l'engagement pris, et finissait par l'invocation aux dieux. La formule la plus courante marquait le caractère conditionnel de la devotio par sa forme restrictive même : « pour ce en quoi je ne.. pas », c'est-à-dire « dans la mesure où je ne... pas ». D'ordinaire, on s'en remettait au dieu de la manière d'intervenir, et on disait simplement (suivait le nom du ou des dieux) « qu'il en soit comme (le veut)... ». Par exemple voici le serment que prononce Yen Ying après l'assassinat du prince Tchouang de Ts'i :

— Pour ce en quoi je ne suis pas avec ceux qui sont fidèles au souverain et qui veulent le bien des dieux du sol et des moissons, qu'il en soit de moi comme (voudra) le Seigneur d'En-Haut ! »

Le prince Wen de Tsin, rentrant dans ses États, jure à un de ses serviteurs d'exil :

— Pour ce en quoi je ne serai pas d'accord avec vous, mon oncle, qu'il en soit (de moi) comme (voudra) cette Eau claire ! »
dit-il en jetant un pi de jade dans le fleuve Jaune.

Il n'était pas nécessaire de préciser ce qu'on attendait du dieu. Celui-ci était appelé comme garant tche, ainsi qu'on le voit par la formule du traité entre le comte Mou de Ts'in et le roi Tch'eng de Tch'ou au VIIIe siècle a. C. :

« Revêtus de vêtements noirs et après avoir jeûné, les deux princes ont fait serment disant : «Que de génération en génération nos dix mille descendants se gardent de se nuire mutuellement. Levant la tête vers le très glorieux Kou-ts'ieou du (Gouffre) très profond, nous le prenons pour garant».

Or le garant, tche-jen, est un officier chargé de s'occuper des contrats de vente tche : on les dresse devant lui, et, en cas de contestation, c'est lui qui juge et au besoin punit les contrevenants. Le dieu appelé comme garant a donc un rôle bien déterminé : il assiste au serment comme le tche-jen assiste au contrat, et ultérieurement il juge les contrevenants comme ferait le tche-jen ; cette mise sous la juridiction des dieux invoqués est exprimée en propres termes dans la formule du pacte juré en 632 entre Wou-tseu de Ning et les tai-fou de Wei pour le retour du prince : « S'il y a des gens qui contreviennent à ce serment et se nuisent les uns aux autres, que les dieux et les anciens souverains les jugent et les exécutent », où le mot kieou implique enquête et sentence.

[L'onction de sang]

Or c'est en se frottant les lèvres du sang de la victime que les parties ont appelé le dieu et se sont soumises elles-mêmes à sa juridiction ; aussi est-ce le rite important du serment, celui qu'on rappelle en cas de violation :

« Nous avons conclu un traité avec un grand État : alors que sur notre bouche le sang n'est pas encore sec, allons-nous le violer ? »

C'est qui l'onction de sang est le rite normal de consécration : c'est en égorgeant un mouton à l'intérieur de la salle principale et en frottant le sol de son sang, puis en allant égorger un poulet sur la grande porte et dans les bâtiments latéraux, qu'on consacrait un temple ancestral nouvellement construit ; les vases sacrificiels neufs étaient consacrés en frottant l'ouverture (la bouche) avec le sang d'un petit porc, etc. En pratiquant sur elles-mêmes ce rite, les personnes qui vont prêter serment se consacrent donc elles-mêmes aux dieux du serment.

[Serment extorqué par la violence]

Le rite les lie même si elles ne l'accomplissent que sous coercition et malgré elles. Tel fut le cas par exemple lors du traité contre le Ts'in imposé au roi K'ao-lie de Tch'ou par un certain Mao Souei, un des suivants du seigneur de P'ing-yuan envoyé de Tchao (258 a. C.). Il avait forcé le roi à la pointe de son sabre à accepter le traité proposé, et, quand tout fut ainsi réglé à sa satisfaction, Mao Souei dit aux suivants du roi de Tch'ou :

— Apportez du sang de poulet, de chien et de cheval !

Puis Mao Souei, serrant à deux mains une vasque de bronze, s'avança à genoux vers le roi de Tch'ou en disant :

— Que le roi s'oigne de sang, et la ligue Nord-Sud contre le Ts'in sera conclue ! Ensuite ce sera le tour de mon seigneur (P'ing-yuan), puis le mien.

Mao Souei pressé et ne voulant pas laisser au roi, encore ému de ses menaces, le temps de se reprendre et de revenir sur sa parole grâce aux délais qu'imposerait la préparation d'une cérémonie solennelle, et en même temps désirant que le roi se sente lié par l'engagement pris, s'en tient au rite capital, à l'onction de sang, qui, en dévouant les contractants, suffit à créer le serment, sans qu'il soit nécessaire d'écrire et de lire la formule d'accord devant une victime avec une imprécation en règle. C'est elle qui produisait réellement la devotio.

Il est vrai que la force liante d'un serment extorqué par la violence était discutée, au moins vers le IIIe siècle a. C.

« Un serment forcé n'a pas de garant : les dieux n'approchent pas... Puisque les dieux ne sanctionnent pas un serment forcé, il peut être violé »,

est-il dit dans le Tso tchouan ; et à la même époque dans le Kong-yang tchouan : « Un serment forcé peut être violé. » Opinion de moralistes qui se refusaient à admettre que le rite suffit à créer une obligation lorsqu'il n'y avait pas intention, au moment où ils essayaient de fonder sur l'intention une théorie de l'efficacité des sacrifices et des rites en général ; mais opinion qui n'était pas généralement admise. Plutôt que de courir le risque du châtiment divin des parjures, on préférait user de ruse, ajouter une clause à la convention ou en changer complètement le texte au moment du serment, comme les gens de Tcheng quand en 564 les généraux de Tsin voulurent les obliger par un serment à abandonner le Tch'ou et à se soumettre au Tsin, ou encore comme fit Ying de Yen après l'assassinat du prince Tchouang de Ts'i (548), quand Fong de K'ing et Tchou de Ts'ouei obligèrent tous les grands-officiers à faire un pacte avec eux. Sinon, on se résignait à se conformer au pacte juré. C'est ce que fit le roi K'ao-lie de Tch'ou à la suite du traité imposé par Mao Souei. De même en 481, quand K'ouai-wai, prince héritier de Wei longtemps exilé, rentre en cachette, pour forcer un des grands de la principauté, K'ouei de Kong, le fils de sa sœur, à combattre pour lui, il va le surprendre dans les cabinets d'aisance, accompagne de cinq hommes armés de hallebardes et de deux hommes portant un petit porc, et il l'oblige à prêter serment, le petit porc servant de victime pour se frotter les lèvres de sang : à partir de ce moment K'ouei de K'ong l'aide à chasser le prince régent et à prendre sa place. L'année suivante, le nouveau prince hésitant dans le choix du prince héritier, un de ses fils, Tsi, emmène à son tour cinq hommes et un porc, le surprend, et l'oblige à prêter serment qu'il le nommera prince héritier, ce qui est dûment exécuté. Évidemment, lorsque quelqu'un s'engage spontanément, l'intention accompagnant une offrande quelconque peut dans une certaine mesure suffire à le lier : le prince Wen de Tsin n'a pas besoin de tout l'appareil solennel du serment ming avec victime sanglante, onction de sang et dévouement au comte du Fleuve pour s'engager envers son oncle : l'offrande d'un jade et l'invocation suffisent, en tant qu'elles sont des moyens d'attirer l'attention du dieu appelé comme garant. Mais c'est un serment accordé gracieusement par un prince à un sujet pour le rassurer : il est maître de donner à son acte les limites qu'il choisit, et on ne peut s'attendre à ce qu'il se lie lui-même très strictement. Ce n'est pas là le type normal du serment. Lorsque deux parties concluant une convention essaient de s'obliger mutuellement aux clauses même déplaisantes du pacte, l'onction de sang, étant le rite propre de la consécration, est par excellence le procédé qui les lie. Et les dieux acceptaient cette devotio, comme le montre une anecdote rapportée par Mo-tseu. Deux hommes de Ts'i étant en procès depuis trois ans, sans que le prince pût juger,

« le prince ordonna aux deux hommes d'offrir un mouton et de prêter serment devant le dieu du sol de Ts'i. Tous deux y consentirent. Alors ils égorgèrent un mouton pour en tirer du sang et répandirent son sang sur le dieu du sol. Quand Wang-li Kouo eut achevé de lire (la déclaration), alors que Tchong-li Kiao n'était pas encore à la moitié de sa lecture, le mouton se leva et lui donna un coup de corne qui lui cassa la jambe, sauta sur lui et le piétina sur le lieu même du serment. »

[L' imprécation]

On ne s'en remettait pas toujours aux dieux du choix du châtiment ; on préférait souvent l'indiquer, surtout lorsqu'il s'agissait de serments très importants. Une imprécation vague est redoutable par son vague même, qui, en laissant la punition à l'arbitraire de la divinité, empêche de peser exactement les avantages du parjure contre les inconvénients du châtiment inconnu. Mais d'autre part, l'énonciation des châtiments les plus graves énumérés l'un après l'autre frappe l'imagination par l'accumulation. Aussi, dans le serment qui accompagne le traité conclu à Pouo en 562 entre la Ligue des princes confédérés sous la présidence du prince de Tsin et le Tcheng, trouve-t-on une longue liste de peines effroyables, et comme la convention, comportant un grand nombre d'engagements est elle-même fort longue, le serment déborde le cadre des formules courantes :

« Nous tous qui prêtons serment ensemble, (nous nous engageons à) ne pas accumuler les récoltes, à ne pas accaparer les profits, à ne pas protéger les pervers, à ne pas donner asile aux méchants, à venir à l'aide de ceux qui subissent des sinistres, à avoir pitié de ceux qui sont malheureux ou dans le trouble, à avoir mêmes affections et mêmes haines, à aider la maison royale. Si quelqu'un (de nous) manque à cet ordre, que les (Dieux) Préposés à la vérité, Préposés aux serments, que les montagnes célèbres, les fleuves célèbres, que tous les dieux, tous ceux à qui on sacrifie, que tous les anciens rois et les anciens princes, que les ancêtres des sept clans et des douze principautés, que les dieux l'exterminent, qu'ils le fassent abandonner de son peuple, perdre son mandat, voir périr sa famille, que soit renversé son État !

On avait imité en la renforçant de nouvelles imprécations la formule du serment de l'assemblée de Ts'ien-tou 632, présidée par le prince Wen de Tsin :

« Nous tous (nous nous engageons à) soutenir la maison royale, à ne pas nous nuire mutuellement. S'il y a quelqu'un de nous qui viole ce serment, que les dieux l'exécutent, qu'ils lui fassent perdre son armée, qu'ils le rendent incapable de protéger des calamités son État, et ainsi jusqu'à son dernier descendant, sans distinction de vieux et de jeunes !

Qu'il soit unilatéral, prononcé par un groupe de personnes entre une ou plusieurs personnes qui ne prennent pas part à la cérémonie, ou qu'il soit bilatéral et accompagne un engagement mutuel pris par deux parties adverses, que les peines soient énoncées ou qu'elles soient laissées au choix des dieux garants, on voit que le serment religieux ming, sous des modalités assez différentes, reste toujours identique à lui-même en son fond. Des deux espèces que j'ai distinguées ci-dessus, la première est une exclusion pure et simple, la mise d'une ou plusieurs personnes hors du groupe. Cette exclusion est complète et immédiate, mais comme elle est produite par la seule force de cohésion du groupe, sans appel à aucune autorité extérieure ou divine ou humaine, sans demander l'aide du prince ou invoquer l'assistance des dieux, elle ne dépend absolument que du groupe lui-même et de lui seul ; il peut la faire cesser à tout instant ; il lui suffit pour cela d'admettre au serment les personnes frappées, et en les faisant ainsi participer après coup à la cérémonie même qui les a exclues, il les réintègre dans son sein. La seconde espèce de serment est aussi une exclusion, mais d'une portée bien différente, puisque celui qui s'y soumet en restreint d'avance la portée en la rendant conditionnelle et en la faisant dépendre de l'inexécution par lui-même des clauses du pacte juré. Même ainsi modifiée, elle ne change pas de nature : celui qui prête serment se « sacralise » conditionnellement en quelque sorte, il s'exclut lui-même de la communauté profane en se dévouant au dieu qu'il invoque.

Dans l'un et l'autre cas, on retrouve la notion qui me paraît être la notion fondamentale du mot ming. Et le mot ming « serment » est un dérivé de ming « sacré », comme le latin sacramentum dérive de sacer.

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