Francis de Croisset (1877-1937)

Francis de Croisset (1877-1937) : LE DRAGON BLESSÉ — Grasset, Paris, 1936, pages 1-240 de 271.

LE DRAGON BLESSÉ

[Notes sur un voyage de 1934.]

Grasset, Paris, 1936, pages 1-240 de 271.

  • "À peine réveillé, je constate que nous approchons de Canton. L'eau rétrécie s'anime et peu à peu j'ai l'impression non plus d'un fleuve, mais d'un boulevard d'eau, tant la grande avenue liquide est maintenant encombrée. Des milliers de jonques, leurs mâts de fibre au garde-à-vous, bordent les deux rives entre lesquelles vont et viennent des barques, des canots, des voiliers, des petits vapeurs, des chalands. Parfois, une jonque antique en forme de galère embellit le fleuve de sa noble proue chamarrée."
  • "Sur tout cela s'affairent des corps cuivrés et à demi-nus, des blouses bleu pastel ou bleu noir, des haillons, des cottes couleur lavande, quelques robes noires ou vert jade dans un flot de robes claires, mais l'ensemble reste bleu, la couleur de la plèbe chinoise : la couleur républicaine...Les premières maisons apparaissent et les premiers canaux.
    — C'est dans ces canaux que les bateaux se réfugient en cas de typhon, m'explique mon obligeante voisine."
  • "Dans ce salon fané et neuf, penché sur sa table, le pinceau à la main, encadré de ses deux vieux dignitaires fidèles, il [Pu-Yi] semble le symbole même de l'exil. Je vois derrière la fenêtre, parmi les humbles bâtiments, aller et venir sa maigre garde de soldats. Dans cette ville moderne, pressée, fiévreuse, où chaque heure voit naître une construction nouvelle, il représente le plus ancien, le plus immuable des mondes, mais ce monde, lui aussi, est changé. Je pense que l'impératrice douairière, T'zu-Hsi, doit se retourner dans sa tombe s'il lui est donné de voir l'héritier qu'elle s'est choisi tenir ainsi ses audiences sans le moindre apparat, dans un salon dont elle n'eût point voulu pour la dernière de ses esclaves, lui qui jadis était si sacré que sa vue même était interdite à ses sujets et qu'aux yeux des courtisans prosternés dans les cours de marbre rien ne révélait sa présence auguste qu'un lourd rideau hermétique derrière lequel s'élevait solitaire, dans sa splendeur noire et pourpre, le trône divin des Fils du Ciel."

Extraits : Nankin. Où est-ce ? - Mon coolie - Week-end - Dernière journée à Pékin - Kan-Teh. Le dernier empereur
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*

Nankin.
Où est-ce ?

Pour se rendre à Pékin l'on ne prend pas le Shang-Haï express. Il ne s'appelle ainsi qu'au cinéma et nous voilà loin hélas ! du train de Marlène Dietrich. Les wagons sont sordides, et tout est suspect: le couvert, le pain, les serviettes et les nappes de papier. L'on reconnaît en s'attablant ce que les convives ont mangé la veille, et déjà ceux-ci devaient être prévenus !

Il faut garer ses pieds car tous les Chinois crachent par terre. Le crachoir est bien là, mais ils visent mal.

Le paysage est monotone. Seule, la perspective d'être attaqués par des bandits cause aux arrêts brusques et non prévus une certaine diversion. Et cette poussière de charbon, et cette poussière tout simplement, et cette odeur grasse et presque solide ! Au bout de vingt-quatre heures, je me sens aussi sale qu'une nappe ! Je n'aurai qu'une journée à passer à Nankin mais suis résolu à y prendre un bain, quoiqu'il arrive.

Me voici à Nankin. Où est-ce ? Où sont les maisons, les boutiques, les usines, les banques, les restaurants, les hôtels, les cinémas, les théâtres, enfin ce qui fait qu'une ville est une ville ? Il n'y a rien de tout cela. Les faubourgs pullulent, mais une fois franchie la porte imposante qui accède à la cité, rien. Les avenues sont grandioses : Nankin est un plan.

Il y a cependant d'admirables monuments : celui du ministère des Affaires étrangères, qui marie avec tant de bonheur l'architecture ancienne à la moderne. Il fait face à une mare où barbotent des canards. Une vache paît et des chèvres broutent devant le ministère de la Guerre. J'ai visité la piscine : elle est splendide, mais il n'y a pas d'eau. Nankin est le projet magnifique d'une capitale mais c'est un projet !

Légations, consulats sont disséminés un peu partout parmi les ronces. Il importait, en effet, de ne pas reconstruire un « quartier des légations » où les puissances étrangères pussent, en des périodes de trouble affirmer leur solidarité.

Ce ne sont ni les ambassadeurs, ni les ministres plénipotentiaires qui habitent ici, mais leurs sous-ordres. Les chefs de postes ne se pressent point de déserter leurs princières demeures de Peiping pour les sommaires villas de Nankin.

Les faubourgs loqueteux, pouilleux sont affairés. Ont-ils été rebâtis après la destruction de Nankin? On ne sait. Leur construction de pisé est si vague ! De l'antique Nankin, il ne reste que de la poussière. La ville, à maintes reprises dévastée, fut pour la dernière fois rasée lors de l'insurrection des Taipings. Et les Chinois rasent de près.

De belles montagnes harmonieuses encerclent la cité. Un monument moderne trop bleu, — le bleu est la couleur républicaine, — élève un souvenir à la mémoire du héros des temps nouveaux, Sun Yat Sen.

Voici un bureau de poste. Il est splendide. J'entre : à ma surprise, je trouve des employés derrière chaque guichet et petit à petit, je comprends. Pressé, le gouvernement de la République, ayant débaptisé la ville illustre, Pékin, qui signifie capitale du Nord, n'a pas eu le temps encore de reconstruire Nankin, qui signifie capitale du Sud, mais il était urgent d'en poser le principe. À quoi reconnaît-on une capitale moderne ? s'est-on alors demandé. À ce qu'elle possède, sur un plan grandiosement conçu, des avenues majestueuses, des ministères, des bureaux de poste, des légations, un stade et une piscine. Le reste suivra.

Le reste attend ! Les Chinois construisent dans l'abstrait.

Qu'adviendra-t-il de Nankin ? Son principe même m'apparaît bien fragile. Entre les impérialistes du nord et les communistes du sud, sa vie est précaire. Entre Canton, qui est communiste, et Peiping qui se souvient de la gloire de l'empire. Nankin demeure indécis, avec quelque chose d'opportuniste et de provisoire. Un seul lien véritable l'unit au grand port du Sud : l'envie, la haine qu'il porte à l'illustre témoin des grandeurs impériales, Pékin.


*

Mon coolie

Voici deux semaines que, transpirant sous des orages secs ou sous d'ardentes trombes d'eau, j'exerce à Pékin le métier de touriste. Éreinté mais ébloui, j'ai visité la Grande muraille et le tombeau des Mings, les temples des Collines et le temple du Ciel. Je me suis promené dans les jardins du palais d'Été et j'ai vécu dans les palais de la Cité interdite. À présent, j'en ai fini avec le tourisme officiel. Ma paresse qu'aggrave l'été chinois n'a plus rien à se reprocher.

Enfin, je vais pouvoir errer à ma guise, admirer à ma façon, choisir ! À force de vouloir tout visiter, l'on finit par ne plus rien voir.

Ce matin-là, je me réveille tôt : un restant de pensum touristique. Un vent jaune de Mongolie secoue les arbres de l'avenue. De ma fenêtre, j'aperçois à travers la poussière les toits de la Cité violette. Leurs tuiles sont jonquille, safran, parfois d'un or blond attestant qu'à travers les siècles leurs possesseurs impériaux furent les lords du sol et des moissons. Ainsi groupé, ce troupeau de palais offre un grand air nomade.

J'ai survolé hier Pékin en avion. J'ai encore dans les yeux ses prodigieuses perspectives, ses avenues triomphales et les lacs miroitants du Pei-Haï où les lotus fermés percent déjà l'eau bleue de leurs verts calices prometteurs.

Si j'avance sur le balcon, je vois les joueurs de polo. J'ai fait leur connaissance mais refusé leurs invitations, prisonnier de mes devoirs d'explorateur. Grâce à mes jumelles, je reconnais certains camarades. Chaque foulée de leurs poneys sur le ground poussiéreux soulève un nuage ocre. Voici le capitaine X..., un Anglais, le major Z..., un Américain, un lieutenant italien, un attaché à la légation du Brésil, deux jeunes directeurs de banques. Plusieurs d'entre eux n'ont jamais vu d'autres temples que ceux loués ou achetés par des Européens et qui servent aux villégiatures ou au week-end, mais peut-être en savent-ils plus sur Pékin que moi qui n'ai admiré que ses chefs-d'œuvre.

Par habitude, je me demande : que dois-je visiter aujourd'hui ? La réponse m'éblouit : rien. C'est merveilleux !

Mon rickshaw m'attend. Il me coûte un dollar chinois par jour, — cinq francs. Je distingue mon coureur, tête nue sous le soleil, assis par terre entre les brancards. Il s'appelle Su et quelque chose après que j'ai oublié. Hier soir, ayant dîné dans un restaurant chinois avec un ami qui, comme moi, ne parle que des langues européennes, il nous a servi d'interprète. Il a sorti d'un petit tiroir du rickshaw une robe qu'il a endossée sur son torse nu, un éventail qu'il a déployé et, en une seconde, s'est transformé en grand seigneur. Assis un peu en retrait dans un de ces cabinets particuliers où les serveurs crachent d'une bouche oblique en vous apportant des plats inquiétants, il a indiqué de son ongle poli les mets qu'il estimait souhaitables. Quand il fut assuré que nous n'avions plus besoin de lui, il me demanda dix cents pour aller dîner, me remercia d'un sourire courtois et, en s'éventant de sa longue main fine, sortit avec cette noblesse naturelle à quoi se reconnaît la plus antique race du monde.

À peine suis-je monté dans mon rickshaw, et avant même que j'aie pu lui donner une adresse, par un mystère que je ne cherche pas à m'expliquer, qu'il sait où je compte me rendre. Parfois, il lui arrive d'hésiter mais c'est que j'hésite moi-même. Alors il s'en va lentement, au pas, attendant que je me sois décidé.

Il a été riche quelquefois. Tout dernièrement une opulente étrangère, une veuve, l'ayant trouvé à son goût l'a promu au rang de guide. On le rencontrait alors vêtu, non plus d'un sarrau, mais d'une robe de soie, assis en face de la dame et s'éventant dans une Rolls-Royce.

Son rickshaw est immaculé. Les cuivres étincellent, la capote n'a ni déchirures, ni taches. Il franchit des lieues au trot et crache à peine. Quand je ne l'emploie pas le soir, il se rend aux combats de coqs ou au théâtre chinois. Entre deux courses, je le retrouve souvent assis entre les brancards et lisant un livre qu'il a tiré du mystérieux tiroir, lequel renferme l'éventail, la robe, un rasoir, un peigne et peut-être une pipe.

Il est sportif et aime son métier. Lorsque passe un rickshaw particulier attelé d'un coureur ingambe, il allonge aussitôt le trot, les reins cambrés, bombant son torse bronzé que la sueur rend luisant et, le rickshaw rival « gratté », il se retourne vainqueur en éclatant d'un rire d'enfant.

Il se nourrit de thé vert, d'une poignée de riz et de petites choses molles et compliquées qu'il tire d'un papier de soie. Sont-ce des légumes, des gâteaux, des mollusques ou des insectes ? Tout est possible.

Il doit être bon. Il a renversé un matin un petit enfant : il s'est arrêté, l'a pris dans ses bras, l'a porté chez le pharmacien et n'est reparti que rassuré. Mais si un chien se met en travers de sa route, il lui donne un coup de pied, de préférence dans le ventre.

Il est honnête. Si un dollar glisse de ma poche dans les coussins du rickschaw, il le retrouve et me le rend. Mais si j'oublie mes cigarettes, il les fume : il considère que c'est un cadeau.

Il est généreux. Quand un mendiant s'approche du rickshaw arrêté, il me dit :

— Moi donner deux cents pour master,

et en mon nom couvre de pourboires les chasseurs d'hôtels.

Il aime les femmes quand elles sont jeunes et les méprise quand elles sont vieilles. Aussi n'admet-il pas cette maison de retraite fondée par des religieuses qui accueille de vieilles Chinoises ne pouvant plus travailler.

— Vieilles femmes, me confie-t-il, pas besoin vivre. Servent plus à rien.

Et comme je lui objecte qu'une telle opinion est inhumaine, il me répond :

— Vieilles femmes toujours méchantes.

Son meilleur ami est un oiseau. Visitant le palais d'Été, qui est à une heure de Pékin, et craignant de ne point trouver de guide, je dis à mon coolie que je l'emmènerais avec moi. Le lendemain matin, je le trouvai installé à côté du chauffeur, une cage sur ses genoux.

— Canari content, me dit-il. Beaucoup âgé. Chante encore bien.

Mais peut-être que lorsque le canari sera mort de vieillesse, il le fera cuire et le mangera !

Quand passe un tramway il crache de dégoût. Il désapprouve les tramways : c'est la concurrence.

Si je me rends à Pao-Ma-Chang, aux courses de chevaux, voituré par un ami, il me demande :

— Master mettre cinquante cents pour moi sur bon cheval ?

— Et si je perds tes cinquante cents ?

— Master riche, il me les rendra.

Le jour où j'ai quitté Pékin, il m'attendait à la gare avec une rose. Je l'ai remercié, lui ai serré la main et, lui tendant un billet de cinq dollars, Je lui ai dit :

— C'est un petit souvenir. Achète-toi quelque chose avec cela.

Il a refusé en s'écriant :

— Non, master. Moi pas avoir donné rose pour ça.

Mais il a ajouté en tirant un éventail de papier blanc de sa robe :

— Moi faire cadeau éventail. Alors, master peut donner dix dollars.


*

Week-end

Les étrangers ou les diplomates qui, sitôt le printemps, éprouvent un besoin de verdure et qui l'été ne peuvent se rendre sur les plages trop lointaines, se contentent de Pao-Ma-Chang situé à une cinquantaine de kilomètres de Pékin. L'on y accède par une route ravinée, défoncée, cahoteuse, où l'auto par les jours secs soulève des tourbillons de poussière et s'enlise par les jours pluvieux.

Je m'y rends pour un week-end. À peine sorti de la ville, je longe les murailles de Pékin qui, sur des kilomètres, se dressent épiques et orgueilleuses avec leur grand air de légende. Je suis la rivière où dans l'eau rare, jaune et puante, de vieilles femmes en sarrau et pantalons bleus frappent leur linge sur des cailloux et la Chine éternelle commence.

Le chemin qui file entre des moissons est bordé de tombeaux. Humbles, ils ne s'indiquent que par une pierre et souvent même par l'absence de culture : en Chine, là où n'y a rien, il y a les morts. Parfois, un arc de pierre ou de bois polychrome marque la tombe d'une épouse irréprochable. De cette terre que le printemps fleurit et où pourrissent des animaux et des hommes souvent à peine recouverts monte, mêlée d'exquis parfums, une atroce odeur de cadavre.

La route s'arrête devant un gué, reprend sous forme de piste, traverse un pont vermoulu. Puis c'est un village sordide mais radieusement émaillé de devises. Devant un restaurant exigu, des vieillards d'ivoire me contemplent, indolents, tandis qu'un enfant nu au ventre bouddhique pisse sur chien crevé.

En principe, il ne faut que trois quarts d'heure pour se rendre en auto à Pao-Ma-Chang. En fait, l'on ne sait jamais : il y a tant d'encombrements ! Voici une file de chameaux, une caravane venue de Mongolie. L'un derrière l'autre et le cou balancé ils passent, effilochés et dédaigneux, se détachant de profil contre de rondes montagnes lointaines que l'air limpide et bleu rapproche. Voici des chèvres noires et des moutons que pique de sa longue baguette un berger dont la natte tombe plus bas que le sarong. Un mendiant dort en travers de la route qui ne se réveille que l'aumône reçue.

Chaque déplacement est une aventure. De maigres chiens féroces aboient contre l'auto. Ceux-là ne sont guère dangereux, une pierre suffit à les éloigner. Ce sont les autres qui sont à craindre, les chiens tristes, muets qu'il ne faut pas fuir lorsque l'on est à pied et devant lesquels on s'immobilise.

Courbés en deux, paysannes et paysans, les pantalons retroussés, baignent jusqu'au genoux dans leurs rizières miroitantes. Un instant ils se redressent pour vous regarder passer, sourient et retournent à leur minutieux labeur. Aux moissons succèdent des plaines de bambous que l'on peut côtoyer encore mais que l'on évite l'été lorsque les tiges ont poussé car, hautes comme des forêts, elles servent de maquis aux bandits.

Les ombres de milliers d'oiseaux pointillent les rizières. Des nappes de corbeaux montent et retombent et, dans le ciel chinois, deux par deux les cigognes, le cou tendu et les ailes droites, s'envolent dans un style d'estampe.

*  *  *

Pao-Ma-Chang n'est pas un village, c'est une agglomération de jardins et rarement les maisons se découvrent de la route. Il doit sa vogue au champ de courses situé à deux ou trois kilomètres. Il y a peu d'années, l'on n'accédait à Pao-Ma-Chang qu'à cheval, en chaise ou en rickshaw. Les jours de courses, la route est encore toute sillonnée de coureurs qui, sous le soleil, le torse nu et transpirant, trottent dans la poussière ou la boue tandis que, dans leurs légères voitures, parés de leurs plus belles soies, des Chinois et des Chinoises s'éventent en maintenant contre leur bouche une petite serviette parfumée.

Il faut aux coolies trois heures de trot pour atteindre Pao-Ma-Chang et ce n'est point la maigre somme convenue qui les rend insensibles à la fatigue, mais bien le pari mutuel et cette ivresse : le jeu.

La charmante femme qui me reçoit à Pao-Ma-Chang a accoutumé de dire qu'elle y habite un tombeau. À la vérité, elle loge dans la petite maison funéraire où se restauraient les descendants du mort lorsqu'ils venaient rendre hommage à ses mânes. La tombe est au fond du jardin, enfouie sous des arbres penchés. Le soir, un rossignol chante dans les branches tandis que sous des lanternes de papier la maîtresse de maison joue au bridge avec des officiers américains et leurs épouses. Tous ont les mains huilées et les jambes enveloppées dans des taies d'oreiller à cause des moustiques.

La maison, où l'on a installé le chauffage central et construit des salles de bains, s'adosse à une ferme et est devenue confortable, Le petit-fils du défunt, un vieux gentilhomme chinois gêné d'argent, sachant que Mlle de Balleran entretiendrait le tombeau, lui a cédé ce funèbre domaine qui respire d'ailleurs la gaieté.

Quand j'entrai dans son salon, Mlle de Balleran qui n'aime au monde que la Chine, les animaux et le bridge, était agenouillée devant une corbeille où une chienne mettait bas sous l'œil compréhensif d'un cochon noir. Un âne passait sa tête dans la baie, retenant de son front la persienne et un perdreau qui faisait partie de la basse-cour picorait sur une nappe immaculée un restant de salade. À travers la fenêtre, j'apercevais quelques poneys de course qui, sous la surveillance de deux ma-foo, broutaient une sèche pelouse.

Après avoir passé quarante-huit heures de repos à vivre une vie d'églogue, — je m'étais particulièrement lié avec le cochon noir qui me suivait comme un chien, et avec le perdreau qui venait me voir dans ma chambre, — je regagnai Pékin en hâte. Non point que cette existence bucolique me pesât, mais le soir même de mon arrivée j'avais été mordu à la main par un magnifique chien-loup qui depuis avait été mis en surveillance et cet incident semblait atterrer Mlle de Balleran. Persuadé que « Bandit », tel était le nom de mon agresseur, n'était pas enragé, je n'eusse attaché à cette morsure aucune importance si l'air préoccupé de la maîtresse de maison et de ses invités n'avait fini par me gêner. Aussitôt que j'apparaissais dans le salon, la conversation s'arrêtait : je jetais un froid et me sentais en partie responsable.

— Ces choses-là, me dit une dame compatissante, c'est bien désagréable pour tout le monde.

— Dans une dizaine de jours vous serez fixé, me confia un camarade encourageant.

Une révélation avait aggravé les choses. Mlle de Balleran, ayant fait subir à ses coolies et à ses ma-foo, un interrogatoire serré, avait appris, en effet, que Bandit s'était battu six jours plus tôt avec un chien errant et avait été mordu derrière l'oreille. On lui avait caché cette bataille pour ne pas l'inquiéter, mais la pauvre femme ne dormait plus d'angoisse.

— Je vous téléphonerai deux fois par jour, me dit-elle, pour vous donner des nouvelles de Bandit, mais en tout cas, je vous en supplie, sitôt à Pékin, voyez un docteur.

— C'est cela qu'il aurait dû faire le soir même, grommela la dame compatissante. Il n'aurait même pas dû coucher ici.

Les invités qui restaient encore quelques jours assistèrent à mon départ, en me souhaitant bonne chance et tous me regardèrent partir avec un véritable soulagement.


*

Dernière journée à Pékin

Je pars demain pour Moukden. C'est ma dernière journée à Pékin et je ne m'en console pas, en dépit des nouvelles menaçantes et de l'épidémie qui est aux portes.

— La situation politique est mauvaise, me confiait hier Panchito, mais la situation sanitaire est pire. Quelque précaution que on prenne, on risque sa vie à chaque plat. Si nous savions ce que nous respirons comme microbes, nous n'oserions plus respirer.

Rien ne trouble, néanmoins, la douce quiétude de Pékin.

Je veux revoir la ville chinoise et à nouveau je traverse les rues pouilleuses qu'ennoblissent les oriflammes et les devises et où tant de beauté se marie à tant de misère. Le marché est là. J'y pénètre.

On y trouve tout : des boucheries, un théâtre en plein vent, des marchands de coquillages, d'épices, de jouets, de fromages, des comptoirs de soieries, de tapis, des cuisines qui sont des restaurants, des cordonneries, des curios, des pâtisseries, des coiffeurs et d'étranges pharmacies avec des recettes millénaires, des talismans et des philtres d'amour. Il y a des librairies, des miroitiers, des fleuristes, un combat de coqs, des poissonniers et un garage d'oiseaux.

Un velum abrite le marché et des pistes entre les échoppes s'entrecroisent, encombrées de porteurs, de coolies, de dames polychromes, de dandys portant robe blanche et feutre américain, d'enfants qui pissent, de chiens crasseux, de singsong girls, d'éphèbes fardés, de grosses commères alourdies de corbeilles de fibre et qu'escorte une marmaille accrochée à leur pantalons.

Toute cette foule joue de l'éventail, piaille, se coudoie sans se bousculer, glisse à pas indolents, marchande et, des heures durant, s'attarde chez les libraires ou aux cuisines. Délaissant leurs comptoirs les commerçants se font visite et s'installent.

Des rais de soleil éclairent la cohue bleue et blanche, accrochent un jade, font rutiler dans l'ombre d'une échoppe des grenouilles de quartz, des arbres de corail, des poissons de cristal, des jonques d'émail, des fruits de verre, des petits rochers de lapis ou encore, sur un paravent à fond crème, une oie sauvage qui, le bec dardé et les ailes droites, plonge entre deux rocailles dans un étang lunaire.

Une grâce, une politesse universelle, une urbanité séculaire règnent dans cette cité nonchalante et laborieuse où jamais quelqu'un ne s'affaire. Des gens qui ont déjeuné au marché vont y dîner tout à l'heure et sur les bancs du théâtre en plein vent qui déjà refuse du monde, les marchands de serviettes parfumées, de limons et d'éventails ont pris place, leurs éventaires sur les genoux.

Je rejoins mon rickshaw, m'engage dans la ville tartare et ma nostalgie me ramène, à travers les avenues triomphales, aux portes des palais impériaux. Mais auparavant je veux voir les jardins d'un vieux palais qui, attenant à la Cité interdite, sert de résidence provisoire à un général du Sud. Une carte que m'a remise le maire me permet de les visiter.

Le général, cet après-midi là, reçoit. Des autos tournent dans l'allée poudreuse et de vieux Chinois, tous en robe, en descendent avec lenteur. Ils se saluent, les mains dans les manches et, à petits pas compassés, se dirigent vers le palais que gardent appuyés sur leurs fusils ternis, deux jeunes soldats ensommeillés.

C'est dimanche. Des familles et des couples se promènent qui ont épinglé leur carte d'entrée à leurs robes ou à leurs vestons. J'essaie de retenir leurs visages, mais mon regard se brouille devant ces figures lisses d'où les traits sont absents et où à peine les yeux s'indiquent.

Un sentier capricieux mène vers un étang : en Chine, le plus court chemin d'un point à un autre est un zig-zag.

Un pavillon ruineux mire dans l'eau bleue ses murs rouges et ses tuiles d'émeraude. Assis côte à côte sur la berge, un adolescent et une très jeune fille contemplent dans l'herbe une chienne qui vient de mettre bas et qui, longuement, lèche sa portée. Soudain, le garçon s'empare d'un des chiots, puis, retroussant sa robe et suivi de sa compagne, il s'éloigne en courant et, au bord de l'étang, se rassoit. La jeune fille, qui a allumé une cigarette, s'amuse, du bout embrasé, à piquer les yeux encore aveuglés du petit chien. Celui-ci se débat. La cigarette s'éteint et le garçon, allumant son briquet, le passe à sa compagne. Alors, celle-ci, avec un mince sourire, rôtit les yeux du chien qui agonise, tandis que plus loin, assise en rond sur le gazon, une famille extasiée contemple les premiers pas d'un enfant, que sur un pont de marbre deux amoureux passent, les mains reliées par une rose, et qu'un vieux bonhomme en sarrau bleu, une tige souple posée sur l'épaule, promène tendrement un oiseau qui pépie dans une petite cage balancée.

*  *  *

De nouveau, les palais impériaux. Le cœur serré, j'y ressens cette détresse qu'ils m'inspiraient le premier jour. Il me semble que depuis mon arrivée certains murs, certains lambris se sont effrités davantage.

Dans la somptueuse cité désolée, un seul coin n'est pas qu'un décor. C'est dans l'un des palais plus petit que les autres, plus isolé, plus secret, les modestes appartements de celui qui fut le dernier empereur de la Chine. Aucun objet précieux, mais qu'importe ! Les témoins de sa vie quotidienne sont là : sa table, sa chaise, ses livres, des potiches, une pendule et jusqu'à ses photographies. C'est ici que vécut, exilé dans ses propres palais, et détrôné pour la seconde fois, le dernier descendant de la maison des Tchings.

De nouveau je m'égare dans les jardins et moi qui croyais connaître la Cité interdite j'y découvre de nouvelles splendeurs. Mais toutes sont menacées, vouées peu à peu à la mort. Encore dix ans de république et ce sera la fin. Rien ne peut plus sauver Pékin qu'un miracle, sans doute le miracle japonais. Peut-être est-il plus proche qu'on ne le croit.

Cependant, mon coureur me rappelle l'heure du train. Avant que de me rendre à la gare, j'ai le temps de revoir sous le soleil couchant la porte du Tambour qui, de sa masse guerrière, semble protéger la cité. Jadis, aux quatre coins de la capitale, des guetteurs au faîte de ces donjons formidables surveillaient jour et nuit l'horizon. Aujourd'hui encore, poussant les lourdes portes, les soldats à l'approche de la nuit verrouillent la ville jusqu'à ce que le premier clairon ait sonné l'aube.

Une seconde enceinte qui, de-ci, de-là, tombe en ruines, défend à quelques kilomètres les abords de Pékin, tandis que tout là-bas, dominant les plaines de Mongolie, la Haute Muraille dresse sa sauvage ceinture. Sur des milliers de lieues sa masse obstinée monte la garde, épousant les rocs et les monts. Par millions, les bâtisseurs qui l'ont édifiée sont morts à la peine. Tous sont ensevelis dans ses flancs. C'est ainsi que par delà les siècles et les siècles, l'esprit des morts protège la muraille.


*

Kan-Teh.
Le dernier empereur

Nous arrivons au « palais ». C'est une succession de petites maisons bourgeoises séparées par des cours sans verdure et que gardent des soldats chinois. Leur officier nous demande nos cartes, — on commence toujours au Japon par vous demander votre carte, et bien que l'entourage de l'empereur soit mandchou ou chinois, nous sommes un peu au Japon.

— C'est là que j'habite, me dit un peu gêné mon aimable guide.

C'est un rouge petit pavillon, d'aspect humble. Du linge étendu sèche sur une corde.

Dans un salon d'attente du « palais central », un salon meublé à l'européenne, un triste salon de dentiste, un vieux gentilhomme nous reçoit. C'est toute l'ancienne Chine. Il est vêtu d'une robe de soie pâle et s'évente d'une longue main fine et lasse. Lui aussi s'informe de ce qu'à Pékin l'on dit de l'empereur. Ma réponse éclaire son beau visage d'ivoire.

— Il faudra répéter à Sa Majesté ce que vous venez de me dire. Nous avons tous besoin de courage.

Un officier paraît. C'est l'heure.

En compagnie du chef du protocole, je pénètre dans un cabinet de travail très simple où un jeune homme en veston écrit assis à un bureau, à côté d'un vieux Chinois en robe, la réplique au physique du gentilhomme que je viens de quitter. Tous deux à notre entrée se lèvent et le jeune homme, en souriant, me tend la main. C'est l'empereur. Je reconnais son juvénile visage osseux et ce regard doux et profond qu'encadrent de grosses lunettes. Un stylo dépasse la poche de son veston. Un instant plus tôt, penché sur sa table, il m'avait évoqué un de ces étudiants appliqués que j'avais vus à Pékin dans la salle des recherches de la bibliothèque Rockfeller.

Bien que Kan-Teh s'exprime parfaitement en anglais, je savais que nous causerions à travers un interprète.

— L'empereur, m'avait-on dit, craint de commettre des fautes en parlant.

Au lieu d'un interprète, j'en ai deux. Aussi, le premier chambellan me demande-t-il dans quelle langue je désire m'entretenir. Lui-même ne parle que l'anglais, le chef du protocole s'exprime dans les deux langues. J'opte pour l'anglais, me doutant que l'empereur doive le souhaiter.

Tout de suite ce qui me frappe c'est sa simplicité et aussi, dans ce cadre modeste, cette dignité à quoi je m'attendais. Je me souvenais, en effet, d'une anecdote qui remonte à 1917 et que m'avait racontée M. Léger, à cette époque à Pékin, Chang-Hshung, un ancien palefrenier des écuries impériales devenu par l'un de ces romanesques avatars si fréquents dans les annales des guerres civiles chinoises, général, et qui dans une province commandait à trente mille hommes, avait marché sur Pékin. Il y avait défait après un combat facile un détachement de troupes républicaines et avait occupé la Cité interdite. Pu-Yi, que l'on appelait à ce moment Hsuan-Tung, bien que détrôné habitait encore son palais. Il occupait même, dans la cité impériale, un palais voisin de celui du président de la République, ce qui offre une saveur toute chinoise. Il avait alors onze ans. Le général ne laissa dans Pékin que cinq mille hommes. Le gros de ses soldats, qui portaient tous la natte et dont il disait lui-même qu'ils étaient des bandits, campèrent en dehors de la ville.

Chang-Hshung était un soudard, mais qui aimait l'empire. Aussi son premier soin fut-il de remettre le petit prince sur le trône. Élevé dans la ville violette et au courant de ses traditions, le général fit rechercher quelques soies jaunes, en drapa l'enfant, l'assit sur l'antique trône de ses ancêtres et, dans la grande salle noire, rouge et or éclairée par des torches et où le dragon impérial tordait ses écailles au plafond, se mit à dicter ses ordonnances. Au fur et à mesure que ses officiers entraient, il leur criait : « Koto ! » ce qui veut dire prosternation ; aussitôt, devant le trône ils se couchaient à plat ventre. Seul, le général ne s'était point prosterné.

Tiré brusquement de sa retraite, vêtu et couronné à la hâte, l'enfant pendant plus d'une heure n'avait rien dit. Il y avait des années qu'il ne régnait plus et que son précepteur, Johnson, sur l'ordre de la république, ne lui parlait jamais de la gloire et de la splendeur de ses aïeux. Mais le soudard, qui venait cependant de lui rendre son prestige d'empereur, révoltait peu à peu en lui par ses manières cavalières et son autorité brutale un orgueil atavique. Et comme le général, tout en dictant, passait et repassait devant le trône, l'enfant soudain étendit un bras et d'une voix puérile mais assurée cria : « Koto ! ». Le guerrier vainqueur, qui tenait Pékin et l'empereur dans sa main, eut un sursaut de colère.

— Koto ! répéta impérieusement l'enfant.

Et Chang-Hshung, vaincu par cette majesté enfantine, se prosterna.

Je regarde avec un ardent intérêt ce prince qui, à l'aurore de sa vie, a trois fois perdu et retrouvé une couronne, qui a vu crouler dans sa ville millénaire l'une des plus vieilles civilisations de la terre et qui à présent, dans sa capitale en chantier, règne sur le plus récent des empires. Ainsi vêtu à l'européenne et assis à sa table de travail, c'est sur fresque qu'il m'apparaît, ou plutôt sur film, un prodigieux film d'aventures, crépitant d'émeutes, grondant de batailles, traversé par des fuites et des poursuites en auto, ayant pour acteurs des bandits et des courtisans, des ministres et des eunuques, et pour cadre des jardins mystérieux, des temples, des trônes et cet humble palais...


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