Voltaire (1694-1778)

L'ORPHELIN DE LA CHINE

Tragédie, représentée pour la première fois à Paris le 20 août 1755, avec deux lettres critiques.

Michel Lambert, libraire, Paris, 1755. XIII+72+[32] pages

  • Voltaire : "L'idée de cette tragédie me vint, il y a quelque temps à la lecture de l'Orphelin de Tschao, tragédie chinoise, traduite par le père Prémare, qu'on trouve dans le recueil que le père Du Halde a donné au public. L'orphelin de Tschao est un monument précieux, qui sert plus à faire connaître l'esprit de la Chine, que toutes les relations qu'on a faites, et qu'on fera jamais de ce vaste empire."
  • Voltaire à César Chesneau du Marsais : "Si les Français n'étaient pas si français, mes Chinois auraient été plus chinois et Gengis encore plus tartare. Il a fallu appauvrir mes idées et me gêner dans le costume pour ne pas effaroucher une nation frivole qui rit sottement et qui croit rire gaiement de tout ce qui n'est pas dans ses mœurs ou plutôt dans ses modes."
  • Alexis Piron (ennemi de Voltaire) à J.-F. le Vayer de Marsilly : "Je me hâte, monsieur, de vous répondre pour me relever de la faute que j'ai faite en vous annonçant la chute de la tragédie de Voltaire. C'est aujourd'hui la 8ème ; et mercredi elle fit 3.000 livres. Ainsi le succès est très sûr et très grand en dépit de l'envie ou du bon goût. Les malveillants se rabattent sur la singularié des décorations chinoises et le jeu brillant de la Clairon. Voltaire triomphe."

Commentaires et critiques (suite)

Extraits : On a choisi de centrer les extraits sur la relation Gengis-Idamé : Temugin, jeune scythe inconnu à Pékin, demanda il y a quelques années la main d'Idamé, et fut éconduit par les parents de la jeune fille. Il est devenu Gengis-Kan, de retour en conquérant.
L'exposition : Idamé et Asséli - Gengis et Octar
L'intrigue : Idamé et Gengis - L'irrésolution de Gengis

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Commentaires et critiques

Ces lignes ont pour la plupart été rassemblées par le projet China and the West de l'Université de Zurich. On les retrouve dans le recueil disponible sur le site Chine ancienne à la section Liens. La lecture de ce recueil est indispensable à qui s'intéresse aux idées sur la Chine des philosophes et hommes de lettres français.

1753-1755. Voltaire à Ch.-A. de Ferriol, comte d'Argental : « L'électeur palatin m'a fait la galanterie de faire jouer quatre de mes pièces. Cela a ranimé ma vieille verve ; et je me suis mis tout mourant que je suis, à dessiner le plan d'une pièce nouvelle, toute pleine d'amour. »

« C'est une tragédie bien singulière, qui produit un puissant intérêt depuis le premier vers jusqu'au dernier mais qui n'a que trois actes. »

« Il vaut mieux certainement donner quelque chose de bon en trois actes que d'en donner cinq insipides pour se conformer à l'usage. Il est impossible d'en faire cinq actes. Il vaut mieux en donner trois bons, que cinq languissants... Cinq actes allongeraient une action qui n'en comporte que trois. Dès qu'un homme comme notre conquérant tartare a dit : J'aime, il n'y a plus pour lui de nuances, il y en a encore moins pour Idamé qui ne doit pas combattre un moment ; et la situation d'un homme à qui on veut ôter sa femme a quelque chose de si avilissant pour lui qu'il ne faut pas qu'il paraisse ; sa vue ne peut faire qu'un mauvais effet. C'est donc bien l'amour de Gengis-Kan pour Idamé qui donne de l'intérêt à la pièce, et pour que cet intérêt soit puissant, il faut que la violence de Gengis soit extrême, et qu'elle n'ait d'égale que la force de résistance d'Idamé. Il y a de l'amour et cet amour ne déchirant pas le cœur le laisse languir. Une action vertueuse peut être approuvée, sans faire un grand effet. »

« Ils [les Chinois et Tartares] ne sont point faits pour le théâtre, ils ne causent pas assez d'émotion. J'y ai fait tout ce que le sujet et ma faiblesse comportent. Mais ce n'est pas assez de faire bien. Il faut être au goût du public, il faut intéresser les passions de ses juges, remuer les cœurs et les déchirer. Mes tartares tuent tout et j'ai peur qu'ils ne fassent pleurer personne. »

« Nos mœurs sont trop molles. J'aurais dû peindre avec des traits plus caractérisés la fierté sauvage des Tartares et la morale des Chinois. Il fallait que la scène fût dans une salle de Confucius, que Zamti fût un descendant de ce législateur, qu'il parlât comme Confucius même, que tout fût neuf et hardi, que rien ne se ressentît de ces misérables bienséances françaises, et de ces petitesses d'un peuple qui est assez ignorant et assez fou pour vouloir qu'on pense à Pékin comme à Paris. J'aurais accoutumé peut-être la nation à voir sans s'étonner des mœurs plus fortes que les siennes, j'aurais préparé les esprits à un ouvrage plus fort que je médite et que je ne pourrais problablement exécuter. »

1755. Voltaire à Louis Le Kain, interprète de Gengis-Kan : « Mon ami, vous avez les inflexions de la voix naturellement douces, gardez-vous bien d'en laisser échapper quelques-unes dans le rôle de Gengis-Kan. Il faut bien vous mettre dans la tête que j'ai voulu peindre un tigre qui, en caressant sa femelle, lui enfonce ses ongles dans les reins. »

1755. Voltaire au duc de Richelieu : « Voilà un grand exemple de la supériorité naturelle que donnent la raison et le génie sur la force aveugle et barbare, et les Tartares ont deux fois donné cet exemple ; car lorsqu'ils ont conquis encore ce grand empire, au commencement du siècle passé, ils ne sont soumis une seconde fois à la sagesse des vaincus, et les deux peuples n'ont formé qu'une nation, gouvernée par les plus anciennes lois du monde : événement frappant qui a été le premier but de mon ouvrage. Il est vrai que la pièce chinoise n'a pas d'autres beautés : unité de temps et d'action, développements de sentiments, peinture des moeurs, éloquence, raison, passion, tout lui manque : et cependant, comme je l'ai déjà dit, l'ouvrage est supérieur à tout ce que nous faisons alors. »

1755. Lettre à un homme du vieux temps (auteur inconnu) : « Je vous ai tenu parole, Monsieur, j'ai vu hier la fameuse tragédie chinoise, vous jugez bien que toute la France y était, une pièce de M. de Voltaire est une affaire d'État, & les nouvellistes anglais sont moins occupés dans leurs tristes cafés la veille d'une action, que ne l'étaient hier nos femmes d'un certain ton, & tous les bruyants orateurs des toilettes, des ruelles & des foyers. Les loges étaient retenues depuis, disait-on, un siècle, l'amphithéâtre, le théâtre & l'orchestre paraissaient remplis de laquais à plumets, de valets de chambre galonnés, de cuisinières & de décrotteurs, qui tous différents d'humeurs & d'inclinations ne se ressemblaient que par l'extrême insolence avec laquelle ils refusaient mutuellement de se serrer un peu pour obliger un galant homme qui respecte assez le public pour venir garder sa place lui-même. Notre jeunesse distinguée arriva bien vite à 5 heures & demie fort étonnée qu'il fût si tard, tandis que celle d'une classe un peu inférieure assiégeait depuis 2 heures un malheureux bureau où l'on n'avait délivré que 30 billets ; le combat fut violent, les épées furent brisées, les chapeaux perdus, les bourses arrachées inclusivement avec les cheveux qu'elles renfermaient, & tel en cette bagarre, emboursa bravement trente coups de poings pour contenter une vaine curiosité, qui craindrait une égratignure s'il la fallait endurer pour l'honneur de son pays, le bien de sa famille, ou sa propre réputation, que vous dirai-je enfin, tout fut en règle, & il ne manquait plus que de tuer un portier pour que M. de Voltaire eût un succès à la Scuderi.

On entra, on se rangea du mieux qu'il fut possible, un duc auprès d'un commis, une fille de facile accès auprès d'une comtesse, les financiers n'eurent de places qu'aux secondes, & les conseillères du Roy furent contraintes d'enterrer leurs parures aux troisièmes ; cinq heures & demie sonnèrent, les valets furent grondés, la sentinelle les chassa, le parterre poussa, les amateurs toussèrent, les honnêtes femmes quittèrent leurs nœuds, les filles leurs mantelets, on fit silence, & la toile se leva. »

1755. Grimm : « Ce moment de désordre et de trouble, où tout un peuple succombe sous le fer du vainqueur, est trop tumulteux pour être celui d'une tragédie ; dans ces occasions, il n'y a point de discours suivi : des cris, des gestes, des mots entre-coupés, voilà tout ce qu'une pareille tragédie pourrait produire de discours.

Mais le principal reproche qu'on puisse faire à M. de Voltaire, c'est d'avoir manqué le rôle de Gengiskan ; ce conquérant n'a pas proprement de caractère dans la pièce. Il ne sait ce qu'il veut ; il est féroce, il est indécis, il est doux, il est emporté, mais surtout il est raisonneur et politique, qualités insupportables dans un Tartare. Il raisonne sur la religion et sur les arts, comme s'il avait passé sa vie à méditeur et à réfléchir. Il fallait faire de Gengiskan un Tartare feroce, violent, emporté, sensible au bien sans le connaître, capable, dans le premier mouvement, des plus grands crimes et des plus belles actions, importuné par le flambeau des sciences et des arts, sans en pouvoir démêler le principe, haïssant Idamé de l'amour qu'elle inspire et dont il est tyrannisé malgré lui, toujours prêt à la punir, sans pouvoir consentir à sa perte. »

1907. Virgile Pinot : « Voltaire, en mettant en scène le personnage de Gengis-Kan, n'a pas voulu seulement faire une étude de mœurs sur la vie du grand conquérant ; il a voulu donner à sa tragédie une portée plus grande et nous expliquer dramatiquement les deux révolutions qui se produisirent en Chine, en nous montrant le caractère principal qui distingue ces révolutions de toutes les autres : L'asservissement des vainqueurs aux lois des vaincus.

Dans les ouvrages de Mailla et Du Halde Voltaire trouve l'idée d'un mandarin qui sacrifie son fils pour sauver le fils de l'empereur. Dans Oronoko il trouve l'exemple d'une femme prise entre son amour pour son mari et la haine d'un despote ; en réunissant les deux faits, Voltaire en arrive à créer le personnage classique de la femme prise entre l'amour pour son fils et l'amour pour son mari; c'est la lutte entre ces deux devoirs que nous retrouvons dans Andromaque. Idamé est donc un personnage classique. Mais il convient de remarquer que ce n'est pas le point de départ de la tragédie ; c'est un expédient pour réunir deux ordres de faits qui n'avaient pas de rapports entre eux. La manière dont Voltaire a conçu son sujet marque un effort pour se libérer de la conception classique. Il a voulu en effet faire une peinture de moeurs, opposer la rudesse tartare à la sagesse chinoise. Cependant cette peinture reste superficielle parce que Voltaire procédant par opposition a fait ses Tartares trop tartares et ses Chinois trop chinois. Le personnage d'Idamé, le seul personnage classique de la tragédie fut unanimement loué par les contemporains comme la source unique des beautés de la pièce. »

Lecture. Voltaire, L'orphelin de la Chine. Lambert, Paris, 1755.
Lecture de L'Orphelin de la Chine, dans le salon de Madame Geoffrin. Images d'art. Musée de Rueil-Malmaison.

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ACTE I, SCÈNE I : IDAMÉ, ASSÉLI.

IDAMÉ : ...Chère & triste Asséli, sais-tu quelle est la main
Qui du Catai sanglant presse le vaste empire,
Et qui s'appesantit sur tout ce qui respire ?

ASSÉLI : On nomme ce tyran du nom de Roi des Rois :
C'est ce fier Gengis-Kan, dont les affreux exploits
Font un vaste tombeau de la superbe Asie...

IDAMÉ : Sais-tu que ce tyran de la Terre interdite,
Sous qui de cet État la fin se précipite,
Ce destructeur des Rois, de leur sang abreuvé,
Est un Scythe, un soldat, dans la poudre élevé,
Un guerrier vagabond de ces déserts sauvages,
Climats qu'un Ciel épais ne couvre que d'orages ?
C'est lui qui sur les siens briguant l'autorité,
Tantôt fort & puissant, tantôt persécuté,
Vint jadis à tes yeux, dans cette auguste ville,
Aux portes du palais demander un asile.
Son nom est Témugin ; c'est t'en apprendre assez.

ASSÉLI : Quoi ! c'est lui dont les vœux vous furent adressés ?
Quoi ! c'est ce fugitif, dont l'amour & l'hommage
À vos parents surpris parurent un outrage !
Lui qui traîne après lui tant de Rois ses suivants,
Dont le nom seul impose au reste des vivants !

IDAMÉ : C'est lui-même, Asséli : son superbe courage,
Sa future grandeur brillaient sur son visage.
Tout semblait, je l'avoue, esclave auprès de lui ;
Et lorsque de la Cour il mendiait l'appui,
Inconnu, fugitif, il ne parlait qu'en maître,
Il m'aimait ; & mon cœur s'en applaudit peut-être :
Peut-être qu'en secret je tirais vanité
D'adoucir ce lion dans mes fers arrêté,
De plier à nos mœurs cette grandeur sauvage,
D'instruire à nos vertus son féroce courage,
Et de le rendre enfin, grâces à ces liens,
Digne un jour d'être admis parmi nos citoyens.
Il eût servi l'État, qu'il détruit par la guerre :
Un refus a produit les malheurs de la Terre.
De nos peuples jaloux tu connais la fierté ;
De nos arts, de nos lois l'auguste antiquité ;
Une religion de tout temps épurée,
De cent siècles de gloire une suite avérée,
Tout nous interdisait, dans nos préventions,
Une indigne alliance avec les nations.
Enfin un autre hymen, un plus saint nœud m'engage ;
Le vertueux Zamti mérita mon suffrage.
Qui l'eût cru, dans ces temps de paix & de bonheur,
Qu'un Scythe méprisé serait notre vainqueur ?
Voilà ce qui m'alarme, & qui me désespère ;
J'ai refusé sa main ; je suis épouse & mère ;
Il ne pardonne pas : il se vit outrager,
Et l'univers sait trop s'il aime à se venger.
Étrange destinée, & revers incroyable !
Est-il possible, ô Dieu ! que ce peuple innombrable
Sous le glaive du Scythe expire sans combats,
Comme de vils troupeaux que l'on mène au trépas ?

*

ACTE II, SCÈNE VI : GENGIS, OCTAR.

GENGIS : Voici donc ce palais, cette superbe ville,
Où, caché dans la foule, & cherchant un asile,
J'essuyai les mépris, qu'à l'abri du danger
L'orgueilleux citoyen prodigue à l'étranger.
On dédaignait un Scythe ; & la honte & l'outrage
De mes vœux mal conçus devinrent le partage.
Une femme ici même a refusé la main
Sous qui depuis cinq ans tremble le genre humain.

OCTAR : Quoi ! dans ce haut degré de gloire & de puissance,
Quand le monde à vos pieds se prosterne en silence,
D'un tel ressouvenir vous seriez occupé !

GENGIS : Mon esprit, je l'avoue, en fut toujours frappé.
Des affronts attachés à mon humble fortune,
C'est le seul dont je garde une idée importune.
Je n'eus que ce moment de faiblesse & d'erreur :
Je crus trouver ici le repos de mon cœur.
Il n'est point dans l'éclat dont le sort m'environne ;
La gloire le promet, l'amour, dit-on, le donne.
J'en conserve un dépit trop indigne de moi :
Mais au moins je voudrais qu'elle connût son Roi,
Que son œil entrevît, du sein de la bassesse,
De qui son imprudence outragea la tendresse ;
Qu'à l'aspect des grandeurs qu'elle eût pu partager,
Son désespoir secret servît à me venger.

OCTAR : Mon oreille, Seigneur, était accoutumée
Aux cris de la victoire & de la renommée,
Au bruit des murs fumants renversés sous vos pas,
Et non à ces discours que je ne conçois pas.

GENGIS : Non, depuis qu'en ces lieux mon âme fut vaincue,
Depuis que ma fierté fut ainsi confondue,
Mon cœur s'est désormais défendu sans retour
Tous ces vils sentiments qu'ici on nomme amour ;
Idamé, je l'avoue, en cette âme égarée,
Fit une impression que j'avais ignorée.
Dans nos antres du Nord, dans nos stériles champs,
Il n'est point de beauté qui subjugue nos sens.
De nos travaux grossiers les compagnes sauvages
Partageaient l'âpreté de nos mâles courages.
Un poison tout nouveau me surprit en ces lieux :
La tranquille Idamé le portait en ses yeux :
Ses paroles, ses traits respiraient l'art de plaire :
Je rends grâce au refus qui nourrit ma colère ;
Son mépris dissipa ce charme suborneur,
Ce charme inconcevable & souverain du cœur.
Mon bonheur m'eût perdu ; mon âme toute entière
Se doit aux grands objets de ma vaste carrière.
J'ai subjugué le monde, & j'aurais soupiré !
Ce trait injurieux dont je fus déchiré,
Ne rentrera jamais dans mon âme offensée.
Je bannis sans regret cette lâche pensée.
Une femme sur moi n'aura point ce pouvoir ;
Je la veux oublier : je ne veux point la voir,
Qu'elle pleure à loisir sa fierté trop rebelle ;
Octar, je vous défends que l'on s'informe d'elle.

*

ACTE III, SCÈNE II : GENGIS, IDAMÉ, OCTAR, OSMAN.

Gengis veut la tête de l'Orphelin, dernier rejeton de la famille impériale. Zamti, époux d'Idamé, lui livre à la place son propre fils. Bouleversée, Idamé va jusqu'à Gengis demander la grâce de l'enfant. Gengis ne sait pas encore qui est cette mère qui vient à lui.

GENGIS : Oui, qu'elle vienne ; allez, & qu'on l'amène ici.
Qu'elle ne pense pas que par de vaines plaintes,
Des soupirs affectés, & quelques larmes feintes,
Aux yeux d'un conquérant on puisse en imposer.
Les femmes de ces lieux ne peuvent m'abuser.
Je n'ai que trop connu leurs larmes infidèles,
Et mon cœur dès longtemps s'est affermi contre elles.
Elle cherche un honneur dont dépendra son sort,
Et vouloir me tromper, c'est demander la mort.

OSMAN : Voilà cette captive à vos pieds amenée.

GENGIS : Que vois-je ! Est-il possible ! Ô Ciel, ô destinée !
Ne me trompai-je point ? Est-ce un songe, une erreur ?
C'est Idamé, c'est elle, & mes sens...

IDAMÉ : Ah ! Seigneur,
Tranchez les tristes jours d'une femme éperdue.
Vous devez vous venger, je m'y suis attendue ;
Mais, Seigneur, épargnez un enfant innocent.

GENGIS : Rassurez-vous ; sortez de cet effroi pressant...
Ma surprise, Madame, est égale à la vôtre...
Le destin qui fait tout nous trompa l'un & l'autre.
Les temps sont bien changés : mais si l'ordre des Cieux,
D'un habitant du Nord, méprisable à vos yeux,
A fait un conquérant, sous qui tremble l'Asie,
Ne craignez rien pour vous ; votre Empereur oublie
Les affronts qu'en ces lieux essuya Témugin.
J'immole à ma victoire, à mon trône, au destin,
Le dernier rejeton d'une race ennemie.
Le repos de l'État me demande sa vie.
Il faut qu'entre mes mains ce dépôt soit livré.
Votre cœur sur un fils doit être rassuré.
Je le prends sous ma garde.

IDAMÉ : À peine je respire.

GENGIS : Mais de la vérité, Madame, il faut m'instruire.
Quel indigne artifice ose-t-on m'opposer ?
De vous, de votre époux, qui prétend m'imposer ?

IDAMÉ : Ah ! des infortunés épargnez la misère.

GENGIS : Vous savez si je dois haïr ce téméraire.

IDAMÉ : Vous, Seigneur !

GENGIS : J'en dis trop, & plus que je ne veux.

IDAMÉ : Ah ! rendez-moi, Seigneur, un enfant malheureux.
Vous me l'avez promis, sa grâce est prononcée.

GENGIS : Sa grâce est dans vos mains : ma gloire est offensée,
Mes ordres méprisés, mon pouvoir avili ;
En un mot vous savez jusqu'où je suis trahi ;
C'est peu de m'enlever le sang que je demande,
De me désobéir alors que je commande,
Vous êtes dès longtemps instruite à m'outrager ;
Ce n'est pas d'aujourd'hui que je dois me venger.
Votre époux !... ce seul nom le rend assez coupable.
Quel est donc ce mortel pour vous si respectable,
Qui sous ses lois, Madame, a pu vous captiver ?
Quel est cet insolent qui pense me braver ?
Qu'il vienne.

IDAMÉ : Mon époux vertueux & fidèle,
Objet infortuné de ma douleur mortelle,
Servit son Dieu, son Roi, rendit mes jours heureux.

GENGIS : Qui ?... lui ?... mais depuis quand formâtes-vous ces nœuds ?

IDAMÉ : Depuis que loin de nous le sort qui vous seconde
Eût entraîné vos pas pour le malheur du monde.

GENGIS : J'entends, depuis le jour que je fus outragé ;
Depuis que de vous deux je dus être vengé ;
Depuis que vos climats ont mérité ma haine.

*

ACTE III, SCÈNE IV : GENGIS, OCTAR.

Idamé révèle à Gengis le troc de l'enfant et affirme son amour pour son mari. Gengis est irrésolu.

GENGIS : D'où vient que je gémis ? D'où vient que je balance ?
Quel Dieu parlait en elle & prenait sa défense ?
Est-il dans les vertus, est-il dans la beauté
Un pouvoir au-dessus de mon autorité ?
Ah ! demeurez, Octar, je me crains, je m'ignore ;
Il me faut un ami ; je n'en eus point encore ;
Mon cœur en a besoin.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Juste Ciel ! À ce point mon cœur serait changé !
C'est ici que ce cœur connaîtrait les alarmes,
Vaincu par la beauté, désarmé par les larmes,
Dévorant mon dépit, & mes soupirs honteux !
Moi, rival d'un esclave, & d'un esclave heureux !
Je souffre qu'il respire, & cependant on l'aime ;
Je respecte Idamé jusqu'en son époux même :
Je crains de la blesser en enfonçant mes coups
Dans le cœur détesté de cet indigne époux.
Est-il bien vrai que j'aime ? Est-ce moi qui soupire ?
Qu'est-ce donc que l'amour ? A-t-il donc tant d'empire ?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Qui connaît mieux que moi jusqu'où va ma puissance ?
Je puis, je le sais trop, user de violence.
Mais quel bonheur honteux, cruel, empoisonné,
D'assujettir un cœur qui ne s'est point donné,
De ne voir en des yeux, dont on sent les atteintes,
Qu'un nuage de pleurs & d'éternelles craintes,
Et de ne posséder, dans sa funeste ardeur,
Qu'une esclave tremblante à qui l'on fait horreur !
Les monstres des forêts qu'habitent nos Tartares,
Ont des jours plus sereins, des amours moins barbares.
Enfin, il faut tout dire ; Idamé prit sur moi
Un secret ascendant, qui m'imposait la loi.
Je tremble que mon cœur aujourd'hui s'en souvienne.
J'en étais indigné ; son âme eut sur la mienne,
Et sur mon caractère, & sur ma volonté,
Un empire plus sûr & plus illimité,
Que je n'en ai reçu des mains de la victoire
Sur cent rois détrônés, accablés de ma gloire :
Voilà ce qui tantôt excitait mon dépit.
Je la veux pour jamais chasser de mon esprit ;
Je me rends tout entier à ma grandeur suprême,
Je l'oublie, elle arrive, elle triomphe, & j'aime.

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