Jacques-Philibert Rousselot de Surgy (1737-?)

Jacques-Philibert Rousselot de Surgy (1737- ?) : Mélanges intéressants et curieux. Tomes IV et V : La Chine. Durand, Paris, 1763-1765.

MÉLANGES INTÉRESSANTS ET CURIEUX

ou Abrégé d'histoire naturelle, morale, civile et politique de l'Asie, l'Afrique, et des Terres polaires

Tomes IV et V : LA CHINE

Biographie - Édition

  • "Le père Duhalde, jésuite, a pris soin de rassembler les différents mémoires des religieux de sa société sur la Chine, & d'en faire un corps d'histoire. Le discernement de l'auteur & le mérite de l'ouvrage, sont assez connus pour nous dispenser d'en parler. C'est d'après cet écrivain aussi savant que judicieux, que nous avons traité de cet empire, mais sans nous dispenser d'avoir recours aux originaux dont il s'est servi & que nous avons eu soin de citer en note."
  • "Nous avons aussi consulté plusieurs autres voyageurs qui ont écrit sur la Chine, & dont le père Duhalde n'a pas fait mention. Tels sont Marc-Paul, Emmanuel Pinto ; Navarette, Espagnol & missionnaire dominicain, les voyageurs hollandais, Gemelli Carreri, Laurent Lange envoyé du czar Pierre à l'empereur de la Chine, le Gentil, Yibrant-Ides & l'amiral Anson, & plusieurs autres."
  • Rousselot de Surgy poursuivit l'ouvrage de l'abbé Prévost, l'Histoire générale des Voyages, mais il étendit ce travail de compilation dans les Mélanges, en tirant aussi parti des travaux de Buffon, de Mailla, des atlas, des ouvrages de géographes et de mémoires de l'Académie, et en exerçant enfin un esprit critique, notamment sur la nature politique de l'empire chinois.


Extraits : Gouvernement chinois - Caractère des Chinois
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Gouvernement chinois


Personne n'ayant mieux développé le système de la politique chinoise, que l'illustre Montesquieu, c'est d'après cet écrivain respectable que nous allons en examiner les ressorts. Si nous ne nous trouvons pas toujours du même sentiment, nous aurons soin d'en exposer les raisons avec tous les égards dûs à la mémoire de ce grand homme.

« Nos missionnaires, dit-il, nous parlent du vaste empire de la Chine, comme d'un gouvernement admirable qui mêle dans son principe, la crainte, l'honneur & la vertu. J'ignore ce que c'est que cet honneur dont on parle chez un peuple qui ne fait rien qu'à coups de bâton. D'ailleurs, il s'en faut beaucoup que nos commerçants nous donnent l'idée de cette vertu dont parlent les missionnaires. On peut les consulter sur les brigandages des mandarins. Les lettres du père Parennin, sur le procès que l'empereur fit faire à des princes du sang, néophytes, qui lui avaient déplu, nous font voir un plan de tyrannie constamment suivi, & des injures faites à la nature humaine avec règle, c'est-à-dire, de sang-froid. Nous avons encore les lettres de M. de Mairan & du même père Parennin sur le gouvernement de la Chine ; après bien des questions & des réponses sensées, tout le merveilleux s'est évanoui.

Ne peut-il pas se faire que les premiers missionnaires aient été trompés d'abord par une apparence d'ordre ; qu'ils aient été frappés de cet exercice continuel de la volonté d'un seul, par lequel ils sont gouvernés eux-mêmes, & qu'ils aiment tant à trouver dans les cours des rois d'Asie ; parce que, n'y allant que pour faire de grands changements, il leur est plus aisé de convaincre les princes qu'ils peuvent tout faire, que de persuader aux peuples qu'ils doivent tout souffrir.

Telle est la nature de la chose, que le mauvais gouvernement y est d'abord puni. Le désordre y naît soudain, parce que ce peuple prodigieux y manque de subsistance. En d'autres pays, on revient difficilement des abus, c'est qu'ils n'ont pas des effets aussi sensibles qu'à la Chine. Ici, le prince y est tout à coup averti d'une manière éclatante de la mauvaise administration des gouverneurs & des vicerois. Un empereur de la Chine ne sentira point, comme nos princes que, s'il gouverne mal, il sera moins heureux dans l'autre vie, moins puissant & moins riche dans celle-ci. Il saura que, si son gouvernement n'est pas bon, il perdra l'empire & la vie. Comme, malgré les expositions des enfants, le peuple augmente toujours à la Chine, il faut un travail infatigable pour faire produire aux terres de quoi le nourrir, cela demande une grande attention de la part du gouvernement. Il est en tout temps intéressé à ce que tout le monde puisse travailler, sans crainte d'être frustré de ses peines ; ce doit donc être moins un gouvernement civil qu'un gouvernement domestique.

Voilà ce qui a produit les règlements dont on parle tant. On a voulu faire régner les lois avec le despotisme. Mais ce qui est joint avec le despotisme n'a pas de force. En vain ce despotisme, pressé par ses malheurs, a-t-il voulu s'enchaîner ? il s'arme de ses chaînes, & devient plus terrible encore. »

Joignons ici le sentiment des auteurs anglais de l'Histoire universelle : « Il n'y a point de puissance sur la terre, disent-ils, plus despotique que l'empereur de la Chine. » D'après les assertions de ces savants écrivains, il n'est personne sans doute qui ne juge que la volonté de l'empereur de la Chine est une loi irrésistible ; cependant on serait dans l'erreur : M. de Montesquieu va nous détromper. L'empereur de la Chine (est-il dit dans le livre 15, chapitre 8) est encore le souverain pontife ; il y a des livres, qui sont entre les mains de tout le monde, auxquels il doit lui-même se conformer. En vain un empereur voulût-il les abolir, ils triomphèrent de la tyrannie.

La même chose est arrivée à l'égard du tribunal historique.

Quelle conséquence peut-on tirer de cette résistance, sinon que l'empereur, quoique très absolu, ne jouit pas cependant d'un pouvoir arbitraire, qui n'éprouve jamais de contradiction. Nous ne concevons pas bien ce que M. de Montesquieu a voulu dire par ces mots : « J'ignore ce que c'est que cet honneur dont on parle chez un peuple qui ne fait rien qu'à coups de bâton. » Aurait-il trouvé mauvais qu'à la Chine on punisse par la bastonnade les fautes qu'on punît en Europe de la prison, du fouet & du bannissement. Quelqu'un, par cette même raison, serait-il fondé à dire des gouvernements d'Europe : Peut-il y avoir de l'honneur chez des peuples, qui ne règlent leur conduite que sur la crainte de la prison, du fouet & des galères ?

Qu'on lise les annales chinoises, on verra que, dans tous les temps, il y a eu des martyrs du bien public.


[Un plan de tyrannie de l'empereur Yon-tching ?]

Ne celons pas non plus que nous avons lu avec attention tout ce que les missionnaires ont rapporté du procès des princes du sang, dont parle M. de Montesquieu. Rien n'a plus servi à nous confirmer dans notre opinion. Bien loin d'y apercevoir un plan de tyrannie constamment suivi de la part de l'empereur Yon-tching, nous n'y avons remarqué qu'une conduite injuste à la vérité, mais que la politique semble autoriser, & dont on a plus d'un exemple dans les gouvernements d'Europe. Ces princes du sang étaient fils de Sourniama, qui avait été accusé d'avoir trempé dans la conjuration tramée contre Yon-tching, en faveur de son huitième frère, & qui avait été arrêté prisonnier en 1724, dans le même temps que le père Morao. Outre cela, il paraît, par le discours que Sourniama fit, au lit de la mort, à ses enfants, qu'il y avait une haine personnelle entre les deux familles de Sourniama & d'Yon-tching. C'est ce qui engageait sans doute l'empereur à faire procéder contre les fils de Sourniama, en couvrant son animosité du prétexte de la religion ; ou peut-être encore que cet empereur présumait qu'une religion qui inspirait tant de fermeté, quoiqu'indifférente dans des particuliers, pouvait devenir dangereuse dans des princes, & les porter à une révolte criminelle. Mais on ne peut sans injustice attribuer ses procédés à sa haine contre la religion, ni à un caractère dur & tyrannique.

La loi chrétienne avait été jugée contraire aux lois de l'empire ; elle avait été proscrite, rien n'était plus juste. Mais, si l'empereur n'eût eu d'autres motifs pour condamner ces princes que dans leur attachement à une religion qu'il haïssait, pourquoi aurait-il fait relâcher leurs domestiques, qui étaient aussi chrétiens ? Pourquoi cet empereur aurait-il nommé le médecin Mathieu, qui s'était déclaré lui-même chrétien à ses pieds, à une charge considérable vacante dans le tribunal de Médecine, à l'exclusion de trois autres aspirants chinois ? Pourquoi, enfin, cet empereur laissait-il paisibles, au milieu de sa capitale, les ministres de cette religion dont il était l'ennemi, & les accablait-il d'honneurs & de présents ?

Les missionnaires avouent eux-mêmes qu'ils ont été plus considérés, & qu'ils ont plus reçus de faveurs d'Yon-tching, que de son père Cang-hi, qui s'était montré ouvertement le protecteur de la loi de Jésus-Christ & de ses apôtres. En vain, ces pieux missionnaires, pour concilier ces contradictions, veulent-ils faire intervenir la providence particulière de Dieu ; nous sentons, comme eux, combien elle est nécessaire en pareille circonstance ; mais nous ne présumons pas que tout le monde se rende facilement à de tels miracles. D'ailleurs, pourra-t-on jamais accuser de tyrannie un empereur qui s'exprime, ainsi qu'il suit, dans un ordre qu'il donnait pour soulager son peuple, & pour l'établissement des greniers publics... Je fais mon possible pour soulager mon peuple affligé. Je gémis sur ses calamités : il n'est point de moment que je n'y pense.

C'est ce même empereur qui a ordonné que, dans chaque ville du royaume, on honorât par quelque monument, la mémoire de toute personne qui aurait donné de bons exemples, & qui se serait distinguée par ses vertus ; tel qu'un juge, par son intégrité ; une femme, par sa fidélité & son amour conjugal ; une fille, par sa chasteté ; un fils, par sa tendresse filiale. En 1725, il y eut une inondation terrible, causée par le débordement du fleuve Hoang-ho. Les mandarins supérieurs ne manquèrent pas, comme il est d'usage, d'attribuer la cause de ce malheur à la négligence des mandarins subalternes, & de les déférer à l'empereur.

— Ne jetez pas cette faute sur les mandarins, répondit ce souverain : c'est moi qui suis coupable. Ces calamités affligent mon peuple, parce que je manque des vertus que je devrais avoir. Pensons à nous corriger de nos défauts, & à remédier à l'inondation. À l'égard des mandarins que vous accusez, je leur pardonne. Je n'accuse que moi-même de mon peu de vertu.

Enfin, ce nouveau monarque, dit le père Contancin, dans un avertissement qu'il a donné écrit du pinceau rouge, exhorte tous les mandarins qui, selon leur dignité, ont droit de présenter des mémoriaux, de réfléchir mûrement sur ce qui peut contribuer au bien du gouvernement, de lui témoigner leurs lumières par écrit, & de censurer sans ménagement ce qu'ils trouveront de répréhensible dans sa conduite.

Ajoutons une question qui ne peut manquer de contrarier beaucoup l'idée d'un despotisme sans borne, qu'on dit établi à la Chine.

Qu'est-ce qu'un despotisme qui tolère dans ses États des corps anciens de magistrats & de savants, qui ont des lois établies pour rendre la justice aux peuples, qui ont été souvent, & avec succès, faire des remontrances & leur despote, lui donner des leçons, & lui dire avec autant de vérité que de hardiesse, que l'obligation où il est de modérer sa puissance l'établit au lieu de la détruire ; que telle de ses ordonnances étant contraire au bien de ses peuples, il est nécessaire de la révoquer, ou d'y faire des modifications ; qu'un de ses favoris abuse de sa bonté pour opprimer le peuple, qu'il convient de le priver de ses charges, & de le punir de ses vexations.

S'il arrivait que l'empereur n'eût aucun égard à ces remontrances, & qu'il fît essuyer son ressentiment aux mandarins qui auraient eu le courage d'embrasser la cause publique, il tomberait dans le mépris ; & les mandarins au contraire recevraient les plus grands éloges, leurs noms seraient immortalisés & célébrés éternellement par toutes sortes d'honneurs & de louanges.

Disons encore que les déclarations de l'empereur n'ont de force dans tout l'empire qu'après leur enregistrement dans les tribunaux souverains.


[Autorité très étendue, mais tempérée par les lois]

Toutes ces raisons nous portent à regarder l'empereur de la Chine, moins comme un despote absolu que comme un monarque en qui réside une autorité très étendue, mais tempérée par les lois. On reconnaît, dans cette forme de gouvernement, le modèle de ces législations primitives qui durent suivre ces temps déplorables où l'espèce humaine presque anéantie, sans séjour, privée de subsistance, se donna ces règlements admirables qu'on retrouve chez les anciens peuples ; règlements où se montre cet esprit d'encouragement alors si nécessaire pour favoriser les progrès de l'agriculture & de l'industrie, pour accroître la population & veiller à son entretien ; règlements enfin où l'on n'a rien laissé échapper des soins & de l'attention que demande une bonne économie civile & politique.

Afin de mettre le lecteur à portée de prononcer lui-même sur la nature du gouvernement de la Chine, faisons connaître ici le véritable despotisme par ses causes & ses effets ; nous ne pouvons mieux y parvenir qu'en laissant parler un philosophe respectable dont les ouvrages font également l'éloge de la sagacité de son esprit & de la bonté de son cœur.

Le despotisme, dit cet écrivain, a sa source dans l'amour du plaisir, & par conséquent, dans la nature de l'homme : chacun veut être le plus heureux qu'il est possible, chacun veut être revêtu d'une puissance qui force les hommes à contribuer de tout leur pouvoir à son bonheur ; c'est pour cet effet qu'on veut leur commander. On régit les peuples, ou selon les lois & des conventions établies, ou par une volonté arbitraire ; dans le premier cas, il est dans les États un corps puissant de magistrats qui sont les dépositaires de ces lois. Jugé par ces magistrats, le peuple a des idées du juste & de l'injuste, il connaît ses devoirs & ceux du prince, tout le monde sait quels sont les engagements réciproques qui lient ensemble tous les membres de la société. La justice n'est autre chose que la connaissance de ces engagements.

Chez les peuples soumis à un pouvoir arbitraire, on ignore qu'il est un bien public ; les citoyens n'ont aucune part à l'administration des affaires ; l'on y voit avec chagrin, quiconque tourne ses regards sur le malheurs de la patrie. Le souverain au-dessus des lois donne l'exemple du crime & apprend à mépriser la justice. Les angoisses perpétuelles de la crainte tiennent les âmes avilies, sans force, sans noblesse, sans courage ; on ne pense point ; les esprits sont aussi énervés que les corps ; la paresse, l'inutilité, & même le danger de penser en entraîne bientôt l'impuissance. Les ministres d'un despote pourraient-ils être animés du désir du bien, ils ne le connaissent pas. Pour le faire il faut s'éclairer, on ne s'éclaire que par l'étude & la méditation ; c'est un travail, une fatigue, quel motif pourrait les y exciter, ils n'ont point de censure à craindre.

Dans tous ces traits, qui caractérisent le despotisme, il ne s'en trouve pas un seul qui puisse s'adopter au gouvernement chinois ; rien ne prouve peut-être mieux contre le sentiment de M. de Montesquieu, que la liberté de la censure qui est ouverte aux kolis contre l'empereur même.

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Caractère des Chinois


Nous en avons sans doute assez dit, pour donner, sinon une connaissance parfaite, au moins des idées justes & précises de l'empire de la Chine & de ses habitants. Il ne nous reste plus qu'à résumer en peu de mots, tout ce que nous avons rapporté, pour en faire sortir naturellement le résultat, & présenter le caractère de la nation.

Rien assurément ne serait comparable au bel ordre établi par les règlements chinois, si ceux qui ont part au gouvernement se faisaient un devoir d'observer exactement des lois si sages. Mais à la Chine, le mal est pire encore qu'ailleurs. Il est fort commun de voir la justice & la raison sacrifiées à l'intérêt personnel. L'avarice, l'ambition, l'amour du plaisir ont beaucoup de part à tout ce qui s'y passe. On trompe dans le commerce ; l'injustice règne dans les tribunaux ; les intrigues occupent les princes & les courtisans. Les officiers inférieurs trompent les mandarins supérieurs ; ceux-ci en imposent aux tribunaux suprêmes, & les grands officiers cherchent à surprendre l'empereur. Ils savent bien couvrir leurs passions sous les expressions les plus humbles & les plus flatteuses ; ils affectent dans leurs mémoires un tel air de désintéressement, qu'il est difficile que le souverain ne prenne le mensonge pour la vérité.

Les gens de qualité sont si adroits à cacher leurs vices, & les dehors sont si bien gardés que, si un étranger n'a soin de s'instruire à fond, tout lui paraît parfaitement réglé.

Quoique les Chinois aient acquis grand nombre de nouvelles connaissances par le commerce des Européens, ils ne laissent pas d'avoir encore bien des préjugés. Il n'y a point de nation plus vaine, plus fière avec l'étranger, plus entêtée de son pays, & de sa prétendue supériorité. Rien n'est bien que ce qui se fait chez eux ; rien n'est vrai que ce que leurs philosophes ont enseigné, & il n'est point d'autres docteurs dans le monde que ceux qu'ils reconnaissent. Un attachement indomptable à leurs anciennes méthodes, aux coutumes de leurs pères, leur ferme les yeux sur les avantages qu'ils pourraient retirer de la manière européenne. C'est pour eux une pratique barbare, qu'ils rejettent obstinément sans examen. Lorsque les jésuites firent bâtir une église à Pékin, par les ordres de l'empereur Cang-hi, ils eurent une peine infinie à engager le architectes chinois à travailler sur les dessins venus d'Europe.

On n'a jamais pu leur persuader de changer la construction de leurs vaisseaux, quelque mauvaise qu'elle soit. En un mot, ils ne veulent rien apprendre des autres peuples.

Le seul endroit par où les Chinois paraissent, au premier coup d'œil mériter quelques éloges, c'est la douceur de leurs mœurs, & l'égalité d'humeur qui préside à toutes leurs actions. Ils sont encore naturellement laborieux, actifs, patients, d'un sang-froid admirable. Les voies de fait leur sont inconnues, & le peuple n'y a point cette rudesse qui partout ailleurs le caractérise.

Mais cet avantage d'affecter à l'extérieur une égalité uniforme, cette attention à réprimer toute marque apparente de violence & de passion, leur donnent-elles un fond de droiture & de bonté ? C'est ce dont personne ne conviendra. Au contraire, l'hypocrisie, la fourberie, la cupidité, forment le caractère particulier des Chinois. Pour peu que l'on sonde le cœur humain, on s'aperçoit que tous ces vices ont leur source immédiate dans cette contrainte extérieure, qui, loin d'anéantir les passions, ne sert qu'à les faire triompher plus sûrement sous le voile d'une égalité factice. Un homme violent, un homme emporté, est sujet sans doute à beaucoup de défauts & d'imprudences. Ces défauts n'excluent pas la sincérité, la bonté du cœur, le courage, & bien d'autres vertus aussi estimables. C'est même ordinairement l'apanage des personnes de ce caractère. Il en est tout autrement de cette politesse cérémonieuse, de ces façons doucereuses & méthodiques dont on s'est fait une fois une habitude. C'est un masque continuel qui est le même en tous les temps, en tous les lieux ; avec de telles personnes, il faut être sur ses gardes. L'expérience ne justifie malheureusement que trop combien la défiance est nécessaire. Les lois chinoises font un devoir indispensable d'être toujours poli, respectueux & gracieux, d'avoir toujours un extérieur composé. On s'y conforme ; mais l'intérieur est l'esclave des passions. Concentrées au-dedans, leur ravage en est plus terrible, & le cœur est infecté de tous les vices qu'elles produisent, sans espoir de jamais en être délivré. C'est ainsi que les passions violentes ne paraissent s'affaiblir qu'en donnant une nouvelle force à celles qui sont plus étroitement liées à l'intérêt personnel.

La nation chinoise offre un exemple de cette vérité. Il n'en est point de plus polie, point de plus attachée aux bienséances : de même il n'en n'ait point de plus défiante, de plus fourbe & de plus intéressée.

Il est vrai qu'on doit compter parmi les causes de sa cupidité, les dogmes de la religion. Ils ne promettent point de biens, point de bonheur en l'autre monde ; un Chinois veut s'en procurer dans celui-ci le plus qu'il est possible. Des gens qui croient que tout s'anéantit avec eux, peuvent-ils avoir des espérances dans une autre vie ? Pourvu qu'ils jouissent de celle-ci, qui est présente, qu'ont-ils besoin de s'imposer des mortifications pour être heureux dans un autre monde ? Ils n'en reconnaissent pas la réalité. Aussi c'est ce qui les rend si avides de richesses : c'est ce qui leur fait compter pour rien leur vie & leur honneur, lorsqu'il est question de gain & de profit.

Écoutons le père Le Comte ; il a habité la Chine pendant vingt ans. Outre que son témoignage est digne de foi, il a le mérite encore d'être conforme à celui de tous les voyageurs qui ont séjourné dans cet empire.

« On ne saurait croire, dit ce missionnaire, jusqu'où va leur souplesse & leur sensibilité, quand il faut ménager une bonne occasion, ou profiter des ouvertures qu'on leur donne.
Le désir d'acquérir les tourmente continuellement, & leur fait découvrit cent nouveaux moyens de gagner, qui n'entrent pas naturellement dans l'esprit. Comme il n'y a rien dont ils ne sachent profiter, pour le moindre gain, ils entreprennent les courses les plus difficiles. »

On peut encore ajouter au caractère des Chinois, beaucoup de timidité & de lâcheté ; mais en même temps beaucoup de cruauté, & de passion pour se venger, lorsqu'ils se croient offensés. La victoire en pareil cas, disent-ils, ne consiste pas à triompher de son ennemi mais à se vaincre, soi-même. D'après ces principes, ils endurent fort bien des coups de bâton, sans se mettre en devoir de se défendre, ou ils cherchent leur salut dans la fuite. Cependant il ne faut pas croire qu'un Chinois oublie facilement une insulte. Il dissimule patiemment jusqu'à l'occasion de perdre son ennemi. Quelque tardive qu'elle soit, il l'attend, sans faire paraître au-dehors la moindre animosité. Se présente-t-elle ? Il la saisit avec une ardeur d'autant plus vive qu'elle a été plus longtemps retenue.


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