François Quesnay (1694-1774) : Despotisme de la Chine

Extrait des :

ŒUVRES ÉCONOMIQUES ET PHILOSOPHIQUES DE FRANÇOIS QUESNAY
Fondateur du système physiocratique

Peelman, Paris, 1888, pages 563-660
Première parution : Éphémérides, Paris, mars, avril, mai et juin 1767.

  • "Nous nous empressons de communiquer à nos lecteurs cet ouvrage intéressant que nous leur avions annoncé. L'auteur l'a divisé en huit chapitres, également curieux, qu'il a rédigés, suivant son usage, avec la plus grande précision. Le premier traite de l'origine, de l'étendue et de la prospérité de la Chine. Le second contient le détail des lois fondamentales de cet empire. Le troisième est une analyse de sa législation positive. Le quatrième roule sur le système de l'impôt. Le cinquième sur l'autorité de l'empereur. Le sixième sur l'administration, les lois pénales et les mandarins. Le septième sur les défauts reprochés au gouvernement de la Chine. Mais le huitième et le plus important de tous est un résumé des précédents, qui contient un parallèle entre les constitutions naturelles du meilleur gouvernement des empires, et les principes de la science qu'on enseigne et qu'on pratique à la Chine." Abbé Baudeau, rédacteur des Éphémérides.

Extraits : Note de l'éditeur - Avant-propos - Richesses et population - Lois chinoises et principes naturels
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Note de l'éditeur

Ce mémoire étendu, qui a paru dans quatre numéros (mars, avril, mai et juin 1767) des Ephémérides, peut, dans un certain sens, être envisagé comme le précurseur de l'ouvrage de Mercier de la Rivière, l'Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, lequel a paru en juin de la même année et a surtout développé les principes politiques du système. Quesnay se trouve vis-à-vis de ce dernier ouvrage à peu près dans une même position qu'à l'égard de la première édition du Tableau économique par le marquis de Mirabeau. Du moins, on peut en conclure ainsi par un passage d'une lettre inédite du marquis de Mirabeau à son ami Longo, du 27 mai 1788, disant : « J'ai vu l'auteur de l'Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques travailler six semaines entières en robe de chambre dans l'entresol du docteur (Quesnay), fondre et refondre son ouvrage et ensuite renier son père et sa mère. » (Loménie, Les Mirabeau, tome II, page 334.) C'est pourquoi Mably, dans ses Doutes proposés aux philosophes économistes sur l'ordre naturel et essentiel des sociétés politiques (1768), dirigeait contre le "Despotisme de la Chine", de Quesnay, publié dans les Ephémérides, ses attaques de la même manière que contre l'ouvrage de Mercier de la Rivière. Le mémoire a été en général peu remarqué ; il n'appartient d'ailleurs pas aux meilleurs travaux de l'auteur. Mais pour l'histoire du système physiocratique, il est remarquable en ce qu'il prouve que les opinions spécialement politiques de celui-ci ont reçu la forme définitive plus tard que les opinions spécialement économiques. De même, les Maximes qui sont ultérieurement venues s'ajouter aux Maximes générales, sont, la plupart, rédigées dans un sens politique.

La Notice abrégée de Dupont annonce comme suit l'apparition de la première partie de ce mémoire : « Celui (le volume) qui fut publié au mois de mars, dont nous avons à parler à présent, renferme d'abord le commencement de l'ouvrage intitulé le Despotisme de la Chine par l'auteur du Tableau économique sous le nom de M. A. »

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Avant-propos

On comprend le gouvernement de la Chine sous le nom de despotisme, parce que le souverain de cet empire réunit en lui seul toute l’autorité suprême. Despote signifie MAÎTRE ou SEIGNEUR : ce titre peut donc s’étendre aux souverains qui exercent un pouvoir absolu réglé par les lois, et aux souverains qui ont usurpé un pouvoir arbitraire qu’ils exercent en bien ou en mal sur des nations dont le gouvernement n’est pas assuré par des lois fondamentales. Il y a donc des despotes légitimes et des despotes arbitraires et illégitimes. Dans le premier cas, le titre de despote ne paraît pas différer de celui de monarque ; mais ce dernier titre se donne à tous les rois, c’est-à-dire à ceux dont l’autorité est unique et absolue, et à ceux dont l’autorité est partagée ou modifiée par la constitution des gouvernements dont ils sont les chefs. On peut faire la même observation sur le titre d’empereur : il y a donc des monarques, des empereurs, des rois, qui sont despotes et d’autres qui ne le sont pas. Dans le despotisme arbitraire, le nom de despote est presque toujours regardé comme un titre injurieux qu’on donne à un souverain arbitraire et tyrannique.

L’empereur de la Chine est un despote ; mais en quel sens lui donne-t-on cette dénomination ? Il me paraît qu’assez généralement en Europe on a des idées peu favorables sur le gouvernement de cet empire ; je me suis aperçu, au contraire, par les relations de la Chine, que sa constitution est fondée sur des lois sages et irrévocables, que l’empereur fait observer, et qu’il observe lui-même exactement : on en pourra juger par la simple compilation de ces relations mêmes qu’on va donner ici sous ce point de vue.

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Richesses et population

Cependant, malgré l’industrie et la sobriété du peuple chinois, malgré la fertilité de ses terres et l’abondance qui y règne, il est peu de pays où il y ait autant de pauvreté dans le menu peuple.

Quel que soit cet empire, il est trop étroit pour la multitude qui l’habite. L’Europe réunie ne fournirait pas autant d’hommes et de familles.

Cette multiplication prodigieuse du peuple, si utile et si désirée dans nos États d’Europe (où l’on croit que la grande population est la source de l’opulence ; en prenant l’effet pour la cause, car partout la population surpasse l’opulence : ce sont les richesses qui multiplient les richesses et les hommes ; mais la propagation des hommes s’étend toujours au delà des richesses) ; cette multiplication y produit quelquefois de funestes effets. On voit des gens si pauvres que, ne pouvant fournir à leurs enfants les aliments nécessaires, ils les exposent dans les rues. On croira que l’aumône n’est pas assez excitée par le gouvernement pour le secours des indigents ; mais l’aumône ne pourrait pas y suppléer, car dans l’ordre de la distribution des subsistances, les salaires payés aux hommes pour leurs travaux les font subsister ; ce qui se distribue en aumône est un retranchement dans la distribution des salaires qui font vivre les hommes dénués de biens ; ceux qui ont des revenus n’en peuvent jouir qu’à l’aide des travaux et des services p.580 de ceux qui n’en ont pas, la dépense des uns est au profit des autres ; la consommation des productions de haut prix est payée à ceux qui les font naître et leur rend les dépenses nécessaires pour les reproduire ; c’est ainsi que les dépenses multiplient et perpétuent les richesses. L'aumône est nécessaire pour pourvoir aux besoins pressants de l’indigent, qui est dans l’impuissance d’y pourvoir par lui-même ; mais c’est toujours autant de détourné de l’ordre des travaux et de la distribution des richesses, qui font renaître les richesses nécessaires pour la subsistance des hommes ; ainsi, quand la population excède les richesses, l’aumône ne peut suppléer à l’indigence inévitable par l’excès de population.

La misère produit à la Chine une quantité énorme d’esclaves ou de gens qui s’engagent sous condition de pouvoir se racheter : un homme vend quelquefois son fils, se vend lui-même avec sa famille, pour un prix très médiocre ; le gouvernement, d’ailleurs si attentif, ferme les yeux sur ces inconvénients et ce spectacle affreux se renouvelle tous les jours (Histoire générale des voyages).

L’autorité des maîtres sur les esclaves se borne aux devoirs ordinaires du service et ils les traitent comme leurs enfants, aussi leur attachement est-il inviolable pour leurs patrons. Si quelque esclave s’enrichit par son industrie, le maître n’a pas droit d’envahir son bien et il peut se racheter si son maître y consent, ou si dans son engagement il en a retenu le droit (Mélanges intéressants et curieux).

Tout le monde se faisant un devoir d’être entretenu proprement, ce n’est que par un travail continuel qu’on peut y pourvoir ; aussi n’est-il point de nation plus laborieuse, point de peuple plus sobre et plus industrieux.

Un Chinois passe les jours entiers à bêcher ou remuer la terre à force de bras ; souvent même, après avoir resté pendant une journée dans l’eau jusqu’aux genoux, il se trouve fort heureux de trouver le soir chez lui du riz, des herbes et un peu de thé. Mais ce paysan a sa liberté et sa propriété assurée ; il n’est point exposé à être dépouillé par des impositions arbitraires, ni par des exactions de publicains, qui déconcertent les habitants des campagnes et leur font abandonner un travail qui leur attire des disgrâces beaucoup plus redoutables que le travail même. Les hommes sont fort laborieux partout où ils sont assurés du bénéfice de leur travail ; quelque médiocre que soit ce bénéfice, il leur est d’autant plus précieux que c’est leur seule ressource pour pourvoir autant qu’ils le peuvent à leurs besoins.

Les artisans courent les villes du matin au soir pour chercher pratique : la plupart des ouvriers à la Chine travaillent dans les maisons particulières. Par exemple, veut-on se faire un habit ? le tailleur vient chez vous le matin et s’en retourne le soir ; il en est ainsi de tous les artisans, ils courent continuellement les rues pour chercher du travail ; jusqu’aux forgerons qui portent avec eux leur enclume et leur fourneau, pour des ouvrages ordinaires ; les barbiers mêmes, si l’on en croit les missionnaires, se promènent dans les rues, un fauteuil sur les épaules, le bassin et le coquemar à la main. Tout le monde avec de la bonne volonté, sans infortunes et sans maladie, trouve le moyen de subsister ; comme il n’y a pas un pouce de terre cultivable inutile dans l’empire, de même il n’y a personne, ni homme ni femme, quel que soit son âge, fût-il sourd ou aveugle, qui ne gagne aisément sa vie. Les moulins pour moudre le grain sont la plupart à bras, une infinité de pauvres gens et d’aveugles sont occupés à ce travail.

Enfin toutes les inventions que peut chercher l’industrie, tous les avantages que la nécessité peut faire valoir, toutes les ressources qu’inspire l’intérêt sont ici employées et mises à profit. Grand nombre de misérables ne doivent leur subsistance qu’au soin qu’ils ont de ramasser les chiffons et les balayures de toutes espèces qu’on jette dans les rues. On fait même trafic d’ordures encore plus sales, pour fertiliser la terre ; dans toutes les provinces de la Chine, on voit une infinité de gens qui portent des seaux à cet usage ; d’autres vont sur les canaux qui règnent derrière les maisons, remplir leurs barques à toute heure du jour ; les Chinois n’en sont pas plus étonnés qu’on l’est en Europe de voir passer des porteurs d’eau ; les paysans viennent dans les maisons acheter ces sortes d’ordures et donnent en paiement du bois, de l’huile, des légumes, etc. Dans toutes les villes il y a des lieux publics dont les maîtres tirent de grands avantages.



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Comparaison des lois chinoises avec les principes naturels, constitutifs des gouvernements prospères

Jusqu’ici nous avons exposé la constitution politique et morale du vaste empire de la Chine, fondée sur la science et sur la loi naturelle, dont elle est le développement. Nous avons suivi à la lettre, dans cette compilation, le récit des voyageurs et des historiens, dont la plupart sont des témoins oculaires, dignes, par leurs lumières, et surtout par leur unanimité, d’une entière confiance. Ces faits, qui passent pour indubitables, servent de base au résumé qu’on va lire en ce dernier chapitre, qui n’est que le détail méthodique de la doctrine chinoise qui mérite de servir de modèle à tous les États...

...Et toujours faut-il conclure que l’ignorance est la principale cause des erreurs les plus funestes du gouvernement, de la ruine des nations et de la décadence des empires, dont la Chine s’est toujours et si sûrement préservée par le ministère des lettres, qui forment le premier ordre de la nation, et qui sont aussi attentifs à conduire le peuple par les lumières de la raison qu’à assujettir évidemment le gouvernement aux lois naturelles et immuables qui constituent l’ordre essentiel des sociétés.

Dans cet empire immense, toutes les erreurs et toutes les malversations des chefs sont continuellement divulguées par des écrits publics autorisés par le gouvernement, pour assurer, dans toutes les provinces d’un si grand royaume, l’observation des lois contre les abus de l’autorité, toujours éclairée par une réclamation libre, qui est une des conditions essentielles d’un gouvernement sûr et inaltérable. On croit trop généralement que les gouvernements des empires ne peuvent avoir que des formes passagères ; que tout ici-bas est livré à des vicissitudes continuelles ; que les empires ont leur commencement, leurs progrès, leur décadence et leur fin. On s’abandonne tellement à cette opinion, qu’on attribue à l’ordre naturel tous les dérèglements des gouvernements. Ce fatalisme absurde a-t-il pu être adopté par les lumières de la raison ? N’est-il pas évident, au contraire, que les lois qui constituent l’ordre naturel sont des lois perpétuelles et immuables, et que les dérèglements des gouvernements ne sont que des prévarications à ces lois paternelles ? La durée, l’étendue et la prospérité permanente ne sont-elles pas assurées dans l’empire de la Chine par l’observation des lois naturelles ? Cette nation si nombreuse ne regarde-t-elle pas avec raison les autres peuples, gouvernés par les volontés humaines et soumis à l’obéissance sociale par les armes, comme des nations barbares ? Ce vaste empire, assujetti à l’ordre naturel, ne présente-t-il pas l’exemple d’un gouvernement stable, permanent et invariable, qui prouve que l’inconstance des gouvernements passagers n’a d’autre base, ni d’autres règles que l’inconstance même des hommes ? Mais ne peut-on pas dire que cette heureuse et perpétuelle uniformité du gouvernement de la Chine, ne subsiste que parce que cet empire est moins exposé que les autres États aux entreprises des puissances voisines ? Non. La Chine n’a-t-elle pas des puissances voisines redoutables ? N’a-t-elle pas été conquise ? Sa vaste étendue n’eût-elle pas pu souffrir des divisions, et former plusieurs royaumes ? Ce n’est donc pas à des circonstances particulières qu’il faut attribuer la perpétuité de son gouvernement, c’est à un ordre stable par essence.

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