Lettres édifiantes et curieuses, écrites sous l'empereur Kien-long, de 1736 à 1781

Le quan-tsai


Je suis enfin arrivé, mon cher neveu, dans les provinces intérieures de la Chine, où il n’est pas aisé de pénétrer, par l’attention extrême qu’on y a d’en fermer l’entrée à tout étranger. Grâces en soient rendues à la protection singulière de Dieu, j’ai heureusement échappé aux risques que j’ai courus d’être découvert et envoyé à Macao ; car c’est ce qui me serait sûrement arrivé de moins fâcheux de la part des mandarins.

Je me rendis d’abord à Fo-chan, grosse bourgade qui est à quatre lieues de Canton, où l’on me prépara un quan-tsai, c’est une espèce de cercueil ou plutôt de bière où je devais m’enfermer au passage des douanes, pour me tenir mieux caché.

Quand nous arrivâmes à Tchao-tcheou, les gens de la douane traitèrent fort honnêtement Hiu-siang-kong, c’est le nom chinois de mon charitable guide. Ils ne voulurent jamais entrer dans notre barque pour la visiter, ils se contentèrent d’y jeter un coup d’œil du bord de la rivière, encore accompagnèrent-ils ce coup d’œil d’un couple de te-tsoui, c’est le terme dont ils se servent pour faire excuse.

Le 3 février nous arrivâmes sur le soir à Nan-hiong, bien résolus de coucher dans notre barque, et de passer le lendemain le Moei-lin, c’est une montagne fort haute qui sépare les deux provinces de Quang-tong et de Kiang-si ; c’est pourquoi Hiu-siang-kong alla au plus tôt au hang, c’est-à-dire à l’hôtellerie publique pour y disposer toutes choses. Il la trouva remplie de bonzes occupés de leurs cérémonies diaboliques.

Nonobstant cet embarras, le hang-tchu, c’est-à-dire le maître de l’hôtellerie promit que tout serait prêt au point du jour. Nous serions en effet partis, si une pluie froide qui survint n’eût pas découragé les porteurs de chaise. Ils n’y gagnèrent rien de différer au lendemain, car au lieu de pluie ils eurent à essuyer un grand vent accompagné d’une neige congelée, qui les incommoda fort jusqu’à neuf heures du soir. C’est l’heure à laquelle nous arrivâmes bien fatigués et gelés de froid à Nan-ngan, ville du premier ordre de la province du Kiang-si, qui est située au bas de la montagne.

Pour surcroît de misère, mon quan-tsai ne put entrer dans le quartier de l’hôtellerie qu’on m’avait destiné ; il fallut scier à deux différentes reprises les bâtons de la chaise, pour lui faire passer la première et la seconde porte de la galerie qui conduisait à une petite chambre où à force de bras on la fit enfin entrer. La divine Providence sur laquelle je me reposai à mon départ de Macao, empêcha le hang-tchu de former aucun soupçon sur mon compte.

Hiu-siang-kong jugea à propos de lui montrer son piao ou patente scellée du mandarin, pour écarter les soupçons qui eussent pu lui venir en l’esprit à mon occasion. Il lut ce piao d’un bout à l’autre, après quoi ils se mirent à table et causèrent agréablement jusqu’à onze heures du soir. Pendant ce temps-là je tremblais encore plus de peur que de froid ; je tâchai inutilement de m’échauffer les pieds, et de prendre du repos jusqu’au lendemain de grand matin, que mon guide m’ordonna de rentrer dans le quan-tsai et de prendre patience jusqu’à ce qu’il eût loué une barque, sur laquelle on devait me transporter incessamment.

J’obéis aux ordres de mon guide, et je m’armai de patience, mais toujours dans une inquiétude extrême qu’on ne vînt à me découvrir. Enfin, à deux heures après midi le quan-tsai fut transporté dans la barque, où l’on eut bien de la peine à le faire entrer ; heureusement les cerceaux qui soutenaient la toile cirée dont il était couvert se trouvèrent forts, pliants et bien amarrés par le bas, sans quoi le prétendu malade aurait paru au grand jour, et on l’aurait bientôt fait rebrousser chemin vers Macao. Comme j’étais à jeun depuis plus de vingt-quatre heures, et qu’il n’y avait aucune provision sur la barque, il fallut encore nous arrêter deux heures, trop heureux d’en être quitte à si bon compte.

Le 10 février nous arrivâmes fort tard à Can-tcheou, ville du premier ordre de la province de Kiang-si. Les officiers de cette douane ne furent pas si complaisants que ceux de la douane de Tchao-tcheou. On ne crut pas Hiu-siang-kong sur sa parole, il fallut montrer le piao, l’examiner, visiter la barque ; mais tout se passa avec politesse.

Nous eûmes le plus beau temps du monde pour traverser la montagne de Yo-chan ; cependant les porteurs de mon quan-tsai murmurèrent un peu au commencement, mais leur ayant acheté de nouveaux bâtons pour la chaise, ils se tranquillisèrent et marchèrent d’un pas leste jusqu’à Tchang-chan, montagne de la province de Tche-kiang, où nous arrivâmes de bonne heure.

Quoique le maître de l’hôtellerie où nous passâmes la nuit fût excellent chrétien, j’eus de grandes mesures à garder, parce que tous ses gens étaient infidèles, et je ne pus sortir de mon quan-tsai qu’après qu’ils se furent tous retirés. J’entendis la confession de ce bon néophyte, de sa mère, de sa femme et de sa fille aînée, et je leur appris à communier spirituellement, car je n’avais point d’ornements pour leur dire la messe ; après quoi j’allai me reposer quelques heures.

Le lendemain on me transporta de grand matin dans la barque qu’on avait louée la veille pour me conduire jusqu’à Han-tcheou ; c’est la capitale de la province de Tche-kiang, et une des plus grandes villes de la Chine. Ce passage fut le plus difficile et le plus dangereux de toute la route. Outre qu’il me fallait faire trois lieues dans une chaise à porteurs, je fus encore obligé d’entrer dans la ville, et d’en sortir pour me rendre à la maison de Joseph Tang, le seul asile qu’il y eût, encore n’était-il pas trop sûr ; mais il fut aisé à la divine Providence de me tirer de ces dangers.

Les gardes des portes, qui ont accoutumé d’arrêter et de visiter les chaises, n’approchèrent pas de la mienne, où j’étais déguisé en pauvre malade, couvert depuis la tête jusqu’aux pieds d’une vieille couverture de lit. Ils me laissèrent donc passer tranquillement mais il n’en fut pas de même de Hiu-siang-kong, mon conducteur : sa barque fut arrêtée et exactement visitée.

De Han-tcheou nous nous rendîmes à nuit close à Sou-tcheou, grande ville de la province de Kiang-nan et la plus riche de toutes les villes de la Chine.... Enfin le 11 mars j’arrivai à Tchoang, village presque tout chrétien, où j’eus la consolation d’embrasser le père Peychotto.

Miao-tsée
Miao-tsée

L'empereur, le général et le captif

L'empereur reçoit le général Akouei vainqueur des Miao-tsée

 

La réception d’un général victorieux est en Chine une des plus belles cérémonies qu’on puisse imaginer. Il y a une vingtaine d’années que le père Amiot en donna la description en grand ; je n’en dirai que deux mots.

Afin que le général Aquei parût à cette cérémonie avec plus de dignité, l’empereur le fit comte de l’empire et membre de la famille impériale, il le décora encore de plusieurs ornements que les empereurs seuls peuvent porter. Un mois avant son arrivée, le tribunal des ministres avait donné ordre qu’à soixante lieues de l’endroit assigné pour la réception, on préparât les chemins en terre jaune comme pour Sa Majesté elle-même.

L’endroit assigné par le tribunal des rits était à huit lieues de Pékin, à une assez petite distance d’un palais de campagne que l’empereur a bâti à Hoang-kin-tchong. Ses environs étaient ornés avec une magnificence surprenante. Il faudrait un volume entier pour faire la description des montagnes artificielles qu’on avait élevées, des ruisseaux qu’on avait conduits dans les vallons, des galeries, des salons, des bâtiments variés à l’infini qu’on y avait bâtis. On y voyait en grand ce qu’on admire au ouancheou de l’empereur et de l’impératrice, c’est-à-dire aux réjouissances de leur 50e, 60e, 70e et 80e années.

L’empereur sortit de son palais en habit de cérémonie, il marcha entre deux haies de mandarins jusqu’à l’endroit destiné à la réception. Là étaient les princes du sang, les régulos, les comtes, les ministres et grands mandarins avec les six tribunaux de l’empire et un gros détachement de chacune des huit bannières. Aucun missionnaire ne s’y trouva, à cause de la première cérémonie qui devait s’y faire.

Le général Aquei, à la tête de l’élite de ses troupes victorieuses, s’avançait de l’autre côté ; dès qu’il fut auprès des deux piliers rouges, il descendit de cheval. Le président du lipou invita l’empereur à monter sur une plate-forme élevée, ayant à droite et à gauche une foule de drapeaux et d’étendards ; il se tint debout un moment. La grande musique de l’empire commença, et dans un intervalle de silence un mandarin du lipou cria :

— Prosternez-vous.

Aussitôt l’empereur, le général et ses officiers, les princes, les régulos, les comtes, les tribunaux, les grands mandarins, tous se mirent à genoux, frappèrent neuf fois la terre de leur front pour adorer le Ciel et le remercier de la victoire.

Cela étant fait, le maître des cérémonies s’approcha de l’empereur, et le pria de descendre dans une grande salle, où on lui avait dressé un trône ; Aquei et ses officiers lui firent le keou-teou. L’empereur se leva, et, selon l’ancien usage, alla au général, et lui donna l’accolade ; ce qu’il fit avec un sentiment qui toucha cette prodigieuse assemblée. Puis il dit à Aquei :

— Tu es fatigué, viens, repose-toi ;

il le fit asseoir à côté de lui, faveur unique en Chine. Les officiers furent placés dans des tentes bleues ; on servit du thé, puis cent eunuques, soutenus de la grande musique, entonnèrent le chant des victoires ; c’est une espèce d’hymne antique qui a près de quatre mille ans. On m’a dit qu’on en avait fait une nouvelle pour cette occasion. Le président du tribunal des rits s’avança, et dit à l’empereur :

— Tout est fini.

L’empereur remonta dans sa chaise à porteurs, et le jour même il se rendit à Pékin, pour y faire une autre cérémonie de grand éclat. On l’appelle Chéofou ; elle consiste à recevoir les captifs faits en guerre, et à déterminer leur sort. L’empire rassemble encore en cette occasion tout ce qu’il a de grand et d’auguste ; elle se fait dans la troisième cour du palais, terminée au nord par la porte qu’on appelle Oumen ; l’empereur est sur un trône dressé dans une galerie élevée sur une terrasse de cinquante-deux pieds de haut, et surmontée d’un bâtiment qui peut en avoir cinquante. A côté de l’empereur il y a les grands officiers de la couronne. Au bas, sont les princes, les régulos, les comtes, les grands mandarins ; le long de cette cour immense, et qui est à perte de vue, sont sous deux lignes parallèles, à l’orient et à l’occident, tous les insignes de l’empire, drapeaux, étendards, masses, piques, massues, dragons, instruments, figures symboliques, que sais-je ? cela ne finit pas. Les porteurs sont en habits de soie rouge, brodés d’or ; vient un second rang, ce sont les tribunaux de l’empire. Le troisième est formé par les gardes de l’empereur, armés comme en guerre. Dans la cour avancée, il y a les éléphants de la couronne, chargés de leurs tours dorées, ayant à côté d’eux les chariots de guerre ; la grande musique et les instruments sont sur les deux flancs de la galerie qui termine la grande cour au nord, et où l’empereur est assis sur son trône.

Le lipou, tribunal des rits, avait fixé le commencement de la cérémonie à sept heures du matin ; l’empereur donna contre-ordre pendant la nuit, il voulut qu’elle commençât dès quatre heures et demie. Dès qu’on entendit la grosse cloche de Pékin, on se rendit de toutes parts au palais ; ce monde de princes, de grands, de tribunaux, les troupes, tout s’arrangea selon l’ordre prescrit par le lipou.

L’empereur parut sur son trône, au son de la musique et de tous les instruments les plus bruyants. Il reçut d’abord les hommages et les félicitations de l’empire ; ensuite un mandarin du tribunal des rits cria à haute voix :

— Vous, officiers, qui avez amené les captifs, avancez, prosternez-vous, keouteou.

La cérémonie faite au son des instruments, les officiers victorieux se retirèrent ; aussitôt le même mandarin cria de nouveau :

— Vous, mandarins du tribunal des soldats, et vous, officiers de guerre, venez, présentez les captifs.

L’infortuné Sonom, son frère cadet, son grand général, le frère cadet de Seng-ko-sang, et trois autres grands du Kint-chuen, parurent de loin devant l’empereur et toute cette redoutable assemblée. ils avaient tous une espèce de corde de soie blanche au cou, ils avancèrent quelques pas, puis ils eurent ordre de se mettre à genoux ; on déposa à terre, à côté d’eux, la tête de Seng-ko-sang enfermée dans une cage. Ils avaient derrière eux cent officiers venus de la guerre ; à droite, cinquante tant mandarins que soldats du gouvernement de Pékin ; à gauche, cinquante officiers du tribunal des princes. A cet appareil qui était tout de terreur, le général de Sonom ne put s’empêcher de faire un mouvement de dépit qui ne fut aperçu que de ceux qui étaient près de lui. Il frappa cependant la terre de son front comme Sonom et les autres : on les reconduisit tout de suite dans une salle collatérale ; l’empereur reçut encore une fois les félicitations de tout ce qu’il y a de grands dans l’empire, puis il se retira au son de la musique et des instruments, sans avoir rien décidé sur le sort de ses illustres captifs, mais on sut bientôt qu’ils étaient perdus.

L’empereur se transporta tout de suite à un grand palais qu’on appelle Intai, et qui touche presque à notre maison.

Les instruments des tortures étaient tous étalés dans une grande salle...

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