Lettres édifiantes et curieuses, écrites sous l'empereur Yong-tching, de 1723 à 1735

Une industrie chinoise : les fleurs artificielles

 

Il vient d’ordinaire tous les ans des Européens à la Chine ; il en est venu cette année qu’une célèbre ambassade a conduits jusqu’à Pékin. Je les ai entretenus plusieurs fois, et je les ai vus admirer des fleurs artificielles que font les Chinois. Ils les prenaient d’abord pour des fleurs naturelles ; à peine pouvaient-ils croire que l’art eût pu si bien imiter la nature. Je vous ai déjà envoyé de ces fleurs et si dans le transport, l’air de la mer ou l’humidité n’a rien diminué de leur agrément, je ne doute point que vous n’ayez trouvé l’ouvrage fin et délicat. Je vous en envoie encore, dans la persuasion où je suis que ce n’est qu’en les voyant qu’on les estime ce qu’elles valent.

Je ne prétends pas insinuer par là que les ouvriers chinois aient plus d’adresse et d’habileté que ceux des Européens, qui, par profession ou par amusement, travaillent à ces petits ouvrages. S’il est vrai qu’on réussit mieux à la Chine qu’en Europe à faire des fleurs artificielles, on doit bien plus l’attribuer à la matière que les Chinois y emploient, qu’à leur industrie. C’est une matière que je veux faire connaître, car peut-être pourrait-on la trouver en France ; j’expliquerai ensuite la manière dont les Chinois la préparent et la mettent en œuvre. Les plus petits secrets ont leur prix, et pour peu qu’on soit curieux, on fait cas des moindres découvertes.

Les ouvriers chinois, surtout ceux qui sont au palais manient la soie avec beaucoup d’adresse, et savent peindre à l’aiguille toutes sortes de fleurs sur des feuilles de papier ; elles ressemblent assez à ces beaux colifichets qui nous viennent de Bourges, dont la broderie représente des deux côtés les mêmes figures. Nous en présentâmes autrefois à l’empereur Cang-hi, qui nous montra en même temps celles qui se font à la Chine ; elles étaient travaillées finement ; cependant il fit plus de cas des nôtres, à cause du poli de la soie, et de la vivacité des couleurs, dont quelques-unes ont bien plus d’éclat que celles de la Chine.

Les fleurs dont je parle, et qui imitent si bien la nature, ne sont faites ni de soie ni d’aucune espèce de toile ou de papier. De quoi sont donc formées les feuilles qui composent le corps de la fleur, pour être si déliées, si lisses, si transparentes, et, en un mot, si naturelles ? C’est un roseau ou une espèce de cannes, qui fournit la matière qu’on y emploie ; du reste, on ne met en œuvre ni son écorce ni sa racine, qui pourrait, ce semble, s’effeuiller ; c’est tout autre chose, que j’expliquerai quand j’aurai fait connaître quel est ce roseau ou cette sorte d’arbrisseau d’où se tire cette matière.

Comme ce roseau ne croît point dans cette province, je n’ai pu l’examiner par moi-même ; ce que j’en ai appris de ceux qui travaillent aux fleurs ne suffisait pas pour que je pusse donner des indices capables de le déterrer en France, supposé qu’il y en ait, comme j’ai lieu de le croire ; mais ayant une fois appris qu’on nomme cet arbrisseau tong-tsao, et autrement tong-to-mon, j’ai consulté l’herbier chinois. Le but de ce livre est d’expliquer les vertus médicinales des plantes et des végétaux. L’auteur, après avoir rempli ce dessein à l’égard du tong-tsao, ajoute qu’il fournit encore divers ornements dont le sexe a coutume de se parer. L’herbier m’a confirmé des particularités que je savais déjà, et m’en a appris d’autres que j’ignorais ; ce qu’il rapporte des vertus médicinales de cette plante en facilitera peut-être la découverte aux herboristes européens.

Le tong-tsao, dit l’herbier chinois, croît dans des fonds ombragés et fort couverts ; on lui a donné le nom de tong-to, parce que, selon les médecins chinois, il est apéritif, laxatif, propre à ouvrir les pores et à ôter les obstructions. Selon un autre auteur qui est cité (car c’est la coutume des auteurs chinois d’appuyer ce qu’ils disent de fréquentes citations), cet arbrisseau croît sur le côté des montagnes ; ses feuilles ressemblent au pi-ma, c’est-à-dire à celle du ricin ou palma christi ; le milieu de son tronc est rempli d’une moelle blanche très légère, et cependant assez unie et agréable à la vue ; on en fait des ornements pour les personnes du sexe. Un auteur dit qu’il croît dans la province de Kiang-nan. Cela pouvait être vrai autrefois, que les terres de cette province étaient peu cultivées ; mais à présent, on l’y apporte de la province de Se-tchuen, et de quelques endroits de celle de Hou-quang ; mais c’est dans le Kiang-nan qu’on a l’art de le mettre en œuvre  .

« La plante, continue cet auteur, croît à la hauteur de plus d’une brasse ; ses feuilles ressemblent à celles du nénuphar ; mais elles sont plus grasses ; on trouve au milieu du tronc, sous un bois semblable à celui des cannes, une substance très blanche.

Il me paraît qu’elle est moins serrée que la chair du melon, mais qu’elle est aussi unie, moins spongieuse que les autres moelles, et en particulier que celle du sureau : je crois que ce corps léger tient un milieu entre la nature du bois et des moelles ordinaires.

« A présent, poursuit le même auteur, on sème et on cultive des tong-tsao dans les terres qui leur sont propres ; lorsqu’ils sont encore tendres, on les cuit et l’on en fait un rob ; ce sucre épaissi en consistance approchante des électuaires mous (par exemple de thériaque ou de résiné), est doux et agréable ; si on le mêle avec des fruits, il en relève le goût et les rend meilleurs.

Un autre auteur dit :
« Le tong-tsao croît en abondance dans les montagnes et dans les bois : le contour de sa tige est de plusieurs pouces.

Celui qui travaillait à ces fleurs et avec qui je me suis entretenu, en a vu de secs qui étaient gros comme le poing.

« Sa tige, dit le même auteur, est divisée, comme le bambou, par divers nœuds qui laissent entre deux des tuyaux longs quelquefois d’un pied et demi ces tuyaux sont plus gros au bas de la plante. On coupe l’arbrisseau tous les ans, et l’année suivante il repousse. On charge des barques de ces tuyaux pour les transporter dans le Kiang-nan : c’est là qu’on en tire la moelle et qu’on la prépare. Pour la préserver de l’humidité qui lui est contraire lorsqu’elle est hors de ses tuyaux, il faut la tenir bien enfermée dans un lieu sec, sans quoi l’on ne pourrait plus la mettre en œuvre.

Avant que d’avoir consulté l’herbier chinois, je m’étais imaginé, sur ce que j’avais entendu dire, que le tong-tsao pourrait bien être la même chose que la plante appelée papyrus, qui croît dans des marais et dans des fossés autour du Nil, à la hauteur de six coudées, et dont les anciens tiraient la moelle renfermée dans la tige et en faisaient une espèce de bouillie, d’où ensuite ils levaient des feuilles propres à écrire ; c’est qu’en effet on pouvait faire le même usage de la moelle qu’on me montrait, et que, comme vous le verrez par le modèle que je vous envoie, on tire de cette moelle du tong-tsao une espèce de feuille, qu’on prend d’abord pour du papier ; mais ces feuilles sont tout à fait différentes de celles du papyrus : ils ne conviennent ensemble qu’en ce que leurs parties ligneuses sont également inflammables.

Les vertus médicinales qu’on attribue au tong-tsao le feront peut-être regarder comme une espèce de sureau plus moelleux. C’est une idée qui peut servir à la découverte que je propose. On lit dans le Dictionnaire des Arts, qu’au rapport de Mathiole, il croît dans les lieux marécageux un petit arbrisseau, qu’on nomme sureau de marais, dont les verges sont nouées et ressemblent à celles du sureau ; qu’au dedans il y a une moelle blanche, et que la matière de son bois est frêle. Je vois en tout cela bien des rapports.

Si ces connaissances peuvent aider à trouver en Europe un arbrisseau semblable à celui qui fournit aux Chinois la matière dont ils font leurs fleurs artificielles, il ne sera pas difficile aux ouvriers européens d’imiter, et même de surpasser l’adresse chinoise dans cette sorte de travail, et ils pourront bien plus finement appliquer les couleurs convenables sur une matière qui est très propre à les recevoir et à les conserver dans leur vivacité et dans leur fraîcheur. C’est cet artifice des ouvriers chinois qui me reste à expliquer.

La première opération, qui consiste à réduire ces bâtons de moelle en feuilles minces et déliées, n’est pas l’ouvrage de ceux qui font les fleurs ; on les apporte ainsi préparées de la province de Kiang-nan. Lorsqu’on m’en montra un paquet pour la première fois, je les pris d’abord pour de véritables feuilles de papier, qu’on avait ainsi coupées pour quelque dessein particulier ; on me montra ensuite le bâton de moelle d’où l’on tirait ces feuilles : la surprise où je fus piqua ma curiosité, et je voulus être éclairci de la manière dont on s’y prenait pour cette opération. S’il y a quelque particularité qui m’échappe, les artistes pourront aisément y suppléer.

La pièce de moelle, plus ou moins grosse et longue selon qu’on veut les feuilles plus ou moins larges, se met sur une plaque de cuivre entre deux autres plaques fort déliées, et en même temps que d’une main on la fait glisser doucement dans cet entre-deux des plaques, de l’autre main avec un couteau semblable au tranchet dont les cordonniers coupent leur cuir, on enlève une mince superficie qui se développe, de même qu’on enlève avec le rabot des espèces de rubans de dessus une pièce de bois bien polie ; ce qu’on lève ainsi de la moelle, ressemble à de larges bandes de papier ou de parchemin très fin ; on en fait des paquets qu’on vient vendre à Pékin, et les ouvriers les emploient à faire ces belles fleurs artificielles dont je parle. Sur quoi il faut observer que pour empêcher ces bandes ou pellicules de moelle de se déchirer en les maniant, lorsqu’il s’agit de les peindre ou de les façonner, il faut les tremper dans l’eau d’une main légère, en les y plongeant et en les retirant à l’instant. Il suffirait même de les laisser quelque temps avant cette opération dans un lieu frais et humide. Avec cette précaution il n’y a point à craindre qu’elles se rompent ou qu’elles se déchirent.
Il y a une autre observation à faire sur les couleurs qu’on applique. Les ouvriers chinois n’y emploient que des couleurs douces, où il n’entre ni gomme, ni mercure, ni céruse, ni alun, ni vitriol ; ces couleurs sont simplement à l’eau et ne sont pas fortes. Je vis dans le lieu où travaillaient ces ouvriers diverses petites feuilles auxquelles on avait donné une teinture de vert, de rouge et de jaune ; c’était là comme la préparation aux autres couleurs, que différents peintres devaient leur appliquer pour les peindre au naturel. Ce travail, lorsqu’on veut y faire de la dépense, est fin et recherché. J’avoue néanmoins que je fus étonné du vil prix auquel on donnait ces ouvrages ; car il n’est pas aisé d’achever en un jour beaucoup des plus petites fleurs avec leurs pieds et leurs feuilles. On leur donne les différentes figures qu’elles doivent avoir, en les pressant sur la paume de la main avec des instruments faits pour cela. C’est avec des pincettes déliées qu’ils les saisissent, et ils les unissent avec de la colle de nomi, qui est une espèce de riz bien cuit et épais ; le cœur des fleurs, par exemple, des roses, se fait de filaments de chanvre très déliés et colorés. Les petites têtes que portent ces filaments sont de la même matière.

Ayant aperçu des feuilles de plantes lustrées et vernissées d’un seul côté, de même que certaines feuilles qui composent le corps des fleurs, je m’informai de la manière dont ils donnaient ce lustre ; ils me répondirent que c’était en appliquant les pellicules du tong-tsao déjà peintes, sur de la cire fondue ; mais il faut joindre beaucoup d’adresse à une grande attention pour que la cire ne soit ni trop chaude ni trop refroidie, l’un ou l’autre de ces inconvénients étant capable de gâter l’ouvrage ; et de plus qu’il faut choisir un jour serein, parce qu’un temps pluvieux n’est point propre à ce travail. Ils ont un autre moyen plus aisé, c’est de tremper un pinceau dans la cire fondue de le passer délicatement sur la feuille, et de la frotter avec un linge.

C’est avec la moelle du même arbrisseau qu’ils imitent parfaitement les fruits, les petits insectes qui s’y attachent, et surtout les papillons ; on ne peut rien voir de plus naturel. Voici comment ils s’y prennent : s’ils veulent, par exemple, faire une pêche, et la rendre semblable à la pêche naturelle, ils font avec des cannes très déliées et fendues finement, la carcasse de la figure et de la grosseur de la pêche ; ils remplissent le dedans d’une pâte composée de sciure de ce bois odoriférant dont on fait des bâtons de parfum et, ils y mêlent de la sciure d’un vieux pêcher, qui donne au fruit l’odeur de la pêche ; ensuite ils y appliquent la peau, qui consiste en une ou deux couches des feuilles de tong-tsao, qui représentent bien plus naturellement la peau d’une pêche que ne fait la soie, et même la cire la mieux préparée ; après quoi ils y donnent les couleurs convenables.

Plus communément, ils prennent des bâtons ou des pièces de moelle de canne ou de roseau ordinaire, qu’ils unissent avec de la colle forte, et dont ils font le corps du fruit ; après l’avoir perfectionné avec le ciseau, ils étendent une couche d’une pâte de poudre odoriférante, et quand tout est sec, ils y appliquent une feuille de papier qu’ils couvrent ensuite de la feuille de tong-tsao ; après quoi on peint le fruit, on le cire, et on le frotte avec un linge pour le lustrer.

Les ailes de papillons, si artistement travaillées qu’on les prendrait pour des papillons vivants, se font avec le même artifice que les feuilles de certaines fleurs : ce sont ces papillons qu’on nomme à la Chine ye fei, feuilles volantes ; il y en a dont les couleurs sont si brillantes et si variées, que je leur donnerais volontiers le nom de fleurs volantes. Aussi est-ce dans les parterres les mieux fleuris qu’ils s’engendrent.

Téléchargement

lettres_edificurieuses_2.doc
Document Microsoft Word 4.2 MB
lettres_edificurieuses_2.pdf
Document Adobe Acrobat 2.7 MB